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CHAPITRE 17

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PELAGE DE LION allait et venait dans la clairière. Des gouttelettes tombaient des tanières, même si les nuages s’étaient dissipés pour révéler un ciel d’aurore dégagé. Le clan commençait à remuer. Le noisetier frémit au passage d’Isidore, qui sortit en bâillant du repaire des anciens.

« Tu es bien matinal, mon petit ! lança le vieux chat.

— J’attends la patrouille de l’aube », lui apprit-il, anxieux.

Est-ce que ses camarades auraient trouvé de nouvelles odeurs inconnues ?

« Tu devrais te reposer, lui lança Étoile de Feu de la Corniche. Tu as participé à la patrouille de minuit.

— Toi aussi ! »

Ils avaient sillonné tout le territoire avec Poil de Fougère et Tempête de Sable, et avaient découvert des traces suspectes dans tous les coins.

Le rideau de ronces qui masquait l’antre d’Œil de Geai s’écarta au passage du guérisseur.

« Pelage de Lion ! lança l’aveugle en se précipitant vers son frère. Cette nuit, j’ai retrouvé Plume de Flamme ! Il a expliqué aux autres guérisseurs comment il était vraiment mort. Nous nous retrouvons à la Source de Lune, ce soir.

— Et s’il était déjà trop tard ? » miaula le guerrier doré.

Si les guerriers de la Forêt Sombre laissaient leurs traces de façon si visible sur les abords du lac, c’était que la bataille devait être imminente.

« Nous devons garder espoir, cracha Œil de Geai. Les guérisseurs sont prêts à se réconcilier, et ils pourraient convaincre leurs chefs de faire de même !

— Nous devons encore trouver le quatrième, lui rappela Pelage de Lion.

— J’ai bien cru que c’était Plume de Flamme, mais Petite Feuille m’a dit que je me trompais.

— Et elle ne t’a pas dit qui c’était, j’imagine.

— Je pense qu’elle l’ignore. »

Ils se turent en entendant une cavalcade devant l’entrée du camp. Griffe de Ronce. La patrouille de l’aube rentrait enfin.

Le lieutenant déboula dans la clairière et annonça aussitôt :

« Le Clan du Vent a renouvelé son marquage et a mis le torrent frontalier sous garde permanente. Nous devrions faire pareil, Étoile de Feu. »

Plume Grise et Millie apparurent à leur tour, suivis par Nuage de Loir, Pétale de Rose et Aile de Colombe.

« J’aurais dû rester sur la frontière, grommela Plume Grise.

— Et qu’est-ce que tu aurais pu faire, tout seul ? le sermonna Millie.

— Retournes-y, ordonna Étoile de Feu à son ami. Ne prends aucun risque et préviens-nous au moindre problème. »

Poil de Châtaigne sortit le museau de la tanière des guerriers pour s’informer :

« Est-ce que le Clan du Vent compte nous envahir encore une fois ?

— Nous n’en sommes pas sûrs, lui expliqua Étoile de Feu. Mais mieux vaut prévenir que guérir. »

Il fit signe à Griffe de Ronce de le suivre puis grimpa l’éboulis vers son antre. Aile de Colombe se rapprocha de Pelage de Lion et d’Œil de Geai.

« Le Clan du Vent est en colère, les mit-elle en garde. Ils ont trouvé des traces ennemies partout dans la lande, et surtout des odeurs du Clan du Tonnerre. »

Est-ce que Feuille de Lis est allée là-bas ? se demanda Pelage de Lion.

Œil de Geai plissa les yeux.

« À ce rythme-là, la Forêt Sombre n’aura pas besoin de nous attaquer, marmonna-t-il. Les clans vont s’entre-déchirer.

— Nous devons découvrir ce qu’Étoile Brisée manigance précisément. Aile de Colombe, va chercher Feuille de Lis. Elle doit nous en dire plus sur ce qui se trame dans la Forêt Sombre.

— Elle dort sans doute encore, répondit-elle, les yeux tournés vers la tanière des apprentis. Je n’aime pas la réveiller.

