JULIE-CHLOÉ

Même si ça ne fait pas très longtemps que je travaille ici, j’ai déjà compris que s’il y a une chose qui contribue à mettre les employés d’ALT de bonne humeur, c’est un potin bien croustillant. Celui qui circule depuis bientôt deux semaines est, selon moi, le plus intéressant à date.

Selon Jade et Camille, Chrystelle Fournier – trente-deux ans, cheveux châtain clair, yeux verts, un mètre cinquante-neuf, cent quinze livres, membre du Barreau du Québec, disparue le 6 décembre dernier dans Rosemont – était la meilleure amie de Sarah, notre chargée de contenu numérique. Il paraît même qu’elles étaient ensemble, ce soir-là, dans ce bar de quartier anonyme, celui d’où Chrystelle n’est jamais revenue.

Il y a trois jours, à l’heure du lunch, Jade a raconté à tout le monde que c’est pour aller faire sa déposition au poste de police que Sarah est partie en plein milieu de la rencontre de pitch du jeudi, au lendemain de la disparition de Chrystelle. Elle a juré que l’information provenait directement de Francis, alors j’imagine que c’est vrai.

Hier, Camille et Jade ont passé l’avant-midi à parcourir Instagram dans l’espoir de trouver une « preuve », laquelle a fini par se matérialiser sous la forme d’une vieille photo publiée en octobre 2012 par une certaine Amaryllis Duchesne. Sarah et Chrystelle Fournier sont assises côte à côte sur une banquette de cuir matelassée, arborant le sourire forcé de celles qu’on assiège sans prévenir avec une caméra. Sur la table devant elles, un plateau d’huîtres et des flûtes de mousseux. Le texte qui accompagne la photo se limite à trois hashtags : #bday, #bff et #gratitude.

Jade et Camille ont envoyé une capture d’écran de leur trouvaille par courriel à une dizaine de nos collègues, en leur rappelant de ne surtout pas en parler à Sarah. Elles ont trop peur d’elle pour lui poser des questions directement, alors elles mènent leur petite enquête en catimini. Je ne peux pas les blâmer, c’est vrai qu’elle n’est pas particulièrement affable. Ça fait quatre mois et demi que je travaille ici et je ne crois pas qu’elle m’ait adressé la parole plus de trois fois.

Je ne sais pas encore comment je vais m’y prendre au juste, mais j’ai bien l’intention de lui prouver que je mérite son attention et son respect. Que je ne suis pas comme les autres filles de mon âge qui travaillent chez ALT. Que ce que je veux, c’est faire du journalisme de qualité, pas devenir une star de TikTok. J’aimerais vraiment qu’elle accepte de m’aider avec mon projet de podcast. Elle serait la source parfaite. J’imagine que ça sonne un peu ésotérique, mais quand j’ai appris que j’avais un contact direct avec quelqu’un qui connaissait si bien Chrystelle Fournier, je me suis dit que c’était un signe du destin. J’ai mentalement remercié mes grands-parents décédés de veiller sur moi depuis le paradis et de m’avoir envoyé ce petit miracle.

Je n’ai pas encore commencé à travailler sur mon podcast, mais une chose est certaine : c’est le projet dont je rêve depuis toujours, celui pour lequel j’ai choisi de devenir journaliste, et il est enfin à ma portée. Quand Deborah Marquis est disparue l’été dernier, j’ai compris qu’il se passait quelque chose de grave. Sa disparition, en plein cœur du Mile End, est survenue moins de quatre mois après celle de Katherine McCormack, la jeune femme de trente et un ans qui s’était volatilisée sans laisser de traces dans Villeray en mars, après une journée de cours à l’université. Même si, à ma connaissance, les médias n’ont fait aucun lien entre les deux affaires à l’époque, moi, je trouvais déjà ça très louche. Maintenant que Chrystelle Fournier est la troisième femme à se volatiliser dans des circonstances tout aussi mystérieuses, je suis convaincue qu’on a affaire à un tueur en série. C’est tellement excitant !

Bon, d’accord, je veux bien admettre que la perspective qu’un meurtrier rôde dans les rues de la métropole en fomentant son prochain crime n’a, en soi, rien de bien réjouissant. En revanche, je suis convaincue que si je joue habilement mes cartes, j’ai de quoi réaliser un podcast de true crime dans la veine des meilleures productions américaines. Je vais enfin pouvoir montrer à tout le monde ce que j’ai dans le ventre.

Quand j’étais au bac en journalisme, les autres étudiants semblaient tous mus par de nobles ambitions. Ils voulaient couvrir la politique, les guerres, les grandes questions sociales ou les changements climatiques. Ils rêvaient de changer le monde, un reportage à la fois, et à les entendre s’inventer un avenir glorieux, c’était là le seul dessein qui méritait qu’on s’y investisse.

