L’homme avait accosté Harry Botkine au Bar de la Tranquillité, le seul bar de Luna City qui servait des Ramon-Ramirez.
— Je m’excuse de vous déranger, mais nous avons besoin de vous pour stabiliser une parcelle de la Structure.
Botkine l’avait d’abord pris pour un dragueur, mais sa voix avait quelque chose d’apaisant et il n’avait eu ni la force ni l’envie de le virer.
— La structure de quoi ? lui avait demandé Botkine.
— La structure quantique du vide bien sûr, lui avait répondu l’homme, comme si cela coulait de source. Dans votre univers, on parle de mécanisme de Higgs. Une structure d’apparence cristalline qui existe en tout lieu et en tout temps et que les seigneurs, ou les dieux comme on les appelle dans votre univers, ont le pouvoir d’habiller. Chaque univers ou universicule qui constitue la Structure a pour origine la matérialisation des fantasmes d’un individu par excitation naturelle ou provoquée d’un point de modulation/perception situé dans le cerveau, au niveau de la scissure de Rolando. Chaque monde en engendre une multitude en une arborescence infinie… Et il y a les connexions qui lient cette jungle inextricable, mélange de singularités et de vibrations moléculaires… Il y a les Portes. Et d’autres seigneurs, très rares, capables de les trouver.
L’homme se présenta.
— Anjel Ebner, seigneur des Portes.
Un titre ronflant qui ne l’empêcha pas de faire la grimace en voyant Botkine saisir une larve de dynaste entre le pouce et l’index et la lâcher dans un mélange d’alcool de caviar et de Sambra-Cruz.
— Ce que je viens de vous raconter ne vous étonne pas ?
— Pas plus que ça.
— Que faites-vous sur la Lune ?
— Le paysage est reposant.
— Vous avez besoin de repos ?
— De calme surtout. Pour réfléchir.
— À votre différence ?
Botkine regarda la silhouette du faucon qui s’agitait sur son avant-bras.
— Il est difficile d’être différent. Je suis bien placé pour le savoir. J’ai eu moi aussi une période de doute placée sous le signe de l’alcool, ajouta Anjel.
— Vous en êtes sorti comment ?
— Par la Porte.
Pour la première fois, Botkine se laissa aller à sourire.
— Je vois…
— Il n’y a ni bénédiction ni malédiction. Si la magie existait, elle n’aurait plus rien de magique. Tout est question d’acceptation… Vous êtes comme tout humain « ordinaire », ou n’importe quel seigneur, un habillage de la Structure, une partie de l’Existence, comme toutes les particules qui constituent l’anamorphovers. Vous avez juste une singularité à un niveau macroquantique… l’avatar numérique d’une jeune fille intégré à votre propre structure.
— Mona…
— Elle n’était plus qu’un algorithme dans l’univers virtuel engendré par l’ordinateur moléculaire de la Plaie tripartite.
— Le mythopoïos… Comment savez-vous tout cela ?
Anjel se pencha vers Botkine.
— Je suis dans le secret des dieux, lui murmura-t-il à l’oreille.
— Normal, puisque vous êtes un seigneur des Portes.
Ils sourirent tous deux. Le Bar de la Tranquillité était, comme son nom le laissait supposer, peu fréquenté, et les rares clients présents flottaient dans leur bulle de défonce.
Sur l’avant-bras de Botkine, le faucon prit forme et s’envola.
Il vint se poser sur l’épaule d’Anjel.
— Amon, le « dieu caché », le dieu faucon, le dieu des dieux, le double de Mona engendré par le mythopoïos.
— Nous avons fusionné lors d’une dérive synaptique un peu mouvementée et maintenant elle est moi comme je suis elle. Nous sommes unique et double à la fois… Je me répète un peu, mais… comment en savez-vous autant sur moi ?
— Je lui ai tout raconté, mais ne m’en veuillez pas, c’est pour le bien de la Structure…
Anjel se tourna vers l’origine de la voix et vit une jeune femme émerger d’un miroir rectangulaire qui flottait dans l’air enfumé du Bar de la Tranquillité. Gainée d’une combinaison de cuir rouge vif, elle était outrageusement belle.
— Je m’appelle Alice et je suis vos exploits avec attention.
— Alice est une Danseuse, précisa Anjel. Elle vient de la fin des Temps.
— Enchanté, lança Botkine. Les Temps ont donc une fin ?
— Non. C’est juste un raccourci sémantique. Il faudrait dire « les Temps d’après le chaos ». Vous êtes au cœur de la Tempête, Harry, et pouvez difficilement imaginer autre chose, mais dans quelques milliards d’années, la Structure flottera sur une mer calmée, avec juste quelques rouleaux pour satisfaire les surfeurs.
— « Ô temps, suspends ton vol ! »
— Exactement.
Alice empoigna un cylindre de métal qui dépassait de la partie supérieure du miroir. Elle appuya sur un bouton et le miroir s’enroula instantanément. Dans les mains d’Alice, l’ensemble avait maintenant l’allure d’une épée à lame de verre.
— Un sabre-miroir, précisa Anjel. Une arme redoutable qui fait également office de Porte de secours.
— Je suis là pour Katleen, dit Alice.
— Katleen… Il lui est arrivé quelque chose ?
— Oui et non.
— C’est-à-dire ?
— Elle est en danger et ne l’est pas. Elle va mourir et elle va vivre. Elle n’est ni morte ni vivante et à la fois morte et vivante, car personne n’a encore été le vérifier. Et c’est vous qui le ferez. Mais il est encore un peu tôt. Je reviendrai vous chercher le moment venu. Tenez-vous prêt.
Elle embrassa Botkine sur la bouche en une pluie d’étoiles, actionna son sabre-miroir, puis disparut à travers la Porte de poche. Le miroir s’enroula et le sabre disparut à son tour.
Dans le bar, aucun client ne s’intéressait à eux. Le barman s’était endormi, accoudé au comptoir, et Anjel Ebner avait disparu.
Botkine se demandait s’il n’avait pas rêvé, lorsque sa langue lécha sur ses lèvres une poudre dorée.