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— Katleen… Tout va bien ?

Helen la regardait d’un air inquiet. Katleen réalisa qu’elle avait laissé son esprit vagabonder un bon moment, sur quelques millions de kilomètres, jusqu’à la Lune… Elle se força à revenir dans la discussion.

— Une fois « connecté », que se passe-t-il ? demanda-t-elle à Solar.

— On se retrouve instantanément à Casablanca, dans la peau de son avatar, comme si on ne l’avait jamais quittée.

— Comment est-ce possible ?

— Je ne sais pas. L’avatar continue peut-être à vivre sur sa « lancée » ou bien un programme « bouche les trous ».

— Et que se passe-t-il de spécial dans cette ville ?

— La vie y est différente et cette différence est excitante. Je pense aussi qu’une partie des événements qui s’y produisent est générée par notre incon­scient. D’où l’effet d’accoutumance…

— Et qui, ou quoi, structure tout ça ?

— Le Maître du Jeu. Personne ne le connaît. Une rumeur voudrait qu’il ne soit pas humain.

— Je voulais parler d’un point de vue technique. Comment cet univers virtuel tient-il en place ?

La question parut embêter Solar.

— Eh bien… En fait cela nécessite une puissance de calcul énorme. Seul un gigantesque ordinateur biologique pourrait y parvenir.

— Comme l’ordinateur végétal de la Plaie tripartite ?

— Vous faites sûrement référence à la compagnie Isis qui s’en était servie pour créer une fausse planète et faire croire à des crétins de touristes…

— Un touriste est par essence crétin, lança négligemment Helen.

Solar glissa sur la remarque.

— … qu’ils allaient chasser le gastropède hurleur sur la planète Paradis, alors qu’ils étaient gentiment étendus dans un caisson cryostasique et en dérive synaptique dans le mythopoïos, l’univers virtuel engendré par l’ordinateur végétal de la Plaie tripartite… Mais créer une jungle avec quelques animaux sauvages est une chose, structurer une ville entière avec des milliers d’habitants qui génèrent entre eux des millions d’interactions et assurer de façon continue une cohérence à l’ensemble en est une autre.

— C’est-à-dire ?

— Eh bien, il faudrait effectivement une structure semblable à l’ordinateur végétal de la Plaie tripartite, en l’occurrence cinq cents millions de mètres cubes d’algues interconnectées. Mais en plus d’être biologique et immense, l’entité qui gère Casablanca est forcément consciente.

— Consciente ?

— Oui, consciente !

— Comme pourrait l’être l’ordinateur végétal de la Plaie tripartite couplé à une intelligence artificielle ?

— C’est un bon exemple, en effet… Mais je ne crois pas que ce soit une piste à suivre.

— Ah, et pourquoi ça ?

— Suite au procès Isis, l’ordinateur a été confisqué par l’armée. Le périmètre est maintenant sécurisé contre toute intrusion, qu’elle soit physique ou via SenSo-RéZo… De toute façon, je ne vois pas trop l’armée dépenser une fortune pour créer un jeu comme Casablanca.

— Lorsqu’on se connecte sur Casablanca, il n’y a vraiment aucun moyen de se souvenir de quelque chose, aucun stratagème pour se laisser un message ?

— Eh bien…

— Alors, comment fait-on pour ne pas perdre le souvenir du monde réel ?

— Il faut prendre du kindron. C’est un dérivé de la kinsokaïne qui permet de conserver simultanément les lignes mémorielles réelle et virtuelle.

— Mais… Il y a bien un mais, non ?

— Il y en a même deux. Le kindron ne se trouve évidemment pas à l’épicerie du coin. Il faut donc passer par une voie, disons, illégale pour s’en procurer.

— Pour un flic, c’est pas un problème.

— Et surtout, c’est très dangereux. Il faut être capable de gérer deux lignes mémorielles simultanément. En général, tous ceux qui ont tenté l’aventure y ont laissé des plumes. Ou plutôt des neurones. Seuls les Observateurs utilisent le kindron sans risques. Mais je n’en ai jamais rencontré et je me demande jusqu’à quel point ils existent.

— Et ils observent quoi ?

— Je ne sais pas. Le bon déroulement du jeu peut-être. Mais peut-être pas. Ce sont peut-être des espions…

— À la solde de qui ?

— Je ne sais pas…

— Bon, revenons à l’essentiel. Cette drogue, le kindron, tu sais où la trouver ?

— Je connais un fournisseur. Mais je te déconseille fortement d’essayer. Tu as neuf chances sur dix de griller ta cervelle.

— Bon, alors, on fait quoi ? demanda Helen, que la discussion commençait à agacer.

— Toi, je ne sais pas. Mais moi je n’ai jamais cru aux probabilités. Un événement se produit ou ne se produit pas. Et une chance sur deux, ça se tente. Alors je vais aller faire un petit tour à Casablanca.