ŒIL DE GEAI dut se rendre à l’évidence : Feuille de Lune avait raison. Lorsqu’il atteignit le sommet de la Source de Lune, il lança, plein d’espoir :
« Il y a quelqu’un ? »
Seul l’écho de son miaulement lui répondit. Il était arrivé le premier. Ravalant sa déception, il s’engagea sur le sentier qui descendait en spirale jusqu’au creux de la combe. Le vent gémissait dans les hauteurs tel un chaton abandonné cherchant sa mère. Œil de Geai avait hâte de sentir contre lui la présence de ceux qui avaient laissé leurs empreintes dans le sol au fil des générations. Mais, cette nuit-là, son attente fut vaine. Il se retrouva au bord de l’eau, en proie à une solitude qu’il n’avait jamais connue. Il ferma les yeux, se tapit près de la source et en but une gorgée.
« Œil de Geai. »
Il s’assit aussitôt.
Alors qu’il avait pensé se retrouver sur les chaudes prairies du Clan des Étoiles, il vit qu’il était toujours dans la combe. Une chatte était assise près de lui.
« Œil de Geai », répéta-t-elle.
Il pouvait la voir, c’est donc qu’il rêvait. Son pelage était blanc, moucheté de noir sur ses flancs.
« Qui es-tu ? demanda-t-il, perplexe.
— Baie de Ronce, du Clan de la Rivière. »
Baie de Ronce ? Œil de Geai reconnut soudain ce pelage qu’il avait vu tant de fois courir sur le terrain de chasse du Clan des Étoiles. C’était la douce guérisseuse qui s’était occupée de son clan avant l’époque d’Étoile du Léopard et d’Étoile de Brume.
« Est-ce que c’est Feuille de Saule qui t’envoie ? » s’enquit-il avec espoir.
Baie de Ronce fit non de la tête.
« Je suis venue pour en appeler à ta sagesse.
— Tu viens pourtant du Clan de la Rivière.
— Et alors ? » Le ciel étoilé brillait dans les yeux ronds et bleus de la chatte. « Les clans sont comme le chèvrefeuille. Une tige étouffe sa voisine pour se diriger vers la lumière, croyant qu’elle pousse d’un autre tronc. »
Les oreilles dressées, Œil de Geai l’écouta attentivement.
« Lorsque le soleil brille, les jeunes feuilles se battent pour absorber sa chaleur. Cette lutte renforce le buisson, chaque branche grimpant toujours plus haut vers la lumière, poursuivit-elle. Mais, lorsque le soleil vient à manquer, les feuilles commencent à tomber, les branches dépérissent les unes après les autres et le tronc doit chercher ses nutriments dans ses racines.
— Donc, au lieu des quatre branches, il faut penser à la racine, murmura Œil de Geai. Mais comment ? Les clans sont divisés depuis l’aube des temps.
— Vous avez créé vos propres frontières, continua Baie de Ronce, la tête penchée d’un côté. Pourtant elles n’existent que dans vos esprits. Autrement, pourquoi faudrait-il renouveler chaque jour votre marquage ? »
Essayait-elle de dire qu’ils devraient vivre au sein d’un seul et même clan ?
« Les frontières sont pourtant nécessaires, contra-t-il. C’est ce qui nous rend plus forts, comme tu l’as dit.
— Peut-être. Lorsque le soleil brille. » Elle se pencha vers lui et souffla : « Or, une vague de ténèbres s’approche à grands pas.
— Je refuse de me mélanger aux clans de l’Ombre, du Vent et de la Rivière, se défendit-il en reculant d’un pas.
— Tu es déjà un clan-mêlé.
— Je suis un membre du Clan du Tonnerre, de la truffe au bout de la queue ! protesta-t-il, le poil dressé. Et ma loyauté est sans faille !
— C’est toi qui as pris le parti du Clan du Tonnerre, insista-t-elle. Pourtant, tu descends pour moitié du Clan du Vent, tout comme les chatons de Plume Grise et Rivière d’Argent descendent pour moitié du Clan de la Rivière. Et le cœur de Pelage d’Orage ne bat que pour la Tribu, à présent. Qui sait à qui Jolie Plume aurait accordé sa loyauté, si elle avait vécu ? » L’ancienne guérisseuse s’inclina. « La loyauté renforce les clans mais aucun clan ne peut se targuer d’avoir un sang pur.
