Le général Borges avait commandé une petite collation. Pâté de sanglochon et fromage de marsouin.
Abraham Flighenstein engloutit une douzaine de tartines, qu’il vomit aussitôt. Après un mois de glucose en intraveineuse, son estomac rétréci n’était plus à la mesure de son appétit.
— Général Borges, me permettez-vous de faire une petite réflexion ?
— Bien sûr, agent Horse.
— Abraham Flighenstein a autant de chances d’être sain d’esprit que ma tante d’avoir sucé un porval…
— Agent Horse, arrêtez vos conneries ! Nous sommes potentiellement en présence d’une attaque – voire d’une invasion – extraterrestre.
— Vous ne croyez tout de même pas…
— Le capitaine Abraham Flighenstein est un des plus brillants astronautes que l’histoire de la conquête spatiale ait jamais connu, agent Horse. Alors jusqu’à preuve du contraire, s’il y a bien quelqu’un, ici, en qui je suis prêt à croire, c’est lui… Continuez, capitaine.
Abraham Flighenstein fut, l’espace d’un instant, gêné par l’extrême confiance que lui témoignait le général Borges. L’espace du même instant, il se demanda si les deux fonctionnaires qui lui faisaient face ne jouaient pas au gentil flic et au méchant flic pour avoir raison de ses dernières réticences.
— Les écrans de contrôle s’affolèrent brusquement. Toutes les données présentaient d’importantes distorsions, surtout celles liées à la température.
Abraham dévisagea un fugace instant Crazy Horse et le général Borges qui étaient totalement à l’écoute.
— Comme vous le savez certainement la température du fond diffus cosmologique est d’environ 3 K. Une température à laquelle on commence déjà à se les geler, ajouta Abraham en laissant pour la première fois échapper un sourire.
Ce qui ne fit aucunement rire Crazy Horse qui, apparemment, ne comprenait pas grand-chose à ce que racontait Flighenstein.
— Le capitaine Flighenstein veut parler de la température du rayonnement fossile, issu du Big Bang, très chaud au début de son existence et aujourd’hui excessivement refroidi par l’expansion de l’univers.
— Merci pour la précision, général Borges. Ça me sera très utile pour apprécier pleinement ce compte rendu palpitant, ironisa Crazy Horse. Poursuivez, capitaine.
— La nébuleuse du Boomerang se distingue justement par sa température. Celle-ci est proche de 1 K. C’est la température la plus froide jamais enregistrée dans l’univers. Une sorte de frigo cosmique.
— Marrant ça, le frigo cosmique.
— Ç’aurait pu être marrant si le frigo n’avait pas été plein de démons.
— Ben voyons… Des extraterrestres, ce n’était pas suffisant !
— Flighenstein… Vous vous rendez compte de ce que vous dites ?
— Mon père était docteur en théologie comparative et exorciste à ses heures, avant de rejoindre l’Église de l’Éponge cosmique. Enfant, j’étais fasciné par les illustrations de ses vieux grimoires, notamment celles qui représentaient les membres de la cour infernale.
— La cour infernale ?
— Belzébuth en est le chef suprême. Il est également le fondateur de l’ordre de la Mouche.
— Putain, on nage en plein délire…
— Alors je connais toutes les formes que peuvent prendre les princes et les grands dignitaires de l’ordre, mais aussi les ministres, les ambassadeurs et les maîtres des jeux.
— Avec tout le respect que je vous dois, mon général, il me semble que votre brillante recrue a littéralement pété les plombs.
— Général, l’agent Horse n’a peut-être pas tort. Tout cela me paraît n’être qu’un rêve. Quelque chose ne tourne pas rond dans ma tête…
— Ne cherchez pas à analyser quoi que ce soit, capitaine. Contentez-vous de raconter ce dont vous vous souvenez. Ce sera à moi d’évaluer ce qui relève du rêve ou de la réalité.
— Eh bien… j’étais toujours en phase de décélération, c’est-à-dire que le tissu spatiotemporel se dépliait progressivement autour du vaisseau. C’est peut-être ce phénomène qui a provoqué l’augmentation de température de la nébuleuse du Boomerang.
— L’effet papillon, c’est bien ça ? lança Crazy Horse, confirmant sa totale incompétence en la matière.
— Pas vraiment, agent Horse, le reprit Borges. Il s’agit plutôt d’un phénomène de chaotisation non baryonique. Les déformations du tissu spatio-temporel, provoquées pour créer des raccourcis, entraînent une agitation de la masse noire et donc un accroissement de la température.
