Courage ! Faisons un grand effort, et accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre destinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan !
Lautréamont, Premier Chant de Maldoror
Mon service militaire se termina le 30 juin 1987 par une salve d’honneur pour notre classe sur la place d’Armes de La Rochelle. L’étude de la civilisation hittite évitée de peu (nous verrons pourquoi un peu plus loin), mes cours d’ingénieur agricole par correspondance planifiés pour trois années, je repartis avec Gilbert par le premier RMS d’Angleterre qui devait arriver à Sainte-Hélène le 20 juillet 1987. Avec toujours la même malle métallique, toujours par Avonmouth et un voyage depuis Ars-en-Ré absolument identique au premier : mêmes routes, mêmes hôtels, même équipage, mêmes officiers. Une chose en plus : à partir de l’île d’Ascension nous ne fûmes plus les seuls Français à bord. Yves Rousset-Rouard et Jean-Louis Richard embarquèrent avec leur photographe/cinéaste, Jean-Claude Espagnet. J’avais déjà rencontré Yves Rousset-Rouard qui nous avait invités à déjeuner au Polo de Paris lorsque je devais passer les différents tests pour l’emploi du ministère des Affaires étrangères. Et vu un grand nombre de films qu’il avait produits – comme les trois premiers Emmanuelle, la série Les Bronzés ou Debout les crabes, la mer monte !… et surtout Le Père Noël est une ordure, film culte de ma génération dont je connaissais par cœur des répliques entières. Durant les deux jours de mer entre l’île d’Ascension et Sainte-Hélène, Gilbert passa beaucoup de temps avec le producteur à discuter d’un projet de série télévisuelle qui relaterait les années d’exil de Napoléon. Durant ce voyage, j’eus de mon côté la possibilité de bavarder avec Jean-Louis Richard. Gilbert m’avait dit de lui qu’il était un réalisateur et un scénariste mais j’appris, non sans admiration, qu’il était aussi un acteur dont la filmographie ressemblait à un best of des films français depuis 1960. Le lendemain de son embarquement, après le dîner, comme à mon habitude, je retrouvai Léa dans l’alcôve du Main Lounge. Jean-Louis Richard se joignit à nous et nous parla de son rôle dans Le Dernier Métro, de son ex-femme Jeanne Moreau, d’Alain Resnais avec lequel il avait tourné quelques films.
L’enthousiasme d’Yves Rousset-Rouard ne suffit pas. Le film resta en l’état de script. Il ne se concrétisa ni au cinéma ni à la télévision. Je ne vis jamais ce que Jean-Claude Espagnet filma sur l’île. Toutefois, huit années plus tard, ce voyage ne fut pas sans succès puisqu’il fut le point de départ de La Dernière Salve, un duel théâtral entre Napoléon et son geôlier écrit par Jean-Claude Brisville et interprété pour la première fois au Théâtre Montparnasse par Claude Brasseur, Jacques François et Yves Lambrecht… C’était le 5 septembre 1995, soit treize jours après la mort de Gilbert. Yves Rousset-Rouard, qui en était le producteur, eut la bonté de m’inviter à la première. Je ne pus m’empêcher de regarder la pièce comme si Gilbert avait été à mes côtés. La représentation achevée, durant les applaudissements, je sentis la présence de Dad s’estomper jusqu’à disparaître totalement lorsqu’il n’y eut plus de rappel. Je reconnus là sa manière très distinguée et toujours affectée : il venait de me dire adieu comme il avait vécu, avec classe. Je ne devais jamais plus ressentir sa présence. Pour moi, le titre de la pièce ne pouvait être plus approprié : cette œuvre fut bien notre dernière salve.
Entre ces deux salves, il y eut huit années.
L’idée de postuler pour l’emploi de conservateur des domaines français à Sainte-Hélène s’imposa comme une évidence. Je savais que le poste avait été laissé vacant faute de candidat depuis 1983, année à laquelle Gilbert avait atteint la limite d’âge de soixante-cinq ans. Ayant besoin de prendre du recul… où, plus loin qu’à Sainte-Hélène, pouvais-je reculer ?
