Chapitre 2

De l’île de Ré à Sainte-Hélène

À bord du vieux RMS St. Helena

Jusqu’en 2017 et l’ouverture laborieuse d’un aérodrome, l’île de Sainte-Hélène était avant tout une histoire de bateaux ou, plus précisément, d’un bateau : le RMS St. Helena, l’unique lien entre elle et le reste du monde – l’appellation RMS signifiant qu’il transportait le courrier de Sa Gracieuse Majesté (Royal Mail Ship), le St. Helena évoquait un ravitailleur qui portait déjà ce nom en 1815.

En 1977, la ligne maritime Union-Castle Line, qui exploitait une flotte de paquebots et de cargos entre l’Europe (Southampton) et l’Afrique (Le Cap) depuis 1900, cessa toutes ses activités. Or, en l’absence d’aéroport, elle était la seule compagnie maritime anglaise qui desservait l’île très irrégulièrement, à la fréquence d’un service par mois environ dans chaque sens : treize jours de mer depuis Londres, cinq depuis Le Cap. Victime collatérale de la fermeture de cette ligne maritime, l’île de Sainte-Hélène se retrouva brusquement isolée, sans possibilité de ravitaillement ni de transport. Pour remédier au problème, le gouvernement britannique encouragea la création de la St. Helena Line Ltd, dont l’objectif fut de trouver une solution pérenne à cet isolement. La compagnie acheta un petit caboteur canadien d’occasion de trois mille cent cinquante tonnes, le Northland Prince qui avait servi de transport de passagers et de cargo le long des rives des grands lacs canadiens. Après l’avoir réaménagé à Southampton en navire pouvant accueillir soixante-seize passagers, elle le renomma RMS St. Helena. À raison de six voyages Royaume-Uni Afrique du Sud par an, il devint le cordon ombilical de Sainte-Hélène.

 

J’aperçus ce fameux RMS St. Helena pour la première fois le 13 novembre 1985, amarré aux quais d’Avonmouth. Il me parut beaucoup plus petit que ce que j’avais imaginé, minuscule même. La période des beaux paquebots couleur lavande de l’Union-Castle Line avec imposantes cheminées noires et rouges n’était plus qu’un souvenir et une source de posters. Désormais, on ne pouvait aller à Sainte-Hélène qu’en passant quinze journées en mer sur ce petit rafiot qui, malgré de multiples couches de peinture verte, ne pouvait dissimuler ses longues années de navigation. Si, de loin, la coque principale paraissait assez lisse, son pavois d’acier était cagneux et déformé.

À peine le taxi fut-il arrêté devant l’échelle de coupée qu’un officier accourut vers nous. Ne connaissant pas les galons de la marine marchande, j’avais décrété qu’il était officier car il était tout de blanc vêtu et portait une casquette. Il demanda s’il pouvait s’occuper des valises – et de la malle ! Dad acquiesça et en profita pour me présenter comme son fils. Un autre homme en uniforme blanc, plus âgé, vint saluer Gilbert : c’était le capitaine du RMS St. Helena, Bob Wyatt. À voir l’accueil que l’on nous réservait, je pris la mesure de l’importance sociale qu’on lui accordait. Une fois le taxi vidé par l’équipage du bateau, le capitaine nous indiqua un bâtiment industriel à l’architecture aussi froide et grise que le climat du jour, où nous devions aller présenter nos passeports. En entrant dans ce bâtiment par une vaste pièce, une image me revint immédiatement en mémoire : la photographie de l’intérieur d’une chambre à gaz aperçue dans la citadelle de Besançon, au musée de la Déportation. Bien que sordide, la salle était comble. Je compris très vite que tous ne seraient pas du voyage – jamais autant de personnes n’auraient pu tenir dans un aussi petit bateau, il s’agissait donc surtout des familles et amis des passagers.

J’essayai de distinguer ceux qui allaient monter à bord du RMS St. Helena. Je les regardais, les scrutais presque. Je me doutais bien que la population de Sainte-Hélène était très métissée. Mélange de sangs chinois, maldivien, indien, européen, africain, leur apparence physique ne me surprit donc pas. En revanche, la tenue vestimentaire de la plupart m’interpella. Bien que nous fussions au mois de novembre, les femmes les plus chaudement vêtues semblaient tout droit sorties du film Paris-Texas et les autres auraient presque fait passer les « Claudettes » pour réchauffées. Quant aux hommes, ils avaient soit une apparence de cow-boy de Village People, ou alors, complètement à l’opposé, semblant avoir à peine quitté leur chantier de construction et oublié de retirer leur bleu de travail. À un moment, Andrew Bell, le directeur de la compagnie maritime qui gérait le bateau, la Curnow Shipping, vint nous chercher et nous fit passer devant tout le monde, ce qui parut aussi naturel à Gilbert… qu’embarrassant pour moi.

Ces formalités remplies et un tampon supplémentaire apposé sur mon premier passeport inauguré quelques semaines plus tôt en Suisse, nous montâmes l’échelle de coupée. Nous fûmes accueillis par le commissaire de bord, Geoff Shallcross et par son assistante, Léa. Brenda Williams, la stewardess, nous indiqua ensuite nos cabines, où mes trois sacs m’attendaient.

 

L’exploration du navire que je décidais d’effectuer ne fut pas très longue. En effet, son agencement était des plus simples. Le pont le plus bas portait la lettre A. Il était réservé à l’équipage : cabines, cuisine, réfectoire et salle de loisirs qui pouvait éventuellement se transformer en pub. Juste au-dessus se trouvait le pont B qui avait seize cabines passagers avec hublots ronds, parmi lesquelles huit pouvaient éventuellement former quatre suites de deux chambres. Gilbert et moi, nous installâmes dans les B10 et B12. La salle à manger se trouvait côté proue. Elle s’étendait sur toute la largeur du bateau encerclant un espace qui servait de cuisine. À l’opposé, vers la poupe, se trouvaient la lingerie et la boutique. Les treize autres cabines pour passagers se situaient à l’étage supérieur, sur le pont C. Bien qu’elles fussent de plus petites tailles, elles n’en étaient pas pour autant moins confortables. Elles étaient même plus lumineuses car elles disposaient de fenêtres rectangulaires.

C’était sur ce pont que se situaient les deux salons. La salle arrière ou Stern Gallery avait la forme d’une demi-lune, revêtue d’une vieille moquette verte maculée de partout avec deux corps de bibliothèque, des fauteuils du même vert que le sol et d’autres, de forme identique, couleur rouge brique. Lorsque nous étions assis dans la Stern Gallery, située juste au-dessus de l’hélice, on s’y sentait comme pilonnés par un marteau-piqueur ou – selon d’autres passagers, plus polis – massés. Le salon avant, ou Main Lounge, avait lui aussi une vieille moquette mais de couleur marron… comme tous les fauteuils. Cet espace était le plus utilisé par les passagers car c’était là que se trouvait le bar et que se déroulaient tous les soirs les jeux de société hérités de l’Union-Castle, compagnie pour laquelle tous les officiers avaient servi. Peu de signes distinctifs permettaient d’établir une différence entre les classes de passagers. Le coût du transport dépendait surtout du nombre d’occupants par cabine. Les repas et les services à bord étaient identiques. Sur aucun pont, il n’y avait de cabine numéro treize. Quant à l’infirmerie du bord, elle se trouvait sur le pont D, le plus élevé, réservé aux officiers. Sur ce pont existait aussi une petite pièce de la taille d’une cabine ordinaire que l’on nommait la Quiet Room, la salle tranquille.

 

Les entrailles intérieures du RMS St. Helena visitées, je sortis. Je fus surpris par le peu d’espace dont le public pouvait disposer : une coursive de quelques mètres à bâbord, à tribord et à l’arrière au-dessus de la Stern Gallery. On pouvait grimper par une échelle de coupée au seul pont disponible situé au niveau de la cheminée sur laquelle était peint, en jaune, un lion de mer tenant une couronne, logo de la compagnie maritime, Curnow.

Chassé par le froid, je redescendis dans ma cabine reliée à celle de Gilbert par une porte interne. Il était affairé à vider ses affaires réparties dans les deux valises réservées à ce voyage. Il se servait de sa grande malle métallique comme d’une table basse sur laquelle il déversa toutes ses affaires à ranger dans les différents placards et tiroirs. Il organisait son espace comme je l’avais vu faire à Ars-en-Ré : chaque chose semblait retrouver une place immuable. Un mélange d’odeurs de mazout et de produits de nettoyage des toilettes rendait l’air difficilement respirable. Habituellement indifférent à l’odeur des cigarettes qu’il consumait en continu, dans l’espace confiné de la cabine je trouvais la fumée particulièrement hostile, nauséabonde. Je lui en fis la remarque et il ne s’en formalisa pas du tout. Il éteignit – une des très rares fois – sa cigarette en écrasant le mégot dans l’un des nombreux cendriers disposés un peu partout.

Je suivis son exemple et vidai mes trois sacs en rangeant toutes mes affaires dans les deux penderies que j’avais à ma disposition et les multiples tiroirs. Je mis tous les livres sur la table située le long de la paroi opposée au lit. J’avais vu large : avec mes ouvrages d’agriculture, j’avais pris une grammaire et un dictionnaire d’anglais, trois textes de Gilbert : Napoléon à Sainte-Hélène chez Tallandier, Napoléon se rend aux Anglais et La Vie quotidienne à Sainte-Hélène au temps de Napoléon et l’édition de la Pléiade des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand que Dad m’avait offerte.

Premiers jours de mer

Ce déballage à peine achevé, nous appareillâmes au son d’une musique country-western qui – je ne le compris que bien plus tard – était devenue par défaut l’hymne quasi national de Sainte-Hélène. Cette mauvaise chanson, mal enregistrée, mal interprétée, fut immédiatement suivie par l’antienne Rule Britannia… Rule over the world. Le ton du voyage était donné. Il devait durer quinze jours exactement : cinq pour aller jusqu’à Tenerife, puis huit pour l’île d’Ascension et deux enfin pour arriver à destination, Sainte-Hélène.

Je remontai sur le pont extérieur afin d’assister au départ. La coupée avait été remontée et les cordages retirés des bites d’amarrage. Emmitouflé dans une parka, j’observai le départ qui se fit comme je me l’étais imaginé, le froid en plus. Les familles et amis des passagers étaient sur le quai contre lequel le RMS St. Helena avait été amarré côté tribord. Les enfants tenaient des ballons qu’ils libérèrent lorsque le bateau appareilla. Les tenues légères et clinquantes des femmes apportaient à la scène des touches de lumière qui faisaient cruellement défaut dans ce triste décor. Celles que je trouvais vulgaires dans la « chambre à gaz », ces « Claudettes » d’outre-Manche m’apparurent soudain éblouissantes.

 

À l’arrière du bateau, je regardai s’éloigner dans la brume les côtes anglaises comme un fondu en gris. Avonmouth n’était déjà plus qu’une ombre et les côtes de l’Avon, une empreinte à l’horizon. Tout était gris. La Severn se confondait avec la Manche. La mousse des écouteurs d’un Walkman qui jouait en boucle Gérard Manset me réchauffait les oreilles. La chanson « Il voyage en solitaire » semblait avoir été composée pour accompagner ce moment où tout s’effaçait graduellement. La mer était si calme que le bateau ne tanguait ou ne roulait quasiment pas. Je regardai les traces que l’hélice imprimait à la surface de l’eau, l’écume blanche égayait un peu la grisaille ambiante. Ce sentiment de parfaite concordance entre la musique et le paysage fut toutefois interrompu par le CD… qui se mit à patiner sous son couvercle et jeta dans mes tympans de façon répétée les mots « … vie sans mystère… Qui se passe de commentaires. Pendant des journées entières… vie sans mystère… Qui se passe de commentaires ». De toute évidence, je l’avais trop souvent utilisé.

Soudain, j’entendis une sonnerie qui répétait en boucle cinq sonorités : « Ding gue ding gue dong. » Je rentrai à l’intérieur du bateau et descendis à la cabine. Je frappai à la porte de Gilbert qui ne répondit pas. Je le retrouvai dans la Stern Gallery, en train de lire et de fumer. Le départ du bateau ne l’intéressait absolument pas. Il avait repris ses habitudes du bord comme s’il n’avait pas quitté l’embarcation depuis des semaines. Il semblait y être aussi à l’aise qu’un gentleman dans son club londonien. Je lui demandai la signification de ce signal. Il m’expliqua que c’était pour annoncer les repas et que nous étions du second service pour lequel l’appel retentirait une seconde fois vers huit heures. Le premier service était réservé aux familles avec enfants et à tous ceux qui ne désiraient pas se soumettre au code vestimentaire qui imposait aux hommes le port de la cravate le soir. Concernant les soirées avec smoking, nous en serions avertis la veille. J’allais pouvoir mettre en pratique les leçons de confection des nœuds de cravate que Gilbert m’avait données à Ars-en-Ré. Mais j’en étais resté au nœud double et, ce soir-là, il insista pour que j’utilisasse le Windsor. Je passai donc plus d’une heure à tenter de le réaliser pour, finalement, descendre à la salle à manger avec un simple. Le duc de Windsor m’avait vaincu !

 

Nous avions été placés à la table de Bob Wyatt, qui nous avait accueillis un peu plus tôt sur les quais d’Avonmouth. C’était une table rectangulaire pour huit convives. Le commandant m’adressa la parole mais je ne compris absolument rien. Je m’excusai de ce que mon anglais fût si mauvais et, courtoisement, il me répondit que, même mauvais, il était meilleur que son français simplement inexistant. Je crois bien que ce furent les seules paroles que nous échangeâmes durant les quinze jours que dura le voyage. Je me souviens que les cinq autres convives – trois dames et deux messieurs très âgés – s’excusèrent aussi de ne pouvoir parler français. Ces dîners me donnèrent la mesure du chemin qui me restait encore à parcourir pour apprendre la langue de Shakespeare. Pendant une heure et demie, et parfois deux, j’essayais de saisir au vol quelques fragments de phrases, de mots, de syllabes que je tentais de recoller en fonction de ce que je pensais être le contexte. Dès le premier dîner, je me résolus donc à mettre à profit ces repas comme autant de cours de langue.

Je préférai évidemment les échanges verbaux que j’eus avec Léa, l’assistante du commissaire de bord. Elle devait avoir la trentaine et je n’avais jamais rencontré avant elle une personne d’apparence aussi heureuse. La première soirée, après le dîner, je m’étais assis dans le recoin d’une section du Main Lounge qu’on appelait l’alcôve. Elle vint m’y rejoindre et s’assit près de moi. Je contemplai sa carrure d’athlète féminine russe et l’épaisseur de ses longs cheveux blonds, qu’elle empilait avec une multitude de barrettes. Elle savait déjà – les nouvelles circulent vite sur un bateau de soixante-cinq passagers – combien mon anglais était exécrable.

Avec elle, je découvris l’humour anglais lors de cette première soirée. Ce mélange d’autodérision, d’absurdité et de noirceur prononcé le plus sérieusement du monde me révéla l’esprit pince-sans-rire de la vie de tous les jours. Presque toutes les soirées de ce voyage se terminèrent par la suite avec Léa et beaucoup de gin. Avec elle, mon anglais progressa très vite.

Je perçus aussi, lors de cette première soirée, que l’humour en question est un moyen très efficace pour déguiser ses sentiments, voire son désespoir. Vers trois ou quatre heures du matin, en la regardant regagner sa cabine, je devinai combien Léa s’en servait pour dissimuler poliment une profonde solitude et une indicible mélancolie. Quant à moi, je m’effondrai sur ma couchette et n’entendis pas le « ding gue ding gue dong » qui annonçait, à huit heures, le petit déjeuner.

Inquiet, Dad vint dans ma cabine voir si tout allait bien. Je ne compris qu’au « ding gue ding gue dong » suivant – c’est-à-dire celui de midi – les raisons de son inquiétude : les deux tiers des passagers étaient victimes du mal de mer. Pour moi, ce n’était qu’une gueule de bois ordinaire qui, à l’heure du déjeuner, avait totalement disparu. J’allai avec Gilbert à la salle à manger, du coup désertée. Et fus ravi de m’apercevoir que le voyage en mer ne m’affectait aucunement. Au contraire même… je trouvais que le bateau ne bougeait pas autant que je me l’étais imaginé. L’année précédente, j’avais vu le film de Fellini Et vogue le navire et je m’attendais à être au moins autant secoué. Peine perdue.

Je trouvais cependant particulièrement inquiétant le bruit du bateau retombant après avoir été soulevé par une vague un peu trop haute. Systématiquement deux petites détonations suivies d’un énorme « Bang ! » se faisaient entendre… J’en parlai à Gilbert, qui me répondit que c’était le propre de ce bateau, construit à fond plat pour naviguer sur les lacs canadiens, donc absolument pas adapté pour affronter les océans. Et d’ajouter : « Encore moins le golfe de Gascogne qui pouvait être très dangereux. » Et de conclure qu’il se demandait comment, vu son âge, le RMS St. Helena ne s’était pas déjà éventré. Tout ce que je voulais entendre pour être rassuré. Une fois de plus, je songeai à l’humour anglais.

 

Une autre découverte encore – bien moins réjouissante – fut pour moi la gastronomie anglaise que je connaissais seulement de réputation. Ce fut pire que ce que j’avais imaginé. Joe Laight, ancien chef cuisinier du paquebot Windsor Castle, concoctait une cuisine britannique datant des années 1950. Et compliquait ce qui pouvait être simple, rendait indigeste ce qui pouvait être léger, gâtait ce qui pouvait être sain. Il parvint même à me faire regretter la viande de cœur de bœuf bouillie de mon enfance. Les poissons étaient par exemple systématiquement badigeonnés de gelée de fruits divers et enveloppés de couches de chapelure au moins deux fois plus épaisses que celle de la sole, du colin ou de la morue. Les viandes – même les filets de bœuf ou de porc – étaient macérées puis bouillies dans du lait caillé avant d’être grillées ou carbonisées. Le corned-beef était servi avec des marmelades d’orange amère. Il parvenait même à gâcher les sardines à l’huile qui, servies après le dessert en tant que savouries, se voyaient présentées écrasées sur du pain tartiné avec du chocolat au lait mentholé. Je découvrais ces plats chaque jour différents comme l’aurait fait un ethnologue. Ce que je ne parvins pas à comprendre, ce furent les louanges que les autres passagers faisaient à cette cuisine exquise, exquisite. Une fois de plus, je considérai qu’il s’agissait de cet humour anglais, définitivement indéfinissable.

 

Ce cauchemar alimentaire, pour ne pas dire désastre, allait heureusement prendre fin au bout de cinq jours, à l’occasion de notre première escale à Santa Cruz de Tenerife aux Canaries. Nous arrivâmes le matin. Et Dad, homme d’habitude, avait tout prévu. Il connaissait personnellement Víctor González, l’agent maritime de la compagnie Curnow en Espagne. Dès que le RMS St. Helena fut amarré, celui-ci monta à bord. Après avoir réglé quelques détails avec le commissaire, il vint à notre rencontre. Gilbert me présenta comme étant son fils. Jovial, bon vivant, Víctor me fit immédiatement une très bonne impression. Son français était impeccable, ce qui me reposa un peu de l’anglais. Dad se servait de lui pour ses approvisionnements personnels.

Morceaux de viande de bœuf, de porc et de volailles diverses, bidons d’huile d’olive, épices, charcuteries variées, amandes, beurre, poisson fumé, anchois, vinaigre de vin, vins divers… vu la liste, j’en conclus qu’il ne devait décidément pas y avoir grand-chose à acheter dans les magasins de Sainte-Hélène. Tout devait être livré à bord durant l’escale et confié au commissaire pour être rangé dans le congélateur ou au sein des réserves du bateau.

L’heure du départ étant fixée pour seize heures, avant de quitter le navire, Víctor nous donna rendez-vous pour un déjeuner à terre. La seule pensée de prendre un repas normal m’avait ouvert l’appétit. Gilbert, malgré son anglophilie, souffrait lui aussi de la cuisine du RMS St. Helena. Nous nous étions donc mis d’accord pour passer les premières heures de l’escale à nous ravitailler en vue des dix jours qu’il restait à passer à bord. Et puis, et surtout, j’avais une grande envie de me dégourdir les jambes sur la terre ferme.

Nous descendîmes du bateau et nous dirigeâmes vers la Plaza España où nous ne pûmes résister à l’odeur du café… dont nous nous régalâmes sur la place principale, Plaza del Príncipe. Requinqués, nous nous dirigeâmes vers le Grand Marché de Notre-Dame d’Afrique, Mercado de Nuestra Señora de Africa.

Quelle délivrance de voir ces légumes, fruits, charcuteries, fromages frais… Je n’aurais jamais pensé que cinq jours de cuisine anglaise pouvaient représenter une telle épreuve. Nous achetâmes autant d’avocats, de dattes, de pistaches, de jambons, de saucissons, de mangues, de pommes… que nos bras pouvaient en porter et regagnâmes le port. Après cet aller-retour au bateau, nous visitâmes aussi quelques magasins afin d’acheter des vêtements d’été – introuvables à Bristol – et rejoignîmes Víctor à l’adresse qu’il nous avait indiquée.

Après un festin de tapas de poissons et de produits de la mer, c’est à grand regret que nous dûmes regagner le RMS St. Helena. Je ne pouvais en effet m’ôter de la tête l’idée des dix jours durant lesquels je devrais encore subir la redoutable cuisine de Joe Laight. Seule consolation : les tiroirs de ma cabine débordaient de victuailles. Malgré ce réconfort, je quittai l’île de Tenerife avec un profond sentiment de tristesse et une certaine appréhension.

Avec Napoléon, vers Sainte-Hélène

Alors que je regardais disparaître les îles Canaries baignées de soleil et, avec elles, l’hémisphère Nord, j’entrepris la lecture des trois livres écrits par Gilbert sur Napoléon à Sainte-Hélène. Ayant encore dix jours à passer en mer, je délaissai mes cours d’agriculture pour découvrir l’histoire des six dernières années de l’Empereur. Je ne savais d’ailleurs quasiment rien sur sa vie. Ma crainte était qu’il m’eût été impossible de comprendre son histoire sur place sans connaître celle du Premier consul puis de Napoléon Ier. Dès les premières pages, je fus rassuré de m’apercevoir qu’il me suffisait de savoir que Napoléon était « ce moderne conquérant, qui, sans être né roi, attela les monarques à son char, ce dernier captif de plus d’un million de guerriers dont le nuage de la gloire s’éleva pour couvrir de son ombre l’univers entier ». Ce résumé par lord Byron fut le point de départ de ma connaissance du sujet. Sur une telle envolée poétique, la saga Sainte-Hélène pouvait commencer sans que j’eusse besoin d’en connaître davantage. Faisant l’impasse sur le stratège militaire, le réformateur, l’administrateur, l’homme politique et privé, je découvris Napoléon vaincu, humilié, fier, prisonnier, mort et légendaire. Le héros byronien par excellence.