— Les démons ont gonflé sur les écrans, comme si leur taille augmentait de façon faramineuse, poursuivit Flighenstein. La source retransmise sur les moniteurs était située à un quart de parsec. Une planète semblable à la Terre aurait eu la taille d’un petit pois et je les voyais clairement. Vous comprenez ce que cela signifie ?
— Ils étaient aussi grands qu’une planète ? interrogea Crazy Horse de plus en plus incrédule. Je ne savais pas qu’on mettait de la moquette dans les astronefs interstellaires…
— Et je les voyais toujours de plus en plus grands. Ce qui signifiait qu’ils n’arrêtaient pas de grossir, ou bien…
— Qu’ils fonçaient sur vous ! conclut Borges, réfrénant avec peine un élan de panique.
— Exact. Ils fonçaient sur moi.
— Bordel ! s’exclama Crazy Horse qui commençait malgré lui à se prendre au jeu.
— En tête de cortège, Belzébuth, mouche cyclopéenne, au corps plus noir que le noir de l’espace et aux yeux rouges comme des braises ardentes. Il servait de destrier à toute une faune de démons sans ailes qui avaient plus de mal que les autres à se déplacer dans l’espace. Encore que certains, comme Pluton, prince du feu, surintendant des travaux forcés du ténébreux empire, Baalbérith, maître de l’alliance, ou le comte Furfur à tête de cerf, se propulsaient en lâchant de grands pets enflammés de leurs fesses joufflues.
— Général Borges, ne croyez-vous pas qu’il serait préférable de soumettre le capitaine Flighenstein à un examen psychiatrique approfondi avant de poursuivre cet entretien ?
— Nous n’avons pas le temps, agent Horse. Les démons sont peut-être déjà à nos portes !
— À nos portes ?
Crazy Horse parut soudain soucieux.
— Oui, à nos portes. Et quelle que soit leur véritable nature, il convient de prendre toutes les mesures nécessaires. Poursuivez, capitaine.
— Il y avait aussi Eurynome, le grand charognard au corps purulent et boursouflé de plaies, Moloch, prince du pays des larmes, à l’imposante tête de veau, Lucifer, grand justicier, à la peau étincelante comme mille soleils, Adramalech grand chancelier à la tête de mulet et à la queue de paon, le grand duc Amdiscias, hybride d’homme et de licorne qui commande vingt-neuf légions, Aamon, grand marquis de l’empire infernal, à la gueule de loup et à la queue de serpent, qui sait le passé et l’avenir et commande à quarante légions, Asmodée, surintendant tricéphale des maisons de jeu, à tête de taureau, d’homme et de bélier, à la queue de serpent, aux pieds d’oie et à l’haleine enflammée, Astaroth qui chevauche un dragon difforme et verruqueux, et Belphégor, et Mammon, et Rimmon, et Thamuz, et Leonard, inspecteur général de la sorcellerie et de la magie noire, avec trois cornes sur la tête, deux oreilles de renard, les cheveux hérissés, les yeux comme deux boules de flammes, une barbe de chèvre et un visage aux fesses que les sorciers adorent embrasser, et Hutgin, et Martinet, et Verdelet, maître des cérémonies, et Succor-Benoth, chef des eunuques, et Nisroch, chef de la cuisine, et Dagon, grand panetier, et Kobal, directeur des spectacles, et Antechrist, escamoteur et nécromancien, et Haborym, aux têtes d’homme, de serpent et de chat, qui chevauche une vipère et commande à vingt-six légions…
Abraham Flighenstein ménagea une pause et se tourna cérémonieusement vers Crazy Horse et le général Borges.
— Et Nergal, chef de la police secrète, et Baal, général en chef des armées infernales.
Horse et Borges demeurèrent un instant interdits. Puis le chef de la BST pouffa.
— Ha ! Ha ! Elle est très bonne…
Mais le général Borges ne riait pas du tout.
— Capitaine, vous ne pensez tout de même pas un seul instant que…
— Je ne sais pas, général, mais il faut bien choisir son camp à un moment ou à un autre. Alors je choisis le vôtre…
Borges soupira.
— Je suis fier de vous, capitaine Flighenstein.
— L’heure tourne et n’est pas propice aux effusions sentimentales, hennit Crazy Horse. Tous ces… démons, que sont-ils devenus ?
— Eh bien… lorsqu’un tigre ou une panthère fait rouler ses muscles pour signifier que les quelques mètres qui vous séparent d’eux peuvent être anéantis en un bond ou lorsqu’un molosse retrousse ses babines dégoulinantes de bave et dévoile une rangée de crocs étincelants et que vous n’avez pas d’armes à disposition, vous pouvez toujours essayer de détourner leur attention. En jetant par exemple loin de vous un morceau de viande…
— Ou votre animal de compagnie.