Traditionnellement, depuis l’achat par la France des domaines nationaux en 1857, la fonction était remplie par des militaires qui, s’ils partaient jeunes à la retraite, recevaient des pensions assez modestes. Ce fut le cas dès le premier conservateur en 1857 – nous sommes donc sous le second Empire et les domaines étaient « impériaux » – avec le capitaine Martial Gauthier de Rougemont, vétéran de Waterloo. Un siècle plus tard, même scénario. En 1956, alors que la guerre d’Indochine se terminait et que celle d’Algérie prenait de l’ampleur, Gilbert – alors enseigne de vaisseau de première classe, chef des services généraux et des opérations à la base aéronavale d’Aspretto en Corse – postula et obtint le poste de conservateur des domaines français à Sainte-Hélène dont il avait appris la vacance dans les circulaires du ministère de la Défense nationale ; priorité étant donnée alors aux militaires invalides ou à la retraite.
Gilbert ne s’était vraiment intéressé à l’Empire et à Napoléon Ier que l’année précédente à l’occasion de l’enterrement de Clémentine de Belgique et du transfert du corps de son mari le prince Victor Napoléon pour lesquels il défila, représentant son régiment. De la même façon, avec des marins de l’Aéronautique navale, il avait entrepris la restauration de la tour de Capitello d’où, le 24 mai 1793, le futur empereur des Français retrouvait sa famille afin d’échapper aux troupes de Paoli et de s’enfuir à Toulon. Sa candidature, parce qu’elle se situait parfaitement dans la tradition des militaires à la retraite ou mis à la disposition du ministère des Affaires étrangères, fut donc considérée comme naturelle et correspondant parfaitement aux critères du poste.
En 1987, malgré cette longue tradition administrative d’emploi réservé aux militaires, je postulai. Mon dossier était on ne pouvait plus mince. Certes, j’avais en ma faveur le soutien de mon prédécesseur qui s’engageait auprès du ministère des Affaires étrangères à me former puis à rester à mes côtés le temps – comprendre au moins une année – nécessaire à ma formation et au bon fonctionnement d’un poste reconnu comme atypique au sein de l’administration centrale. Les autres éléments favorables à ma candidature furent que la tradition du recrutement parmi les militaires en retraite s’était singulièrement émoussée et que l’emploi n’attirait en externe – et encore moins en interne – pas les foules.
Au mois de mai 1987, je fus donc reçu à Paris, rue La Pérouse par le service du personnel pour des tests et entretiens divers dont le dernier fut conduit par Serge Mucetti. Fin juin, j’appris que ma candidature pour un contrat à durée déterminée de trois ans en qualité de « conservateur des domaines » était retenue mais on m’annonça aussi que, pour des raisons administratives et budgétaires, celui-ci ne pourrait être effectif qu’à compter du 1er décembre 1987.
Une fois ma candidature approuvée, je m’aperçus que mon futur emploi nécessitait de travailler avec Gérard Hubert, le conservateur en chef du musée national des châteaux de Malmaison et Bois-Préau, qui avaient à Sainte-Hélène un certain nombre d’articles en dépôt. Le ministère des Affaires étrangères l’ayant informé de sa décision de m’envoyer pour trois ans sur l’île, il souhaita me rencontrer.
Je me rendis au château de Malmaison que je découvris pour la première fois. Après m’avoir fait visiter toutes les pièces en compagnie de sa femme Nicole, nous montâmes dans son bureau situé au dernier étage. Là, il m’informa que, en découvrant mon faible niveau d’étude et mon jeune âge, il souhaitait que je puisse suivre une formation « en accéléré » à l’école du Louvre avant mon départ. Avec ses relations il lui serait possible de mettre sur pied spécialement pour moi un programme compressé et, en un an, il en était convaincu, je pourrais suivre l’ensemble des cours d’histoire de l’art, d’archéologie, d’épigraphie, d’anthropologie et de muséologie qui duraient normalement trois ans. Séduit par sa propre idée, comme pour m’en donner un avant-goût, il m’offrit deux livres : un sur « l’art hittite » et un autre sur « l’art assyrien ». Bien que les sujets me parussent passionnants, ils me semblèrent bien éloignés de mon futur emploi à Sainte-Hélène. Et, qui plus est, pour un CDD de trois ans.