À bord du RMS St. Helena, au milieu de l’Atlantique en route pour Sainte-Hélène, j’entrevis le récit de sa vie par la lecture du Napoléon se rend aux Anglais de Gilbert, dont les premières pages se situaient après la bataille de Waterloo. Après les quatre premiers chapitres, je découvris les avantages de voyager avec l’auteur d’un livre que l’on était en train de lire.

Rétrospectivement, je souris encore lorsque je m’entends lui poser des questions qui, aujourd’hui, me paraissent totalement niaises, stupides et qui montraient ma totale inculture sur le sujet. Quelle patience il dut manifester car, à aucun moment, il n’osa de remarque sur mon ignorance ou mes inepties. Il se montra un parfait instructeur. Je retrouvais même en lui la bienveillance de mon instituteur d’antan, monsieur Touzet. Il m’expliqua avec précision Joséphine, l’abdication, Malmaison, la possibilité de l’Amérique… Puis, à certaines étapes du récit, comme celle de Rochefort, il se permit quelques digressions en me parlant de Pierre Loti dont il connaissait le fils, Samuel, et avec lequel il avait travaillé pour transformer la maison de l’écrivain en musée. Il évoqua sa naissance dans cette ville, Vauban, la Corderie, les plages à Fouras.

 

Matin, midi et soir, avant et après chaque repas, comme si je me les répétais à moi-même, je lui fis le compte rendu des chapitres lus durant les quelques heures précédentes et l’interrogeai encore et toujours. Ses réponses mélangeant toujours le temps présent et ses différentes expériences personnelles avec l’histoire napoléonienne transcendaient littéralement des lieux comme l’île d’Aix, Plymouth ou Portsmouth. Assis et secoué dans la Stern Gallery, j’écoutais les récits qu’il me faisait de la vie de l’Empereur déchu et de son entourage à bord du HMS Bellerophon puis du HMS Northumberland. Comme par enchantement, ces histoires semblaient prendre corps dans un monde virtuel en trois dimensions.

Avec les généraux Bertrand et Gourgaud, de Montholon et les autres Français, j’avais l’impression de vivre l’étroitesse des corridors du bateau, les sautes d’humeur de l’Atlantique. Au gré de mon imagination et de mes envies, le petit RMS St. Helena pouvait aussi bien rester le rafiot qu’il était vraiment que se transformer en un splendide bâtiment de guerre de soixante-dix canons dans les coursives desquelles je croisais aussi bien l’amiral Cockburn que Las Cases, voire Napoléon en personne.

 

Durant les soirées à bord, après les dîners qui s’achevaient vers vingt et une heures trente, Gilbert – qui travaillait sur son prochain livre, une biographie de Franz Liszt – s’en retournait soit à la Stern Gallery soit dans sa cabine. De mon côté, motivé par Léa, je prenais part à chaque jeu désuet de l’Union-Castle. Course de grenouilles, derby, jeu de fléchettes, bingo, quiz, chaises musicales… Était-ce l’effet du gin ? Je ne parvenais alors plus à distinguer la vie à bord du HMS Northumberland avec Napoléon et ses compagnons, de celle à bord du RMS St. Helena avec les Héléniens et les Britanniques. Je perdis même vite toute notion du temps, immergé dans l’ambiance en mer, oubliant toute appartenance à un bateau précis. Entre passé et présent, je me laissais porter par le flot des rencontres réelles ou virtuelles.

 

En quatre jours, j’avais fini la lecture du Napoléon se rend aux Anglais. Puisque nous avions encore trois jours à passer en mer avant l’escale suivante – l’île d’Ascension –, j’ouvris le volume suivant intitulé Napoléon à Sainte-Hélène. À quelques degrés de longitude et de latitude près, le premier chapitre relatait le voyage que nous étions en train de faire. C’était comme vivre en direct les scènes tragi-comiques que je découvrais autant dans le livre de Gilbert qu’en regardant autour de moi à bord du RMS St. Helena. Dans ma tête, tout continuait à se mélanger : les odeurs, les intrigues, les trois lettres RMS et HMS, les poissons volants, l’ennui des passagers. Je songeais à Fanny, la femme du grand maréchal Bertrand qui flirtait en ne répondant ni oui ni non aux avances des officiers du bord, tous très beaux dans leurs uniformes seyants dont les culottes – contrairement à ce qu’affirmait Rimbaud au sujet de Kléber – ne mentaient pas.

Je regardais ces poissons que l’équipage attrapait à la poupe. Difficile dans cette atmosphère de ne pas songer au général Gourgaud, jaloux, possessif à l’extrême, paranoïaque et toujours à l’affût de la moindre marque d’affection de l’Empereur au point d’en devenir suspect d’homosexualité. Et de ne pas me sentir troublé lorsque je rencontrais sur le pont Annabelle, passagère hélénienne embarquée à Tenerife qui, sous des petites jupes fluo, ne portait pas de culotte.

Voir apparaître Albine, la femme du général de Montholon, jouant à la femme savante, qui s’enticha du distingué amiral Cockburn ou espérer croiser Napoléon qui s’obstinait à conserver toutes les apparences d’un empereur : oui, durant ces jours en mer, j’eus la délicieuse impression que tout se produisait en même temps.

Découverte de l’océan Atlantique austral

La vie à bord du RMS St. Helena durant les cinq premiers jours fut un dépaysement total. Gilbert et moi étions les deux seuls Français sur ce bateau devenu un concentré de tout ce que l’Angleterre des années 1980 conservait de nationalisme désuet. Parmi les passagers, il n’y avait personne de mon âge, ce qui était compréhensible car prendre le RMS St. Helena nécessitait à la fois des moyens financiers importants et du temps libre, deux conditions extrêmement difficiles à remplir à vingt ans. Au début de la traversée, j’essayai en vain de repérer quelques personnalités attachantes. Et je me morfondais en songeant que l’espace à bord se résumait à une cabine à une couchette avec toilettes et douche, deux salons, un pont extérieur au niveau de la cheminée et une salle à manger commune, le tout parsemé de corridors très étroits et d’escaliers métalliques abrupts. Mais, après l’escale aux Canaries et le débarquement d’un grand nombre de retraités anglais, tout changea. Bien qu’ayant encore cinq mille kilomètres à parcourir, nous étions déjà arrivés à Sainte-Hélène !

 

Une fois les Canaries disparues de l’horizon, l’ambiance à bord du bateau se modifia en effet totalement. Du jour au lendemain, le soleil, le ciel bleu, les poissons volants firent leur apparition. Les quelques retraités britanniques qui avaient fui l’hiver anglais pour se réfugier aux Canaries avaient débarqué. Même avec les six Héléniens qui embarquèrent à Tenerife, nous ne fûmes plus que cinquante-huit passagers dont un bon tiers fonctionnaires de ce qui était encore une colonie et deux autres petits tiers composés d’Héléniens avec lesquels il m’était quasiment impossible de communiquer. Mon anglais presque inexistant n’en était pas la seule raison : il subsistait une forme d’incommunicabilité entre les fonctionnaires britanniques, les récents immigrés blancs et les Héléniens de souche. La société, stratifiée, me parut d’emblée totalement pétrifiée, imperméable. Cela s’annonçait délicat.

 

Durant ce voyage, pour la première fois je fus aussi témoin des dernières survivances de l’esclavage qu’un dénommé Donald Thorpe faisait perdurer sous couvert d’agence d’emploi de placement de serviteurs.

Le principe en était on ne pouvait plus simple : les Héléniens, surtout les filles, étaient recrutés sur l’île afin d’être placés dans des établissements ou maisons privées en Grande-Bretagne pour des emplois de domestiques.

À l’époque, les habitants de Sainte-Hélène n’avaient plus, depuis 1981, la nationalité britannique, Maggie Thatcher la leur ayant retirée d’un trait de plume. L’agence de Donald Thorpe s’arrangeait donc pour leur obtenir des permis de travail en bonne et due forme, en échange desquels les employés devaient lui reverser une large partie de leurs rémunérations et les employeurs régler directement au brave philanthrope les frais de voyage et de dossier. Quant aux cotisations sociales diverses, que les employeurs réglaient aussi, lui les conservait pour, comme il me l’expliqua en personne, ses frais d’agence !

À Sainte-Hélène, aucun système de contribution ou de cotisation sociale n’existant, le gouvernement colonial assurait aux résidents de l’île leurs frais médicaux et les pensions de retraite selon une échelle forfaitaire.

 

À bord du RMS St. Helena se trouvait aussi John Bailey, un dentiste qui s’était retiré à Sainte-Hélène. Il voyageait avec sa femme, Ève, une Hélénienne qui m’apparut d’au moins trente à quarante ans plus jeune que lui, et ses deux garçons, Guy et James, dont le dernier-né ne marchait pas encore. Je les regardais souvent jouer ensemble sur la moquette crasseuse de la Stern Gallery. John Bailey me confirma l’histoire des employées de Donald Thorpe dans un anglais parfait, presque châtié. Dad me précisa qu’il avait l’accent des acteurs shakespeariens. Je ne fus pas trop surpris, car cet homme d’une immense carrure et pourvu d’une barbe grise élisabéthaine avait le physique de l’emploi. Chaque jour, je le retrouvais, comme Dad, dans la Stern Gallery ; où il surveillait d’un œil distrait ses deux enfants qui jouaient avec des camions en plastique.

 

Mon esprit était totalement immergé dans le livre de Gilbert. Je me sentais bel et bien à bord du HMS Northumberland sur lequel Napoléon et son entourage faisaient voile vers leur prison du même océan. Nous étions dans la zone précise des calmes située entre le tropique du Cancer et l’équateur, cette région qui, du temps de la marine à voile, était cent fois plus redoutée que la tempête au point d’être surnommée le « néant de la mer ».

Pour pratiquer mon anglais, j’expliquai cette étrange coïncidence à Bailey qui en rajouta une couche en me racontant qu’en 1815, l’année même où Napoléon voyageait, comme nous, le long des côtes de l’Afrique de l’Ouest, un autre bateau faisait le voyage. Il s’agissait de l’Aimable-Zéphyr qui, profitant de la bataille de Waterloo ayant mis fin à la guerre, fit escale à la Sierra Leone. Dans cette colonie anglaise se trouvait alors Charles MacCarthy, un gouverneur britannique qui, après quelques années en poste sous les chaleurs tropicales, était devenu si blasé qu’il en était venu à détester sa puissance et sa béatitude. Les superbes odalisques de son harem, les serviteurs, le madère et tous les mets dont ce vice-roi disposait avaient fini non seulement par l’ennuyer, mais par l’irriter. Pour lui, s’étourdir n’était pas jouir. Il s’était alors mis à ne désirer plus qu’une seule chose, ou plutôt qu’une seule personne : une Française, une Parisienne. Ce désir devint une obsession. Le commandant et le subrécargue de l’Aimable-Zéphyr voulurent saisir cette occasion pour développer des relations commerciales utiles et lui proposèrent de lui en fournir une. Le gouverneur, habitué aux arguments commerciaux liés à la traite des esclaves, commença à donner la liste des critères physiques de la marchandise discutée : blonde mais pas rousse, ni trop haute ou basse en taille, un peu plus forte que fluette car, crut-il bon d’ajouter, dans ce climat, par l’effet de la transpiration, elle maigrirait et « le déchet de la marchandise était toujours bon à prévoir ». John Bailey qui, eu égard à mon mauvais anglais, m’avait raconté cette histoire très lentement prononça ces derniers mots dans un français impeccable, sûr de la chute de son histoire.

Ce ne fut pas tant son talent de conteur qui m’impressionna que la simultanéité de son récit avec celui du voyage de Napoléon à Sainte-Hélène que je lisais. Depuis, j’ai toujours eu une prédilection pour l’étude des événements parallèles et concomitants, vécus par des personnages différents dans des lieux certes distincts mais toutefois suffisamment proches pour qu’ils puissent, seulement si on le souhaite, être rapprochés les uns aux autres.

 

Avant de nous rendre aux îles d’Ascension et de Sainte-Hélène, il fallait impérativement passer par l’équateur, ou ce qu’il est convenu d’appeler la Ligne. Dans la marine, cet acte est symboliquement très lourd et donne lieu à un « baptême ». Durant ce premier voyage, je participai à toutes les activités du bord et, contrairement à Napoléon et à ses compagnons d’exil, il était hors de question que je puisse franchir la Ligne incognito.

N’est pas Napoléon qui veut ! Depuis le départ de Tenerife, tous – y compris Gilbert – avaient tellement tenté de me déstabiliser par des propos totalement irrationnels sur ce moment fort que j’avais fini par ne plus prendre personne au sérieux, même lorsque je fus obligé de retirer ma convocation entre les seins de Léa devenue Facteur… Pour paraître devant Sa Majesté Neptune qui, avec sa femme Amphitrite, venait d’arriver à bord, on vint me chercher à dix heures. Je savais que la cérémonie devait se dérouler sur le pont avant, sur les portes d’écluse de la cale sèche. On y treuilla un bassin pompeusement appelé piscine – mais qui ressemblait plus à un grand pot de yaourt de trois mètres de diamètre. Sous un treillage de drapeaux improvisé, entre le poste de pilotage et des conteneurs empilés sur le pont avant, je m’approchai du bassin en suivant les autres victimes. Quelques souvenirs subsistent encore aujourd’hui de cette sorte de bizutage marin : une odeur étouffante d’huile de Palma-Christi, la sueur des hommes de pont sur leurs peaux saupoudrées de cacao, la mobilité des visages carnavalesques, leurs yeux brillants comme des lucioles, leurs contorsions en gambadant, leurs chants tantôt bruyants tantôt étouffés. Je me serais cru à un festin de cannibales en voyant les marmites de cantine qu’ils battaient du bout des doigts avec une force convulsive. Puis, après un discours déclamé à l’antique par le capitaine déguisé en Neptune et par le chef-officier travesti, commença la série d’humiliations qui devait finir dans le pot à yaourt. Par décence, les enfants n’étaient pas autorisés à assister au passage de la Ligne qui, pour eux, avait été programmé une heure plus tôt.

 

En slalomant le long du méridien de Greenwich, comme si j’avais tendu des cordes d’une île à l’autre, je venais de changer d’hémisphère. Je pensai alors à Rimbaud et me dis que si mes aubes étaient devenues boréales, « au réveil il était encore midi ».

Le sas d’entrée de Sainte-Hélène : Ascension

Après huit jours de mer depuis les Canaries, le 26 novembre 1985, nous fîmes escale à l’île d’Ascension dont je devais littéralement tomber amoureux. Dad ne souhaita pas descendre à terre et m’avertit qu’il n’y avait rien à voir sur l’île mais je ne suivis pas son conseil.

 

Geoff fut notre guide et notre chauffeur. Même conduisant un bus le long des précipices de la route étroite qui menait au sommet de la Green Mountain, il fit de cette excursion une équipée d’une drôlerie inoubliable. Il parvint à rendre intéressante la visite pourtant peu drôle d’une ferme dont l’exploitation quelque peu archaïque et naïve fit sourire l’étudiant en agriculture que j’étais. Avec un peu de flegme et beaucoup de cynisme, il sut trouver les mots justes pour décrire la décadence du système d’exploitation colonial britannique qui, s’étant retranché durant ses dernières années d’existence – ou, devrais-je écrire, de survivance – en une forme exagérée d’économie planifiée, pouvait faire passer en comparaison le communisme de l’Union soviétique (nous étions encore en 1985) ou de la Chine en économie extra-libérale. Que ce système ultra-dirigiste fût pratiqué dans ces colonies par le pays dirigé par Margaret Thatcher ne manquait pas de piquant.

Depuis la ferme d’État, nous gagnâmes, par un sentier souterrain, le sommet de la Green Mountain sur lequel avaient été établies dès la fin du XIXsiècle des dalles de ciment qui avaient pour vocation de récupérer l’eau de la rosée et des brouillards quasiment permanents à cette altitude. Toutes ces dalles convergeaient vers un réservoir qui permettait de créer une source de substitution. Je n’appréciai que modérément cet endroit humide, venteux et froid inadapté à ma légère tenue vestimentaire. Je ne pouvais imaginer de tels microclimats. Nous visitâmes aussi ce qui restait du sanatorium de la Royal Navy qui, en raison de la qualité extraordinaire de l’air, avait été destiné à l’usage exclusif des marins atteints de tuberculose.

 

Totalement frigorifié, je regagnai ma cabine avec beaucoup de réconfort mais je pressentais déjà que ce départ n’était que partie remise et que je reviendrais passer beaucoup plus de temps sur cette île extraordinaire. « Extraordinaire » : hors du monde, marginale, totalement décalée.

Le soir, au dîner à la table du commandant, tous les convives firent part de leurs impressions. Tous furent de l’avis de Gilbert et s’entendirent pour décrire Ascension en endroit inhospitalier, horrible, hideux, désagréable, poussiéreux, malsain… Ce soir-là, dans mon apprentissage de la langue anglaise, je fis donc le plein d’adjectifs pour désigner l’horreur. Mon vocabulaire anglais ne me permettant pas de répliquer pour révéler l’impression de bien-être qui m’avait envahi lorsque j’y avais posé les pieds, je choisis de me taire.

De retour dans ma cabine, j’essayai de trouver ce que Dad avait écrit sur l’île que sir George Cockburn avait revendiquée au nom de son souverain George III afin d’ajouter ce point fixe dans la structure de surveillance de Napoléon à Sainte-Hélène. L’endroit où les premiers marins s’installèrent prit le nom du roi et le fort qui en protège l’accès par la mer celui de l’amiral ; fort Cockburn. Dans son Napoléon à Sainte-Hélène, je ne trouvai rien. Le lendemain, je lui exprimai ma surprise. Je pensais que si, pendant toute la durée de l’exil, Ascension était devenue le prolongement naturel de Sainte-Hélène, il devait très certainement s’y être passé quelque chose. Gilbert balaya ma suggestion par un seul : « Peut-être, mais tout le monde s’en fiche. »

Les Héléniens

Lorsqu’à Ascension quarante-huit Héléniens – uniquement des hommes – embarquèrent, les deux derniers jours du voyage prirent un tout autre aspect. Ils me permirent de découvrir mes futurs voisins. Et Ascension m’apparut comme un sas d’entrée, une mise en préparation psychologique avant l’arrivée à Sainte-Hélène.

Car à Ascension et durant les quarante heures de voyage en mer qui séparent les deux îles, nous étions comme déjà physiquement arrivés à Sainte-Hélène, en attente du débarquement. Durant les treize premiers jours, les seuls Héléniens à bord furent ceux qui s’en revenaient de Grande-Bretagne et, pour avoir visité la mère-patrie, devenaient de facto l’élite de l’île. Ce n’était pas le cas des nouveaux embarqués qui furent logés sur le pont supérieur, normalement réservé aux passagers amateurs de farniente ou de bains de soleil. La mixité raciale parut troublante au campagnard picard que j’étais resté : les traits chinois, africains et européens étaient représentés. Cette variété ethnique donnait à chacun d’entre eux un type unique, déconcertant. Leurs singularités me les rendaient attrayants au point d’en vouloir dessiner les visages.

 

Durant deux nuits, les très inconfortables chaises longues métalliques rouillées devinrent des lits de camp, alignés comme dans un dortoir militaire, pour les nouveaux venus. Une armature improvisée fut recouverte de bâches en plastique, donnant à l’ensemble du bateau une allure de boat people.

Dès la première soirée, je parvins à sympathiser avec deux Héléniens, David et Tony, qui m’en apprirent plus sur l’île en une soirée que tout ce qu’on m’en avait dit à bord les jours précédents. Les deux garçons, qui venaient de passer dix-huit mois à Ascension où ils avaient travaillé pour la base de la RAF (Royal Air Force), étaient impatients de revenir à Sainte-Hélène retrouver leurs familles respectives. David ressemblait à un Latin. Il avait un fils de trois ans qui, parce qu’engendré à la suite d’un flirt lorsqu’il était âgé de dix-sept ans, avait été confié à la mère de son éphémère amoureuse partie travailler aux Malouines. Quant à Tony, physiquement il avait gardé de ses ancêtres africains la force du visage et des Européens le dessin de son corps ainsi que ses grands yeux verts. Il avait passé son enfance à Sainte-Hélène, élevé par sa grand-mère car ses parents travaillaient pour la radio britannique BBC à Ascension – la BBC entretenait une importante station de relais destinée à couvrir le continent africain voisin – où les contrats de travail rendaient difficile la présence des enfants. À dix-neuf ans, il était déjà le père de deux petites filles, nées à l’occasion de deux aventures vécues à quinze et dix-sept ans. Comme pour le fils de David, une d’entre elles avait été confiée aux parents de la très jeune mère, elle aussi partie travailler aux Malouines.

Les deux jours passés à bord du RMS St. Helena avec Tony et David me permirent donc d’appréhender ce que pouvait être la société hélénienne. Et mirent à mal mes notions héritées d’un catholicisme intolérant.

Alors que nous venions tout juste de nous rencontrer, je fus séduit par leur franchise naturelle, leur façon de parler sans jamais porter le moindre jugement moral sur quoi que ce soit. À leur contact, nombre de mes certitudes volèrent en éclats. Ils se livrèrent à moi sans pudeur, sans crainte, sans restriction. Je fus sous le charme en espérant pouvoir, un jour, jouir d’une semblable liberté. Pour cela, j’avais bien du chemin à parcourir : jeter aux orties ma carapace d’adulte rationnel et parvenir, comme je le fais aujourd’hui en rédigeant ce récit, à raconter ma vie avec transparence, n’entrait pas encore dans mes pensées.