— Je m’en fiche ! Va la chercher tout de suite ! »

Pelage de Lion et Œil de Geai attendirent qu’Aile de Colombe ressorte des ronces avec sa sœur. Celle-ci avait les yeux tout bouffis de sommeil. Pelage de Lion leur fit signe de le suivre à l’écart, entre les branches du hêtre couché.

« Qu’est-ce qui se passe ? fit Feuille de Lis dans un bâillement.

— Tu dois nous dire ce que manigancent les guerriers de la Forêt Sombre, déclara Œil de Geai.

— On a trouvé leurs traces partout sur le territoire, murmura Pelage de Lion. Et la tienne aussi.

— Je ne suis pas la seule guerrière des clans à visiter la Forêt Sombre, se défendit-elle. D’autres viennent aussi.

— Dans quel but ? »

Feuille de Lis vérifia que personne ne les épiait avant de répondre.

« Étoile Brisée prétend que nous devons connaître les territoires des autres clans. Pour nous entraider en cas d’urgence.

— Et les autres le croient vraiment ? s’emporta Pelage de Lion.

— La plupart ne se rendent pas compte à quel point il est dangereux.

— Mais certains, oui ?

— Quelques-uns veulent que la Forêt Sombre triomphe, admit-elle. Ils pensent que leurs chefs sont devenus trop mous. »

Le matou doré écarquilla les yeux. Comment des guerriers pouvaient-ils se retourner contre leurs camarades ? Avaient-ils oublié leur code de conduite ?

« De qui s’agit-il ? voulut-il savoir.

— Ils peuvent encore changer d’avis, quand l’heure de la bataille sera venue, répondit Feuille de Lis, les yeux baissés vers ses pattes.

— Donne-nous les noms de ces traîtres ! Nous devons prévenir leurs chefs. »

Œil de Geai s’interposa :

« Faisons confiance à Feuille de Lis. Ils peuvent toujours décider de se battre du bon côté. Si nous les condamnons dès maintenant, nous risquons de nous en faire des ennemis pour de bon. »

Feuille de Lis le remercia d’un regard.

« Nous sommes obligés d’obéir aux ordres d’Étoile Brisée, dit-elle encore, la queue frémissante. Sinon il nous tuera. Et il en est capable. Il a assassiné Patte de Scarabée.

— C’est vrai ? » fit Pelage de Lion, les griffes plantées dans la terre.

Feuille de Lis hocha la tête. Aile de Colombe avait déjà dressé l’oreille et guettait des signes de présence du jeune guerrier de la Rivière. Pelage de Lion retint son souffle en priant pour que Feuille de Lis se trompe.

« Alors ? fit-il, incapable de supporter l’incertitude plus longtemps.

— Il a disparu, déclara Aile de Colombe. Le Clan de la Rivière ne le trouve pas. Je les entends qui l’appellent, et il n’est nulle part sur le territoire. »

Feuille de Lis eut un mouvement de recul.

« Il restera pour toujours dans la Forêt Sombre, balbutia-t-elle.

— Si Étoile Brisée est prêt à tuer ses propres recrues avant même le début de la bataille, c’est qu’il doit se sentir invincible, grogna Œil de Geai.

— Oui, fit Pelage de Lion. Ses guerriers parcourent les territoires pour repérer les points stratégiques à attaquer. Nous devons avertir Étoile de Feu. Viens, Feuille de Lis ! »

Aile de Colombe fit mine de les suivre, mais Pelage de Lion leva la queue pour lui dire de rester avec Œil de Geai. Il y aurait suffisamment de monde dans la tanière d’Étoile de Feu.

À leur arrivée, Griffe de Ronce leva la tête, surpris.

« Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda-t-il tandis que le meneur les fixait d’un air étonné.

— Étoile de Feu, tu dois savoir ce qui se passe. Feuille de Lis s’est rendue dans la Forêt Sombre, dans ses rêves. » Il vit le meneur se crisper et ajouta aussitôt : « Elle les espionnait pour notre compte.

— Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe ? s’indigna Griffe de Ronce.

— La Forêt Sombre se réveille, lui apprit Étoile de Feu sans quitter Feuille de Lis des yeux. Et j’imagine que nos visiteurs nocturnes viennent de là-bas.