Plusieurs de nos professeurs présentaient des feuilles de route impressionnantes. Ils avaient travaillé pour des quotidiens renommés, parcouru la planète, interviewé les grands de ce monde. C’était ce à quoi nous devions aspirer, nous aussi ; on me l’avait bien vite fait comprendre. Personne ne s’est jamais inscrit à des études en journalisme dans l’espoir de passer sa carrière à enquêter sur des faits divers scabreux. Personne, sauf moi.

J’ai toujours été fascinée par les histoires d’horreur, les mystères et les facettes les plus sinistres de l’expérience humaine. Adolescente, alors que mes amies lisaient Twilight et Le Journal d’Aurélie Laflamme, je dévorais, complètement obnubilée, les biographies de Ted Bundy, de Jeffrey Dahmer et de John Wayne Gacy. Désespérée, ma mère m’achetait un nouveau roman pour ado chaque fois qu’elle allait chez Costco, en espérant que je finisse par sortir de cette mauvaise passe. C’est à peine si je parcourais des yeux la quatrième de couverture, avant de m’enfuir à la bibliothèque pour débusquer ma prochaine dose de sang et de violence. Pourquoi se plonger dans des fictions idiotes alors que la réalité regorge d’histoires tellement plus fascinantes ?

Je soupçonne que pendant un certain temps, maman a craint que je devienne moi-même une psychopathe. J’avais beau lui expliquer que ça ne fonctionnait pas comme ça, que personne ne s’était jamais métamorphosé en monstre assoiffé de sang en lisant des biographies, elle redoutait sincèrement d’avoir mis au monde la prochaine Karla Homolka.

En vérité, si ces histoires exerçaient un tel pouvoir d’attraction sur moi, c’est précisément parce que la personnalité de ceux qui perpétraient ces crimes odieux était aux antipodes de la mienne. Moi, j’ai les larmes aux yeux quand je passe devant la photo d’un chat perdu agrafée à un poteau. Mon empathie est encombrante. C’est précisément pour cette raison que je me suis toujours demandé comment pouvaient se sentir ceux qui n’en ressentent aucune.

La plupart des histoires qui me gardaient éveillée pendant mon adolescence, tout comme celles dont je me gave les oreilles aujourd’hui, grâce à l’offre toujours plus abondante de podcasts scabreux, se sont déroulées aux États-Unis, dans un passé plus ou moins lointain. C’est la première fois qu’il se passe quelque chose ici, maintenant, et que j’ai le loisir d’analyser les indices de l’affaire en temps réel. Enfin, il y a bien eu l’affaire Magnotta, mais j’étais au secondaire et je ne maîtrisais pas suffisamment les rouages d’Internet pour retracer l’infâme vidéo qui l’a rendu célèbre.

Cette fois, c’est différent. Je serai la première sur la ligne de départ. Bon, je sais que techniquement, il n’y a pas encore de preuve qu’il s’agit d’un tueur en série, ni même d’un tueur tout court. Même avec cette troisième disparition, les médias n’ont pas trop osé s’avancer sur ce terrain-là. Après tout, aucun corps n’a été découvert. Cependant, pour moi, c’est l’évidence même.

Deborah, Katherine et Chrystelle. Trois jeunes trentenaires petites et minces, à la peau blanche, avec des cheveux châtains, courts et frisés. Chacune a laissé derrière elle un seul et unique indice. Le vélo tordu de Deborah a été retrouvé dans une ruelle du Mile End, à quelques dizaines de mètres à peine du condo de son chum. Cinq jours après la disparition de Katherine, un passant a découvert son sac à bandoulière rempli de gros livres de psychologie dans une ruelle, pas trop loin du métro De Castelnau. Et la photo tristement évocatrice de la tuque bleue de Chrystelle a bien évidemment été reprise par tous les médias.

J’avoue que je suis un peu jalouse du photographe du Journal de Montréal qui a immortalisé cette fameuse tuque. C’est une chance inouïe de se trouver au bon endroit, au bon moment pendant une opération du genre, et de réussir à prendre un cliché iconique avant que les policiers ne vous mettent des bâtons dans les roues. Il y en a qui disent que la photo n’aurait jamais dû être publiée, que c’est indécent de montrer ces détails horrifiants, que ça pourrait nuire à l’enquête. Moi, je pense que les gens ont parfaitement le droit de savoir dans quel monde ils vivent.