— Exact. Un chat ou un lapin font parfaitement l’affaire. Le temps que le fauve ou le molosse se déchaîne sur lui, vous pourrez lui fausser compagnie.
— Je ne pense pas qu’un morceau de viande ou même un chat puisse détourner l’attention des chevaliers de la Mouche.
— Certes, non. Mais je venais de larguer le module planétaire. J’ai donc inversé le convecteur spatio-temporel et poussé le plasma à fond. Les armées infernales ont immédiatement rapetissé sur l’écran. Elles ont forcé l’allure mais le vaisseau fonçait à une vitesse effective égale au double de sa vitesse réelle et les démons ont réalisé qu’ils auraient du mal à tenir la distance. Alors…
— Ils ont pris en chasse le module.
— Exact. Et c’est la toute dernière image qui a imprimé ma mémoire avant qu’un…
— Qu’un ?
— Qu’un démon réussisse à rejoindre le vaisseau et…
— Et quoi ? bon sang ! Vous voulez qu’on vous fasse une péridurale ou quoi ?
— Et je ne sais pas où il est passé, ni ce qu’il a fait. J’ai perdu connaissance et ne suis revenu à moi que dans cet étrange loft.
— Le conteneur ?
— Oui, c’est ça… Le conteneur. Je suis revenu à moi et… je pensais avoir juste eu un petit malaise, et ce que je voyais ne se raccordait pas du tout avec mes derniers souvenirs. C’est comme si vous vous endormiez dans votre lit et que vous vous réveilliez à votre bureau. Difficile de faire la soudure sans avoir l’impression d’avoir été manipulé.
— Ou d’être devenu totalement dingue.
— C’est également une possibilité que je suis prêt à admettre, agent Horse.
Le général Borges paraissait extrêmement ennuyé.
— Vous dites que les démons se sont rués sur le module.
— C’est exact.
— Et le module était réglé pour aller se poser sur Alfamadore ?
— Comme prévu, mon général.
— Alors c’est la merde.
— Les démons sont à nos Portes ? C’est bien ce que vous voulez dire ? mufla Crazy Horse.
Le général Borges acquiesça.
— Capitaine Flighenstein, avez-vous vu ce qui s’est passé dans le conteneur où vous vous êtes réveillé ?
— C’est-à-dire ?
— Je reformule ma question. Qu’avez-vous vu lorsque vous êtes revenu à vous ?
— Absolument rien. Il n’y avait pas de lumière. Je me suis levé, et en tâtonnant je suis arrivé à une porte. Je l’ai ouverte et suis sorti.
— Sans refermer la porte.
— Je ne sais plus, mais c’est probablement le cas. J’étais totalement perdu. Il y avait bien le ciel étoilé, mais il aurait dû être présent partout et non pas seulement au-dessus de ma tête. Alors je me suis mis à marcher, en espérant que l’illusion disparaisse, que tous ces conteneurs s’évanouissent et soient remplacés par des coursives, des hublots et le doux bruit du moteur à plasma…
Le général lui tapota l’épaule.
— D’ici quelques jours vous y verrez plus clair. En attendant nous allons vous laisser tranquille. Allez vous reposer, vous l’avez bien mérité…
McKenzy et Friedman le prirent chacun par un bras et lui firent quitter le Bunker, telles deux nurses attentionnées.
Le général Borges fixa le chef de la BST droit dans les yeux.
— L’heure est grave, agent Horse.
— J’en ai bien peur, mon général.
— Le capitaine Abraham Flighenstein va subir une évaluation psychiatrique, mais je suis quasiment sûr qu’il ne souffre d’aucune psychose hallucinatoire. Je ne sais pas ce qu’il a réellement vu, mais il l’a vu.
— Je le pense aussi, général.
— Du nouveau du côté de Sharkey ?
— Il est mort par combustion interne, mon général. Un phénomène rarissime rapporté dans quelques cas de possession, mais jamais avec une telle ampleur. Je ne pense pas que Flighenstein y soit pour quelque chose.
— Flighenstein, non, mais la chose qui a transité dans son esprit, probablement.
Crazy Horse acquiesça d’un air soucieux.
— Quels sont les ordres ?
— La chasse au démon est ouverte, agent Horse. Je m’occupe de la Compagnie. Gardez l’aide logistique de la brigade des corps. Redonnez-leur le cadavre de Sharkey pour qu’ils aient du grain à moudre. Ne les quittez pas des yeux. Ils sont très efficaces mais vont probablement vouloir faire cavalier seul. Quant aux civils qui en sauraient trop… liquidez-les proprement. Il ne faut surtout pas que cette histoire s’ébruite.
Les narines de Crazy Horse palpitèrent de plaisir.
— Vous pouvez compter sur moi.