— En effet, confirma la jeune chatte. Étoile Brisée et Étoile du Tigre ont convaincu des chats de chaque clan qu’ils leur apprendraient à devenir des guerriers hors pair et que, en s’entraînant ensemble, ils deviendraient plus forts.

— Étoile du Tigre ? reprit Griffe de Ronce. Je ne serai donc jamais débarrassé de mon père ? »

Le regard d’Étoile de Feu se troubla, comme s’il était plongé dans un lointain souvenir.

« Cette bataille est prévue de longue date », soupira-t-il.

Feuille de Lune s’engouffra soudain dans la tanière et demanda :

« Quelle bataille ?

— Et qui devons-nous combattre ? » voulut savoir Poil d’Écureuil, qui l’avait suivie.

Étoile de Feu s’approcha de Pelage de Lion et lui glissa à l’oreille :

« Le moment est venu de partager ta destinée avec tes proches. Ils sont là. Dis-leur. »

Pelage de Lion recula d’un pas.

« Ça ne les concerne pas ! se défendit-il, le cœur serré, en regardant tour à tour Griffe de Ronce et Feuille de Lune. Et ce ne sont pas mes proches ! »

Le souffle d’Étoile de Feu glissa sur sa joue.

« Feuille de Lune t’a mis au monde. Poil d’Écureuil et Griffe de Ronce t’ont élevé. Sans eux, la prophétie n’aurait jamais été accomplie. »

Elle n’est pas encore accomplie ! Comment tout cela allait-il les aider à trouver le quatrième ? Ou à vaincre la Forêt Sombre ?

Griffe de Ronce se leva.

« Viens avec moi, Pelage de Lion », ordonna-t-il.

Le guerrier doré eut l’impression d’être redevenu un chaton. Le matou qu’il avait pris pour son père pendant si longtemps sortit de la grotte. Feuille de Lune le suivit en silence, tout comme Poil d’Écureuil.

« Dis-leur toute la vérité, Pelage de Lion, murmura Étoile de Feu. Ils ont besoin de l’entendre. Pendant ce temps, Feuille de Lis va me rapporter ce qu’elle a appris dans ses rêves. »

Pelage de Lion obéit à contrecœur et suivit les trois autres vers la sortie du camp.

Œil de Geai accourut vers eux.

« Que se passe-t-il ?

— Étoile de Feu m’a ordonné de leur parler de la prophétie, gronda-t-il.

— Je viens avec toi.

— Va chercher Feuille de Houx.

— Elle n’est pas concernée par la prophétie, lui rappela l’aveugle.

— C’est notre sœur. Elle en sait tout autant que nous. »

Alors qu’Œil de Geai rebroussait chemin dans la clairière, Pelage de Lion baissa la tête pour entrer dans le tunnel. De l’autre côté, Griffe de Ronce s’était assis dans une petite combe, la queue enroulée autour des pattes. Poil d’Écureuil allait et venait solennellement près de lui. Feuille de Lune s’était installée à une longueur de queue d’eux.

« Que se passe-t-il ? » demanda Feuille de Houx en émergeant à son tour du tunnel de ronces avec Œil de Geai.

Elle s’arrêta net et cligna des yeux en voyant le groupe de félins rassemblés devant le camp.

« Nous allons leur parler de la prophétie, lui souffla le guérisseur.

— Maintenant ? » s’étonna-t-elle.

Oui, maintenant, songea Pelage de Lion, les griffes plantées dans la terre.

« Il y a bien longtemps, Étoile de Feu a reçu une prophétie, déclara-t-il. On lui a dit que trois chatons allaient naître avec le pouvoir des étoiles entre leurs pattes.

— Vous trois ? fit Griffe de Ronce, le regard papillonnant entre Pelage de Lion, Œil de Geai et Feuille de Houx.

— Non, pas moi », corrigea cette dernière.

Œil de Geai se rapprocha de sa sœur et ajouta :

« Même si nous le pensions aussi, au début.

— Alors qui est le troisième ? voulut savoir Poil d’Écureuil.

— Aile de Colombe, répondit Pelage de Lion. Notre destin est de sauver les clans des griffes de la Forêt Sombre.

— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? s’emporta Griffe de Ronce. Parce que je ne suis pas votre vrai père ? Et toi, tu le savais ? cracha-t-il à Poil d’Écureuil en la toisant durement. C’est pour ça que tu as menti en prétendant qu’ils étaient tes petits ?

— Bien sûr que non, ce n’est pas pour ça ! s’écria la rouquine, horrifiée.

— Personne n’était au courant, temporisa Pelage de Lion en se glissant entre eux. À part Étoile de Feu et nous.

— Nous devions accomplir seuls notre destin, ajouta Œil de Geai.

— Mais nous aurions pu vous aider, protesta Feuille de Lune d’un air triste. Vous n’étiez pas obligés de porter seuls ce fardeau.

— Nous n’aurions rien eu à porter du tout si tu n’avais pas enfreint ton code ! » feula le guerrier doré.

Poil d’Écureuil se précipita devant sa sœur, qui semblait peinée.

« Tu aurais préféré ne jamais naître ? feula la rouquine. Qui nous aurait sauvés de la Forêt Sombre, alors ?

— Nous n’avons encore sauvé personne, marmonna Œil de Geai.

— Mais vous y arriverez, affirma Feuille de Lune en s’écartant de sa sœur. Vous êtes nés pour sauver les clans.

— Est-ce que tous ces mensonges étaient vraiment nécessaires ? demanda Griffe de Ronce, la queue battante, les yeux rivés à Poil d’Écureuil. Tu n’aurais pas pu me dire la vérité ?

— Je n’en avais pas le droit, répondit-elle, tête basse. Ce secret n’était pas le mien. Feuille de Lune avait tant à perdre…

— Elle a tout perdu, quoi qu’il en soit !

— Non, c’est faux, protesta l’ancienne guérisseuse. J’ai pu voir mes chatons grandir et devenir de braves guerriers et je sers toujours mon clan corps et âme. »

Pelage de Lion sentit sa gorge se nouer. C’était peut-être cette vérité-là qui primait sur le reste. Feuille de Lune avait tout sacrifié et, alors que ses petits l’avaient rejetée sans cesse, elle n’avait jamais cessé de les aimer. Même dans les pires moments, il ne pouvait lui enlever cela.

« Griffe de Ronce, je suis désolée. » Poil d’Écureuil se rapprocha du lieutenant du Clan du Tonnerre. Sa voix était plus assurée, comme si elle en avait assez d’être punie pour un acte qu’elle avait cru juste. « Tu dois comprendre que je n’ai jamais voulu te faire de peine. Je t’aimais tant ! Et j’étais fière d’élever ces petits avec toi. Tu étais un père formidable.

— Sauf que je n’étais pas leur père ! cracha-t-il.

— Si ! Ne rejette pas tout en bloc simplement parce que tu m’en veux !

— J’étais tellement fier d’être ton fils », confia Pelage de Lion, ému.

Griffe de Ronce le dévisagea avec stupeur, comme s’il avait oublié que Pelage de Lion était là. L’expression du lieutenant se transforma.

« Et je n’aurais jamais pu avoir de meilleur fils. C’est vrai pour toi aussi, Œil de Geai. Ni une meilleure fille, Feuille de Houx. » Lorsque la chatte noire fit mine de protester, il ne lui en laissa pas le temps. « Tu n’es pour rien dans cette mascarade, je le sais. Quoi que tu aies fait, c’est à cause des mensonges qu’on vous a racontés depuis votre naissance.

— Je suis la seule coupable, miaula doucement Feuille de Lune. Griffe de Ronce, tu as tort d’en vouloir à Poil d’Écureuil. Elle s’est juste montrée loyale envers moi. Maintenant que nous connaissons l’existence de la prophétie, l’essentiel n’est-il pas que ces chatons aient été acceptés par leur clan ? Après tout, ce n’est pas de nous qu’il est question, mais d’eux. Leur destinée a façonné la nôtre, depuis le jour de leur naissance.

— Tout devait se passer ainsi », renchérit Poil d’Écureuil.

Pelage de Lion baissa les yeux vers ses pattes. Si ces chats pouvaient accepter leurs destins, alors il devait avoir le courage d’accepter le sien. Je suis l’un des Quatre.