Crazy Horse salua les deux plantons, sélectionnés pour leur belle petite gueule qui ne devait pas effaroucher les sphéreuses de la première tranche, puis pénétra dans le sauna.
— On n’attendait plus que vous, agent Horse, beugla Borges qui trônait sur le banc le plus haut, là où la chaleur serait bientôt insupportable. Juste en dessous, Solar Benett affichait une position de gravure de mode, étendu sur le banc, jambes fléchies, appuyé sur un coude, avant-bras dressé pour caler son menton. Sur le côté, Crazus Almenderos, directeur de la Canis, était avachi comme une merde. L’expression est passablement triviale mais ses deux cents kilos de graisse avaient moins de tenue qu’un étron molasson fraîchement pondu.
Ils étaient tous aussi nus qu’au premier jour de la création. Et l’homme ayant été créé seulement le sixième jour, vous ne pouvez même pas imaginer ce que cela donnait.
— Drôle d’endroit pour une rencontre !
— Vous avez peur de faire voir votre bite, agent Horse ? railla Borges en extrudant un râle glaireux, aussitôt liquéfié par la chaleur ambiante.
Almenderos s’esclaffa en faisant grelotter sa graisse mais s’arrêta immédiatement dès que Crazy Horse laissa tomber la serviette qui était nouée à sa taille.
— On vous a fait un prix avec la tête ? commenta Benett en adoptant brusquement une position moins suggestive.
— N’ayez crainte… Vos petites fesses ne risquent rien. Je suis un pur hétéro.
— Avec moi, ce serait plutôt le contraire, plaisanta Almenderos, mais ces derniers temps, j’ai un peu de mal à trouver ma queue.
Et ils se mirent tous à rire.
Ayant une surface de peau particulièrement étendue, Almenderos avait commandé une paire d’homoncules pour le badigeonner d’huiles essentielles. On les voyait disparaître et réapparaître entre les replis graisseux comme des naufragés affrontant la tempête.
— Bon. Excusez-moi de ne pas prendre des pincettes, Crazus. Mais sur ce coup-là, vous avez salement merdé !
— J’aurais dû être plus vigilant, c’est exact. Mais Garine ne m’a rien dit. Il avait peur qu’on arrête tout. C’était son projet… Il y a travaillé nuit et jour pendant des mois…
— C’est pour ça qu’il est totalement sur les rotules ! plaisanta Borges.
Et les rires redoublèrent.
— Bon, il est sain de lâcher un peu la pression, mais ne perdons pas de vue que la situation est grave comme elle ne l’a jamais été. Des entités extraterrestres d’origine non identifiée sont arrivées par la Porte. Ce qui prouve tout de même qu’en implantant le terminal terrien dans un univers virtuel nous avons évité le pire. Mais jusqu’à quand ?
— Il n’y a qu’à tout faire sauter et on n’en parlera plus !
— Impossible, agent Horse. Le système de téléportation est activé. Nous ne savons pas ce qui se passerait si l’une des Portes disparaissait brusquement dans le néant. Peut-être rien… Mais la création d’un trou noir n’est pas à écarter. Personnellement, je préfère ne pas tenter l’expérience. Non, il faut y aller progressivement. Mais avant d’envisager un plan d’attaque, il convient de cerner au mieux les problèmes.
Il fit un signe à Benett, qui esquissa un sourire et se racla la gorge. Syndrome classique de celui qui a des propositions, mais aucune certitude.
— Les observations récentes laissent penser que les « démons » venus du Centaure passent de Casablanca à Narcose, et inversement, par l’intermédiaire des joueurs et de leurs avatars. Un processus qui se solde par la combustion spontanée de l’hôte.
— Benjamin Sharkey en aurait ainsi fait les frais…
— Exact, agent Horse. Mais ce qui est étrange, c’est qu’il s’agit du premier et seul cas enregistré à Narcose. Alors qu’à Casablanca, on dénombre déjà une vingtaine de cas de combustion interne.
— Le démon qui est passé de Narcose à Casablanca est celui que Flighenstein a ramené de son périple. Premier arrivé sur Terre, il a apparemment attendu que la Porte centaurienne soit activée pour guider ses collègues, précisa Crazus.
— Ce qui signifierait qu’une vingtaine de… d’entités extraterrestres d’origine non identifiée sont déjà parmi nous ?
— J’en ai bien peur, agent Horse.
— Si on pouvait pulvériser Casablanca, il n’y aurait plus d’avatars, plus de porte d’accès… Mais comment trouver ce putain d’ordinateur ?
— J’ai aidé le lieutenant Katleen Slobovtna à se connecter au jeu, poursuivit Benett. Cette femme a une volonté incroyable. La drogue qui permet à un Observateur de conserver en parallèle ses deux mémoires n’a pas très bien fonctionné en ce qui la concerne. Mais j’ai tout de même pu identifier son avatar. Il est bien plus facile de la manipuler à Casablanca qu’à Narcose et elle doit être capable de découvrir ce qui nous intéresse.
— La salope, grommelait Crazy Horse. Elle n’a toujours pas lâché le morceau. Je vais me la faire !
— Pas tout de suite, agent Horse. Benett a eu une excellente initiative. Le lieutenant Slobovtna m’a l’air effectivement à toute épreuve puisqu’elle résiste même à vos assauts équins. Alors profitons-en… Benett, ce que je vais dire est un peu pompeux, mais l’avenir de l’humanité est entre vos mains.
Crazy Horse renâclait.
— Et moi, dans tout ça, je regarde passer les trains ?
— Une fois que le lieutenant Slobovtna ne nous sera plus d’aucune utilité, vous pourrez l’« effacer ».
— Merci, mon général.
— Vous me remercierez plus tard, en attendant il nous faut trouver et éliminer une vingtaine d’entités extraterrestres d’origine non identifiée.
— Merde !
Ils se tournèrent tous vers Crazus Almenderos. Le patron de la Canis essuyait le sang qui avait giclé sur ses énormes fesses, d’un air dégoûté. Le crâne de l’homoncule qu’il avait malencontreusement écrasé avait explosé sous la pression et paraissait tombé d’une toile de Francis Bacon.
Une fois la surprise passée, leurs rires empuantirent l’air sec et chaud du sauna tels des pets de démons.