 

Sur le pont, la musique country jouée à pleine puissance irritait la plupart des voyageurs qui, depuis leur embarquement à Avonmouth, avaient pris leurs marques dans l’espace réduit du bateau. Le fait que le pont extérieur leur fût supprimé les agaçait. A contrario, les Héléniens embarqués à Ascension n’avaient pas le droit d’occuper la Stern Gallery. Une tension était largement perceptible ; il suffisait du moindre incident pour que les passagers prissent à partie ceux qu’ils ne désignaient que par des « eux » prononcés de manière méprisante. Avec talent et toujours la même aisance, Geoff parvenait à calmer les ardeurs.

L’appropriation du pont extérieur et la limitation des espaces de circulation me permirent en tout cas de mieux appréhender la société hélénienne, tant elles mettaient en exergue les appartenances sociales qui coïncidaient souvent avec les origines raciales. À bien y réfléchir, ce ne fut qu’à ce moment du voyage que je me rendis compte que cette forme d’apartheid s’était naturellement imposée aux Héléniens à bord depuis l’Angleterre. Bien qu’ils aient théoriquement accès à toutes les parties du RMS St. Helena, ils ne s’asseyaient jamais à la galerie arrière mais uniquement dans celle qui était située à l’avant, où se trouvait l’unique bar.

En résumé, la Stern Gallery était quasiment réservée aux fonctionnaires et voyageurs blancs. Une exception, cependant, à cette règle non énoncée : ceux qui, comme la femme de John, avaient changé de classe par mariage. Pareillement, Gilbert n’apprécia pas trop mon rapprochement avec David et Tony. Je m’en rendis compte lorsque, la veille de notre arrivée à Sainte-Hélène, nous avions fini tous les trois dans ma cabine plus confortable que le pont supérieur sous les bâches battues par le vent. J’encaissai sa première réaction verbale qui m’amusa plus qu’elle ne m’affecta. « Qu’est-ce que tu fais avec cette racaille. Je te l’interdis. » Il dut s’en rendre compte car ce fut la dernière fois qu’il eut vis-à-vis de moi ce genre d’attitude. Tout comme j’appris ses limites, il découvrit les miennes.

Premiers pas à Sainte-Hélène

À l’aube du 28 novembre 1985, après quinze jours de navigation instructifs et décalés, j’aperçus la silhouette nord de l’île. Blasé par ce voyage et cette approche par la mer, Dad resta dans sa cabine alors que Tony et David couchaient à même le sol dans la mienne. Bien que ce fût la première fois pour moi, il me semblait avoir déjà vu Sainte-Hélène tant elle était fidèle aux descriptions que les membres de l’équipage du RMS St. Helena, Gilbert, les passagers du RMS et les Français qui voyageaient avec Napoléon en avaient faites. Un sinistre, lugubre et solide blockhaus émergeant des flots.

 

Nous arrivâmes par le versant nord, c’est-à-dire directement sur le port de l’unique ville, Jamestown. L’île, qui m’apparut d’abord comme une simple ombre à l’horizon, grossissait au rythme de notre approche. Je ne ressentis ni l’apaisement et l’impatience que j’avais eus à l’approche des Canaries, ni l’impression de plénitude et de bien-être savourée à l’apparition d’Ascension.

L’entrée à Sainte-Hélène fut sombre, mélancolique et pleine d’appréhension pour un séjour qui devait durer six mois. Alors que je contemplais cette forteresse médiévale comme j’avais regardé celle de Péronne ou imaginé celle de Ham, avec des tours et des remparts crénelés, John vint vers moi et se mit à me réciter les premières phrases de la fameuse ode à Sainte-Hélène : « Paix à toi, île de l’Océan ! Salut au souffle de ton rivage, salut à tes flots. Voici l’Océan qui vient ceindre de son écume, comme d’une blanche couronne, tes écueils révérés. »

Ses allures de colosse barbu et son accent d’un anglais que seuls les acteurs élisabéthains savent si bien saccader donnèrent à ces mots un éclat qui me permit de mieux appréhender le moment et de dissiper l’effroi provoqué par cette première apparition. Nous nous étions tant rapprochés du noir donjon marin qu’il s’était transformé en un enchevêtrement de retranchements, de bastions, de citadelles, de murailles de basalte. L’île, depuis toujours escale des flottes sur la route des Indes, ne disposait pas de port, et même pas de quai au long duquel les bateaux auraient pu s’amarrer. Une fois l’ancre jetée dans la baie, la sirène du RMS St. Helena retentit. Nous étions arrivés à Sainte-Hélène.

 

Comme à Ascension une barge amarra à couple presque immédiatement à tribord. Tony et David m’avaient dit que Gilbert n’était uniquement connu sur l’île que par un surnom : THE Frenchman (LE Français dont l’article défini devait être prononcé avec emphase) et qu’il était considéré comme l’un des personnages les plus importants, juste après le gouverneur. J’allais très vite me rendre compte que cela était fondé.

Nous n’eûmes par exemple pas à subir les lenteurs des services de l’immigration et des douanes qui étaient montés à bord. Non… nous fûmes les premiers passagers à descendre l’échelle de coupée suspendue le long de la paroi tribord des œuvres vives du RMS St. Helena. Geoff avait mis à notre disposition deux hommes de pont pour nous aider à réaliser ce qui ressemblait plus à un déménagement qu’à un débarquement puisque avec nous descendirent toutes nos valises, la malle métallique et d’innombrables cartons de victuailles congelées ou réfrigérées ainsi que les bidons d’huile d’olive achetés aux Canaries. Avec les deux marins, Gilbert et moi fûmes les seuls passagers à bord du premier canot.

 

De loin, je vis que le quai était noir de monde. Une foule compacte endimanchée. À quelques mètres du débarcadère, Dad fit un signe de la main à deux hommes qui attendaient à côté d’une vieille Land Rover. Je devinai qu’ils étaient deux de ses employés. Mettre pied à terre était une opération bien moins périlleuse qu’à Ascension car le débarcadère n’était constitué que de trois marches en pierre qui menaient à une minuscule plate-forme bétonnée, elle-même reliée à une surface plane où les pêcheurs entreposaient leurs prises du jour. Les employés nous accueillirent en aidant d’abord Gilbert à descendre, puis les deux marins à décharger du canot bagages et victuailles. Un policier vint saluer Dad au nom du gouverneur et lui proposa l’aide de ses hommes pour porter ses bagages.

Après être monté en haut des marches rendues glissantes et empuanties par le sang et les entrailles des poissons et mammifères marins, slalomant entre les corps de marsouins dont les pêcheurs avaient coupé les têtes qui gisaient à même le sol, et, après avoir enjambé quelques rouleaux de cordages, Dad me présenta d’abord au plus âgé des deux hommes dont il ne me donna que les surnoms : Capitaine Williams, le chauffeur puis Gurnet, le jardinier. Sans que je sache si ce fut mon imagination ou pas, j’avais l’impression que la foule cantonnée derrière des barrières improvisées m’observait. Je n’avais jamais ressenti une telle pression des regards sur ma personne. Littéralement, je me sentis scruté.

Je montai dans le véhicule avec un réel soulagement. La vétusté de sa carrosserie contrastait singulièrement avec le traitement de faveur auquel nous avions eu droit pour débarquer. Le policier ouvrit un passage au travers de la foule, et nous partîmes pour… Longwood.

 

Coincé sur la banquette à deux places de la Land Rover entre Gilbert et le Capitaine Williams, totalement égaré, je ne prêtai pas la moindre attention à l’unique bourgade de l’île nommée Jamestown. Je ne recommençai vraiment à retrouver mon sens de l’observation que lorsque le véhicule dut s’y reprendre à trois fois pour négocier un virage en épingle à cheveux sur une route fortement inclinée. Nous montions à Longwood et j’étais bien serré entre les deux hommes lorsque la route, bordée d’aloès et de lantanas en fleur, m’apparut enfin. Bien que ne pouvant que regarder devant moi, je me trouvai instinctivement attiré par une montagne d’une forme élégante, toute en courbes féminines. Je l’indiquai à Gilbert. Il me répondit qu’il s’agissait du Flagstaff, au bas duquel les régiments militaires campaient du temps de Napoléon.

Au fur et à mesure que nous montions, la température baissait et le bleu du ciel s’altérait pour devenir blanc lorsque nous franchîmes le poste de garde, la Longwood Gate qu’il fallait passer, comme du temps de Napoléon, afin d’accéder à l’enceinte de Longwood. Une grande route linéaire nommée Longwood Avenue s’offrit alors à nous. Son tracé rectiligne contrastait violemment avec tous les chemins sinueux que nous venions d’emprunter depuis les quais de Jamestown. Au bout de l’avenue se trouvait un portail blanc à deux battants qui, comme par enchantement, s’ouvrit à notre apparition. Des enfants, pieds nus et attifés de vêtements me rappelant ceux que je portais dix ans plus tôt en entrant au collège de Nesle et dont j’avais honte, semblaient avoir pris l’habitude de servir de portiers en échange d’une pièce que Dad leur donna par la fenêtre du véhicule.

Assoupie sous le soleil des tropiques, Sainte-Hélène, pas encore sortie de son ère coloniale, m’apparut d’emblée comme un monde à la fois suranné et enchanteur.

La maison des illusions

J’étais enfin arrivé à destination. Par le portail que nous avions franchi, nous accédâmes à un sentier qui semblait avoir été creusé dans une masse végétale sombre et compacte créée par des pittosporums auxquels d’immenses araucarias servaient d’armature. Je mis à l’épreuve mes connaissances en botanique et ressentis une certaine fierté de pouvoir reconnaître un grand nombre d’espèces végétales normalement cultivées sous serre en France.

Au bout de ce tunnel, la lumière était si intense qu’elle semblait nous happer. Après un très bref aveuglement, Longwood House m’apparut comme une braise sortie du feu, d’un rouge sang que le soleil rendait incandescent. Sur le bateau, Dad ne faisait donc pas une quelconque figure de style purement littéraire en disant que l’ultime maison de Napoléon était une flamme au sommet d’un volcan éteint. Comme un magicien, il était parvenu à recréer cette impression de feu, d’un brandon incandescent.

 

Durant la demi-heure qu’avait duré le trajet entre Jamestown et Longwood, Gilbert m’avait expliqué qu’à Sainte-Hélène tout le monde recevait de manière quasi systématique un surnom. Ainsi, pour le Capitaine Williams, si Williams était son nom de famille, son véritable prénom était Derek. Son premier sobriquet avait été « Bas du cul » (short ass) en raison de sa petite taille et de ses jambes trop courtes, mais, lorsqu’il atteignit les cinquante ans, il se mit en tête de construire un bateau pour aller à la pêche. Dix ans plus tard, le bateau fut achevé mais n’alla pas plus loin que l’avant de sa maison. Pour cet exploit, il fut promu ironiquement au grade de capitaine. J’interrogeai aussi Gilbert sur la signification du pseudonyme du jardinier : Gurnet. Il me répondit que si son vrai nom était Hermon Thomas, les Longwoodiens l’avaient ainsi désigné en raison de sa façon de parler qui lui donnait l’apparence du poisson qu’on nomme gurnard en français (ou gurnet en anglais) lorsqu’on le sort de l’eau.

 

Je fus soulagé de descendre du véhicule où j’étais très inconfortablement assis. J’aurais souhaité, comme Gurnet, m’installer dans la benne de la camionnette mais je sentais que cela eût été très mal accepté par Dad, qui concédait une place essentielle au respect des classes sociales et à ses expressions. Il accordait une importance démesurée non pas à la place que l’on tient réellement dans la société mais au regard que l’autre porte sur vous. L’appréciation publique et les apparences étaient ce qui comptait. La réalité se devait d’être cachée, enfouie sous des masses de fausses informations contradictoires. Il avait adopté pour lui-même et pour ses fonctions professionnelles le principe : pour vivre heureux, vivons cachés. Et comment mieux se cacher qu’en se réfugiant derrière une réputation qui reposerait seulement sur des on-dit ?

Durant ce séjour, j’entendis les rumeurs les plus folles, lesquelles parfois se retrouvaient publiées comme autant de vérités par des journalistes sensibles à l’anecdote et à l’extravagance. Gilbert apparaissait dans la presse anglaise tantôt comme un dandy, un excentrique distingué ou un esthète. Les qualificatifs qu’on lui attribuait concernaient les habitants qui, selon lui, auraient passé leurs vies « entre libations, fornications et dévotions ». Ces mots d’esprit furent répétés jusqu’au Parlement britannique, auxquels un député crut bon d’ajouter qu’il n’était pas surpris que ce résumé émanât d’un Français, seul – toujours selon lui – capable de fornications après les libations. Un autre journaliste alla jusqu’à publier que Gilbert Martineau avait voyagé jusqu’en France avec le cadavre de sa mère morte à Sainte-Hélène plongée dans un baril d’« un des meilleurs cognacs qui se puisse ». On le présenta aussi comme un misanthrope, un homme blessé, impassible avec une expression inentamable et endurcie. À Ars-en-Ré, il était un écrivain, un historien, un érudit… à Sainte-Hélène, le maître des illusions, un mystificateur qui s’amusait à se mystifier lui-même.

 

La réalité ne fut dévoilée que bien plus tard par Jean-Paul Kauffmann, qui, le premier, comprit que cette apparence traduisait le profond désarroi de ne pas avoir pu être l’écrivain que Gilbert aurait rêvé devenir. Les années consécutives à la Seconde Guerre furent celles de toutes les illusions : les chèques en bois étaient honorés, celui qui n’avait pas un sou en poche pouvait prétendre être millionnaire sans être contredit, n’importe qui passait pour un grand romancier sans avoir écrit un seul livre. Il régnait alors dans la vie de tous les jours, les arts, la littérature, la musique, une liberté qui n’était pas encore entravée par des lois, des règlements, les vérifications instantanées de l’information par l’Internet. Homme de son temps, l’auteur puis l’historien Gilbert Martineau, sans avoir jamais rencontré le succès auquel il aspirait, jouait à être un grand écrivain à succès retiré du monde. Sa vie composée, même si elle pouvait paraître être un miroir aux alouettes, m’apparut vite comme une gageure, un défi. Hors du monde, à Sainte-Hélène, Dad se construisit une image qui devint sa plus belle création. Il se voulut prodigieux. Il le devint comme un magicien compose un spectacle. Il avait fait de même avec le logement où il habitait seul depuis cinq années et qui correspondait aux appartements où cohabitaient les compagnons d’exil de Napoléon, à l’exception de la famille du grand maréchal Bertrand qui demeurait dans une maison voisine.

 

Sur le perron, les employés de maison nous attendaient debout, en rang, avec des uniformes, les bras pendant le long du corps. Gilbert me les présenta dans un ordre très protocolaire : tout d’abord le vieux majordome à son service depuis plus de vingt ans, Percy Williams, puis la gouvernante Sheila Henry dite Loulou, la chambrière Iris Stevens et enfin Kevin Crowie, le boy ou valet.

Le chauffeur Capitaine Williams alla chercher l’aide des deux autres jardiniers pour décharger la camionnette. De nombreux produits étant surgelés, il fallait se presser car les cartons étaient sortis du réfrigérateur du bateau depuis déjà plus d’une heure, et il faisait terriblement chaud. Je vis alors arriver clopin-clopant Alfred Thomas, nommé plus simplement Alfie, et George Benjamin, surnommé Chicks (poussins), qui, portant un uniforme bleu et or, avait plus l’apparence d’un garde républicain à l’entrée d’un ministère parisien que d’un responsable de l’entretien immobilier.

Cette domesticité et ce train de vie désuet me mirent d’un coup mal à l’aise. Non pas par une quelconque conviction politique gauchisante, mais plus prosaïquement parce que c’était un monde dont je ne connaissais pas les règles. Et puis je ressentis l’impression d’être scruté, la même que celle éprouvée sur le quai au débarcadère. Je compris alors pourquoi David et Tony, à bord du RMS St. Helena, lorsqu’ils avaient appris que j’étais le fils de Gilbert, m’avaient immédiatement situé en haut de l’échelle sociale. Au premier abord, il leur semblait suspect que je passe des heures à discuter avec eux de leurs vies à Ascension et à Sainte-Hélène, mais, en révélant ma filiation, j’avais acquis à leurs yeux une légitimité nouvelle.

 

Pendant que le Capitaine Williams, Gurnet, Chicks et Alfie s’affairaient à ranger les victuailles, Kevin, sous l’autorité du vieux Percy, s’occupa des bagages – à l’exception de la malle métallique qui disparut dans l’arrière-cuisine avec les bidons d’huile d’olive. L’appréhension que je ressentis en pénétrant dans cette maison, qui m’apparut comme une survivance de celle que décrit Jane Austen, s’amplifia davantage lorsque j’entrai dans les logements de fonction du conservateur à Longwood House. Dès la petite pièce d’entrée, je fus affligé par la lumière blafarde et par l’odeur âcre de cire moisie, d’eau croupie et de produits insecticides mélangés qui enténébraient les lieux.

Sans oublier ces effluves entêtants dont je ne parvenais pas à identifier l’origine, qui achevaient de donner à l’ensemble une impression d’insalubrité.

Tout comme la vieille Land Rover jurait avec le traitement de faveur réservé à Gilbert lors du débarquement, l’intérieur malsain de cette maison me sembla incompatible avec la domesticité de la propriété… voire en totale discordance.

 

De la petite pièce d’entrée, Iris m’indiqua le corridor qui menait jusqu’à ma chambre située au rez-de-chaussée. La peinture verte de ce couloir étroit était écaillée et les murs recouverts de salpêtre. Iris m’avertit de faire attention au carrelage : parce qu’il était constitué de faïence des années 1930 mal jointes et avait été posé sur des épaisseurs différentes, les bords des petits carreaux jaune clair et blanc se révélaient extrêmement coupants.

On ne pouvait accéder à ma chambre qu’en traversant une salle de bains aux murs recouverts de petits carreaux bleus comme on en voyait dans les appartements des années 1960. Le sol s’ornait des mêmes faïences hétéroclites que le couloir. Ma chambre était celle qui, autrefois, avait servi au comte de Las Cases. On avait recouvert son sol en terre battue d’une moquette rouge lorsqu’elle avait été rénovée dans les années 1930. Iris me prévint que l’absence de dalle de béton rendait très difficile le nettoyage de la pièce, celle-ci étant toujours poussiéreuse, voire boueuse lorsqu’il pleuvait un peu trop. Je ne réagis même pas à ce que je découvrais, me contentant d’enregistrer dans mon cerveau embrumé les informations. Kevin avait déjà déposé mes sacs sur l’un des deux lits. La chambre se situait plein sud – ce qui, dans l’hémisphère Austral, était l’orientation la plus froide – et n’avait pour tout sanitaire qu’un lavabo en plastique jaune.

 

Je demandai à Iris de me faire visiter le reste de la maison. Avec elle, je sortis de la pièce en traversant à nouveau la salle de bains dotée du minimum. Elle me précisa qu’il n’y avait ni eau chaude, ni douche. Les toilettes jouxtaient la pièce. On retrouvait alors le couloir.

À droite se trouvait le bureau de Gilbert qui, du temps de Napoléon, servait d’appartement à l’officier d’ordonnance. Cette pièce disposait d’une porte vitrée qui donnait sur le jardin, à l’endroit exact où nous étions descendus du vieux véhicule. Les appartements privés de Gilbert, qui jouxtaient son bureau, étaient constitués de trois pièces : une au rez-de-chaussée communiquant directement avec son bureau par une petite porte, et deux à l’étage ; une servant d’antichambre et une autre de chambre à coucher où avaient été installés le lit du comte et de la comtesse de Montholon, une des méridiennes de Napoléon, un miroir de la comtesse Bertrand.

En redescendant au bureau et en reprenant le couloir, je retrouvai la petite pièce d’entrée qui permettait d’accéder au salon du baron Gourgaud (que Dad utilisait comme salle de vidéo) et aux appartements de la famille de Montholon, convertis de leur côté en bibliothèque et en salon pour prendre le café. De cette dernière pièce, on avait accès à l’appartement du docteur O’Meara, transformé en salle à manger, et aux cuisines constituées de trois pièces : la cuisine à proprement parler, avec fourneau Aga à anthracite qui chauffait sans discontinuer, la réserve qui fermait à clé et la salle de rangement par laquelle on devait passer, en sortant, afin d’accéder à la lingerie. Ce fut lorsque j’entrai dans la cuisine que je compris la nature de l’odeur que je n’étais pas parvenu à identifier : il s’agissait de la fumée du charbon qui brûlait en permanence.

 

Je remerciai Iris de la visite guidée et m’en allai rejoindre Gilbert, qui ne semblait pas se rendre compte combien il pouvait être difficile de trouver une place à soi dans un endroit constitué d’émanations du colonialisme, de prétentions, d’apparences et d’inconfort. Tout concourait à me mettre mal à l’aise. Mais lui était occupé à remettre en état les pièces constituant son intérieur. La première chose qu’il fit, en arrivant, fut de sortir d’un coffre-fort incrusté dans un mur, un immense trousseau de clés. Geste accompagné de la remarque qu’« avec tous ses employés il se devait de tout enfermer ». Je compris seulement plus tard que lorsqu’il disait « tout », il voulait vraiment dire tout, de la cire aux produits dont toute cuisinière a besoin au quotidien comme le sucre, le lait et le sel. De toute évidence, n’accordant pas la moindre confiance à ses serviteurs, sa vie, à Longwood, semblait se transformer en continuel jeu de clés. Alors qu’il s’affairait à sortir des caisses une multitude d’objets de décoration – parmi lesquels une centaine de petits chiens en faïences diverses, des chinoiseries, des verreries, des ivoires –, il fut sans cesse sollicité. À chaque fois, il se rendit à la réserve et fournit ce dont la cuisinière, le majordome ou la lingère avaient besoin. Au goût du secret qu’il affectionnait, il ajoutait la suspicion.

Ce qui me surprit le plus, en le regardant se réinstaller, fut de le voir extraire de la malle une quantité impressionnante de cadres avec photographies dédicacées de personnalités composites qu’il installa sur les rayons de sa bibliothèque. Ainsi les princes Philip et Andrew côtoyèrent Rosemonde Gérard et son fils Maurice Rostand, Pierre Clostermann, Jean Cocteau, le duc de Veragua Cristóbal Colón, Leurs Altesses Impériales le prince et la princesse Napoléon, Charles de Gaulle, le prince Rainer von Hessen, etc. À travers cet étalage relationnel, Gilbert se mettait en scène. Ne parvenant toujours pas à m’habituer à l’odeur et à trouver mon espace, je me dis que ces célébrités n’étaient pas de trop pour cacher la misère de cette maison et, ainsi, s’illusionner !