Suivant cette visite au château de Malmaison, je m’en retournai à Paris un peu dépité. Je m’en ouvris à Gilbert, qui me conseilla de ne pas m’en soucier, de faire comme si Gérard Hubert ne m’avait rien demandé. Le lendemain, Dad téléphona pour lui expliquer que, bien que son idée fût excellente, le poste de Sainte-Hélène ne saurait souffrir une plus longue vacance et que, depuis quatre ans, il n’y avait officiellement pas de titulaire. Un compromis fut alors trouvé : en un premier temps, durant un an Gilbert me formerait à la gestion administrative et comptable du poste et des collections. Puis, dans un second temps, durant ma formation de conservateur à l’école du Louvre à Paris, Gérard Hubert désignerait une personne de son choix pour assurer mon intérim à Sainte-Hélène.
Je pouvais dès lors repartir, impatient de tourner cette page laissée vide par Daniel et dont le papier portait en filigrane les quatre lettres SIDA.
Le 20 juillet 1987, comme deux ans plus tôt, avec les valises, les victuailles et la malle métallique, nous débarquâmes comme si nous étions encore les personnes les plus importantes au monde. Cette fois-ci, l’étonnement s’était estompé. Je ressentis le poids des regards sur moi mais ils ne m’embarrassèrent pas. Je revis les quais et Jamestown avec le sentiment étrange de n’être parti qu’une journée ou deux.
De retour à Longwood House, la maison qui, deux ans plus tôt, m’avait fait l’effet d’une braise incandescente, me sembla simplement rouge terne, sans flamme. Je retrouvai, inchangée, la mélopée de Longwood qui, désormais, m’apparut douce et réconfortante. Cette complainte de l’ennui longwoodien ne me rebutait plus… elle m’émouvait. Je retrouvai aussi avec un pincement au cœur – et non plus comme la première fois une gêne – les employés de maison, Loulou, Iris, le vieux Percy et Kevin qui nous attendaient sur le perron. Non seulement le désuet était devenu mon cadre de vie mais je n’en avais plus honte. Lorsque j’entrai dans les appartements où nous habitions, je recouvrai immédiatement les effluves, uniques, inchangés. Si déplaisants fussent-ils, ils étaient devenus rassurants. Cette constance me rasséréna et un sentiment de contentement intense s’empara de moi. J’avais renoué avec mon havre de paix, ma thébaïde ; la félicité suprême et monotone. Je regardais désormais avec beaucoup d’attendrissement Gilbert reprendre son trousseau de clés et ressortir de leurs caisses les bibelots et les cadres de ses illusions. Même ma chambre, restée aussi malsaine qu’une tombe humide et terreuse, m’apparut accueillante. Pour la première fois de ma vie, je ressentis la satisfaction qu’il y avait à revenir « chez-soi ». Rassuré, j’étais un homme heureux. Les images horribles des derniers jours de la vie de Daniel perdaient déjà leur effet obsessionnel. Ma chambre aux aspects de caveau, le ciel gris, l’humidité pénétrante, le cadre anachronique, l’inconfort matériel… tout était resté comme je l’avais laissé vingt mois plus tôt. Les seules choses altérées étaient les chaussures et ceintures de cuir que j’avais laissées dans les placards littéralement dévorées par le mildiou ; tout avait pourri. Les T-shirts blancs, eux, avaient jauni et étaient même décomposés par endroits. Seuls les jeans semblaient avoir résisté à la moisissure. Je compris enfin les raisons qui, malgré sa détestation de l’île, attachaient Gilbert à Sainte-Hélène : l’immuabilité qui non seulement rassure mais provoque aussi l’oubli.
Pour la première fois de ma vie, je pouvais utiliser cette expression : « Je suis de retour à la maison. » Mon adresse postale était : « Longwood House, île de Sainte-Hélène, Atlantique Sud. »
Dad s’était engagé auprès du ministère des Affaires étrangères à profiter des quatre mois qui précédaient ma prise de fonctions officielle, prévue en décembre, pour m’enseigner les rudiments de la gestion des collections, de l’entretien des propriétés et de la comptabilité publique avec l’utilisation des différents formulaires auto-carbonés de la Trésorerie générale pour l’étranger. Toutefois, nous décidâmes de ne commencer cette formation que lorsque l’équipe de Trinacra Films serait partie ; ce qui me laissa plus de temps que nécessaire pour poursuivre ma découverte de l’île.
Durant mon premier séjour, je m’étais contenté de parcourir à pied les alentours de Longwood. Cette fois-ci, Gilbert m’accorda une avance sur mon premier salaire à venir pour acheter une Mini Clubman rouge foncé de 1969 avec laquelle je pus enfin partir à la découverte du reste de l’île.