— Pourquoi me racontes-tu tout cela ? Être un clan-mêlé n’est pas un signe de force. C’est juste le signe que certains ont enfreint le code du guerrier. »
Il sortit les griffes. Le regard de Baie de Ronce se durcit.
« Est-ce que tu m’écoutes ? Ou est-ce que tu es trop occupé à t’inquiéter de savoir si l’odeur de ton sang rappelle plus la forêt que la lande ? renifla-t-elle. Les clans doivent s’unir ! Ne cherche pas des frontières imaginaires. Cherche plutôt celles qui sont bien réelles. »
Le vent tourbillonna dans la combe et rida la Source de Lune. Des zones colorées apparurent à sa surface et dansèrent un moment avant de se figer pour représenter un paysage. Un cercle d’eau brillait en son centre, entouré d’arbres et de collines.
« C’est le lac ! hoqueta-t-il. Et là, le territoire du Clan du Tonnerre ! »
Œil de Geai étudia la forêt verdoyante, plissant les yeux pour percevoir davantage de détails.
« Est-ce que tu cherches votre marquage ? demanda Baie de Ronce en agitant la queue.
— C’est trop loin. »
Œil de Geai ne voyait qu’un seul paysage, chaque zone se fondant aux autres, avec des pentes douces où serpentaient les fils argentés des rivières et des torrents.
« C’est ainsi que le Clan des Étoiles voit votre territoire, expliqua la chatte. Nous contemplons sa beauté, sa richesse. Nous ne voyons pas que tel arbre appartient à tel clan. Ne cherche pas des frontières imaginaires…
— Cherche plutôt celles qui sont bien réelles, récita-t-il en scrutant de nouveau le paysage. Mais où sont-elles ? »
Du bout de la queue, Baie de Ronce lui effleura le menton pour qu’il relève la tête et la fixe dans les yeux.
« Les seules vraies frontières sont celles qui séparent le jour et la nuit, la vie et la mort, l’espoir et la désolation. »
Œil de Geai la dévisagea un instant puis l’interrogea :
« Alors pourquoi le Clan des Étoiles nous demande-t-il de rester dans notre territoire, de n’écouter que nos camarades ?
— Nous ne voyons plus la forêt, confia-t-elle, mal à l’aise, avant de jeter un coup d’œil vers la source. Tout est sombre, à présent, et nous avons peur.
— Que puis-je faire ?
— Force-les à voir !
— Les clans ?
— Les membres du Clan des Étoiles !
— Et toi, pourquoi ne le fais-tu pas ?
— Je ne suis pas née avec le pouvoir des étoiles entre mes pattes ! » Baie de Ronce se tourna vers le sentier. « Fais-leur comprendre que les clans doivent se battre ensemble, sans quoi ils mourront.
— Attends ! l’appela-t-il en lui courant après. Comment les convaincre ?
— Tu connais déjà la réponse, dit-elle en tournant la tête pour le regarder. Les Trois doivent devenir Quatre pour sauver tous les clans. »
Œil de Geai vit son pelage blanc moucheté disparaître peu à peu dans la nuit. Il se tourna vers la Source de Lune. Elle ne reflétait plus que la nuit étoilée. Il cligna des yeux pour sortir de sa vision et la combe disparut. Soulagé, Œil de Geai retrouva sa cécité habituelle.
Puis il perçut un mouvement.
Je ne suis pas aveugle ! Je rêve encore !
Des formes tournoyaient autour de lui. Des arbres se dressaient de tous côtés. Un voile de ténèbres recouvrait tout.
« Vous ne nous verrez pas venir », lui murmura une voix à l’oreille.
Œil de Geai recula d’un bond. Un pelage se frotta contre lui. Terrifié, il se tourna dans tous les sens, tentant de voir qui était là. Mais les silhouettes ne cessaient de bouger, trop sombres pour être distinguées nettement.
Un grognement résonna près de lui :
« Ta mort sera lente et douloureuse. »
Le guérisseur fit volte-face, scrutant les sous-bois.
« Tu ne pourras rien faire pour l’empêcher. »
Je reconnais cette voix ! Il leva la truffe et l’odeur du félin imprégna sa langue. Il avait déjà croisé ce chat dans la Forêt Sombre avec Croc Jaune.
