Prisonnière des rais de lumière du soleil couchant, la villa de Jacob Sharkey flottait tel un vaisseau fantôme dans l’atmosphère sublimée de la colline aux Elfes dansants du quartier Blanc-Mainate.
Pas un bruit.
La villa de Jacob Sharkey évoquait à Katleen l’une des étapes reposoirs d’Overmonde, la planète cimetière, où des centaines de cadavres flottaient pour l’éternité dans le dédale de ses rivières souterraines de gaz liquide.
La brutalité du réel cisailla sa rêverie.
McKenzy et Friedman l’accueillirent en se penchant et en grimaçant tels des bouffons.
— Tiens ! comme on se retrouve !
— Le lieutenant Slobovtna est là, patron.
— Vous voulez lui parler ?
— Ou bien vous préférez qu’on lui demande si elle a un mandat ?
Ils s’esclaffèrent comme des pastèques mûres.
Katleen n’en avait cure. Son regard était resté rivé sur le corps désarticulé de Jacob, privé de son appareillage cybernétique.
He Dog se planta devant elle.
— Jacob Sharkey a été assassiné de deux balles dans la tempe. Ceux qui l’ont tué voulaient être sûrs de ne pas le rater.
— C’est vous qui l’avez éliminé !
— Ce n’est pas dans nos méthodes, hennit Crazy Horse en pompant sur un gros cigare.
Ce qui déclencha l’hilarité de McKenzy et Friedman.
Katleen était subjuguée par l’énorme trou dans la tempe de Jacob. Elle avait peur de la mort et cette plaie aux pourtours sanguinolents et au cœur insondable et noir fut soudain pour elle comme l’horizon des événements.
Elle ne savait plus ce qu’elle foutait là, elle tombait dans ce puits sans fond, dans tout ce qui restait du soleil effondré de sa jeunesse. Harry était loin, cette enquête, la dernière qu’elle menait pour la brigade, n’avait pas de sens. Elle s’était laissé piéger une nouvelle fois dans le jeu de miroirs du pouvoir narcosien où les truands et les flics ne sont que les reflets les uns des autres.
— Peu de gens aiment les télépathes ! Heureusement qu’ils sont peu nombreux. Jacob Sharkey devait avoir des tas d’ennemis. Tous ceux dont il a à un moment ou un autre profané l’intimité du cerveau et qui l’ont découvert. Les télépathes sont des ordures. Ce n’est pas vraiment leur faute, me direz-vous, mais c’est comme ça…
— Ça va, lieutenant, vous êtes toute pâle ? C’est la vue du sang qui vous met dans cet état ? J’ai toujours dit que le boulot de flic c’était pas fait pour les gonzesses…, lança He Dog.
— Ni pour les tapettes, rajouta Crazy Horse en déclenchant à nouveau le fou rire de ses adjoints.
— L’enculé…, murmura Katleen.
— Eh oui… Il vous a eue aussi. C’est dégoûtant d’imaginer ce qu’il a pu pêcher dans votre petit cerveau fragile, n’est-ce pas ?
— C’est de vous que je parlais, dit Katleen à voix basse.
Elle n’eut même pas le temps de refermer sa bouche.
L’homme à gueule de cheval fondit vers elle, les naseaux frémissants, la langue tendue de manière obscène. Elle se sentit soulevée.
— Tu sais pourquoi on m’appelle Crazy Horse, beauté ?
Katleen n’avait pas les moyens de répondre, car la main gauche de l’agent Horse s’était refermée sauvagement sur son cou, l’empêchant de respirer. Lorsque son visage commença à virer du rouge au bleu, il lâcha sa prise.
Katleen tomba sur le rebord de la piscine, aspira l’air à grandes goulées en se massant le cartilage pharyngé, prit machinalement un peu d’eau dans le creux de sa main et s’en tapota le visage.
— Vous… êtes… fou…, réussit-elle à articuler.
— Exactement, répondit Crazy Horse. C’est la bonne réponse. Fou dangereux, même. Alors, un conseil, ne me provoquez plus. Personne, vous m’entendez, personne n’est à l’abri d’une bavure.
Il fit un signe à McKenzy et Friedman, qui placèrent le corps de Jacob Sharkey sur une civière flottante.
— On va y aller. On a du boulot. Du vrai. Pas comme les fiotes de la brigade des corps. Et… au fait… ça ne vous surprendra guère, mais l’enquête vous est retirée. Plus besoin de vous, pigé ?
Il claqua des doigts en hennissant et disparut, suivi par McKenzy et Friedman qui poussaient devant eux le corps de fer et de sang de l’architecte, allongé, désarticulé, sur la civière mobile.
He Dog bouclait le cortège et lui fit un clin d’œil en serrant ses lèvres en cul de poule.
Katleen était toujours étendue sur le bord de la piscine et n’avait même pas la force de se retourner pour tendre un doigt vers cet enculé de canasson et son clébard de merde, lorsqu’elle ressentit brusquement une douleur insondable. À la limite de la crise d’angoisse.
« N’écoutez pas Crazy Horse… Cet homme est un démon… »
Katleen se redressa péniblement, s’appuya sur un coude. Elle recevait les pensées de… Crazy Horse avait dit que Jacob Sharkey était télépathe. Ce qu’elle voulait bien croire au souvenir de leur conversation sur Abraham Flighenstein. Mais Jacob était mort. Le trou béant dans sa tempe ne laissait aucun doute sur le sujet. Et même son cadavre n’était plus là.
« Jacob n’était pas télépathe… Et maintenant, il n’est plus rien. »
La douleur. Insupportable. Une angoisse sans fond. Un puits de ténèbres à l’odeur de vase.
— Qui êtes-vous ?