Bien que la voiture ne fût pas de toute jeunesse et que son radiateur fuît, elle me permit de me rendre à peu près partout. J’appris à reconnaître ses limites : la route abrupte et étroite qui descendait à Sandy Bay par des séries de virages escarpés à 360 degrés fut au-delà de ses capacités mécaniques. Sur une distance d’à peine quinze kilomètres, j’empruntais des sentiers qui me conduisaient des paysages semblables à ceux du désert du Nouveau-Mexique et de la Corse, vus dans des magazines de géographie, à ceux des montagnes verdoyantes du Jura, que j’avais explorées durant les mois passés à Besançon. Toutes les routes semblaient se situer dans une citadelle imprenable au milieu de laquelle se dresserait une verdoyante chaîne de pics. Arrivé cette fois-ci au mois de juillet, je découvrais l’hiver de Sainte-Hélène avec son oppressant couvercle gris. Les nuages plombaient presque tous les jours ses sommets, préservant l’île sous une chape.
Elle semblait n’exister que pour ceux qui seraient prêts à faire l’effort de la regarder en prenant leur temps, et notamment celui de l’écouter en silence. Elle ignorerait presque à dessein ceux qui se contenteraient de vouloir la visiter et ne sauraient que la subir.
Pour visiter Sainte-Hélène, il faut appréhender la lenteur. Entre deux averses, il arrivait qu’une éclaircie se produisît, dévoilant ainsi l’insignifiance de ses contours et de sa taille que, coquette, elle s’efforçait de masquer avec les brouillards. La rapidité avec laquelle les nuages se déplaçaient semblait être une anomalie dans cet hymne à la nonchalance qu’était la nature de l’île. Les paysages, qu’ils fussent immenses masses rocheuses, marées ondoyantes de flax, forêts tropicales ou de fougères, semblaient s’être alanguis, bercés par un chant langoureux. Tout paraissait attendre un improbable lendemain.
Je reconnus là, comme par mimétisme, les traits des quelques Héléniens avec lesquels j’avais établi des liens quelques mois plus tôt. Il me semblait qu’ils savaient toujours opposer à la rudesse de leur histoire et à la misère une forme d’alanguissement, de résignation. Comme les volcans éteints depuis des millénaires, les habitants n’avaient jamais été rebelles : ni révolte, ni grève, ni plainte. À peine un murmure qui se perdrait dans le silence de l’océan. Cette île était le paradoxe d’un confinement dans l’immensité de l’Atlantique Sud.
En plus du temps que Gilbert dut passer avec l’équipe d’Yves Rousset-Rouard, il fut accaparé par une autre histoire qui l’agaça. Durant mon service militaire, il fut à Sainte-Hélène, bien malgré lui, entraîné dans une aventure qui aurait été comique si elle n’avait pas fait l’objet de poursuites judiciaires. Je savais que la péripétie l’avait fortement embarrassé car il attendit que je fusse à bord du RMS pour me la raconter.
Une superbe Américaine de vingt-cinq ans avait quitté la Californie pour venir sur l’île. Elle était prénommée Ethel. Sa beauté était telle que, trente ans plus tard, quelques officiers et subalternes du RMS St. Helena en restent encore tout émoustillés. Durant le voyage, elle devint le centre de toutes les attentions. Elle était habillée avec tout ce que la mode des années 1980 pouvait offrir de plus sexy pour les femmes. N’ayant que l’embarras du choix de l’officier qui l’aiderait à descendre l’échelle de coupée et à sauter sur le débarcadère de Jamestown, elle arriva enfin à sa destination. Ethel se rendit à son hôtel, le Consulate, qui se trouvait à deux cents mètres des quais. Elle prit possession de sa chambre et en sortit quelques minutes plus tard transfigurée par des parures et des vêtements identiques à ceux que portait deux cents ans plus tôt l’impératrice Joséphine, la première femme de Napoléon.
La magnificence de ces vêtements éclipsa presque sa beauté.