 

Dépité par cette première impression, je sortis dans les jardins. Où je tentais de me rassurer en répétant – comme pour mieux m’en convaincre – les points positifs à tirer des six mois de mon séjour à venir : avancer dans mes cours d’agronomie et apprendre l’anglais. L’objectif de Dad – me mettre le pied à l’étrier pour prendre sa suite à Sainte-Hélène – m’apparut comme une bien mauvaise idée.

Iris sortit m’avertir que les déjeuners seraient servis tous les jours à treize heures. J’allai dans ma chambre et commençai à vider mes trois sacs. De la penderie en bois que j’ouvris s’exhala une odeur de moisi que je n’avais jamais humée. À Voyennes, vivant à côté des marais, j’avais pu acquérir une bonne expérience de l’humidité mais là, dans cette pièce dont le sol en terre battue était recouvert d’une moquette qui pourrissait, j’expérimentais quelque chose de nouveau. C’était comme d’avoir à vivre dans une tombe creusée à même la terre humide. Les étagères étaient recouvertes de mildiou qui teintait le bois d’iroko en blanc. Je me souvins alors que nous étions en été et m’interrogeai, inquiet, sur ce que pouvait bien être un hiver à Longwood… En me rassurant illico : de toute façon, je serais parti d’ici là.

Oui, vraiment, il avait fallu beaucoup de talent à Gilbert Martineau pour faire illusion et laisser croire que cette masure ressemblait à un bâtiment prestigieux, voire jouant le rôle de résidence diplomatique. Sa capacité à vivre dans l’inconfort me parut subitement des plus surprenantes. Car il ne paraissait pas une seconde affecté par les odeurs de renfermé, les moisissures, l’insalubrité intrinsèque des bâtiments. L’absence de douche fut, quant à moi, l’élément de confort qui me manqua le plus. La seule possibilité de nous laver était un bain hebdomadaire pris dans une eau noirâtre chauffée par un geyser alimenté de morceaux de bois et vieux journaux.

Le Sainte-Hélène de Gilbert Martineau

Le déjeuner était donc servi à treize heures. Iris assurait le service de la table, rythmé par une petite cloche de cuivre que Dad faisait retentir à chaque étape du repas. Totalement égaré dans ce nouvel environnement, je me contentais d’observer en m’imposant l’apparence d’un flegme qui permettait à mes silences de ne pas être travestis comme la marque de l’ennui ou de la contrariété. Je n’avais pas perdu le goût du mutisme. Comme depuis le premier jour de notre rencontre à l’hôtel des Vikings au Havre, je laissais Dad interpréter un rôle bien rodé. Et suspectais qu’il avait encore nombre de scènes à jouer.

Je ne me trompais pas.

 

Lorsque nous étions tous les deux, nous déjeunions dans le salon Montholon. Une table ronde autour de laquelle six personnes pouvaient s’asseoir était placée à un angle de la pièce, près d’un gros poste de TSF permettant d’écouter la radio locale, appareil surmonté d’une autre radio presque aussi volumineuse destinée à capter les ondes courtes et plus particulièrement Radio France internationale.

Gilbert, fixé sur son passé, vivait à Longwood dans des souvenirs qu’il ne dévoilait que par bribes, histoire de conserver le droit de les embellir par quelques négligences factices. Ainsi, il me livra les motivations l’ayant conduit à postuler à Sainte-Hélène.

 

Tout avait commencé durant ses années de réserve militaire. Des années durant lesquelles il avait consciencieusement accompli ses périodes de formation en qualité d’adjoint à l’officier archiviste (en 1949), de navigateur aérien (en 1951) et maritime (en 1952). Il était devenu, dans la réserve, le 11 mai 1945, enseigne de vaisseau de seconde classe puis de première classe le 11 mai 1949. À compter du 1er janvier 1954, il avait été nommé, en activité de service, chef des services généraux et des opérations à la base aéronavale d’Aspretto. Le 21 juin 1954, pour ses années de service durant la Seconde Guerre, il avait reçu la croix de guerre.

L’événement qui allait marquer un tournant dans sa vie fut l’enterrement du couple impérial à Ajaccio en 1955. Il s’agissait de Clémentine Albertine Marie Léopoldine, princesse de Belgique, et de son mari, le prince Victor Napoléon dont on avait transféré le corps à cette occasion, tous deux inhumés dans la chapelle impériale. Défilant avec les militaires dans les rues d’Ajaccio, Gilbert se prit soudain d’une passion pour l’histoire napoléonienne. Et commença à s’intéresser au terrain de Campo dell’Oro, enclave concédée à la Marine nationale en raison de l’importance des surfaces suffisantes pour recevoir une formation de l’Aéronautique navale.

Sur la côte à l’embouchure du Prunelli, face au golfe d’Ajaccio, à l’entrée nord de Porticcio se dressait la tour de Capitello. Et Gilbert ne put que déplorer le mauvais état de l’édifice. Avec l’aide de marins volontaires recrutés sur sa base militaire, il entreprit de la restaurer. Mais il fallait obtenir au préalable la permission d’engager officiellement les démarches administratives en vue de légaliser l’occupation des lieux. Or, le préfet maritime de la région ne lui accorda cette autorisation de louer et d’occuper (à titre précaire et personnel) la batterie et la tour de Capitello que le 27 juillet 1957. À cette date, il était déjà arrivé à Sainte-Hélène où il avait débarqué pour la première fois le 5 décembre 1956.

 

Depuis cette date, patiemment, il parvint à se créer, dans une demeure pourtant inhospitalière, une image fantasque et occulte. Comme dans un miroir, il aperçut lui aussi ce personnage fictif. Il contempla sa propre réflexion et l’aima plus que de raison. Il y vit le sceau de Rimbaud : « Car Je est un autre », narcissisme que je mets sur le compte du grand nombre d’années durant lesquelles il avait vécu, seul, dans cette enfilade de pièces chargées d’histoire qu’était Longwood House.

Très rapidement, je compris qu’il souhaitait vivement que je fusse séduit par ce qu’il estimait être un grand train de vie. Mais, pour ne point paraître le penser, je ne souhaitais pas qu’il sût ce que je ressentais réellement, à savoir combien cette maison me semblait malsaine, combien cette domesticité me paraissait incongrue. Lorsque je l’avais rencontré six mois plus tôt, j’étais sauvage. Il avait voulu m’apprivoiser. Il pensait que son monde fantastique pourrait être ma cage. Eh bien, il s’était trompé. Il aurait fallu qu’il fît mieux que cela à l’homme ombrageux que j’étais : il eût fallu qu’il me domptât.

 

Comme pour mieux masquer mon trouble à devoir vivre dans cette maison pendant encore six mois, je lui posai des questions en rapport avec son Napoléon à Sainte-Hélène, dont j’avais achevé la lecture. La vallée du Pêcheur où l’Empereur rencontra des fermiers ; les histoires de la Nymphe et du Bouton de rose ; la première maison des Bertrand à Hutt’s Gate, la vie quotidienne des militaires.

À Sainte-Hélène, les échappatoires ne manquaient pas. J’allai même jusqu’à aborder sa vie sur place et combien il devait s’y sentir seul. Il m’apprit alors que, jusqu’en 1979, il n’y était pas seul puisque ses parents séjournaient toujours avec lui. Pendant trente années, ils avaient partagé le quotidien de leur fils sur cet îlot lointain. La solitude supposée de Gilbert à Longwood House, celle que j’avais lue dans quelques articles de presse qui le présentaient comme un misanthrope, n’avait donc été qu’un autre de ses tours de magie, une autre pose adoptée pour séduire les quelques visiteurs qu’il retenait souvent à déjeuner ou à dîner.

Une fois, il me fit le récit de la mort de ses parents, disparition qui illustre à elle seule la difficulté qu’il y a de vivre au quotidien sur cette île. Sa mère, Bertha, mourut le mercredi 1er novembre 1978 à vingt-trois heures trente à l’hôpital de Jamestown. Durant les trente années passées sur place, elle s’était créé un réseau relationnel exclusif car elle n’avait jamais voulu apprendre l’anglais, mais les familles et les officiers retirés des défuntes colonies britanniques étaient souvent francophones. Gilbert et son père décidèrent qu’elle serait inhumée dans le cimetière d’Ars-en-Ré. Pour que cela puisse se faire, elle fut embaumée et sa dépouille, déposée dans un cercueil d’acajou, présentée à ses amis à Longwood House du 3 au 6 novembre, date à laquelle elle fut transportée à la morgue afin que le cercueil de plomb nécessaire à son transport par mer soit confectionné. Le premier bateau quitta Sainte-Hélène le 7 mars 1979 et les deux hommes accompagnèrent sa dépouille. Durant le voyage, du 7 au 20 mars, Gilbert ne put que déplorer la rapide déchéance physique de son père, dont la santé périclitait depuis la mort de son épouse. Le RMS St. Helena amarra à Avonmouth le 20 mars par un temps glacial ; tous deux se reposèrent à Southampton au Royal Hotel les 21 et 22 mars, débarquèrent au Havre le 23, dormirent à Cholet et arrivèrent à Ars-en-Ré le 24 dans l’après-midi. Le 25, à sept heures trente, son père vint rejoindre Gilbert pour le petit déjeuner et lui souhaita le bonjour. Ce dernier n’eut pas le temps de lui répondre que la tête de son père tomba en arrière ; il mourut instantanément. Les pompiers ne vinrent chercher le corps qu’en fin de journée. Fernande et Gaston Cazavant l’assistèrent pour organiser la confection de cet autre cercueil, assurer le transport de celui de sa mère (dont le poids compliquait les opérations), aider aux dernières visites, funérailles, etc. Seule consolation : son père voulait être enterré à Ars-en-Ré, ses dernières volontés furent facilitées par le destin !

L’enterrement du couple se fit conjointement. Gilbert retint de cette cérémonie quelques images qu’il me confia : les deux cercueils avec le drapeau français sur celui de son père ; les anciens combattants ; le prêtre qui fit le service en latin ; le cimetière sous la grêle. Trois mois plus tard, Dad retourna à Sainte-Hélène avec l’un de ses neveux prénommé Franck, comme son frère mort pendant la Seconde Guerre en servant le maréchal Pétain.

Cette lugubre histoire ne fut pas de celles qui m’auraient permis de sortir du marasme dans lequel la maison de Longwood m’avait plongé dès ma descente de la voiture. Mais elle m’aida à mieux cerner le monde de Gilbert, ce monde où les exactitudes étaient souvent plus invraisemblables que les fables flatteuses mais banales qu’il composait. Je commençais à le comprendre… et à l’aimer.

Le tabernacle vide de Longwood

Après le déjeuner, Gilbert alla, comme à son habitude, faire la sieste. Iris et Loulou, après avoir rangé la table et fait la vaisselle, baissèrent les stores orange dont toutes les fenêtres orientées ouest des appartements du maître étaient surmontées. La lumière blafarde des pièces intérieures devint sépulcrale.

Dad m’avait prévenu qu’il ne saurait être avec moi durant l’après-midi car il lui fallait impérativement mettre à jour la comptabilité du poste diplomatique dont il avait la charge. Je lui répondis qu’il ne fallait pas qu’il se fasse de souci pour moi et que je comptais aller visiter les appartements voisins, ceux qu’avait occupés Napoléon.

 

Je connaissais de l’Empereur uniquement ce que je venais d’en lire dans le Napoléon à Sainte-Hélène de Gilbert. Toute sa vie avant son départ de Plymouth m’était totalement inconnue. Je n’avais donc du personnage qu’une idée générale, à travers aussi ce qu’en avait écrit Byron, et je savais qu’il avait imprimé sur la France des images de gloire, de grandeur, de prestige, mais aussi de souffrances inégalées. Les qualités propres aux génies.

Les jardins que je traversai pour entrer dans les appartements de l’exilé m’apparurent aussi sombres mais féeriques que les premières images du film Citizen Kane. Même brume, même éclairage blême, même sentiment d’abandon. Je ne garde d’ailleurs de cette première visite qu’un souvenir en noir et blanc. Je retrouvai la pancarte sur laquelle étaient écrits les mots : « No trespassing » (Ne pas entrer). Puis, toujours comme dans cette scène qui ne dure que quelques secondes, une variété de grillages, de grilles et de barrières délimitant des clôtures contenues les unes dans les autres jusqu’à se rétrécir en disparaissant dans les murs de la maison me revint en mémoire. Par ce traveling, le cinéaste évoquait la finalité de la recherche implacable de la richesse et du pouvoir. Fut-ce un hasard ? Gilbert, durant le déjeuner, avait évoqué le souvenir d’une jeune fille de fermier qu’avait rencontrée Napoléon dans une vallée située à côté de cette maison. Son nom était, comme dans le film, Rosebud (bouton de rose).

 

Après avoir parcouru ces jardins abandonnés, je gravis les cinq marches de l’entrée couverte par un treillis en bois dévoré par des lichens grisâtres qui s’accrochaient, telles des barbes de chèvres, sur les croisillons. J’avais retenu de mes cours d’écologie au Paraclet que le lichen était certes un bio-indicateur de la pureté de l’air parce qu’il avait besoin de l’air pour se développer, comme de la lumière et de la chaleur, mais surtout de l’humidité. Pour ce que j’en avais vu durant les cinq heures précédentes, ce dernier élément ne manquait certainement pas !

La porte était, comme dans une église de village, ouverte en permanence. Malgré ma vision en noir et blanc des choses qui persistait, lorsque je franchis le seuil de cette maison, d’une façon presque imperceptible une légère coloration jaune pastel sur les murs réapparut. Le reste demeurait irrémissiblement sépia. L’odeur suffocante des appartements de Gilbert refit son apparition, mais amoindrie, laissant le remugle prendre le dessus.

George Benjamin, alias Chicks, était là, endormi sur une immense table de billard présentée comme un catafalque recouvert d’un drap blanc qui retombait jusqu’au sol. Il avait posé sur ce vaste lit improvisé une paillasse sur laquelle, vêtu de son uniforme de laine épaisse, il faisait la sieste. Je ne le dérangeai pas et le priai de faire comme si je n’étais pas là. Il m’en sut gré et, changeant de côté, reprit son somme. La vaste pièce était très haute de plafond. Quelques meubles et un nombre incalculable de vitrines donnaient à l’ensemble l’aspect d’une brocante. Je me dis que j’aurais bien le temps, avant mon départ dans six mois, d’examiner ces étals en détail. Seuls les deux globes, placés de part et d’autre de la cheminée noire, attirèrent mon attention. Je m’approchai d’eux mais, cachées sous une épaisse couche de vernis opaque, les inscriptions en étaient difficilement lisibles. La seule source d’éclairage de la pièce était celle du jour qui se frayait un chemin au travers des lames des volets. J’entendis alors un petit bruit dérangeant, comme un battement de cœur irrégulier. Après avoir regardé dans tous les sens d’où ce son pouvait provenir, je vis la main gauche de Chicks, par un mouvement régulier du poignet, cogner sans force la table avec une boule de billard, comme le balancier d’une pendule. Je pensai alors que ma présence l’empêchait de trouver le sommeil et me rendis dans la pièce suivante en fermant derrière moi, avec précaution, la porte qui séparait les deux pièces.

 

Plus bas de plafond que la pièce précédente, le salon, bien que disposant seulement de deux fenêtres à guillotine contre cinq plus deux qui encadraient la porte d’entrée, était plus lumineux que la salle du billard. Les volets étant ouverts, les couleurs refirent brutalement leur apparition : le bleu des motifs floraux disséminés sur un papier beige ; le kaki et le rouge foncé des sièges ; le vert du piédestal sur lequel reposait un masque mortuaire en bronze patiné placé entre les fenêtres ; l’or d’une couronne d’immortelles séchées, dont les millions de graines tapissaient le plancher de teck et donnaient une impression de neige artificielle ; la brillance des boiseries recouvertes de peinture Ripolin marron brillant ; les toiles d’araignées que la lumière transformait en fils d’argent. Pas de doutes, j’avais retrouvé mes facultés sensorielles. Sans en connaître la raison, un profond sentiment de tristesse m’envahit lorsque je vis couler du foyer de la cheminée noire de l’eau qui s’était probablement engouffrée dans les conduits. La petite rigole, qu’avec le temps l’eau avait creusée dans le plancher, semblait avoir donné au décor le tempo d’une lente et pernicieuse désagrégation. Elle n’avait pas encore traversé le salon mais elle semblait s’en moquer car elle avait devant elle l’éternité.

Sur le plancher, devant le masque mortuaire présenté comme un monument, était vissée une plaque de cuivre verdie où était inscrit : « Ici est mort Napoléon le 5 mai 1821. » Une superbe araignée mouchetée comme un tigre avait tissé sa toile entre le nez de bronze et les rideaux que le soleil et la lune avaient transformés en lambeaux. L’arachnide semblait vouloir les réparer mais, pour le moment, comme Chicks dans la pièce d’à côté, elle s’était assoupie.

Dans cette pièce, on ne pouvait pas dire que le temps s’était arrêté. Il était à l’image de l’humidité qui exsudait des murs : il dégoulinait avec une nonchalance imperceptible et assurée. Un alchimiste semblait avoir trouvé à Longwood le secret pour harmoniser le temps qui passe avec celui qu’il fait et en composer une unique mélopée. Complainte de l’ennui longwoodien. Lancinante. Napoléon était bien mort dans cette pièce il y avait plus de cent soixante ans, mais l’humidité en avait comme préservé la présence. Cette pensée me glaça le sang et me poussa vers la pièce suivante.

 

L’accumulation de vitrines qui, comme par magie, avait disparu dans le salon réapparut dans la pièce suivante. Il y en avait partout : sur les murs, les dessertes, les tables et même les chaises. Une note punaisée sur le mur indiquait que cette pièce avait servi en un premier temps de salle à manger puis de chapelle où Napoléon assistait régulièrement à des services religieux. Je me souvins des années où j’étais enfant de chœur. Les appartements de Napoléon contenus dans cet agglomérat de constructions qu’était Longwood House m’apparurent alors comme un tabernacle abandonné dans lequel ne serait restée qu’une hostie consacrée sans son ostensoir, ni aucun autre objet liturgique. Les quelques sections de murs laissées libres, sans cadre, ni sous-verre, laissaient apparaître un papier peint rouge brique avec motifs floraux couleur or. Comme dans la salle du billard, je me résolus à ne pas examiner les vitrines d’exposition et me contentai de survoler l’ensemble.

 

La pièce suivante, aux murs recouverts par un tissu blanc, en était, en réalité, deux, séparées par une porte basse. Le visiteur n’avait guère le choix de ses errances car il ne pouvait que se frayer un passage établi entre les vitrines d’exposition. L’ensemble donnait vraiment l’impression d’un déménagement en cours d’exécution.

Commençant à le connaître un peu mieux, j’imputai la mise en scène à Gilbert, qui avait voulu évoquer les lieux lorsque après la mort de Napoléon tous ses objets personnels avaient été inventoriés puis mis en caisse. Les seuls meubles non encore emballés étaient deux lits de camp – un dans chaque pièce – trois tables basses et quelques chaises. Dans la première pièce, un tableau représentait Napoléon par un auteur du début XXe, James Sant, et dans la seconde, un autre le montrait dictant ses instructions au général Gourgaud. Je constatai que, là aussi, les araignées étaient très affairées. Un des lits avait des bras métalliques qui se rejoignaient au sommet ; eh bien, les toiles avaient totalement pris possession des structures, accentuant le sentiment d’abandon des lieux.

Je me mis à sourire en pensant – stupidement – que les déménageurs tardaient vraiment à faire leur travail. Il régnait en tout cas dans ces deux salles une atmosphère d’inventaire après décès. Napoléon était mort mais rien n’était encore décidé car, là aussi, se retrouvaient cette impression de lenteur, ce sentiment de nonchalance, cette apathie généralisée et contagieuse.

 

Je n’étais pas au bout de mes étonnements, tant la pièce suivante se révéla encore plus déconcertante. De toute petite taille, seuls deux meubles y étaient placés. Aucune vitrine. Au contraire, comme pour mieux surprendre le visiteur, le décor y était minimaliste. Les murs, sans aucun cadre, étaient ripolinés beiges avec un tel effet de brillance que l’on se serait cru dans une salle de bains ou une cuisine digne des vieux magazines des années 1950. Pour parfaire cette impression de modernité antinomique, il me semblait que la pièce venait d’être nettoyée au Kärcher ; la preuve, on en était même parvenu à en atténuer le remugle – ce qui relève de l’exploit à Longwood House.

Dans un angle se trouvait la baignoire de Napoléon, enchâssée dans un coffre en bois lui aussi laqué sans vergogne, mais en marron foncé cette fois. Le seul article non recouvert de peinture brillante était une armoire à linge en acajou placée à l’angle opposé, à côté de l’unique fenêtre dont elle grignotait l’espace. Le contraste entre les deux chambres à coucher et la salle à manger m’apparut époustouflant. L’abondance, le désordre, l’obscurité précédaient l’épure, la simplicité, la propreté, le brillant.

 

Les pièces suivantes, si étroites qu’elles ressemblaient à des corridors, étaient meublées de vitrines, contrairement à celles que j’avais remarquées avant, totalement vides.

Bien que je ne me fusse pas intéressé au contenu des précédentes, je trouvai énigmatique cette absence. Je ne retins que le nom des pièces – la chambre Marchand, le cellier, la chambre Piontkowski. L’exposition de vitrines vides me semblait trop ridicule pour ne pas être suspecte.

La dernière pièce, qui avait les dimensions d’une salle ordinaire, était la bibliothèque. J’y retrouvai là exactement les mêmes effluences que celles qui ont pris possession des bâtiments de Longwood House réservés à l’usage privé de Gilbert. Elles me forcèrent à rebrousser chemin.

Dans le sens inverse, je refis la visite, cette fois-ci, au pas de charge. J’ouvris la porte de la salle du billard en essayant de ne pas faire trop de bruit pour ne pas réveiller Chicks encore endormi. Le bienheureux !

 

Je me retrouvai dans les jardins qui, par miracle, avaient récupéré leurs couleurs véritables. Les rhizomes d’une herbe rampante – que je reconnus comme étant le kikuyu – semblaient, comme la moisissure dans les bâtiments, prendre patiemment possession des lieux en étouffant tout sur leur passage pour en devenir le linceul. Je ne savais vraiment pas quoi penser de ma visite.

