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Katleen débarqua chez Helen trempée et couverte de sang.

— Tu t’es battue avec un requin ou quoi ?

Katleen se laissa choir sur un plastiboudin. Une tablette mobile garnie d’un minibar glissa aussitôt à ses côtés.

— Un double scotch-benzédrine…

Les petits bras articulés du minibar s’exécutèrent aussitôt.

— Avec ou sans glace ?

— Je m’en tape. Sers-moi ce putain de verre et ferme-là !

Le minibar s’exécuta en laissant échapper un grognement courroucé.

— Je ne sais pas ce qu’est devenu Abraham, mais on peut dire que la famille Sharkey est décimée.

— Tu veux dire…

— Cette ordure de Crazy Horse continue à faire le ménage. Cette histoire sent de plus en plus la fosse à purin et elle est bien plus profonde qu’on ne pourrait l’imaginer. On est virés.

— Merde !

— Je me suis fait baiser comme une débutante. Il s’est servi de moi pour piéger Jacob et… Putain, ce type est l’incarnation du mal absolu !

— Du mâle absolu ?

Katleen ne parvint pas à sourire mais se détendit d’un coup. Relâcha la tension accumulée depuis son retour à la villa. Se laissa aller dans les bras d’Helen et la serra fortement contre elle.

— Tu es sous le coup de l’émotion, mais…

— Non. Lorsque je t’aurai parlé d’Isaac Sharkey, tu comprendras.

Helen acquiesça et Katleen s’endormit dans ses bras.

 

*

 

Katleen se réveilla la bouche sèche et les paupières lourdes. Elle était allongée sur un plastiboudin dans le conapt d’Helen. Elle se souvint d’avoir refait surface en pleine nuit, de lui avoir tout raconté dans un semi-coma puis s’être rendormie, enfin libérée de ce fardeau qui lui écrasait la poitrine.

Il faisait maintenant jour et Helen discutait avec un homme d’une trentaine d’années, plutôt beau gosse, le torse couvert de tatouages mobiles, le visage agrémenté d’oreilles de chien.

La tablette mobile déboula avec son minibar.

— Le scotch-benzédrine, vous le voulez toujours sans glace ?

— Ton biogrammeur était totalement défoncé ou quoi ? Sers-moi un double amphécafé et va voir ailleurs si j’y suis.

— Ah ! Ah ! Je ne suis pas de la dernière pluie. Comment voulez-vous que…

— Stop ! N’en dis pas plus, s’il te plaît. Sinon je t’explose contre le mur. Et merci pour l’amphécafé.

Le minibar s’éloigna en maugréant.

— Ah… Notre lieutenant préféré est de nouveau parmi nous ! s’exclama Helen en entraînant son interlocuteur vers Katleen.

— Katleen, je te présente Solar Benett, cyberflic de la brigade technique. Tu l’as peut-être déjà aperçu au labo. Mais rien n’est moins sûr car il est connecté au RéZo les trois quarts du temps.

Vraiment mignon, pensa Katleen.

— Non, je ne l’ai jamais vu. Sinon, je ne l’aurais certainement pas oublié.

Solar rougit et ses oreilles fléchirent.

Helen sourit.

— Solar n’est pas là pour se faire draguer. Enfin, pas tout de suite. Il est là pour nous donner un coup de main. Il sait qui est Tony Montaldi.

Katleen avala d’un trait son amphécafé et bondit du plastiboudin tel un fauve.

— Calme-toi… calme-toi…

Katleen se lissa les cheveux en reprenant son souffle.

— L’amphécafé n’était pas une si bonne idée que ça.

Elle tendit la main. Solar la saisit en souriant.

— Enchanté.

Helen prit la parole.

— Casablanca est une ville virtuelle, un jeu immersif pratiqué par une poignée d’initiés. Solar ne m’en a pas tout de suite parlé car il l’a infiltré pour le compte de la brigade informatique. Et moins de personnes sont au courant, mieux c’est.

— Il faut dire aussi que je me suis laissé prendre au jeu et que je respecte l’éthique des joueurs : « Ne jamais dévoiler sa participation, sauf en cas d’urgence. » J’ai estimé qu’un meurtre pouvait être considéré comme un cas d’urgence, précisa Solar.

— Vous connaissez donc Tony Montaldi ?

— Oui et non. Je ne sais pas qui il est vraiment, vous comprenez ? En règle générale, les joueurs ne se connaissent pas…

Katleen fronça les sourcils, un peu déboussolée.

— Bon, reprenons… Tony Montaldi est bien un joueur.

— Pas tout à fait. Tony Montaldi est l’avatar d’un joueur dont j’ignore le nom.

— Et vous ? quel est le nom de votre avatar ?

— Je préférerais ne pas vous le dire.

— OK. Et comment peut-on savoir qui est en réalité Tony Montaldi ?

— En lui posant la question.

— Parfait. Alors vous allez faire un petit tour à Casablanca, dénicher Tony Montaldi et lui poser la question.

— Impossible.

— Solar, vous voulez que je vous dise… Vous êtes mignon, mais un peu casse-couilles !

— Je n’y peux rien. C’est le mécanisme du jeu. Une fois connecté, on ne se souvient plus de notre vie réelle, de Narcose, de notre boulot, de nos amis. On ne peut rien décider avant de plonger dans le jeu, car on laisse tous ses souvenirs au vestiaire.

— Merde… C’est quoi ce jeu à la con ?

— Par contre, les souvenirs ne disparaissent pas dans l’autre sens, précisa Solar. C’est pourquoi je me souviens de Tony Montaldi.

— Je crois bien qu’un scotch-benzédrine me ferait le plus grand bien, maugréa Katleen.

— Avec ou sans glace ? demanda le minibar qui avait aussitôt foncé à ses côtés.

 

Aucune trace d’opprobre, d’ennui ou d’indignation ne ternit le visage régulier de Katleen, mais elle pensa soudain si fortement à Harry qu’elle en oublia d’insulter la psychomachine…