Une des caractéristiques des tueurs en série, c’est qu’ils font souvent preuve de cohérence dans le choix de leurs victimes. Un des meilleurs exemples, c’est Ted Bundy, le plus célèbre meurtrier de l’histoire des États-Unis, qui a violé et sauvagement battu à mort plus de vingt jeunes femmes à travers le pays dans les années 1970. Toutes ses victimes portaient de longs cheveux bruns séparés au milieu, la même coupe de cheveux que son ancienne fiancée. Difficile d’imaginer qu’il s’agissait d’un pur hasard. Il semblerait même que dans les régions où il sévissait, plusieurs brunettes avaient choisi de se métamorphoser en blondes ou de couper leurs cheveux très court pour éviter de s’attirer les « faveurs » du tueur. Alors que la terreur régnait sur les campus de la côte Ouest, les coiffeurs, au moins, faisaient de bonnes affaires.

Une autre chose que la plupart des gens ne savent pas, c’est que les tueurs en série laissent très souvent des indices derrière eux. Pour certains, c’est comme un sport, une sorte de jeu de pouvoir. Ils cherchent à montrer qui est le plus fort en jouant au chat et à la souris avec les forces policières. D’autres ne sont tout simplement pas aussi méticuleux qu’ils le devraient. Qui dit « tueur en série » ne dit pas nécessairement « crime parfait » ; des incompétents, il y en a dans tous les domaines. Par ailleurs, il se peut très bien que certains indices trouvés sur les lieux des disparitions de Katherine, de Chrystelle et de Deborah n’aient pas été diffusés dans les médias. Les policiers ne divulguent évidemment pas tous les détails de leurs enquêtes. Ce serait une bien mauvaise stratégie, un peu comme montrer toutes ses lettres à son adversaire pendant une partie de Scrabble.

Je me demande si les enquêteurs de police ont fini par faire le lien entre ces trois disparitions, eux aussi. Le contraire m’étonnerait, il y a certainement des gens aussi futés que moi qui travaillent pour le SPVM, mais j’imagine qu’ils cherchent à éviter de semer la panique en criant haut et fort qu’un tueur en série a fait de Montréal son territoire de chasse. Les médias traditionnels sont prudents dans leurs hypothèses, probablement parce qu’ils ne veulent pas se priver de l’accès à leurs sources policières. C’est compréhensible, même si on pourrait espérer qu’ils fassent preuve d’un peu de courage, pour une fois. Sur les médias sociaux, en revanche, toutes sortes de théories circulent déjà depuis un bon bout de temps. Certaines sont à peu près plausibles, mais d’autres sont complètement tirées par les cheveux.

J’ai répertorié au moins une dizaine de pages Facebook et de chaînes YouTube apparues peu après que Deborah Marquis, trente-deux ans, eut disparu le 14 juillet vers vingt-trois heures, après un pique-nique entre amis au parc Laurier. Les internautes qui alimentent ces pages n’ont pas perdu de temps à trouver des ressemblances entre les trois affaires, et la disparition de Chrystelle a relancé plus d’un fil de discussion moribond.

Une des pages les plus populaires a été lancée par une soi-disant voyante, qui publie quotidiennement les discussions qu’elle aurait eues avec les victimes depuis l’au-delà. Au moins deux groupes de discussion cumulent plutôt les « preuves » que les femmes disparues n’ont jamais existé, qu’il s’agit d’un complot du gouvernement et des « merdias » pour terroriser le public et attirer l’attention ailleurs que sur les « vraies affaires ». Tout cela est très édifiant.

Les deux petites sœurs de Deborah ont été victimes d’un harcèlement incessant depuis que leurs coordonnées ont été publiées sur le Web par un illuminé, qui les accusait, assez inexplicablement, d’être des actrices engagées par la CIA. Elles ont donné une entrevue à Radio-Canada, il y a quelques semaines, pour raconter cet enfer, qui s’ajoutait à celui qu’elles vivaient déjà depuis la disparition de leur aînée.

C’est en écoutant cette entrevue que j’ai eu l’idée de proposer quelque chose là-dessus pour ALT. J’ai eu envie d’aborder les histoires de Katherine et de Deborah du point de vue humain. Rencontrer leurs familles, leurs proches, parler d’elles comme de personnes en trois dimensions et non pas seulement comme des victimes d’une violence invisible, des noms qui effrayent, des visages souriants sur des affichettes en noir et blanc mille fois photocopiées. Je n’envisageais pas un projet d’envergure, juste un article, quelque chose de simple.

Et puis, il y a quinze jours, ça a été au tour de Chrystelle Fournier, une avocate de trente-deux ans fraîchement fiancée à son amour d’adolescence, une jeune femme dont on dirait bien évidemment qu’elle était « sans histoires », à qui « tout souriait », de s’évaporer dans l’éther. J’ai maintenant deux certitudes. La première, c’est qu’aucune femme ne sera en sécurité à Montréal tant que le monstre qui y sévit n’aura pas été neutralisé. La deuxième, c’est que ces disparitions constituent une occasion unique pour ma carrière. À partir de maintenant, je consacrerai tout à mon projet. Je ne reculerai devant rien pour réussir.