Pas de contentement. Pas de révélation. Des sentiments mitigés. Le sujet m’était inconnu quelques semaines plus tôt ; je n’avais aucune idée préconçue de ce que j’allais trouver ; a priori, j’avais ressenti cette partie de Longwood House comme étant plus accueillante ou, pour être plus précis, moins décrépie que les appartements que nous occupions, probablement parce qu’elle était exposée nord, c’est-à-dire côté soleil… mais quelle déception.

Quand je sortis de la maison, des sensations d’enfermement et d’oppression, comme guidées par les rayons de lumière qui, par intermittence, parvenaient à percer les nuages, se diffusèrent très lentement en moi. Je ne pouvais plus me leurrer : ce que je découvrais était accablant, désolant, consternant. J’aurais aimé posséder le talent d’un Stendhal ou d’un Byron pour exprimer ce sentiment étrange d’avoir, en parcourant quelques mètres linéaires au travers de sept pièces banales, assisté à un effondrement. Ce fut bien lors de cette première visite que j’entrevis ce que Longwood House pouvait devenir pour exprimer la chute, la désagrégation d’un héros colossal. La médiocrité après la démesure. Le néant après la gloire. Les quelques pas qu’il fallait faire pour traverser les appartements de Napoléon à Longwood m’apparurent comme autant de stations d’un chemin de croix. Ce calvaire augmenté par l’ennui, l’insignifiance, la douleur, l’espoir, semble avoir été rendu savamment interminable à dessein : pourquoi ? Par qui… ? Une chute ne se mesure-t-elle pas par la profondeur du précipice ?

En me posant une multitude de questions, je me surpris alors à me passionner pour le sujet. Je me demandai s’il ne serait pas plus convenable de remettre dans son tabernacle dépouillé les objets liturgiques qui composèrent le martyre de Napoléon à Sainte-Hélène. Redonner à la maison sa mémoire.

 

Durant ce premier séjour, je revins souvent déambuler dans les pièces des appartements qu’avait occupés Napoléon. J’affectionnais particulièrement le faire entre six et sept heures du soir, lorsque le jour tombait aussi brutalement que les températures. Je parvins à décider Gilbert à évacuer un grand nombre de vitrines – celles qui étaient vides mais aussi en regroupant les objets présentés. Et ne fus pas long à m’apercevoir que Dad appréciait que je donne mon avis. J’en ressentis presque de la reconnaissance, heureux de lui rendre une motivation que le temps et les habitudes avaient émoussée.

Shopping en ville et Briars

Gilbert, impeccablement habillé d’une veste de tweed que le vieux Percy Williams avait soigneusement préparée, sortait de l’enceinte de Longwood House trois fois par semaine – les mardi, jeudi et samedi matin de dix à douze heures trente précises – pour aller en ville faire ses courses et visiter quelques relations d’affaires. Chacune de ses sorties était sans imprévu, ni pour lui, ni pour les Héléniens. Capitaine Williams avait préparé sa voiture, devenue légendaire sur l’île puisqu’il s’agissait d’une énorme Ford Mercury Cougar Villager achetée au commandant américain de la base de l’île d’Ascension.

D’un mètre soixante-dix de large sur des routes qui en faisaient rarement plus de deux, ce monstre noir faisait, une fois lancé, effet de piston. Elle fut une des toutes premières voitures de l’île à disposer d’un boîtier automatique. Tous les véhicules venant en face, qu’ils montent ou descendent, reculaient jusqu’à l’aire de croisement la plus proche en la découvrant. L’intention de Gilbert était d’en imposer autant – voire davantage – que le gouverneur, lui qui, dès qu’il franchissait l’enceinte de Longwood House, entrait en représentation. Il en imposait. Les enfants étaient fidèles au poste pour ouvrir et fermer le portail blanc. Parce qu’elle était conçue pour les routes américaines, j’étais assis côté droit, ce qui me parut étrange dans une conduite à gauche, distinction qui n’était pas pour déplaire à Dad.

 

Une fois arrivé en ville, il effectuait un circuit parfaitement rodé. Il avait obtenu des autorités locales une place de parking spécialement réservée dans la cour du bureau de la poste dont les services dépendaient des personnes et non des enseignes. Tommy Benjamin et sa charmante assistante Doris Joshua, de la supérette Greenland de Solomon, étaient les fournisseurs de viande et d’épicerie, importées en gros d’Afrique du Sud ou de la Grande-Bretagne. Tommy avait la lourde tâche de découper les animaux selon les instructions précises de Gilbert, qui les avait lui-même obtenues de son boucher d’Ars-en-Ré. Doris s’était assurée que les articles, listés la semaine précédente et regroupés par ses soins, n’étaient ni périmés ni exagérément coûteux. Le marchand de légumes Micky Benjamin, qui travaillait pour la coopérative agricole, avait mis de côté les légumes et fruits frais du moment. La prévenante serveuse Molly Thomas – la fille du majordome, Percy Williams –, de l’épicerie Thorpe, trouvait toujours le moyen d’obtenir ce que les autres n’avaient pu avoir. Les trois principaux commerçants de l’île avaient chacun leurs réseaux d’agences maritimes et, ce faisant, les articles d’épicerie et de quincaillerie étaient de qualités et de prix variés.

Quant à la femme d’affaires générales la plus dynamique de l’île, Eva Benjamin, elle était celle chez qui Gilbert passait le plus de temps puisqu’elle faisait office de banquière et de secrétaire. Elle réglait toutes les factures et préparait les enveloppes des employés rémunérés hebdomadairement en espèces. Cette fonction de comptable improvisée n’était pas sans intérêt pour elle : ses activités étaient rémunératrices en liquidités de Sainte-Hélène, monnaie utilisable uniquement sur l’île. Elle pouvait ainsi, à moindre coût, approvisionner ses comptes bancaires à Jersey. Réciproquement, Gilbert, en remboursant Eva par transfert bancaire depuis son compte au Crédit lyonnais à Londres, évitait les coûts totalement exorbitants que le gouvernement de Sainte-Hélène pratiquait sur tous les mouvements financiers.

 

Autre point de passage obligé en ville : la poste, qui faisait encore ses choux gras de l’émission de timbres. Gilbert se faisait envoyer d’Angleterre toutes les conserves, livres et vêtements qu’il commandait par l’entremise de catalogues spécialisés.

 

Sur le chemin du retour, qui se faisait entre midi et midi et demi, Gilbert s’arrêtait toujours à un lieu-dit nommé The Briars, situé à la lisière sud de Jamestown. Non seulement le climat, comme en ville, y était beaucoup plus chaud qu’à Longwood, mais aussi et surtout la lumière s’y trouvait intensément plus brillante ou, à dire vrai, moins blafarde. En 1959, Dad avait persuadé Dame Mabel Brookes (née Emmerton), l’une des cinq plus importantes fortunes d’Australie, d’acheter le pavillon où Napoléon avait passé les premiers cinquante-deux jours sur l’île afin de l’offrir à la France. La femme du joueur de tennis Norman Brookes, qui remporta deux Wimbledon avant la Première Guerre mondiale, à l’occasion d’une croisière sur un bateau de l’Union-Castle Line, avait fait escale à Sainte-Hélène deux ans plus tôt. À cette occasion, elle avait rencontré Gilbert, qui venait tout juste de prendre son poste. Elle acquiesça avec beaucoup d’enthousiasme et décida d’acheter la propriété à la compagnie Cable and Wireless dont le principal actionnaire à Londres était l’un de ses meilleurs amis. Comme prévu, elle en fit don à la République française, qui l’accepta.

Autant j’étais subjugué par le climat et l’impression de bien-être qui régnait dans cette vallée, autant le pavillon me parut misérable et ressembler plus à un taudis qu’à une résidence ! De magnifiques jardins en terrasse semblaient y avoir existé, mais il n’en restait plus que des traces. Des traces que seul un botaniste pouvait déceler tant les espèces végétales les plus remarquables se retrouvaient camouflées par d’autres plantes puissamment invasives.

Si je parvins à pressentir le charme que cette maison établie sur une butte avait pu avoir, ce fut uniquement parce que mon imagination était très fertile ; aussi vivace que les mauvaises herbes qui avaient pris possession du site.

Capitaine Williams et Gurnet venaient y travailler trois fois par semaine mais, ne sachant probablement pas par où commencer, semblaient se contenter d’entretenir un sentier en taillant au cordeau des haies de plumbagos bleus. Le comte de Las Cases avait nommé ce chemin l’« allée du Philosophe » car, durant son séjour, Napoléon avait pris l’habitude d’y faire les cent pas, ce sentier tout en pente représentant l’accès principal par lequel les visiteurs se frayaient un chemin à travers la végétation pour pénétrer dans ce qu’il restait de la maison, bâtisse qui, même en état de ruine, avait gardé un charme tropical.

Nous ne restions aux Briars jamais plus qu’un quart d’heure afin d’être à l’heure pour le déjeuner.

 

Les trois repas que nous prenions ensemble à Longwood étaient des moments privilégiés. J’y retrouvais beaucoup de ce que j’aimais chez Gilbert : ses talents culinaires, sa verve, sa prestance, son art des non-dits, son art de vivre, ses blessures, son élégance. Plus les jours passaient, plus mon admiration pour cet homme grandissait. Toutes les mauvaises impressions et les réticences que j’avais eues à mon arrivée s’estompaient lentement.

L’élément de surprise n’opérait plus. Je ne me posais plus de question et acceptais Longwood House pour ce qu’elle était devenue : un reste postcolonial construit sur des illusions dont j’avais la chance de vivre les derniers soubresauts. En prenant pleinement conscience de la chance que j’eus de faire encore, en 1985, l’expérience de la vie coloniale dans un pays de l’Empire britannique, tout m’apparut soudain plaisamment saugrenu et enchanteur. Durant les repas qui furent souvent de longs monologues, je l’écoutais sans l’interrompre.

Gestion coloniale

Pour un étranger à Sainte-Hélène, tout pouvait être extrêmement compliqué, anachronique et hors de prix. En revanche, pour ceux qui parvenaient à y être acceptés, l’île offrait des ressources aussi attrayantes qu’insoupçonnées. Un esprit communautariste avait supplanté un système économique et gouvernemental incohérent et était parvenu à faire d’une utopie un système qui fonctionnait. A contrario, pour un visiteur d’un jour ou un fonctionnaire contractuel, il était abstrus et onéreux de vivre à Sainte-Hélène. La société locale les laissait souvent à sa porte tout en les exploitant sans vergogne, leur faisant absolument tout payer. Seule ombre à cette société : elle était impitoyable envers ceux qui ne pouvaient ou ne savaient vivre en communauté.

Il n’y avait pas de banque. Tous les échanges se faisaient soit en liquide soit sous forme de troc. Administrativement et économiquement, Sainte-Hélène n’était même pas en marge du monde : elle était littéralement mise sur la touche, placée hors-jeu et marginalisée par sa mère patrie, le Royaume-Uni de Margaret Thatcher. Alors que la Dame de fer imposait à son pays un système ultra-libéral, dans ses colonies – le mot colonie était encore utilisé en 1985 – le dirigisme était la règle.

Depuis Londres, la Première ministre imposait un système dans lequel un gouvernement local fantoche exerçait à la fois le pouvoir d’orientation et de décision sur l’économie et la société. L’économie de l’île était planifiée sur des périodes de trois ans avec budgétisations annuelles. Le gouvernement de Sainte-Hélène avait contrôle sur tout : les activités portuaires, les assurances, les services bancaires, et même le plus important réseau de distribution d’alimentation. L’initiative privée était marginale, presque folklorique comme les pubs, le magasin général d’Eva Benjamin ou la pompe à essence de John Musk.

Que ce fussent la monnaie, la fiscalité, la justice, l’éducation, les salaires, les investissements, les affaires sociales ou l’orientation de l’activité économique par l’attribution de crédits et de subventions, tout était édicté par le gouvernement local. Les politiques du commerce extérieur, de la sécurité sociale et de la culture étaient considérées ineptes – ou superflues ; elles étaient totalement absentes, ou, tout du moins, invisibles – dans le paysage économique de l’île. Londres administrait sa colonie plus par obligation que par passion. L’organisation responsable de cette mainmise et de ce bâillon sur Sainte-Hélène au nom du gouvernement britannique était l’ODA (Overseas development agency). Cette agence d’aide au développement à l’étranger cultivait l’art du secret d’État. Sur une île où même les mystères d’alcôve étaient impossibles à préserver, elle s’obstinait à vouloir rendre confidentiel le moindre changement, la moindre décision. Cette confidentialité outrancière fut perçue comme un manque total de confiance envers la population qu’elle administrait.

Indiscrétions

Je m’aperçus que ce qui pouvait ressembler à de la médisance – voire de la calomnie – n’était en fait qu’un bavardage qui ne prêtait à aucun jugement. Les ragots et autres commérages semblaient faire partie du cadre de vie. Pour profiter pleinement de cette oasis océanique, il m’apparaissait comme une évidence qu’il fallait renoncer à se cacher, à simuler ou feindre ; accepter ce principe de base comme première règle (non-écrite) de la collectivité.

Le centre névralgique de propagation des rumeurs était le RMS St. Helena. Ce seul lien avec l’extérieur avait d’ailleurs, comme toutes personnes physiques sur l’île, un surnom : Radio Atlantique Sud. Sainte-Hélène était beaucoup plus isolée qu’au temps de Napoléon. À son époque, rares étaient les jours sans qu’un bateau fît escale dans la baie de Jamestown où étaient ancrés deux ou trois voiliers en rade, apportant leur lot de marchandises de tous les comptoirs de la HEIC (Honorable Compagnie britannique des Indes orientales). J’avais lu dans quelques récits de marins de la compagnie que, pour protéger son intimité, rien n’était plus efficace, au temps de la marine à voile, que de faire un étalage du Moi privé et public, de raconter dans les moindres détails ses exploits de toutes natures. En faisant ainsi la preuve de leurs singularités, et en posant des limites fictives aux autres, les hommes se protégeaient eux-mêmes et supportaient mieux la promiscuité de la vie à bord des bateaux. Sainte-Hélène m’apparut comme un des voiliers à bord duquel ce principe de l’étalage du Moi était une nécessité, l’essence même de la vie en petite communauté car fondamental pour établir une relation de confiance mutuelle.

 

Je m’étonnais que Gilbert, pourtant officier de la Marine nationale, ne semblât pas vouloir accepter cette règle commune. À Sainte-Hélène, il dépensait une formidable énergie à tout dissimuler, comme par principe. Il ne faisait confiance à aucun de ses employés, à aucune personne sur l’île. Ce faisant, comme beaucoup d’autres expatriés, il était devenu l’objet d’allégations, de rumeurs folles et se promenait toujours avec son lourd trousseau de clés. Il maudissait cette île, aussi, pour cela.

Trois mois après être arrivé, je le voyais déjà se renfrogner, s’emporter pour des futilités ou de simples suspicions. Il ne tolérait aucune intrusion et s’encolérait lorsqu’une personne, même bien intentionnée, m’interrogeait sur ma famille, mes études en cours. Comme je l’avais déjà pressenti à Ars-en-Ré, la rumeur qui lui était la plus difficile à gérer fut celle qui consistait à faire de nous deux des amants et à estimer que notre relation père-fils était une manière de nous déguiser. Alors qu’elle ne me faisait pas plus d’effet qu’un murmure, cette interprétation provoquait en lui un embarras qui le plongeait dans un profond marasme.

 

Je ne pouvais qu’assister impuissant au désamour systématique que Gilbert nourrissait pour Sainte-Hélène. À Longwood, il se sentait protégé par son statut, par son image publique réelle, supposée ou fabriquée. Mais il se repliait sur lui-même en lançant l’anathème sur l’île en général et contre toutes ses composantes qui, qu’elles fussent ses habitants, ses fonctionnaires expatriés, son climat ou ses paysages, se voyaient systématiquement affublées de l’adjectif « foutu ».

Et, pour ne rien arranger à l’affaire, quelques jours après notre arrivée dans ce « foutu pays », je réalisai qu’il souffrait d’effroyables allergies qui ne se manifestaient qu’à Longwood. Car, dès que nous descendions à Jamestown, son rhume des foins s’arrêtait comme par miracle. Il en était réduit à attacher à son fameux trousseau de clés un vaporisateur de Ventoline qui lui dilatait les bronches et lui permettait de reprendre son souffle. Durant la journée à Longwood, il pouvait subir de fortes crises avec sensations de brûlure, des rougeurs, des gonflements et larmoiements oculaires. Il se réfugiait alors dans sa chambre à coucher située à l’étage, où il s’était fait installer l’air conditionné – apparu comme l’unique solution effective. À le voir ainsi diminué, je comprenais presque son rejet de cette « foutue île ».

 

Il me semblait pourtant qu’il passait à côté de bien des réjouissances locales. À Sainte-Hélène, où il se considérait comme un missionnaire en terre sauvage, il ne sympathisa qu’avec une dizaine de personnes ; tous les autres Héléniens étaient, à ses yeux, un auditoire qu’il mésestimait en raison de son inculture. Ce comportement, déjà observé à bord du RMS St. Helena lorsque étaient montés les passagers à Ascension, me mettait mal à l’aise.

Comme pour la justifier, je mis cette attitude au débit de son âge en découvrant que les autres personnes de sa génération présentes sur l’île – y compris celles qui constituaient son cercle d’amis – avaient le même comportement issu d’une sorte de survivance coloniale. Je me souviens en particulier d’un couple de banquiers retraités anglais ayant vécu à Hong Kong qui s’étaient fait construire une belle maison en haut d’un donjon de verdure derrière le mont de Halley. De même que Joan et Geoffrey Guy, qui avaient toujours vécu dans les colonies britanniques comme à la Dominique où Geoffrey avait été l’un des derniers gouverneurs britanniques. Eh bien, tous redoutaient de se faire voler, entretenaient la même méfiance maladive envers leurs serviteurs, avaient la même passion des clés, affichaient la même condescendance envers les Héléniens, proféraient la même aversion pour le gaspillage, et usaient du même vocabulaire méprisant pour désigner leur métissage. Les comportements de Gilbert qui me déplaisaient étaient, somme toute, habituels chez tous ceux de sa génération qui avaient vécu l’époque crépusculaire des colonies britanniques. Toutefois, une différence notable : il n’y avait pas dans leurs maisons respectives le sentiment d’enfermement qui se dégageait de l’appartement que Gilbert avait aménagé à Longwood House.

Les champs de flax à Longwood

Durant ces six premiers mois à Longwood, ma vie fut loin d’être monacale. Et pour cause, je n’avais absolument pas l’intention de partager la réclusion volontaire de Gilbert. Pour me distraire des cours d’anglais et d’agriculture que j’accomplissais avec une farouche discipline, les après-midi – lorsqu’il ne pleuvait pas – j’aimais dévaler jusqu’au fond de la vallée du Pêcheur et me rendre à la maison perchée au sommet du haut piton qui surplombait le plateau de Prosperous, ruine qui semblait avoir été posée au bord d’effroyables précipices pour servir de décor aux bandes dessinées de DC Comics. Durant l’ascension vers cette bâtisse en ruine, mon imagination me faisait voir des chauves-souris s’échappant de cet environnement expressionniste digne des années 1940. Autre chemin affectionné, celui qui longeait la montagne Flagstaff côté ouest en descendant vers la Banks Valley au travers de plantations de mimosas inodores dits de Port Jackson.

Les promenades qui devinrent rapidement une assuétude furent celles qui m’entraînaient sur le sentier aboutissant aux Foxy’s folies en dévalant le Bol à punch diabolique (Devil Punch Bowl) côté nord. Tout le long de ce chemin parsemé de petits abris et bordé de chanvre de Nouvelle-Zélande – localement nommé flax –, je pus rencontrer quelques filles et garçons de Longwood ayant coutume de se donner rendez-vous dans la bergerie située derrière le talus, à l’embranchement de la voie principale.

 

Encore timide et gêné par mon anglais balbutiant, je n’osais pas entamer la conversation avec eux. Qu’à cela ne tienne, ils firent toujours le premier pas en m’appelant par mon prénom anglicisé (Michael)… alors que je ne les avais jamais rencontrés. Si je n’avais pas compris qu’à Sainte-Hélène la moindre nouveauté devenait systématiquement information publique, j’aurais trouvé déconcertant que tous semblaient me connaître alors qu’ils m’étaient étrangers. Comme j’étais la nouveauté du moment à Longwood, il me parut compréhensible que je devinsse sujet à interrogations et à supputations. Contrairement aux personnes qui constituaient la société de Gilbert, les jeunes ne semblaient pas s’encombrer de considérations sociales ou de principes de bienséance. Presque à chaque fois, ces rencontres se firent sur le même schéma que la première : trois garçons et deux filles étaient assis devant la bergerie ; en passant devant eux, je les saluai ; ils se présentèrent (Shirley – Natalie – Brian – Douglas – Bill) et engagèrent une discussion. Après m’avoir interrogé sur ce que je pensais de leur île sans me donner le temps de formuler la moindre réponse, ils embrayèrent tout de go sur ma vie privée, voulant connaître mon âge et si j’avais une femme, une petite amie, un ou plusieurs enfants. Je les informai que j’avais dix-neuf ans et que je n’avais ni enfant, ni compagne ou compagnon. Mes réponses négatives durent être perçues comme autant de signaux car, même si je comprenais seulement un mot sur trois, il ne fallut pas longtemps pour comprendre que la conversation allait prendre un tour plus osé. Leur langage évolua vite : d’explicite, il devint graphique. Puis, toujours avec le même naturel, sans que je sache vraiment s’ils se moquaient de moi ou pas, ils passèrent du langage aux gestes. Deux garçons sortirent de leurs pantalons leurs attributs et une des deux filles s’approcha pour s’occuper des miens tandis que sa copine s’affairait avec le troisième homme. Nous finîmes tous les six dans le flax à nous rendre de mutuels services. Ce fut pour moi une première dont, en rentrant à Longwood House, je ne touchai pas un mot à Gilbert !

 

Je ne cessai par la suite de penser à cette scène et la simplicité avec laquelle les échanges et débats s’étaient déroulés bouleversa mes certitudes, mon comportement et mon approche de la sexualité en général. Ces Héléniens libres et décontractés avaient banalisé le sujet.