« Étoile Brisée ? »
Une ombre se pétrifia devant lui. Des yeux ambrés se matérialisèrent dans les ténèbres. Œil de Geai fit un pas en arrière.
« Tu as déjà peur ? » se moqua la voix.
Œil de Geai releva le menton et lança :
« Nous sommes prêts à vous affronter !
— Vraiment ? » Les yeux clignèrent. « Je crois que certains de tes camarades sont encore plus prêts que tu ne le penses.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Œil de Geai frémit tandis qu’un frisson glacé cascadait sur son dos.
« Écoute. »
L’aveugle dressa les oreilles. Quelque part dans les bois, un matou crachait des ordres. « En ligne ! Sortez les griffes et préparez-vous à l’attaque ! »
« Ils s’entraînent », expliqua Étoile Brisée.
« Quelle attaque devons-nous préparer ? » demanda une voix.
Œil de Geai sentit ses poils se hérisser quand il reconnut le miaulement de Pluie de Pétales.
« La morsure à la gorge pourrait marcher. »
C’était Bois de Frêne !
« Non, pas tout de suite à la gorge ! feula Pelage de Brume, du Clan du Vent. La mort ne doit pas être trop rapide. Nous devons terrifier nos ennemis avant de les tuer.
— Si nous massacrons leur première ligne, les autres prendront peur, ajouta Cœur de Tigre.
— D’abord nous les effrayons, ensuite nous les taillons en morceaux.
— Bien parlé, Plume de Givre », la complimenta son camarade Patte de Scarabée.
C’était pire que ce qu’Œil de Geai imaginait. Nous avons perdu tant de nos camarades à la faveur des ténèbres ! songea-t-il, horrifié. Les clans devaient absolument s’unir pour se battre plus farouchement qu’ils ne l’avaient jamais fait, s’ils voulaient avoir une chance de vaincre l’armée de la Forêt Sombre.
Des pelages frôlaient les buissons, ramassant des épines au passage. Des pas résonnaient sur le sol. Ils arrivent ! Œil de Geai sortit les griffes en entendant une horde de chats s’approcher dans les sous-bois. Plume de Faucon fut le premier à sortir de l’ombre. Œil de Geai scruta leurs museaux et leurs yeux cruels. Il n’en reconnaissait aucun. Ceux-là étaient différents, de véritables guerriers de la Forêt Sombre. Ils accoururent vers lui, tous crocs dehors.
Œil de Geai tenta de s’enfuir, mais ses pattes ne lui obéissaient plus. Alors que la première vague d’assaillants se déversait autour de lui, le bousculant et lui grognant dans les oreilles, Œil de Geai rouvrit les yeux.
Il était de nouveau aveugle. La Source de Lune venait lécher sa truffe. Il reconnut avec soulagement les pierres lisses sous ses pattes. La rosée s’était déposée sur son pelage et, lorsqu’il se releva, il se rendit compte qu’il haletait.
Une voix le fit sursauter :
« Œil de Geai ?
— Papillon ? »
Alors qu’il tentait de chasser sa vision de son esprit, l’aveugle leva la truffe. La senteur froide et minérale de la combe était adoucie par le parfum de la guérisseuse du Clan de la Rivière.
« Tout va bien ? » s’inquiéta-t-elle.
Elle se pencha vers lui et ses vibrisses lui chatouillèrent la joue.
« Ça va. »
Après s’être ébroué, Œil de Geai s’immobilisa. Que faisait Papillon ici ? Même si elle était douée pour traiter n’importe quelle maladie, elle n’avait aucune connexion avec le Clan des Étoiles. Il y avait bien longtemps qu’elle avait cessé de venir aux réunions de la demi-lune, laissant Feuille de Saule, son apprentie, partager les rêves de leurs ancêtres.
« Tu es tout seul ? s’enquit-elle.
— Oui, dit-il en s’asseyant.
— Feuille de Saule a refusé de venir. » Papillon s’approcha du bord de l’eau et Œil de Geai l’entendit renifler la source. « Que se passe-t-il, avec le Clan des Étoiles ? Feuille de Saule m’a dit que nos ancêtres lui avaient ordonné de rester à l’écart des autres guérisseurs. » Elle se tourna vers lui avant de poursuivre. « Cela n’a aucun sens. Notre code commun nous aide à soigner les maladies dans les clans. Par le passé, il nous a aussi aidés à maintenir la paix. »
Œil de Geai posa son regard aveugle sur elle.
