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Elle serrait ses bras autour de la taille de Botkine. Le sac à mémoire de Narcose s’était rempli d’un coup. Pas seulement de souvenirs mais d’émotions. Elle n’avait plus besoin de s’interroger sur la nature du réel. Ses mains sentaient la peau tiède d’Harry, ses fesses étaient confortablement calées dans le coussin de plumes du dos de Mona. Le faucon planait, majestueux, au-dessus de la ville pétrifiée, slalomait entre les plus hauts immeubles, en direction de l’Overlook. Et tout cela était parfait. Après avoir repris conscience, elle avait immédiatement posé ses lèvres sur celles de Botkine. Pour en retrouver le goût, bien sûr, mais aussi pour lui signifier qu’elle ne désirait pas pour l’instant en savoir davantage. Avant de se pétrifier, Attila le supionar lui avait fait comprendre qu’« en haut », c’était le carnage.

 

Il y avait eu des morts et elle en faisait partie.

 

Le reflet d’un monstre volant, énorme, glissant sur la façade d’un immeuble, loin sur leur droite, l’extirpa de sa rêverie. Un homme, ou quelque chose s’en approchant, le chevauchait.

Elle regarda immédiatement du côté opposé.

Le monstre fonçait droit sur eux. Il était difficile, vu la distance, d’estimer sa taille, mais il devait bien faire quatre à cinq mètres de long.

— C’est quoi ce truc ?

— Une mouche, dit calmement Harry.

Le faucon s’élança vers les hauteurs.

— C’est elle ! C’est la Dame des Portes ! hurla l’homme sur le dos de la mouche en gesticulant comme un beau diable, ce qu’il n’était après tout qu’à moitié.

— C’est la troisième fois que quelqu’un m’appelle comme ça. D’abord un zombie, puis un seigneur des Portes.

— Je crois bien qu’ils ont raison, dit Harry.

Une mouche géante les poursuivait mais Katleen souriait, car elle était heureuse. Harry lui parlait comme si rien ne s’était passé. Katleen était devenue Karen mais Harry n’en avait rien à foutre. Karen, Katleen, Casablanca, Narcose… des noms ! De simples noms emportés comme des feuilles mortes par le vent de la fiction.

La mouche cracha une langue de flammes qui glissa sur la glace comme de l’huile sur une paroi vitrée. Elle talonnait le faucon Mona de près.

— L’homme et l’oiseau ne m’intéressent pas ! hurla-t-elle d’une voix de verre pilé. Je veux juste que la Dame des Portes me rende un petit service. Si vous refusez, je vous réduis tous en cendres.

— Nous n’avons donc pas le choix ? répondit Botkine, toujours aussi calme.

— Je vois que vous avez parfaitement compris le problème.

— Eh bien alors, c’est non.

— Pardon ?

— Je ne savais pas qu’une mouche pouvait avoir les oreilles bouchées…

Les flammes léchèrent la façade d’un immeuble, là où se trouvait le faucon avant qu’il ne se laisse tomber en piqué.

— Tu connais ce… cette… mouche ? demanda Katleen en serrant fermement sa prise autour de la taille de Botkine.

— Oui. Quelqu’un est venu me voir sur la Lune. Un seigneur des Portes…

— Anjel Ebner.

— Exact.

— Cet homme est fou.

— Je ne crois pas. Il m’a demandé de te protéger.

— Une suggestion des Danseurs…

— Tu vois ? tu en sais autant que moi…

— Mais je ne sais toujours pas qui est cet horrible machin qui nous colle au train !

— C’est un dieu sans monde, chef suprême d’une puissante armée. Le prince des démons. Belzébuth, Belzébub, Beelzébuth ou Baalzébuth.

— Un gros mégalo, quoi ! Et qu’est-ce qu’il fout là ?

Une langue de flammes fit roussir les plumes de la queue de Mona.

— Le moment est peut-être mal choisi pour en parler, non ?

Le faucon grimpa, prit un virage en épingle à cheveux entre deux immeubles et fonça sur la mouche en augmentant de taille, le bec largement ouvert. Mais l’effet de surprise ne déstabilisa pas Belzébuth, qui grossit à son tour, devenant deux fois plus gros que Mona.

— Ruse de débutant ! lança-t-il de sa voix de verre pilé.

Il tendit ses pattes antérieures, prêt à saisir le piaf ridicule qui fonçait sur lui. Mais ce dernier rétablit sa trajectoire comme s’il avait anticipé sa réaction et passa en rase-mottes au-dessus de sa tête, démultiplié dans le miroir mosaïque de ses yeux à facettes, prenant soin au passage de les griffer de ses serres.

Belzébuth hurla et cracha une rafale de miasmes entrelardés de flammes orange.

— Ne faites pas de mal à la Dame Blanche, gémit Jack en se cramponnant aux poils dorsaux de la mouche qui s’était cabrée comme un cheval et fonçait maintenant à toute vitesse pour rattraper Mona. Le faucon avait encore grossi, rivalisant de taille avec l’insecte.

— Tu ne fais pas le poids ! crachota Belzébuth en grossissant à son tour. Il faisait maintenant vingt mètres de long sur dix de large.

Les griffures que lui avait infligées le faucon voilaient encore sa vue et lorsque Mona réduisit brusquement sa taille en passant entre deux immeubles, il n’eut pas le temps d’évaluer les proportions et s’encastra entre les falaises vitrées. Il pensait qu’elles allaient se désintégrer mais elles ne frémirent même pas. Ils évoluaient dans un monde de données brutes, d’algorithmes figés, que rien ni personne ne pouvait ébranler. Le faucon plongea sur la mouche et lui fit sauter la tête d’un coup de bec.