Je devais souvent retourner sur le sentier des Foxy’s folies. Je ne revis jamais ensemble mes cinq premiers partenaires mais me réjouis de comprendre que cet endroit était suffisamment réputé à Longwood pour qu’à chacune de mes promenades je ne fusse jamais solitaire. Dans les champs de flax, je pus jauger ce qu’il restait en moi de morale, de gêne, de réticence et de blocages hérités de mon éducation picarde. J’avais encore du chemin à parcourir pour en être aussi libéré que mes partenaires héléniens, mais chaque nouvelle opportunité savourée dans ces landes me permit à la fois de poursuivre mon éducation sexuelle et d’améliorer mes connaissances de l’anglais local. Ce fut d’ailleurs durant ces rencontres que je découvris que les Héléniens avaient leur propre langage. Si bien que durant les mois de ce premier séjour, avec jubilation, non seulement j’en appris le vocabulaire et les codes mais je les retins !

 

Le plus déroutant, dans cette banalisation du sexe, fut de constater, lorsque je croisais ces amants d’un moment en ville, au pub ou ailleurs à Longwood – hors flax –, qu’ils se comportaient tous comme si absolument rien ne s’était passé. Je ne compris vraiment qu’à la fin de mon séjour que je me trompais : ils ne niaient pas ce que nous avions fait et faisions encore, mais, plus simplement, que ce qui s’était passé ou se passait entre nous ne méritait pas le moindre commentaire puisque nous ne nous cachions en rien.

Pas de honte. Pas de culpabilité. La vie dans sa plus banale expression.

Il eût été incongru d’en faire étalage puisque c’était déjà connu. L’information eût été de la vantardise. Ces nuances dans les règles du commérage me plurent. N’est pas bavard qui veut. Il n’est pas plus grosse déception pour une commère que de s’entendre répondre après avoir délivré le ragot du jour : « Oui, je sais ! » ou « Et alors ?! » Après mon enfance à Voyennes, mon éducation à Ars-en-Ré, j’affinais décidément mes connaissances dans l’art des silences.

 

Une ombre cependant à ces promenades impromptues : à dénombrer le nombre de cannettes vides qui traînaient dans les bosquets de flax, je compris vite que la bière était la boisson la plus prisée de l’île. Je m’en étais déjà aperçu à bord du RMS St. Helena, puisque dans le dortoir improvisé sur le pont extérieur entre Ascension et Sainte-Hélène, il y en avait partout et dans des quantités impensables. Bien plus que l’usage du cannabis qui, quoique illégal, était assez habituel sur l’île – il y poussait sauvage –, cette consommation excessive d’alcools causait d’importants dommages humains.

Bonheurs épars de Banks à Longwood

Bien entendu, les promenades et le sexe ne furent pas les seules distractions de mes études agricoles et d’anglais durant ce premier séjour. Je pris aussi goût à la natation. Par un étroit sentier nommé la route des Boers (Boer Road), en mémoire des personnes emprisonnées sur l’île durant la guerre des Boers qui l’empruntaient pour rejoindre leurs campements, j’explorai la vallée de Banks d’où j’avais un accès direct à l’océan.

La baie où je passais des heures à nager dans une eau constamment à 24/25 °C était dominée par des fortifications centenaires construites à flanc de falaise. Toujours avec mon baladeur vissé sur les oreilles, j’éprouvais un réel sentiment de félicité fait de plénitude et de liberté. Étendu sur la petite plage de galets, je redécouvrais toutes les symphonies et les chants de la terre de Mahler que Gilbert avait sur des disques vinyles et que j’enregistrais, moi, sur des cassettes. J’y fus toujours seul, à l’exception de trois occasions durant lesquelles je rencontrai par deux fois Richard, un Hélénien passionné de plongée qui m’enseigna les règles de base de l’apnée, Jade et Yaseen, un couple de yachtmen sud-africains qui firent escale et avec lesquels je partageai mon repas sur leur bateau ancré au large ainsi qu’une longue baignade.

Pour revenir de Banks à Longwood, le sentier qui contournait le Pain de sucre et le Flagstaff était tout en montée. Avant de retourner à Longwood House, j’aimais prendre un pot Chez Willie-Joe, un bar – nommé « Aux armes de l’Empereur » mais que tout le monde dans le village entendait « Aux bras de l’Empereur » (The Emperor’s Arms) – devenu une annexe de l’épicerie Solomon.

 

Parce que les Héléniens recevaient leurs salaires, leurs pensions ou leurs aides en fin de semaine, les vendredis et les samedis, une foule compacte – principalement des hommes – prenait littéralement possession du parking qui se trouvait devant les entrées principales du supermarché, de la pompe à essence et du pub. Pour ne pas avoir à payer le service de Willie-Joe, ils achetaient à l’épicerie leurs packs de bière ou leurs bouteilles de Malibu coco et de rhum, qu’ils vidaient sur le parking. Beaucoup de ces hommes avaient charge de famille mais souvent, au lieu de rapporter chez eux leurs maigres ressources, ils dépensaient leur solde en spiritueux. Rares étaient les femmes qui, ces deux jours-là, osaient s’aventurer pour faire leurs courses. Immanquablement, elles se faisaient siffler et devenaient l’objet de quolibets obscènes. Elles s’arrangeaient donc toujours pour acheter leurs provisions du lundi au jeudi. Le dimanche, en raison d’un règlement édicté par l’Église anglicane qui bénéficiait d’un quasi-statut de religion d’État, aucune activité autre que la prière n’était autorisée dans l’île, y compris pour les non-croyants ou les membres d’autres religions. Les dimanches matin, on trouvait en tout cas des hommes encore imbibés d’alcool étendus à même le sol jusqu’au portail de Longwood House !

Longwood apparaissait – et apparaît encore – comme un îlot dans Sainte-Hélène. À de nombreuses occasions, à bord du RMS comme lors de discussions avec des résidents de Jamestown ou d’autres districts, j’avais constaté que le reste de l’île regardait les Longwoodiens de la manière dont les Amiénois considéraient les résidents du Pigeonnier.

La plaisanterie la plus connue était de dire qu’en traversant Longwood on avait toujours la possibilité d’être molesté. Les Longwoodiens avaient en effet la réputation d’être des frustes, de manquer de subtilité, de ne pas avoir de conscience, de se montrer violents et surtout d’être en état d’ébriété permanent. Sur le parking de l’épicerie Solomon, où se regroupait tout ce que Longwood avait d’ivrognes, j’appris en fait les modes de fonctionnement et les codes de la société hélénienne, données que les ouvrages ou rapports rédigés sur le sujet négligeaient. Je me surpris à trouver leur compagnie euphorisante. Ils étaient sociables, bavards et prompts aux confidences. Au grand dam de Gilbert, j’aurais presque pu devenir un « Longwood Boy » s’il n’y avait eu déjà, en moi, la volonté de demeurer le Français que je suis.

 

L’église anglicane Saint-Marc voisinait avec le supermarché Solomon et Chez Willie-Joe (Emperor’s Arms), tous partageant le fameux parking. Elle était entourée d’un jardin laissé en friche et dans lequel, entre les futaies de chèvrefeuille du Cap et de plumbagos, s’étaient naturellement formés des lits de jasmin dont les fleurs avaient la blancheur des draps. Ils semblaient avoir été placés là – par l’Église ? – pour le repos. Ces berceaux de verdure odoriférante étaient appréciés par tous puisqu’ils servaient aussi bien à ceux dont l’alcool n’entamait pas les ardeurs sexuelles que pour ceux dont, au contraire, la boisson avait inhibé toutes envies érotiques et ne souhaitaient que dormir.

Survivances coloniales

Les codes de la société hélénienne s’avéraient irréfragables. Les habitants étaient socialement répartis sur quatre strates difficilement perméables. Le groupe le plus important en nombre était celui dit des « Héléniens » car constitué de ceux qui étaient nés à Sainte-Hélène ou de parents îliens. Tous de sang-mêlé, à ma grande confusion ils se plaisaient à se définir eux-mêmes en fonction du niveau de coloration de leurs peaux. Ainsi untel était surnommé par dérision Ours polaire parce qu’il était le plus foncé de tous, une autre Blanche-Neige, etc. Ces cinq mille cinq cents Héléniens se répartissaient sur deux seules couches sociales différenciées plus par les niveaux d’études que par leurs finances.

Les deux autres strates étaient constituées d’expatriés. La première se situait à la surface de la société de Sainte-Hélène, fine comme une toile cirée que l’on jetterait sur une table de bois pour en cacher la modicité. Il s’agissait des fonctionnaires coloniaux en fin de carrière, issus d’une bureaucratie ministérielle londonienne qui s’était dissoute avant eux vingt ans plus tôt, le Colonial Office. Depuis 1966, date où cet organisme avait disparu, ces Britanniques exclusivement blancs quasiment en quarantaine vivaient dans la nostalgie d’un empire colonial dont il ne restait sur la surface du globe que des confettis comme on en trouve encore quelques jours après les nettoyages aux lendemains de grandes agapes.

L’autre sous-ensemble d’expatriés se composait de quelques reliques humaines de l’ère coloniale, qui vivaient sur place leurs retraites avec des pensions qui ne cessaient de se dévaloriser. J’eus le privilège d’en croiser quelques-unes. Dans les rues de Jamestown, nous rencontrions aussi bien des officiers qui s’étaient inventé une carrière militaire que ceux qui, au contraire, avaient effectivement participé à la gloire de l’Empire britannique mais ne s’en souvenaient plus. Une cohorte de prétendus hauts fonctionnaires de l’Empire se mêlant à ceux qui avaient joué un rôle au sein des administrations birmane ou indienne, mais qui avaient la décence – en parfaits gentlemen – de ne pas dénoncer les affabulateurs. À de vrais banquiers se mélangeaient de faux colonels, et à de faux administrateurs se greffaient de vrais généraux dotés d’une simplicité et d’une courtoisie qui, pour un Français tout juste sorti de son Pigeonnier, semblaient inénarrables. Pour paraphraser le titre d’un livre de Kipling, ces survivants apparaissaient au garçon de dix-neuf ans que j’étais comme des hommes qui voulurent être rois ou qui oublièrent qu’ils le furent. La tolérance des Héléniens envers ces vétérans nostalgiques, ces blessés, ces excentriques et mythomanes était remarquable. Elle fut même salvatrice à ces personnages décalés qui purent, grâce à elle, vivre leurs dernières années avec la conviction de leurs identités rêvées. Sainte-Hélène a été, pour eux, le dernier rocher sur lequel leurs rêves purent s’accrocher. Coquillages humains, ils faisaient partie du paysage.

 

Ces vestiges humains ou, comme on le dirait en anglais de manière plus courtoise, « characters » d’une époque révolue ont contribué à établir ma fascination pour Sainte-Hélène dont la beauté réside autant – sinon plus – en ses habitants que dans ses paysages. Instantanément, Sainte-Hélène m’apparut en effet comme l’île des fables indiennes qu’aimait raconter Rudyard Kipling. Sans nuance, de demi-teinte, de dégradé ou d’arrière-plan, les histoires du lieu étaient toutes d’une netteté brutale. Elles étaient les certitudes du moment. Entre les diplômés qui oubliaient jusqu’au nom de leurs écoles, mais obtenaient audacieusement l’emploi local désiré et les officiers qui s’ajoutaient des galons comme poussent les branches aux arbres, durant les années 1980 l’île respirait un air de fin d’un règne, d’une époque : celle des colonies britanniques.

Eva et Edward Benjamin

À évoquer ainsi les « autochtones », les premières personnes qui s’imposent à moi sont des amis de Gilbert. Dès son arrivée à Sainte-Hélène, en décembre 1956, il s’était en effet lié avec l’un des plus entreprenants couples d’Héléniens du XXe siècle : Eva et Edward Benjamin. Durant mon premier séjour, Edward était le boulanger de l’île. Homme qui trouvait devant son four, les mains dans la farine, une paix qu’il n’avait plus chez lui depuis fort longtemps, il fut la première personne à laquelle Gilbert me présenta. De petite taille, au corps sec et doté d’yeux pleins de tendresse, à plus de soixante-quinze ans il travaillait toujours dans sa boulangerie, qui était son domaine. Et possédait un charme étonnant qui ne devait rien à son physique ou à quelque artifice ; sa discrétion et son silence constituaient sa force. Malgré mon anglais balbutiant, je le comprenais presque car il parlait en articulant chaque mot.

Ainsi, peu après mon arrivée, un jour où nous étions venus lui rendre visite, il nous raconta qu’un client, après avoir trouvé une souris coupée en deux dans sa miche, s’était plaint auprès du département de l’hygiène… Il allait poursuivre son récit quand, soudainement, il l’interrompit, voyant le président du Comité de la santé publique entrer brusquement dans sa boulangerie. Suivi par les douze membres dudit comité. Gilbert et moi décidâmes de nous mettre en retrait. Le président présenta le corps du délit au boulanger, un sachet scellé contenant la souris déshydratée. Edward, toujours impassible et calme même dans l’adversité compte tenu de l’importance des faits reportés, resta silencieux et ne sembla nullement embarrassé. Au contraire, il imprima ostensiblement sur son visage une expression de soulagement. Toujours sans un mot, il se retourna vers une table enfarinée, ouvrit un tiroir et en sortit un autre sachet. Et, à la grande confusion du comité, il remercia celui-ci en déclarant : « Vous me rassurez car figurez-vous que ce matin j’avais trouvé l’autre moitié. » Il tendit alors au président l’autre moitié de la souris qu’il tenait par la queue et s’en retourna à ses fourneaux. Ne sachant que répondre, le comité quitta la boulangerie dans un silence religieux !

La scène nous hallucina et amusa beaucoup ! Edward continua à pétrir le pain jusqu’à son dernier souffle. Même lorsqu’il fut hospitalisé, son médecin lui avait interdit toute activité, il fit venir, durant la nuit, ses mitrons à l’hôpital afin de le porter assis dans un fauteuil jusqu’à la boulangerie pour superviser le travail. À l’aube, bien avant qu’ait lieu l’inspection du praticien, il avait été reconduit dans son lit. Le médecin ne sut, ou fit semblant, de ne rien savoir du stratagème !

Comme souvent, dans une société vivant à huis clos, les affaires personnelles rejoignaient celles de la collectivité, pour tous l’important était qu’il y ait du pain chaud au matin.

 

Quant à son épouse, Eva, petite dame que j’ai toujours connue vissée sur un tabouret dans un magasin qui portait son nom, elle en avait fait ses choux gras. En plus d’être la force motrice de sa famille, elle était aussi la plus entreprenante – et première – femme d’affaires de l’île.

Eva avait commencé sa carrière en travaillant pour le gouvernement. À ce titre, elle fut la première fonctionnaire de la colonie, à qui l’on donna la responsabilité des commandes publiques subventionnées. La grande partie de la population de l’île était si pauvre que même les produits de première nécessité comme la farine, le lait, la margarine, le sucre… seraient restés inabordables sans l’aide du gouvernement. En quelques mois, elle avait donc établi des contacts avec des fournisseurs, qui lui conseillèrent de se mettre à son compte. Après un premier magasin, comme il en existe des dizaines sur l’île, elle en ouvrit un autre et, rapidement, constitua une entreprise prospère de vente au détail d’épicerie, de vêtement, d’essence, de cigarettes, d’alcool et de souvenirs pour touristes. Elle parvint à convaincre son mari de quitter l’enseignement pour diriger et développer la fameuse boulangerie, laquelle faisait partie d’un lot immobilier qu’elle acheta à un certain Fred Broadway.

Pendant cinquante années, Eva ne laissa passer aucune opportunité : que ce fût la gestion des subventions accordées à Sainte-Hélène après la Seconde Guerre mondiale ou la commercialisation des carburants et des cigarettes pour lesquelles elle était parvenue à obtenir un monopole de la Tobacco International, tout lui réussissait. Le tout accompagné – ou fruit – d’un sacré tempérament.

Ombres coloniales

Eva Benjamin était perspicace et ne laissait passer aucune opportunité financière, je viens de l’écrire. L’histoire du colonel Armitage vaut d’être contée.

Elle avait loué à ce dernier un appartement situé à l’étage, juste au-dessus de son principal magasin de Jamestown. Lui avait rapporté de sa carrière en Inde et en Birmanie de nombreux souvenirs et meubles qu’il arrangea dans les lieux avec de nombreuses tentures, tapis et cachemires. Or il n’avait, pour tout revenu, que sa retraite, retraite qui, fâcheusement, n’avait pas été revalorisée proportionnellement à l’augmentation du coût de la vie sur l’île. Un jour, le colonel tomba gravement malade. Alors que le vieil officier agonisait, ses débiteurs commencèrent à prélever méthodiquement les meubles et ornements de l’appartement en guise de paiement. Après quinze jours d’agonie, il ne restait plus à l’étage qu’un lit en bois de fer sculpté, dans lequel le colonel survivait encore. Heureusement pour tout le monde, ils n’eurent pas longtemps à attendre, avant que le vieux militaire trépassât, pour se saisir du lit. Cruauté du destin et des hommes, au moment de payer ses funérailles, personne ne voulut régler la note. Ces soldats, élevés dans la gloire et l’immensité de l’Empire britannique, étaient acculés à vivre dans les reliquats de la grandeur coloniale passée, en exilés volontaires à Sainte-Hélène, et peu les soutenaient. Gilbert, qui respectait le vieux colonel, s’assura, par le biais de la loge de franc-maçonnerie (loge 533) de Sainte-Hélène dont il était le membre le plus gradé, que ses obsèques fussent dignes et bien conduites.

 

Le cas Armitage n’était pas unique. J’étais de mon côté fasciné par un certain colonel Drake qui, après une longue carrière militaire aux Indes, vint mourir dans l’une des plus belles maisons de Jamestown – celle qui est devenue depuis la pension de famille Harris’. Suffisamment aisé pour s’offrir une grande demeure où vivre seul, mais trop avare pour se payer l’aide d’un employé de maison, il mourut fortuné et solitaire. Son corps ne fut découvert que quelques semaines après son décès. Il était alors étendu sur son lit revêtu de son plus bel uniforme, portant toutes ses médailles.

En écoutant le médecin légiste, que Gilbert ne manqua pas d’inviter, raconter sa découverte et le parcours du défunt, j’eus l’impression d’être entré dans un roman d’Agatha Christie dans lequel évoluaient des personnalités diverses. Le plus distingué d’entre eux était un pilote de la Royal Air Force ayant participé à la bataille de la Manche. Dans cette galerie de portraits, le plus affabulateur était un faux colonel qui parlait de sa chasse aux tigres (sic), à dos d’éléphant, en Afrique du Sud (re-sic) alors que tout était fictif. Ce qui était le plus édifiant pour moi fut d’observer l’extrême politesse – presque la bienveillance – avec laquelle l’ancien pilote, qui avait passé toute son enfance en Rhodésie, avait accepté d’écouter de telles balivernes.

Moi-même j’assistais d’ailleurs à des scènes où la distinction britannique semblait trop caricaturale pour être crédible. Et pourtant… c’était à cela que ressemblait cette île en 1985 : une caricature de l’Empire colonial britannique.

 

Je me souviens d’un certain colonel Grant, qui habitait sur le site le plus extraordinaire de l’île, Signal Hill, une maison construite au flanc d’une falaise qui semble encore défier les lois de la pesanteur. Il s’était accordé le grade de colonel, alors qu’il avait les manières et percevait la pension du caporal qu’il avait été. Mais lui prétendait être victime d’un malentendu. De sa supposée carrière militaire passée dans les contrées lointaines, les Héléniens ne retinrent que sa bigamie, qu’il assurait légale. Une chance pour lui, les services officiels sur l’île étaient encore balbutiants – le gouverneur avait tout pouvoir – et la justice très laxiste sur les questions de mœurs, surtout si elle impliquait un fonctionnaire colonial.

 

Heureusement, parmi ces personnages pas souvent sympathiques mais toujours atypiques, sortaient du lot quelques véritables gentlemen. Dont le major Strong, l’un des prisonniers anglais connus dans l’opération militaire que l’histoire a retenue sous le titre du film Le Pont de la rivière Kwaï. En ayant gardé quelques séquelles cérébrales et souffrant d’hyperacousie, il avait pu trouver à Sainte-Hélène la tranquillité dont il avait besoin. Parmi les gens qui l’ont connu, une expression revient sans cesse le concernant : « Un vrai gentleman. » Il fut celui qui assura l’intérim pendant deux années aux domaines français avant que Gilbert n’arrive.

 

L’exotisme de ces personnages n’épargnait pas les femmes dont les extravagances ne cessèrent jamais de me surprendre.

Il y avait Iris Black Stocking (iris au collant noir) qui arrêta les pendules de sa vie au jour de son mariage avec Charly Thomas, lequel se présenta à l’église en caleçon et, dès la cérémonie religieuse achevée, chassa les invités en ordonnant à Iris : « Maintenant nous allons au lit ! » Cette fougue amoureuse fut dramatiquement écourtée par la mort prématurée de Charly après qu’il eut avalé une arête de congre. Elle ne se remit jamais de la disparition de son époux qu’elle avait soigné de manière radicale. Afin de le sauver, à l’aide d’une tenaille, elle avait tenté d’extirper l’arête elle-même… mais lui remonta les intestins depuis l’anus. Elle ne trouva pas l’os de poisson, son mari décéda. Aimant Charly d’un amour que la mort et les années n’émoussèrent pas, elle avait conservé religieusement sa robe de mariée, qu’elle allait, en signe de deuil, porter pour ne plus la quitter ! Je ne connus Iris Black Stocking qu’habillée de cette tenue, que ce fût pour aller faire ses courses ou simplement prendre un verre au pub. Elle m’impressionna encore plus lorsque je découvris sa maison située en bordure de la route principale d’Half Tree Hollow, bâtisse dont les murs extérieurs étaient recouverts de couleurs et motifs qui auraient pu susciter l’intérêt d’un musée d’art moderne. Hélas, lorsque Iris Black Stocking mourut, sa fille recouvrit ces fresques d’une couche de peinture orange uniforme.

Il y avait aussi Tatie Lou, la femme à la caravane… Australienne d’origine, un jour elle avait débarqué, venant de nulle part, avec un mobile-home qu’elle avait baptisé Susy Wong en souvenir d’un voyage en Asie. Les enfants de Jamestown se régalaient des histoires qu’elle racontait volontiers. L’intérieur de la roulotte, rempli d’objets exotiques et mystérieux, donnait l’impression aux gamins de se trouver dans un palais des merveilles. Tatie Lou avait fait plusieurs fois le tour du monde et Sainte-Hélène représentait son dernier voyage. S’étant mis en tête de mourir et d’être enterrée dans sa roulotte, elle avait conservé juste assez d’argent pour que sa caravane, qui ne pouvait plus rouler, puisse être hissée sur une barge et couler au large de l’île, dans l’océan. Son vœu ne fut pas exaucé : on l’inhuma comme le commun des mortels, conformément à la loi. Sa caravane, que j’ai vue pourrir sur place, a disparu.

