Un tableau étonnant.
Katleen, la moitié du visage arrachée. Helen, la poitrine comme creusée à la pioche puis brûlée. David, debout, immobile, le visage terreux. Crazy Horse et He Dog, attentifs au discours de l’avatar bodybuildé de Robert le supionar.
— À un moment donné, Karen m’a parlé de sangsues. Anima en utilise pour entretenir sa peau de lait.
— Passe sur les détails, hennit Crazy Horse. On se contrefout d’Anima et de ses problèmes de peau.
Robert explosa.
Sans crier gare.
Même Crazy Horse en resta sidéré.
— Putain de merde ! On m’a créé pour filtrer des données, pour évaluer le pour et le contre, pour réfléchir et pour parler. Je suis un agent intelligent, agent Horse. Ce qui est apparemment loin d’être votre cas !
La main de Crazy Horse tremblait. Il faisait naviguer son arme du lieutenant Mills à l’écran mouchoir. Mais il comprenait que tirer n’arrangerait pas ses affaires. Il ne pouvait pas tuer un avatar et, s’il plombait Mills, le supionar ne lui dirait jamais rien.
— OK, finit-il par dire d’une voix chevrotante. OK, explique-nous ça comme tu le sens, mais essaye de ne pas trop traîner. Ma patience a des limites.
— Si ce n’était que votre patience…
— Bordel de…
Crazy Horse ferma les yeux et renâcla tout son soûl. Se maîtriser avec un olibrius pareil n’allait pas être pour lui une mince affaire.
— La façade de l’Overlook, le palais des jeux où Anima a ses appartements, est décorée de motifs animaliers où les serpents, les vers et les sangsues abondent. J’ai alors pensé à une vieille expérience menée par Anton Ravon, un éminent chercheur de la Plaie tripartite… Avant de transformer le gazon du parc en ordinateur végétal, il avait tenté dans sa jeunesse une première expérience avec des sangsues transgéniques qui pouvaient s’étirer quasiment à l’infini. Il avait imaginé un ordinateur biologique constitué de milliards de ces sangsues entortillées, se suçotant les unes les autres autour d’un bloc de viande synthétique. Une prolifération infinie de sangsues interconnectées. Une puissance de calcul exceptionnelle… Il ne put jamais mener cette expérience à terme. Elle fut abandonnée en même temps que les anciens laboratoires souterrains de la Plaie tripartite. Une trentaine de locaux plus ou moins délabrés, des kilomètres de tuyauteries et, cerise sur le gâteau, un vieil accélérateur de particules de trente kilomètres de circonférence. Alors imaginez un instant que toute cette barbaque et ces sangsues transgéniques aient continué à vivre, à s’alimenter, à se reproduire, à croître et à grouiller là-dessous… Imaginez qu’une I.A. le découvre et qu’elle décide de les utiliser…
— Tu as un vrai talent de conteur, dit He Dog.
Crazy Horse hennit de rage.
— Putain on va enfin pouvoir brûler les poils du cul de ces démons de merde à grands coups de lance-flammes !
Friedman et McKenzy éclatèrent de rire puis éclatèrent tout court. La porte s’était déchirée comme s’il s’était agi d’une simple plaque de carton.
Un bec
Gigantesque
S’était ouvert et refermé sur les corps gesticulants et braillards de Loup et de Coq.
— Bordel…
Crazy Horse, que même un tremblement de terre laissait de marbre, était sidéré.
Une gueule emplumée de faucon le fixait de ses yeux d’ébène.
Les poils du cul de ces démons de merde !
Il était…
Hypnotisé.
La tête disparut, emportant Loup et Coq.
Un homme jaillit de l’ouverture.
Il bondissait comme s’il dansait. Oui, comme s’il dansait, se dit Crazy Horse.
Mais l’homme n’était pas un danseur, et le monstre aux yeux d’ébène n’était pas un démon.
Le canasson porta la main à son holster, referma ses doigts sur la crosse de son arme. Dieu, que tout cela était lent.
Harry Botkine s’élança, fit un saut périlleux, tranchant au passage la gorge de Benett d’un coup de lame, puis atterrit sur le dos de Crazy Horse. Le temps que celui-ci réalise que la situation lui échappait, Botkine lui trancha la gorge à son tour.
*
David Mills n’avait pas bougé d’un millimètre. Il avait assisté à la mort de Katleen, puis à celle d’Helen. Le massacre avait alors pris de l’ampleur. Mais ce coup-ci, c’étaient les méchants qui dégustaient.
Il réalisa enfin qu’il n’était pas mort.
Il n’y avait de toute façon plus grand monde de vivant dans la pièce.
À part l’homme qui avait allongé les corps de Katleen et d’Helen côte à côte, les avait recouverts d’un drap, s’était agenouillé, le faucon sur l’épaule, et pleurait maintenant sans bruit.
Le lieutenant Mills fondit en larmes. Son univers s’était effondré en quelques secondes. On a l’habitude de dire dans les moments pénibles que la vie est bien peu de chose. Mais en fait, elle n’est rien. Un pet dans le vide. Un pet inodore et inaudible. Un pet théorique. Un vulgaire concept fumeux.
— Je ne sais pas si c’est important, mais He Dog s’est enfui, dit Robert.
Botkine se releva, les yeux embués de larmes.
— Katleen est toujours à Casablanca. Et elle a besoin de moi pour ne pas mourir une deuxième fois.
— Les avatars survivent un instant sous forme d’échos numériques mais sont tôt ou tard emportés par les ressacs algorithmiques du programme, dit Robert.
— Katleen est différente, elle est d’une autre nature. C’est une Dame des Portes.
Harry Botkine jeta en l’air une pils de kinsokaïne et la réceptionna dans sa bouche.
— Et je suis – nous sommes, précisa-t-il en lissant les plumes du faucon – un hybride mythopoïétique. J’aime Katleen et je la retrouverai.
— Si vous vous basez sur son ancienne image, vous n’y parviendrez pas, dit Robert. La drogue télékinésique vous propulsera qui sait où ? Dans le passé, peut-être ? À Casablanca, Katleen s’appelle Karen. Elle a les cheveux aile de corbeau et les yeux glauques.
— N’ayez crainte, même si elle s’était transformée en chat, je la retrouverais.
Le faucon glissa sur l’avant-bras de Botkine et se dilua dans ses chairs.
Puis Botkine plopa.