Il y eut comme une main qui écartait un rideau de larmes puis une pensée difficilement lâchée, presque honteuse.
« Isaac… Isaac Sharkey. Le frère adoptif de Jacob. »
Ce qui expliquait cette inextinguible douleur. La perte d’un être cher.
Katleen savait qu’il était inutile de parler, mais elle ne pouvait s’en empêcher. Elle savait aussi que cet… Isaac rentrait et sortait de sa tête comme il le voulait, et ça la mit mal à l’aise.
Elle regarda tout autour d’elle. La villa était plus fantomatique que jamais.
— Où êtes-vous ?
L’eau tremblota, comme agitée par une légère brise, puis une forme apparut, rasant le fond de la piscine à une dizaine de mètres de Katleen. Elle se déplaçait comme un poisson, ou plutôt comme un alligator.
Katleen ne put s’empêcher de frissonner.
« Vous m’avez aperçu et vous avez peur, n’est-ce pas ? »
« À quoi bon répondre ? puisque vous savez déjà tout ce que je pense… »
« Non, pas tout. Je sens vos émotions mais je suis incapable de leur donner du sens. Je sens votre inquiétude… Des images d’animaux dangereux… ce que je ne suis pas. Je pense que vous le savez mais que ça ne vous empêche pas d’avoir peur. Les émotions sont trompeuses et j’ai pris depuis longtemps l’habitude de ne pas m’y fier. Je préfère avoir l’avis de la personne concernée… »
« Et si elle ment ? »
« Je le sens. »
« On ne peut donc pas… »
« Quoi ? »
« Je ne sais pas… J’ai l’impression de ne plus pouvoir penser librement. »
« Vous avez peur de me vexer, de me choquer, de m’irriter par des pensées qui vous auraient échappé, n’est-ce pas ? Mais n’ayez crainte, seules les pensées mauvaises peuvent m’indisposer et vous n’êtes pas de nature à avoir de mauvaises pensées, même si parfois vous le croyez. »
La forme était maintenant tout près.
— Vous êtes un demi-modz, n’est-ce pas ? Le révérend Sharkey vous a ramené d’Europe ? Vous ne vous montrez jamais ?
« Peu souvent, en effet. Il ne faut surtout pas que je devienne un sujet d’étude. Cela compromettrait l’avenir de mes frères sur Europe. »
La tête d’Isaac sortit lentement de l’eau. Katleen eut immédiatement en mémoire l’affiche d’un vieux film, « L'Étrange Créature du lac noir ».
« Et la bête tomba amoureuse de la belle. »
Une pensée qu’Isaac envoya à Katleen sans le vouloir vraiment. Cette dernière se sentit gênée mais ne savait pas très bien comment excuser son réflexe. Isaac dissipa immédiatement sa gêne.
« Méfiez-vous. Je sens un barrage mental. Quelqu’un se protège et nous observe. »
— Crazy Horse…, murmura Katleen. Cet enculé nous a piégés !
Katleen ne sut si les balles sifflèrent en premier ou si Isaac bondit d’abord à côté d’elle. Elle se sentit soulevée. Perçut le contact humide et gluant de la peau du demi-modz. Puis fendit l’eau dans les bras de la créature.
« Retenez votre respiration… »
Isaac avait l’aisance d’un dauphin. Mais l’eau était rouge. Et à la douleur affective s’ajoutait la douleur physique de la chair criblée de balles.
« Vous êtes blessé ? »
« Aucune importance. Pensez uniquement à fuir. C’est ma peau qu’ils veulent, pas la vôtre. »
« Je ne peux tout de même pas vous abandonner ! »
« Ne dites pas de bêtises… Ils n’hésiteront pas à vous tuer aussi. Et qui nous vengerait alors ? »
Katleen n’avait pas le choix. Si elle voulait pouvoir crever un jour cette ordure de Crazy Horse et son sale roquet, elle devait d’abord sauver sa peau.
« Vous pouvez compter sur moi… »
Lorsque Isaac refit surface, ils étaient passés de la partie « salon » à la partie « jardin », quelque cinq cents mètres plus loin. Isaac avait parcouru cette distance en moins de trente secondes, mais les flics allaient vite rappliquer. Katleen vit le sang rouge foncé qui dégoulinait sur la peau à l’aspect d’algue brune du demi-modz. La douleur était devenue insupportable. Elle avait envie de pleurer, de s’étaler là, comme une merde, mais un bon flic ne peut pas se permettre de craquer en pareilles circonstances.
— Suivez-moi.
La voix du demi-modz paraissait brusquement étrange. Il tituba jusqu’à une remise en bois qui se dressait à côté des cabines de douche. Y pénétra et renversa le contenu d’un bidon d’essence sur le parquet. Il lança une boîte d’allumettes à Katleen.
— Allumez-en une, jetez-la dans le cabanon et déguerpissez.
— Mais…
« C’est un ordre ! Je suis condamné. Ne condamnez pas mon peuple. Je n’ai pas le temps de vous expliquer. »
Katleen n’eut pas d’autre choix que de s’exécuter. La force de persuasion d’Isaac était infinie.
Elle jeta l’allumette et partit en courant.
Il y eut une explosion. Une gerbe de flammes lui lécha le dos.
Sous son crâne, la douleur s’effondra brusquement dans un immense trou béant. Un haut-le-cœur comme dans un ascenseur qui freine brutalement, ou au point culminant d’un grand huit, lorsque le train de wagons plonge dans le vide. Puis plus rien.
Katleen ne put retenir ses larmes. Mais elles ne firent que gonfler sa haine.
Elle s’enfonça d’un pas déterminé dans la masse végétale du jardin à l’anglaise qui conduisait vers le mur d’enceinte de la propriété.
Elle savait maintenant qu’elle irait au bout.
Quitte à y trouver la mort.