Je n’ai pas non plus oublié Matty, gravement handicapée d’une hanche, à la suite d’une mauvaise chute. Elle habitait dans une petite maison située derrière l’église Saint-James. Les gens la regardaient se déplacer entre la rue de l’église et l’épicerie, qui se trouvait à deux cents mètres, partageant des sentiments allant de la compassion à la moquerie. Car, tout au long du chemin, elle s’agrippait aux murs comme un insecte et se reposait aux pas des portes. Lorsqu’ils la rencontraient, les enfants la raillaient, les bigots baissaient la tête préférant ne pas croiser son regard, les hommes la sifflaient… Mais, elle, feignant de ne rien voir, continuait à ramper le long des murs. Impassible. Un jour, un touriste prénommé Hans, qui avait décidé de passer une année sabbatique à Sainte-Hélène, loua Mundens, une maison surplombant, dans un cadre époustouflant de beauté, l’entrée côté est de la baie de Jamestown. Il la remarqua et en tomba éperdument amoureux. Une idylle commença et Hans, pour lui permettre d’aller chez lui, à Mundens, prit l’habitude de placer Matty dans une brouette de maçon puis de la conduire jusqu’à sa maison. Matty partagea les mêmes sentiments pour Hans, qui l’épousa. Il était fortuné, et, de retour en Angleterre, ne lésina pas sur les moyens pour lui offrir de nombreuses opérations chirurgicales et programmes de rééducation. Matty retrouva l’usage de ses jambes, eut deux enfants et vécut dans une superbe maison à Oxford où Hans, toujours très à l’aise, occupa un emploi de cantonnier… pour meubler ses journées.

Et que dire de la douce Kathleen O’Connor qui, les pieds dans l’océan de la baie de Rupert’s, récoltait le sable noir dont elle remplissait des bennes de camion à l’aide de seaux. Kathleen, le travail achevé, aimait se reposer dans les bras des hommes sans jamais s’attacher à aucun. Lorsque j’allais me baigner à Rupert’s, je la voyais encore, vieillie et seule, assise regardant dans le vide la ligne d’horizon. Elle semblait s’être enlaidie à dessein en se donnant un air de sorcière, les cheveux gris hirsutes et le corps empâté.

Dot, elle, était célèbre pour ses beignets de poisson et pour avoir eu tous ses enfants d’hommes différents. Elle servait des fish-cakes tapissés des cendres qui, immanquablement, tombaient des cigarettes qui ne quittaient jamais ses lèvres recouvertes d’un rouge aux contours approximatifs…

 

Et il y en eut tant d’autres encore, qui me donnèrent la délicieuse impression que j’étais sur cette île « chez moi » au milieu d’hommes et de femmes dont j’avais le temps de déchiffrer les personnalités.

L’anonymat était banni et, avec lui, l’obscurité. J’y pris le goût de la lumière, y devins épigé. La discrétion, la mesure et la décence, qui n’empêchaient ni la transgression ni l’excentricité spontanées, furent paradoxalement, à Sainte-Hélène, les règles fondamentales. Avec une exception notable : l’oncle Edwin que je ne connus pas mais qui, plusieurs années après sa mort, faisait encore jaser pour ne pas avoir respecté ce règlement implicite. Son histoire demeure révélatrice de la société hélénienne si riche de contradictions.

L’oncle Edwin

En 1985, Chez Willie-Joe, on parlait encore, bien que déjà décédé, du vieil Edwin uniquement sous l’appellation d’« oncle Edwin ». Il était, par son obéissance aux règles du Trust, en restant sur l’île, héritier de la dynastie Thorpe. À lui tout seul, il représentait la deuxième génération, la première étant celle qui avait bâti la fortune.

Il tint un rang éminent dans la colonie : membre du Conseil, shérif, juge de paix. Seule ombre au tableau : il était célibataire. Toute l’île se répandit en rumeurs et se demanda à qui irait le magot s’il venait à quitter ce monde sans héritier légitime. Or, il avait deux héritiers possibles. D’abord une nièce, fruit du coupable rapport entre un cadet et une métisse qui besognait dans un bistrot londonien ; celle-ci fut exclue de la succession par la volonté de l’aïeul lui-même. Puis un neveu, fils d’un frère qui gagnait péniblement sa vie en vendant en Angleterre des machines à coudre rotatives.

À ceux qui l’interrogeaient, l’oncle Edwin répondait d’un ton mystérieux qu’il n’avait que cinquante ans, que les hommes de son âge étaient encore en état de procréer. Il produirait donc l’héritier du nom le moment venu. À le voir, gras comme un cochon de Chine, assis, caressant son triple menton sur sa bedaine, tenir de pareils propos, les gens se disaient que l’entreprise de procréation serait de taille ! Elle se présenta cependant.

Edwin, dont le surnom à Sainte-Hélène était Humpty Dumpty, occupait le poste de président de la Chambre de commerce, une véritable sinécure dans une colonie où le commerce était réduit à l’exportation de déjections d’oiseaux et de flax dont personne ne voulait plus. Cette fonction lui permit de correspondre, sur un beau papier à en-tête, avec les chambres de commerce de New York et de Hong Kong sur un pied d’égalité. C’est ainsi qu’il reçut, un beau matin, une invitation à se rendre au Congrès mondial des chambres de commerce, à Montréal.

Il lança la nouvelle aux quatre vents, en profitant pour glisser avec détachement qu’une femme des Amériques ferait bien dans l’arbre généalogique des Thorpe. Son valet, surnommé la Pibale, fit savoir à tous, sur ordre exprès de son maître, qu’Edwin faisait des préparatifs extraordinaires. Il emportait avec lui une garde-robe comprenant un smoking et un habit pour le gala d’ouverture, lequel serait présidé par un membre de la famille royale. Le Tout-Sainte-Hélène se dit qu’avec son bel habit, son gilet empesé et des escarpins qui lui venaient de son père, Humpty Dumpty dénicherait certainement un beau parti.

Il s’embarqua donc en grande cérémonie, conduit au quai par les membres du Comité de la chambre de commerce et un représentant de chaque corporation. Edward Benjamin représentait par exemple celle de la boulangerie. L’oncle Edwin, lui, avait revêtu pour l’occasion un costume de tweed qui lui venait de sa famille et au sujet duquel il aimait à répéter qu’un bon tweed doit faire trois générations… Une fois sur le bateau, invité à la table du commandant, il parla bien haut de ses terres, de ses biens et de l’important congrès auquel il allait participer. Un témoin du voyage a laissé un fragment de la conversation qui fut affiché Chez Willie-Joe :

« Nous aurons sans doute la reine à la cérémonie de clôture, mentionna-t-il.

— Alors vous allez être présenté, s’extasia une dame.

— Mais cela est déjà fait, madame… j’ai même eu l’honneur de dîner à bord du Britannia quand Sa Majesté a visité Sainte-Hélène… ainsi d’ailleurs qu’avec son père, le roi George, quand j’ai eu l’honneur de représenter Sainte-Hélène aux cérémonies de son couronnement. »

 

Arrivé sur la terre ferme, il marqua les esprits. Et produisit un grand effet parmi les délégués des chambres de commerce du Commonwealth, commerçants aisés et Africains en costumes traditionnels. Il ne manqua pas de préciser qu’il représentait sa propre firme, n’étant point, comme la plupart des participants, des délégués employés par des multinationales.

Au congrès, Humpty Dumpty se présentait par ces mots : « Je suis Edwin Thorpe… un magnat du chanvre et du guano… une immense fortune. »

Ce fut avec de tels propos qu’il aborda, un beau matin, une secrétaire de séance qui buvait une tasse de thé au restaurant du congrès et sur laquelle il laissa tomber son regard émoustillé. Il se mit soudain à faire la roue comme un jouvenceau, ce qui n’était pas aisé eu égard à son physique ingrat. Beau parleur comme tous les hâbleurs, il ne manquait jamais de jouer avec sa chevalière gravée aux armes des Thorpe : trois oiseaux aux ailes déployées sur fond de gueules. Il offrit à la dame éblouie une autre tasse de thé, puis un doigt de sherry… un dîner au champagne… et un voyage à Sainte-Hélène.

Prit-elle peur en apercevant depuis le bastingage l’île aride ? La propriété de Humpty Dumpty n’était-elle pas aussi grandiose que son imagination ou que les propos de l’oncle Edwin le lui laissaient croire ? La fortune du prétendant n’était-elle pas suffisante ? Personne n’a pu, à ce jour, me dire les raisons qui firent qu’aussitôt débarquée elle rembarqua.

 

Personne n’oublia sur l’île comment le fidèle valet d’Edwin mourut du tétanos après qu’une fourche eut transpercé son pied nu ou encore comment l’oncle se plaignit à l’intendant de l’hôpital de ne pas avoir sauvé son fidèle serviteur. Nul n’ignorait également, Chez Willie-Joe, la façon dont il fut remis à sa place lorsqu’il reçut pour toute réponse à cette plainte qu’il aurait dû payer davantage son fidèle serviteur afin de lui permettre de s’offrir une paire de chaussures pour le travail. Étrangement, je n’entendis les récits de ce triste personnage qu’au pub de Longwood ; à croire que ce lieu se prêtait à cette sombre existence !

Les fantômes et intemporalité de Longwood

Comme Les Hauts de Hurlevent, Longwood House était un paradis pour misanthrope, un endroit complètement à l’écart de l’agitation du monde qui, sous la protection d’un océan et comme saoulé par un air trop pur et salubre, somnolait. Située en haut d’un plateau à une altitude de cinq cent cinquante mètres, la maison était exposée aux alizés qui la balayaient avec une obstination désolante. Ces vents constants sud-est inclinaient les quelques arbres rabougris qui y poussaient. En étendant leurs rameaux vers le même côté, ils semblaient implorer, les mains tendues, l’aumône au soleil. Comme Les Hauts de Hurlevent, la partie de Longwood House occupée par Napoléon avait été solidement construite, avec des fenêtres étroites profondément enfoncées dans les murs et les angles protégés par de grandes pierres en saillie. Comme pour mieux souligner le solide aplomb de cette section, l’autre partie était un agglomérat de constructions temporaires.

 

Gilbert, homme passionné par les auteurs du XIXsiècle, prêtait beaucoup d’importance au spiritisme, à la communication avec l’au-delà. En 1968, son éditeur anglais, John Murray, alla même jusqu’à lui offrir un morceau de l’oreiller sur lequel la tête de lord Byron reposait lorsqu’il expira. À l’aide de ce fragment de ouate – et selon ses dires, car je ne cacherai pas ici mon scepticisme à ce sujet –, il parvint à établir un lien avec le poète maudit non seulement pour discuter mais aussi pour délivrer ou recevoir des messages d’autres esprits. Dad semblait raisonnablement doué pour trouver le pont qui le conduisait vers les « messagers » qu’il recherchait. Durant mes années à Sainte-Hélène, je ne cessai d’être surpris par les témoignages de personnes locales qui attestèrent que Gilbert leur avait permis de communiquer avec un de leurs proches récemment disparu.

Le premier à vanter le talent de Gilbert fut John Bailey, rencontré à bord du RMS St. Helena. Il avait lui-même un hobby de même nature : le recensement des fantômes de l’île avec lesquels il entreprit d’entrer en communication. L’histoire de Sainte-Hélène est remplie de pages relatant, avec nombreux détails et souvent mots crus, les morts atroces d’esclaves évadés, de militaires et d’alcooliques accidentés, de femmes et d’enfants torturés et de suicidés. Lorsque ces décès furent rattachés à une grotte, un rocher, une maison ou tout autre lieu bien précis, quasi systématiquement ces morts finirent fantômes. Longwood House ne faisait pas exception à cette règle sauf que, curieusement, elle n’était pas hantée par celui de Napoléon mais par un homme qui s’était accaparé les lieux bien avant le décès de l’Empereur. Le baron Gourgaud mentionna d’ailleurs ce revenant dans son journal les 12 et 13 février 1816.

 

Gilbert prenait très au sérieux cette affaire de fantôme à Longwood, dont ses chiens et sa mère sentirent, en leurs temps, la présence. Il voulut en savoir davantage sur son compte et, au milieu des années 1970, invita une nécromancienne écossaise. Elle lui révéla que la maison était occupée par un navigateur danois qui y était resté depuis sa mort, survenue durant une escale au milieu du XVIIIsiècle. Elle lui en donna une description physique détaillée qui laissa Gilbert sans voix : elle correspondait trait pour trait aux récits que lui en firent Eva Benjamin et sa mère, qui l’avaient vu : vêtements marron, culotte jusqu’aux genoux, bottes et surtout ce détail concordant : un foulard écru à pois sombres noué autour du cou. Gilbert me précisa que seuls des enfants et des femmes eurent le bonheur de le rencontrer ou de sentir sa présence.

 

En ce qui me concerne, bien trop sceptique et rationnel par nature, je ne rencontrai à Longwood House aucun fantôme. Je ne saurais cependant taire une sensation insaisissable qui se produisit dans cette maison de manière sournoise, souterraine et doucereuse. J’y perdis le sens de la perception du temps qui passait. Je ressentis un dérèglement de mon horloge interne qui altéra ma capacité à estimer la durée d’un moment et, parfois même, de me tromper. Souvent, avec une impression de fréquence cardiaque ralentie, le temps sembla ne plus évoluer, comme figé. Concurremment, les journées s’écoulèrent si rapidement que je fus le premier surpris lorsque je me rendis compte que le bateau par lequel nous devions repartir avait jeté l’ancre dans la baie de Jamestown.

Ce premier séjour à Sainte-Hélène ne fut pas sans conséquence : j’y abdiquai tout sens d’immédiateté et y appris la délectation de la lenteur. J’étais parvenu à créer ma propre harmonie entre le temps biologique, le temps mesuré et le temps vécu. Je ne m’en rendis vraiment compte que lorsque je retournai en France où, étonnamment, je ne ressentis plus le besoin, poussé par une indicible urgence, des derniers vêtements, livres, CD ou autres nouveautés. J’étais comme désynchronisé de l’actualité sociale et professionnelle.

Sainte-Hélène me fit prendre conscience que le temps était une question de perception. Il pouvait aussi bien s’étirer que se rétrécir. Je me surpris à flâner, à ne plus porter de montre.

Encore aujourd’hui, après une parenthèse durant laquelle un sentiment d’urgence s’imposa en moi, je suis de nouveau sous l’emprise de cette lenteur qui m’a fait accepter d’être à mon rythme, à mon tempo devant un écran pour me remémorer des images éparses de cette vie passée. Sainte-Hélène m’a appris à prendre le temps ou à le perdre avec ravissement. Ce n’est pas un hasard si, sur l’île, l’activité la plus répandue est la marche à pied dont le rythme ressemble plus à de la flânerie qu’à un mode de déplacement. Comme la vitesse limitée à quarante-cinq kilomètres à l’heure sur ses routes, l’île fait l’éloge d’une lenteur qu’elle tient pour vertu. Elle en possède toutes les principales caractéristiques : petite pour ne pas épuiser, abstruse pour faire réfléchir, nuancée dans ses climats et ses paysages pour ne pas ennuyer, silencieuse sans être muette pour maintenir l’attention, aux climats changeants pour ne pas baisser la garde.

Noir val

Le jeudi 5 décembre 1985, jour de mes vingt ans, fut une de ces journées ensoleillées et chaudes inhabituelles à Longwood. Je décidai d’en profiter pour aller visiter à pied, depuis Longwood House, le domaine de la Tombe. En chemin, je m’autorisai un petit détour par le sentier des Foxy’s folies où je revis Brian avec l’une de ses amies. Une fois de plus, ils eurent tous les deux un peu de temps à passer avec moi dans les champs de flax.

Arrivé en bas de la vallée, en passant par un bucolique cottage qui me fit penser à la série TV La Petite Maison dans la prairie, je rencontrai Adrian Wade, le seul employé de Gilbert que je ne connaissais pas encore. Comme Gurnet, Captain Williams, Kevin, Percy, Loulou, Alfie et Chicks, il était employé par l’État, seule Iris étant rémunérée à titre personnel par Dad. Les traitements étaient scandaleusement bas puisqu’ils atteignaient à peine vingt-cinq pour cent du salaire minimum en France. Une sous-paie institutionnalisée par le gouvernement colonial qui m’embarrassait au plus haut point tant elle était, en plus, en totale discordance avec le coût des produits trouvables en magasins, deux fois supérieurs aux tarifs pratiqués en Europe.

 

J’aperçus une estrade de béton abîmée entourée d’une grille de fonte sur laquelle restaient quelques traces de peinture noire. De nombreux barreaux et pics manquaient. Imaginant que se trouvait devant moi la tombe sans nom ni corps de Napoléon, je fus stupéfait par la puissance du silence et la noble inutilité de cet endroit laissé à l’abandon. D’immenses araucarias plantés au pied même de la dalle de ciment, entourée d’une barrière de fonte déformée et corrodée, donnaient au lieu un aspect de crypte dont des poutres de voûte se seraient détachées, laissant apparaître quelques rayons de soleil au travers des fissures.

L’ensemble ressemblait à une cathédrale gothique en ruine dont les pierres disparues auraient été remplacées par une profusion d’immenses arbres imbriqués les uns dans les autres, les branches sinueuses s’entrelaçant inextricablement et le feuillage cherchant en vain le jour. Avant de le visiter, je m’étais imaginé l’endroit comme lord Byron ou Chateaubriand l’avait compris : un lieu où la nature serait là, toute-puissante, l’incarnation et la grandeur divine du moment forçant la méditation et la mélancolie. La crypte de branches et de troncs que je découvris ne m’inspira en vérité qu’une profonde déception : celle d’une crypte où la nature s’était asphyxiée et autodétruite. Rien de romantique ni de serein dans le spectacle d’un cosmos sans air. Au lieu de découvrir « l’astre de la lumière » décrit par le vicomte de Chateaubriand, je n’avais trouvé que « le soleil noir » de Gérard de Nerval.

 

Désillusionné mais pas tout à fait dépité, je m’en retournai à Longwood House. Ayant le besoin de me ragaillardir, je repris la même piste qui, par un raccourci au travers du flax, passait par la bergerie sur la route de Foxy’s folies. J’eus l’aubaine de rencontrer deux Héléniens que je n’avais encore jamais vus : Richard et Lisa…

Durant mon premier séjour à Sainte-Hélène, je ne retournai plus me promener dans la vallée de la Tombe, qui n’était alors qu’une fosse vide camouflée par une nature devenue inhospitalière par désintéressement. Je compris alors que les idées mélancoliques n’ont de charme que lorsqu’on n’a jamais été soi-même profondément malheureux ; quand la douleur, dans toute son âpreté, s’empare de l’âme comme elle l’avait fait pour Dad, il ne restait plus qu’une indicible asthénie. Le temps lui paraissait éternel, comme s’il ne devait jamais finir. Le paysage d’abandon de la vallée de la Tombe n’illustrait plus la légende napoléonienne mais la lassitude de Gilbert, qui y avait obturé les accès vers le ciel. Les aigles avaient relâché leurs serres et semblaient s’être définitivement envolés. Il ne manquait plus que les corbeaux noirs, chers à Edgar Poe, pour que le tableau d’une forêt maléfique fût complété et que ce Noir Val puisse devenir le décor naturel de scènes d’horreur. J’aimais et respectais trop la nature pour ne pas devoir la dédaigner.

 

De retour à Longwood House, durant le dîner qui était, comme tous les jours, servi à dix-neuf heures, je racontai ma visite à Gilbert en me gardant bien de lui faire part de ma désillusion. Je me contentai de lui dire que le lieu me semblait être devenu une extension de la fosse tant il était sombre, et que j’avais remarqué l’absence de fragments des grilles de fonte qui entouraient la tombe. Il m’expliqua que la disparition de ces éléments était le fait de chasseurs de reliques, lesquels ne résistaient pas à la tentation de repartir avec « un des piquets qui entouraient la tombe de Napoléon à Sainte-Hélène ». Et me révéla que cette grille provenait en fait de Longwood New House, une maison qui avait spécialement été construite pour Napoléon mais ne fut achevée qu’au moment de sa mort. Il me précisa l’emplacement de Longwood New House et que cette barrière se trouvait à l’emplacement actuel de l’église Saint-Marc. Lorsqu’il prononça le nom de ce saint, je ne pus que sourire en songeant aux lits de jasmin. Mieux encore, je fus en mesure de résoudre un de ses problèmes. J’avais remarqué, durant mes aventures dans les jardins de cette église, des éléments métalliques absolument identiques à ceux de la barrière de la tombe. Je l’informai donc de ma découverte – en prenant soin de ne pas lui en préciser le contexte – et lui promis d’en rapporter quelques échantillons. Le lendemain, il les examina et fut ravi de s’apercevoir que, depuis 1949, lorsque Longwood New House avait été détruite, ces grilles étaient restées enfouies en lisière de la propriété.

Complainte longwoodienne

Durant ces premiers six mois passés à Longwood House, les journées furent organisées en fonction des formes que pouvait prendre l’humidité qui saturait l’air invariablement. La règle voulut qu’aux nuits pluvieuses succédassent des matinées brumeuses, des après-midi de grand soleil transformant tout le plateau en sauna humide et des immuables couchers de soleil furent accompagnés d’une chute brutale des températures, éprouvante pour le moral. Parfois, des pluies et des brouillards parvenaient à brouiller les cartes et à rompre cette monotonie en se produisant à n’importe quel moment de la journée.

Face à ces soubresauts affligeants des éléments, la maison ne remontait pas plus l’humeur. L’ensemble des bâtiments composites semblait n’être qu’une longue bâtisse difforme alanguie sur un plateau venteux et soumise à la grisaille du climat. Longwood House essayait de trouver un sommeil qui ne venait pas. Rendue insomniaque par les nuages qui lui galopaient dessus, elle était, immobile, condamnée à somnoler.