Impérialement, elle descendit les marches du Consulate Hotel pour se poster le long du trottoir. Déjà avec ses vêtements modernes, son éclat ne lui permettait pas de passer inaperçue. Ainsi fagotée, Ethel devint le centre de l’attention de tous ; femmes, hommes, enfants, chiens et mainates confondus. On vint lui demander ce qu’elle souhaitait et elle exprima le désir d’avoir une calèche tirée par deux chevaux pour se rendre à Longwood House où elle avait rendez-vous avec… son époux, Napoléon, dont elle avait été séparée trop longtemps. On lui expliqua qu’il ne restait plus qu’un seul cheval sur l’île et qu’il était bien trop vieux pour faire quoi que ce soit. On lui proposa une vieille Chevrolet de 1929 convertie en char à bancs pour les touristes. À défaut de mieux, elle accepta. Arrivée à Longwood House, habillée d’une robe ceinturée sous la poitrine et dévoilant avantageusement ses seins, elle entra dans la salle du billard où elle rencontra Chicks. Elle s’enquit de savoir si Gilbert Martineau se trouvait à Longwood car elle désirait ardemment le rencontrer pour lui expliquer la raison de sa venue.
Dad la reçut. Elle put lui expliquer en détail son affaire. Elle était amoureuse de Napoléon avec lequel, par le biais d’une compagnie de Los Angeles spécialisée dans la délivrance de messages de l’au-delà, elle entretenait depuis plusieurs années une correspondance secrète. On lui avait donné la possibilité d’être facturée soit par message transmis soit pour des périodes déterminées. Elle avait choisi l’option du forfait annuel. Le dernier mot qu’elle avait reçu de son impérial époux précisait qu’il lui délivrerait lui-même la prochaine missive à… Sainte-Hélène.
Ethel demanda s’il serait possible de rester dans la maison toute la journée. Gilbert, qui n’était pas insensible au spiritisme, lui en donna la permission. George Benjamin, alias Chicks devrait, bien entendu, la surveiller. Elle ne devait rester sur l’île que pendant la semaine que durait la navette du RMS St. Helena avec Ascension. Toujours vêtue Empire, la belle Californienne fut donc présente à Longwood durant les heures de travail, c’est-à-dire de sept heures et demie du matin à dix-sept heures. Après trois jours, elle n’avait reçu aucun message, aucun signe, aucune indication. Rien.
Elle demanda alors la permission de rester à Longwood House la nuit qui serait, selon elle, plus propice aux communications occultes. Gilbert accepta à la condition qu’elle rémunérât elle-même un surveillant. Elle acquiesça. Trois jours passèrent ainsi. Durant lesquels elle ne reçut toujours rien. Il ne lui restait plus que deux jours avant que le bateau ne repartît pour Le Cap. Elle comprit alors qu’elle s’était trompée de lieu pour collecter son message. Elle acquit la certitude que la dépêche lui serait délivrée sur la tombe de son impérial amant. Elle s’y rendit immédiatement et y resta deux jours et deux nuits. Elle en perdit non seulement le sommeil mais oublia l’horaire du bateau, qui partit sans elle. Sur la pierre tombale de Napoléon, elle tomba en léthargie.
Réanimée, elle fut examinée par le médecin qui l’autorisa à regagner son hôtel. Gilbert commença alors à émettre quelques doutes sur sa santé mentale et donna à ses employés l’instruction de lui interdire l’accès aux domaines. En agissant ainsi, il ne s’imaginait pas qu’il venait de lui apporter la réponse à ses questions. Elle interpréta cette interdiction comme la solution de sa quête : Gilbert était, à n’en pas douter, le protecteur, le gardien de l’âme de Napoléon. En cette qualité, il était celui qui détenait et qui retenait le message qu’elle était venue chercher. Elle l’accusa dès lors de rétention de ses secrets intimes !
Comme à Longwood House il n’y avait pas d’eau chaude, Gilbert ne se faisait couler un bain qu’une fois par semaine en se servant d’un geyser. Ce bain était pris chaque dimanche, immuablement entre neuf et dix heures trente. Chicks le lui ayant dit, Ethel attendit donc patiemment un dimanche pour entrer, vêtue d’une robe de voile presque transparente, dans la salle de bains en cassant les fenêtres. Comptant sur l’effet de surprise, sa pudeur et son absence de moyens de défense, elle menaça Gilbert d’un éclat de verre pour qu’il lui livrât enfin ce message qu’il détenait et qu’il s’obstinait à ne pas vouloir partager.