« Notre code ne suffit plus. Le Clan des Étoiles a peur.
— De quoi ? fit-elle, surprise.
— De la Forêt Sombre. »
Œil de Geai hésitait à partager ses connaissances avec elle. Si Papillon ne croyait pas que ses ancêtres vivaient dans les étoiles, elle ne croyait sans doute pas non plus à cette forêt maudite. Cependant, cette manière de voir les choses pourrait être utile. Elle ne pourrait être touchée ni par le Clan des Étoiles ni par la Forêt Sombre.
Et si c’était elle, le quatrième félin ?
Papillon tourna autour de lui.
« Feuille de Saule m’a dit qu’il y aurait une bataille entre le Clan des Étoiles, nous et la Forêt Sombre.
— Elle a raison. Mais, quand cette bataille viendra, elle n’aura pas seulement lieu dans nos rêves : elle sera bien réelle. Nous affronterons des guerriers vivants, sur le territoire des clans.
— Comment est-ce possible ? s’écria-t-elle en s’immobilisant.
— Les guerriers de la Forêt Sombre ont entraîné certains de nos camarades durant leur sommeil. »
Il s’attendait à ce que Papillon ne le croie pas mais, comme sa peur était palpable, elle l’écouta attentivement.
« Certains de mes camarades se conduisent bizarrement, depuis quelque temps, murmura-t-elle. Ils sont nerveux et agressifs.
— Qui ? fit Œil de Geai, les oreilles dressées.
— Branche Creuse, Plume de Givre…
— Et Patte de Scarabée ?
— Comment le sais-tu ? » demanda-t-elle, mal à l’aise.
Œil de Geai ignora sa question. Ils n’avaient pas le temps.
« Nous devons unifier les clans. » Il se mit à faire les cent pas. « Cette bataille ne concernera pas de simples frontières, cette fois. Notre survie à tous en dépendra. »
Papillon en eut le souffle coupé.
« Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? »
Sa question ralluma un mince espoir dans le cœur d’Œil de Geai, mais il savait qu’il devait être franc avec elle.
« Plume de Faucon est mêlé à tout cela.
— Mon frère ? Comment ça ?
— Il a choisi les ténèbres plutôt que la lumière.
— Je ne suis pas comme mon frère, déclara-t-elle. J’ai toujours choisi un chemin différent du sien. Ma loyauté va à mes camarades vivants, pas à mes parents morts.
— Tu te battrais contre lui, s’il le fallait ?
— Me battre contre lui ? Il est déjà mort !
— Je sais. Les vivants et les morts s’entraînent ensemble pour détruire les clans ! » Œil de Geai pensa à ses camarades de la Forêt Sombre. Ils ne peuvent pas savoir ce qu’ils font, pas vrai ? Personne ne pourrait convaincre Bois de Frêne et Pluie de Pétales de faire du mal à leurs proches ! « Ils vont monter nos camarades contre nous. »
Les pattes de Papillon griffèrent la pierre.
« Comment saurons-nous à qui nous pouvons faire confiance ? »
Œil de Geai soupira longuement.
« Nous ne le saurons pas jusqu’à ce que la bataille éclate. Cela dit, si nous pouvons empêcher le Clan des Étoiles d’éloigner les clans les uns des autres, nous avons une chance de l’emporter.
— Je ne peux pas t’aider à lutter contre les morts, soupira Papillon. Mais je vais essayer de guider les vivants. Je vais m’efforcer de convaincre Feuille de Saule de retourner à la Source de Lune.
— Penses-tu qu’elle t’écoutera, toi, plutôt que le Clan des Étoiles ? »
Papillon réfléchit un instant avant de répondre.
« Je dois essayer, je n’ai pas le choix. Et si je trouve un moyen de forcer les autres guérisseurs à nous écouter, je viendrai te trouver. »
Il sentit son souffle sur sa truffe lorsqu’elle se pencha pour ajouter :
« Tu n’es plus seul, Œil de Geai. » Elle se tourna et s’engagea sur le sentier. « Tu viens ? »
Il la suivit, rassuré. Jamais il n’aurait imaginé que Papillon l’aiderait dans sa lutte contre la Forêt Sombre. Pourtant, c’était peut-être la seule qui le pouvait.