Feuilles d’automne

 

22 septembre

 

Aujourd’hui, jour de l’automne, s’est tournée une page importante de ma vie.

Ce journal n’est plus tout à fait le mien.

J’ai un petit frère, Adrien. Cela devait être le bonheur. Mais il est né trop tôt, trop vite. Il ne rentrera pas tout de suite à la maison. Maman est restée près de lui. Papa dit qu’il faudra être patient. Petit frère n’est pas encore assez solide pour venir près de moi. Là-bas, à l’hôpital, il se bat contre les pirates de la nuit. Il est très courageux. Papa dit que c’est un petit soldat.

 

29 septembre

 

Mais où s’en va le bleu du ciel lorsque tombe la nuit ?

 

3 octobre

 

– J’aime maman, j’aime papa, j’aime Adrien et j’aime Louis.

Évidemment, je ne m’oublie pas. Sinon, qui pourrais-je aimer ?

Peut-être l’une des raisons de ce journal est-elle de dire ce que j’aime. D’ailleurs, je fais bien volontiers à qui m’écoute de brèves déclarations d’amour.

Il faut, pour dire les choses du monde, en passer par le bruit du cœur et ses curieux grelots.

 

6 octobre

 

Aujourd’hui, j’aime tout le monde, même les voleurs et les gendarmes. Et tous les papas, et toutes les mamans, et tous les gens qui sont sur la terre. Même Maxence qui pourtant m’embête à l’école.

Mais je n’aime pas les épinards et les rhinocéros, les crocodiles, les araignées et les serpents. Je n’aime pas non plus quand je dois sortir de mon bain ou quand papa et maman s’en vont à l’hôpital.

 

7 octobre

 

J’oubliais : j’aime la neige et la mer, le bleu et le noir, les chips et les bonbons, le gruyère et les saucisses, la compote de pommes et le chocolat, les voitures, les avions de chasse et les camions de pompiers… Tout cela fait un grand bazar dans ma chambre quand je sors mes jouets.

 

8 octobre

 

Il y a beaucoup de livres dans notre maison. La chambre est une bibliothèque.

Vous n’imaginez pas avec quelle délectation je m’en vais garer mon camion à côté du rayon Hegel, Mallarmé, Merleau-Ponty ou Michaux, entre la grosse encyclopédie, le Thesaurus et le Dictionnaire historique de la langue française.

 

9 octobre

 

Hugo pour sa poigne de père et sa barbe de grand-père, Baudelaire pour l’ardeur du charbon, Verlaine pour les cheveux de la fée verte, Rimbaud pour les souliers blessés, Mallarmé pour les plis et les déchirures bleues, Valéry pour la clef, Michaux pour les poteaux, Jaccottet pour la vigilance et Ponge pour la méthode.

Balzac pour les litres de café noir, Stendhal pour parler de l’amour, Flaubert pour le gueuloir et l’allée de tilleuls, Proust pour le liège et le thé, les bouquets de violettes et les jeunes filles en fleurs.

Montaigne pour le muscle et la verdeur. Rabelais pour Thélème. Pascal pour le silence des espaces infinis. Voltaire pour le venin et Rousseau pour la vigne.

Chrestien de Troyes pour Lancelot, Jacob Grimm pour Blanche-Neige, et Charles Perrault pour la Belle au bois dormant et le Petit Poucet.

Je fais collection de grands hommes, de princesses et de soldats de plomb.

 

10 octobre

 

Je lis Le Château de Babar. Et ce n’est pas tant l’histoire qui m’importe que l’armure dorée d’Arthur et la merveilleuse tondeuse jaune sur laquelle est assis le roi des éléphants.

 

11 octobre

 

J’aime marcher dans les feuilles tombées en les faisant voler et craquer à grand bruit. Je me roule comme dans l’herbe sur ce tapis doré : je voudrais y nager, jouer au lapin ou au hérisson.

 

12 octobre

 

Pour Adrien, j’ai colorié toute la matinée des chevaliers dans le bureau de papa, en essayant de ne pas déborder. Mon feutre rouge ne marche pas très bien : il faudrait le tailler.

 

18 octobre

 

Un dimanche gris d’ennui… Pour me distraire, j’ai feuilleté les livres de mon père. C’est de la littérature plutôt douce, dans le genre poésie pour dames, exquise à l’heure du thé avec de petits gâteaux secs. Ça pétille, mais ne remue guère, trop sage à mon sens et un brin enfantin. Moi, j’écrirai des romans, avec des chevaliers, des Romains, des combats et de la couleur.

 

2 novembre

 

Je voudrais respirer les mots comme on respire le parfum des fleurs. Les cueillir sur le papier et les disposer en bouquets dans des vases si transparents qu’on en oublierait l’eau. Alors on se prendrait à croire que ces mots-fleurs coupés se tiennent debout tout seuls… Le livre dont je rêve, ce serait cela : un bouquet de fleurs parfumées plantées dans une eau invisible. Une sorte de miracle. Comme on en rencontre précisément dans les livres. Des fleurs sans histoire et sans ombre. Et pourquoi pas sans tiges, suspendues comme des étoiles au ciel. Ou comme des papillons.

 

11 novembre

 

Je vais, je vole, je cours et je venge… Je ne sais pas très bien qui ni pourquoi. Je suis Zorro, chevalier, gendarme, pompier, cosmonaute, et je colle les voitures, les bonshommes et les maisons avec mon doigt comme Spiderman…

Je rêve ma vie en armes, au secours de la veuve et de l’orphelin !