Au fur et à mesure que les jours s’égrainèrent, le rouge sanguin des murs s’atténua. Après quelques semaines, je n’y prêtais même plus attention. Ils devinrent gris, couleur ubiquiste de Longwood. Sur le plateau de Longwood, la courbure terrestre de la ligne d’horizon visuelle est très importante ; sa distance angulaire y est d’une telle élévation qu’elle délivre une impression de flottaison durant les pluies ou de flottement lorsque le ciel se dégage. Cette alternance provoquait en moi une oscillation de sentiments qui passaient, sans transition, de l’écrasement à l’allégresse. Seule constance durant ce séjour : je ne sus éteindre la complainte de l’ennui longwoodien que j’entendis en visitant pour la première fois le salon où mourut Napoléon. Lancinante comme l’eau qui, ruisselant sur les murs du salon, décollait les papiers peints.

Les fuites dans les toitures, la pluie dégoulinant le long des murs et des fenêtres, l’eau débordant des gouttières mal ajustées, les ruissellements continuels devinrent un chant monotone. Je ressentis très fortement cette mélopée rébarbative adoubée d’une impression de stagnation du temps qui annihilait l’énergie. Quel tableau ! Combien l’Empereur dut s’ennuyer et se morfondre !

 

Je sus résister aux chants des sirènes de l’accablement et de l’oisiveté en me plongeant dans les cours d’agriculture que je parvenais toujours à finir promptement, et à renvoyer les devoirs par la poste selon le programme établi en début d’année scolaire.

Mes cours d’anglais m’occupaient aussi. Je pris pour professeure Betty Crowie, la maîtresse d’école communale de Longwood. Elle ne parlait pas français et ce n’en fut que mieux. Elle n’avait pas non plus l’accent hélénien reconnaissable dès le premier mot prononcé : « oïland » pour « Island » (île). Et décida de faire avec moi exactement ce qu’elle faisait avec les analphabètes qu’elle avait aussi comme élèves. Nous travaillions sur un petit roman de John Steinbeck, La Perle. Elle venait trois fois par semaine, vers seize heures, à la fin des classes et avant de reprendre la lecture et l’étude de The Pearl, nous résumions nos journées. Je me gardais bien de lui parler des jardins de Saint-Marc ou de la route des Foxy’s folies puisque Betty appartenait à la « classe éduquée et convenable » de Longwood et que j’avais vite compris que la société longwoodienne était, encore plus profondément qu’ailleurs sur l’île, scindée en deux classes sociales non pas séparées par des considérations matérielles mais par l’éducation et les niveaux de coloration de la peau – la blanche étant la plus estimée.

Mon statut d’étranger m’offrit cette occasion unique de pouvoir être accepté dans chacune d’elles.

J’étais, en vérité, d’ailleurs.

 

Qu’ils furent ceux, anonymes, que je croisais dans les champs de chanvre ou sur le parking de Chez Willie-Joe, ce sont les Héléniens que je rencontrai durant ce premier semestre qui parvinrent à m’extirper de mon apathie chronique. J’étais conquis par leur simplicité, par leur conception de la vie en société, par leur amoralisme, par leur indifférence bienveillante, par leur adaptabilité. Comme une homochromie, où qu’ils furent, quoi qu’ils fissent, ils s’harmonisaient si bien à leurs nouvelles fonctions et à leurs nouveaux environnements, dans lesquels ils excellaient immanquablement. À la fin de mon séjour, je rendis les armes : ils réussirent là où Gilbert, par ses artifices, échoua et ne parvint « qu’à » parfaire mon éducation. Les Héléniens me domptèrent.

Sainte-Hélène ne m’apparut plus, grâce à eux, comme une île isolée. Elle ne fut pas et ne serait jamais pour moi « qu’une » île rendue légendaire par Napoléon, et je ne fus pas subjugué par ses paysages. Mais elle m’offrit un mode de vie, une société taillée sur mesure dans laquelle je fus si heureux que j’en éprouvais parfois même de la honte. Mon Graal.

 

Si, le 25 avril 1986, lorsque nous quittâmes Sainte-Hélène avec Dad, je n’étais pas encore certain que l’île serait l’endroit où j’allais vivre, je pressentais qu’elle deviendrait mon choix de vie, mon mode de fonctionnement, mon aspiration. Signe annonciateur : pour être certain de devoir revenir, je ne dis au revoir à personne en quittant les rochers noirs.

Autant, en débarquant, l’île et ses habitants m’avaient enchanté, autant la maison de Napoléon à Longwood fut une déconvenue inattendue. Je découvrais une demeure banale, à la réputation usurpée, située en haut d’un plateau venteux, humide et froid. Tout le contraire de ce que Sainte-Hélène offre par ailleurs : le soleil, la luxuriance de la végétation et la chaleur de ses habitants. Quelque part en moi, cette demeure ressemblait étrangement à l’idée que je m’étais faite du biographe de lord Byron. En cela, Longwood devenait extraordinaire. J’avais l’impression de me retrouver dans un livre, un livre que j’allais devoir dévorer en spectateur engagé.

Les vétérans des Malouines

Le voyage du retour fut identique à l’aller. Même « ding gue ding gue dong ». Même bruit de tambour du RMS St. Helena en retombant sur le fond plat de sa coque. Même condition de transport des Héléniens vers Ascension, logés sur le pont comme des boat people. Mêmes escales à Ascension et Tenerife. Avec un Geoff toujours aussi étonnant. Une Léa toujours aussi délicieusement déjantée. Un Gilbert toujours affairé aux corrections des manuscrits de ses deux prochaines biographies : une sur Franz Liszt et une autre sur Pauline Borghèse. Les passagers britanniques embarqués au Cap, en Afrique du Sud, ainsi que les Héléniens et les fonctionnaires britanniques ressemblaient à s’y méprendre à ceux à bord du RMS St. Helena au mois de novembre précédent. L’équipage était d’ailleurs le même, à l’exception du capitaine Bob Wyatt remplacé par Martin Smith, un loup de mer anglais arrogant, caricaturalement xénophobe et raciste. Il fallait l’entendre parler des Écossais qu’il comparait à des bougnouls (wogs) pour qu’un Français comme moi puisse croire et prendre la mesure de l’animosité qui perdurait entre les royaumes d’Angleterre et d’Écosse. Ce capitaine, qui faisait jouer le Rule Britannia en entrant dans chaque port ou en croisant n’importe quel bateau étranger – c’est-à-dire non anglais –, usait de tout sujet pour se vanter. Selon lui, « l’Angleterre de Margaret Thatcher avait gagné la guerre des Falklands », créditant délibérément cette victoire du Royaume-Uni au seul royaume d’Angleterre afin de souligner l’origine anglaise de la Dame de fer.

À bord du RMS St. Helena, il y avait des mots incorrects, interdits même. Ainsi d’utiliser « Malouines » pour désigner les îles que les Britanniques avaient annexées en 1833 en en expulsant les colons argentins. Afin d’affermir son pouvoir dans la durée, Londres y favorisa l’établissement de colons britanniques et débaptisa l’archipel que la toute jeune nation argentine – créée en 1810 – avait revendiqué officiellement en 1820. Le gouvernement argentin l’avait effectivement colonisé à partir de 1823 en y installant des fermiers. Il avait même pris la peine d’officialiser sa souveraineté trois ans plus tard en y dépêchant un gouverneur représentant le jeune pays latino-américain. Depuis ce coup de force, les Argentins ne cessaient de dénoncer la spoliation territoriale et de revendiquer l’archipel au nom du droit des peuples à la décolonisation. À l’opposé, Londres continuait de mettre en avant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en clamant haut et fort que seul comptait le fait que la population fût majoritairement d’origine britannique. Ce différend avait provoqué un conflit armé en 1982 dans lequel le petit RMS St. Helena, initialement construit pour canoter sur les grands et paisibles lacs canadiens, s’était retrouvé aux côtés des imposants HMS de la flotte de Sa Gracieuse Majesté. Alors qu’au voyage aller je m’étais totalement immergé dans ce qu’avait pu être le périple de Napoléon à bord du HMS Northumberland, durant les quinze journées du retour, je prenais un malin plaisir à interroger les membres de l’équipage sur cette épopée singulière. Une à une, comme dans une série télé, je découvris les péripéties de cette guerre avec le même sentiment d’absurde folie que celui que j’avais ressenti cinq ans plus tôt en découvrant les aventures du Chevalier de la Mancha. Chaque jour, j’écoutais le maître d’hôtel, le cuisinier, le commissaire, l’homme de pont, le mécanicien, le navigateur, la fille de cabine… me raconter ce qu’il était convenu d’appeler, en France, la « guerre des Malouines ». Bien entendu, en ne nommant pas ce conflit « guerre des Falklands », les Anglais ne pouvaient qu’en déduire de quel côté les Français s’étaient rangés.

Retour à Ars-en-Ré

Le mercredi 14 mai 1986, nous arrivâmes à Ars-en-Ré vers dix-sept heures trente. Le soir même, nous fûmes invités à dîner chez Dilou, la cousine de Gilbert à la verve aussi tonifiante et vivifiante que l’air marin qui souffle entre Ars-en-Ré et Les Portes-en-Ré. Dad et Dilou étaient tellement en phase que par leur discussion la vie rhétaise reprit son cours exactement là où nous l’avions laissée six mois plus tôt. Comme si nous n’avions pas quitté l’île charentaise.

Dilou avait une façon unique de fumer et de tenir ses cigarettes. La regarder avaler la fumée tout en discutant Histoire, passant sans transition de Henri IV à Duperré ou Napoléon – elle avait tous les Historia depuis le numéro 1 ! – avec le non moins fumeur Gilbert, ressemblait à une mise en scène pour plateau de télévision.

 

Ce second séjour fut très bref car Gilbert et moi étions convoqués au tribunal de grande instance de Paris afin que celui-ci se prononce sur la demande d’adoption de Gilbert. Le jugement fut rendu le 5 juin. Par application de l’article 363 du Code civil, je devais désormais être appelé Dancoisne-Martineau et non plus Dancoisne.

Nous en profitâmes pour rester une semaine à Paris et moi pour savourer mes derniers jours de liberté avant la caserne. Gilbert rendit visite à ses relations et amis. Exactement la même liste que celle du mois d’octobre précédent. Une exception toutefois : Guy Hocquenghem, qui vivait dans sa maison de garde-barrière en province.

Soldat…

À jamais nostalgique de la vie artistique et culturelle de Paris, Gilbert arriva toujours à susciter des rencontres avec les personnalités montantes du moment. En 1980, son admiration s’orienta vers l’écrivain Guy Hocquenghem qui, dans une lettre postée de Saint-Amand-Montrond au mois de novembre 1980, lui répondit que « l’ex-bonapartiste (celui, à cheveux longs, du pont d’Arcole) » était très ému de recevoir du courrier de Longwood House.

Une correspondance entre les deux hommes s’établit, et quelques projets aussi. Malheureusement, ces idées ne débouchèrent sur rien. L’écrivain mourut durant ce qu’il est convenu aujourd’hui de nommer les « années sida », le 28 août 1988. À l’époque, les médecins n’avaient pas encore à leur disposition le seul traitement antirétroviral AZT qui n’existait que depuis l’année précédente et uniquement aux États-Unis d’Amérique.

 

1985 fut l’année de mes vingt ans, celle de ma rencontre avec Gilbert, de mon premier voyage à Sainte-Hélène, et où le test de dépistage des anticorps dirigés contre le virus du sida fut mis au point. Lorsque je revins en France en 1986, parce que j’avais pris des risques sans le savoir, je devais en toute logique entreprendre des analyses. Je ne le fis pas.

Délibérément.

Les services de santé de l’époque recommandaient le dépistage mais, dans le même souci de transparence, ne laissaient aucune place à l’espoir. Leur message ne pouvait être plus clair : faites-vous tester et, de deux choses l’une, ou vous saurez que vous pourrez vivre, ou que vous être contaminé et que vous n’aurez aucune chance de survie. Pas la moindre lueur d’espoir dans leurs indications. Une véritable condamnation à mort. Sans appel. Non seulement il n’existait pas le moindre traitement, mais personne dans le monde médical ou politique ne savait parler du sida, sur lequel la plupart admettait ne rien comprendre. Comme eux, je choisis de ne pas savoir. Toutefois, bien que ne connaissant pas mon statut virologique, j’avais parfaitement assimilé qu’il fallait protéger mes futurs partenaires. En d’autres termes, continuer à vivre normalement avec quelques grammes de latex en plus.

Et puis, la vérité était que j’avais autre chose dans la tête : me débarrasser au plus vite de mes obligations nationales !

 

Après « trois jours » d’évaluation à Limoges, j’appris que j’étais affecté au 519e régiment du train à La Rochelle. Les douze mois de service militaire, qui devaient commencer le 1er juillet 1986, coïncidèrent avec ma première année d’enfant adopté qui ne correspondait pas tout à fait à ce à quoi je m’attendais. Dans mon esprit, c’était un moyen d’offrir à Gilbert ce qu’il désirait le plus. Mais lui avait une approche très XIXsiècle de la manière dont un homme devait, à l’en croire, accomplir non seulement sa vie mais surtout assurer sa survie, sa continuité, sa pérennité. J’en pris réellement conscience le jour où nous reçûmes la lettre du tribunal de grande instance : en lisant la décision positive, il sembla transcendé. Le voir ainsi me combla. Je fus heureux d’avoir pu lui offrir cette paternité tant désirée. De mon côté, je n’avais pas encore pris la mesure de l’importance et la satisfaction d’avoir un père. Mon éducation restait à faire. Pour ce qui était de la discipline, l’armée s’en chargea.

 

Sous cette toute nouvelle identité, je devais rejoindre mon régiment quelques jours plus tard. Lors du départ de la maison, Gilbert m’accompagna en voiture jusqu’au débarcadère de Rivedoux pour prendre le bus jusqu’à La Rochelle. À l’expression de son regard, je le sentis très affecté et cela me troubla : c’était la première fois que je quittais une personne… que mon départ attristait. Et pourtant je devais être seulement absent deux mois. J’assimilai alors la signification du mot « séparation ».

Après deux mois d’entraînement et d’évaluation durant lesquels j’explorai les forêts et champs de manœuvre de Fontenay-le-Comte et de l’île d’Oléron sous le commandement du capitaine Garcia, je quittai l’escadron d’instruction pour servir de secrétaire et de chauffeur au commandant en second, le lieutenant-colonel Desrousseaux de Medrano. Un poste occupé deux mois avant de revenir à l’escadron d’instruction en qualité de secrétaire jusqu’au terme du service. Si partir des bureaux du colonel signifiait avoir à quitter le confort d’une machine à écrire IBM à boule pour une vieille machine à bras métalliques qui ne cessaient de s’entremêler et se bloquer, je ne pouvais que me réjouir de cette affectation. Et pour cause, pas tracassante, elle me permit d’avoir quartier libre tous les soirs après six heures et ne subir des tours de garde qu’un week-end sur trois. Gilbert partageait ma joie de ne pas être encaserné vingt-quatre heures sur vingt-quatre et m’ébahit en m’offrant de prendre à sa charge la location d’un studio dans le centre-ville de La Rochelle.

Au 1er novembre 1986, j’emménageai donc dans un petit appartement au second étage d’un vieil immeuble en attente de réhabilitation de la rue Léonce-Vieljeux. Pour l’argent de poche, je repris mes vieilles habitudes : dessiner dans la rue comme à Péronne, Paris ou Amiens, notamment la « grosse horloge », dessin le plus demandé… Dans mon studio, je découvris la peinture à l’huile, ayant désormais les moyens d’acheter aux « couleurs du temps » toutes les toiles, tubes et pinceaux nécessaires à ma production.

 

Durant cette première semaine de novembre, Gilbert repartit pour Sainte-Hélène. Ce départ solitaire lui fut très difficile. Il ne pouvait déserter son poste sur l’île, poste qu’il avait accepté de conserver bien qu’il fût officiellement à la retraite. La séparation se révéla très pénible. Seule consolation pour lui : retrouver le soleil.

 

À la caserne, sous la supervision d’un adjudant Peirote, je devais de mon côté préparer, avec un autre soldat appelé du contingent, les dossiers des nouvelles recrues. Ma chance fut que l’adjudant, sous le commandement du capitaine Gilles Garcia, nous accorda une totale confiance. Au bout de quelques semaines, nous nous rendîmes compte que ces tâches étaient assez rébarbatives mais souvent passionnantes car toujours personnalisées : au début critique à l’égard du service militaire que j’assimilais à une réminiscence du servage, j’en vins à nuancer mes propos. Grâce à l’intelligence du capitaine Garcia, de nombreux cas sociaux purent trouver, dans le cadre de l’armée, des solutions ou, tout au moins, des ébauches de réponses à leurs problèmes.

Toutefois, globalement, ce service obligatoire demeurait une perte de temps pour une grande majorité d’entre nous.

… Sida

L’armée me permit de découvrir les petits bonheurs domestiques d’une vie rangée selon un ordre établi par des obligations professionnelles. Chaque soir, je regagnais mon appartement de la rue Léonce-Vieljeux avec le réel contentement d’avoir une vie méthodiquement tranquille et simple. La nuit tombait très tôt et je profitais de ces longues soirées solitaires pour essayer de découvrir les techniques de la peinture à l’huile.

Cette félicité presque bourgeoise, bien rangée, disciplinée et planifiée fut cependant vite interrompue. De mon séjour bisontin, je n’étais resté en contact qu’avec Daniel. Je fus donc très heureux lorsqu’il annonça son intention de venir me rejoindre à La Rochelle. Mais lorsque, le samedi 15 novembre, je le vis descendre du train, j’éprouvai un choc. Lui qui était, un an plus tôt, grand, mince et peu musclé m’apparut maigre. Terriblement maigre. Je me gardai de lui en faire la remarque et essayai de cacher mon embarras.

Nous parlâmes des autres membres de notre bande à Besançon, et la discussion s’orienta sur lui. Pour la première fois, il évoqua sa famille, ses parents, bourgeois aisés francs-comtois, son enfance hyper protégée… Je l’écoutais avec beaucoup d’attention. Malgré sa métamorphose physique, son visage creusé, fatigué, je retrouvais ses grands yeux verts. Bien que je l’aie subodoré autrefois, il me confirma qu’il prenait de la cocaïne, drogue à laquelle il s’était accoutumé. En retour, je me confiais un peu aussi. Il se réjouit de me voir peindre, d’avoir évacué la souffrance de mon manque d’amour parental, d’avoir repris mes cours d’agriculture et rigola lorsque je lui racontai que je m’étais fait adopter.

Puis il aborda sa situation médicale. Était-ce l’effet de la cocaïne ou d’autre chose, il l’ignorait. Il se sentait en permanence fatigué, victime d’une diarrhée continuelle. Je lui demandai s’il était allé voir un médecin. Il me répondit qu’il avait fait le dépistage anonyme du VIH. Et était séropositif. Il avait lu tout ce qu’il y avait de publié sur cette maladie et refusait d’entrer dans le circuit des hôpitaux qui ne pouvaient, à ses yeux, lui offrir mieux que ce qu’il obtenait par la cocaïne. Je n’avais aucun jugement ou conseil à donner. Par un seul geste, toucher ses lèvres pour essuyer quelques miettes du gâteau que nous mangions – je parvins, maladroitement, à lui faire comprendre que j’étais là pour lui. Il perçut le message puisqu’il ne précisa pas la date de son retour pour Besançon ni la durée de son séjour rochelais. Le voyage l’ayant fatigué, je lui proposai ma chambre à coucher qui devint la sienne.

 

Gilbert revint en France le 10 mars 1987. La santé de Daniel, elle, se détériorait à vue d’œil. La maladie semblait dévorer ses chairs et ses muqueuses. Opportunément, Dad fut happé par un projet de film. L’adaptation de son Napoléon à Sainte-Hélène, avec Yves Rousset-Rouard, le patron de Trinacra comme producteur. Gilbert avait accepté d’en être le conseiller historique et Jean-Louis Richard, le directeur. Il resta à Ars-en-Ré et travailla à la rédaction d’un script.

De mon côté, parce qu’elle était encore une maladie diabolisée, je m’efforçais de ne partager la douleur du sida de Daniel avec personne. Je savais que la révéler aurait inévitablement entraîné la compassion ou des jugements préconçus sur l’usage de la drogue et du VIH, qu’aucun de nous n’aurait voulu supporter, blessures qui condamnaient les victimes du mal à un même silence, à une même exclusion sociale.

Les week-ends, en m’assurant bien que mon ami ait tout ce dont il pourrait avoir besoin, je le laissais seul pour lui donner un peu d’espace et lui démontrer qu’il n’était d’aucune façon un poids. Il aurait détesté se voir comme un frein à ma liberté. Il me fallait lui signifier que nous étions tous les deux libres. S’il eût ressenti chez moi la moindre contrainte, il aurait été capable de reprendre la route vers l’inconnu, seul. J’en profitais pour retrouver Gilbert, Hélène et Dilou à Ars-en-Ré. Le plus difficile était alors de ne rien laisser paraître et de me replonger dans la vie rhétaise comme si de rien n’était.

 

Daniel mourut le 21 avril 1987. Il n’avait pas trente ans. Je ne découvris son corps inanimé qu’en rentrant, comme à l’accoutumée, après ma journée de service militaire. J’appelai les pompiers, qui constatèrent le décès. Le médecin légiste diagnostiqua une overdose et, comme pour nombre de personnes décédées durant ces années à la suite de complications liées au sida, ne mentionna pas dans son rapport le mot maudit ni même la formule tristement consacrée : « Complications liées au VIH. »

Mon ami avait refusé de revoir ou ne serait-ce que parler à ses parents, qui l’avaient tant chéri durant son enfance et son adolescence. Je m’autorisai cependant, moi, à leur annoncer la mort de leur fils par téléphone et à leur en donner les vraies raisons. Leur réaction me permit alors de prendre la mesure du sentiment de honte qui entourait les malades du sida, encore plus s’ils étaient toxicomanes.

Je m’occupai de l’incinération et n’eus aucun scrupule à leur envoyer, par DHL, l’urne de ses cendres, le certificat de décès et la facture du prestataire mortuaire. Mon réconfort fut d’avoir au moins eu le temps et les moyens de l’accompagner. « Amour, divine flamme ; amour, triste fumée… »

Ses parents m’avaient fait promettre de ne jamais raconter l’histoire de leur fils, mon camarade, en le mentionnant nominalement. J’ai honoré ici cette promesse en changeant, pour ce récit, son prénom par celui, qui, selon lui, l’avait fort probablement contaminé.