Dad ne me dit jamais comment il s’extirpa de la baignoire. Pudiquement, il passait à l’étape suivante, lorsque la belle Américaine fut conduite en prison et que le gouverneur, qui en avait encore le pouvoir, ajouta son nom sur la très courte liste des individus interdits de séjour à Sainte-Hélène. Elle fut expulsée manu militari par le bateau suivant.
De retour en Californie, Ethel déposa une plainte contre le gouvernement de Sainte-Hélène pour expulsion abusive et une autre contre Gilbert pour non-délivrance de courrier en sa qualité de « gardien de l’âme de Napoléon ». Dans les deux cas, les dossiers furent jugés irrecevables par la justice américaine. Dans le dossier qui mettait en cause Gilbert, il fut même admis que « gardien de l’âme de Napoléon » n’entrait pas dans le cadre de ses attributions professionnelles.
Le délire de la belle Américaine, si anecdotique fût-il, mit en exergue l’interprétation même de mon nouvel emploi, mal défini. Que n’aura-t-on pas nommé ce poste de « conservateur des domaines français à Sainte-Hélène » : gardien du temple, gardien de la mémoire, de l’âme, de l’esprit… toutes les analogies religieuses possibles y passèrent. Même moi je n’échappai pas à cette association mystique. Lorsque j’arrivai à Sainte-Hélène pour prendre la charge des lieux napoléoniens de l’île, mes premières impressions furent d’avoir été recruté pour servir un homme puissant nommé Napoléon dont les années de gloire étaient passées et qui aurait décidé d’utiliser les reliquats de sa fortune afin de vivre loin du monde, reclus, invisible même de ses serviteurs. Tout se prêtait à cette confusion. La poste recevait encore du courrier directement adressé à Napoléon, qui refusait obstinément d’en prendre connaissance. Un mur de pierre de plus d’un kilomètre était même en construction tout autour de sa propriété. Sur place, son nom n’était mentionné que par des chuchotements. La pauvreté sur l’île était telle que seuls les barbotages permettaient à un grand nombre de survivre, mais les voleurs épargnaient Longwood House en raison de la malédiction qui y était attachée. La crainte du « mauvais œil » qui planait sur la bâtisse était notoire. Des visiteurs déposaient même des fleurs au pas de sa porte. Tout concourait donc à me faire croire que cette maison vide était encore habitée par un homme seul, Napoléon.
Dans le premier contrat, mes fonctions étaient ainsi définies : « conservateur des domaines français de Sainte-Hélène au consulat général de France à Londres - Résidence Longwood House (Sainte-Hélène). » Les mots « Napoléon » et « musée » n’étaient jamais mentionnés. J’avais simplement l’obligation de résider à Longwood House pour en assurer la surveillance et le maintien. En l’absence d’autres définitions ou d’indications détaillées et précises des activités principales, mes fonctions me semblèrent bien abstraites. Je m’en remis complètement à Gilbert pour m’expliquer ce que l’on attendait de moi dans les trois ans à venir. Je découvris alors que l’emploi que j’avais accepté n’avait pas grand-chose à voir avec l’interprétation qu’en avaient les uns et les autres.
La mystique soustraite, mon poste était celui de gardien et de gestionnaire de trois propriétés de l’État français à l’étranger, avec un rôle de représentation nationale dans les activités officielles du gouvernement local. La personne contactée, parce que seule sur place, était le chef de poste et, à ce titre, avait toute la liberté de déterminer les priorités.
Gilbert, gaulliste jusqu’au plus profond de son âme, privilégia l’importance de la présence nationale sur ce rocher du bout du monde. Il la concevait comme une gageure, un coup d’éclat de la nation française, un acte de bravoure digne du très Français Cyrano de Bergerac. Forcer le respect, imposer l’inutilité et défendre avec fermeté une certaine image de la France sur l’île. Comme les militaires de l’armée coloniale britannique qui s’étaient localement inventé des carrières militaires fabuleuses, Gilbert parvint même à asseoir sur l’île l’idée d’une exterritorialité des propriétés françaises. Les questions de préséance, de place à occuper à l’occasion des cérémonies officielles, de protocole occupèrent le plus clair de son temps.
Une fois l’équipe d’Yves Rousset-Rouard partie, Dad m’initia aux différentes tâches comptables, à la gestion courante des collections et au suivi des inventaires. En comparaison avec les cours d’économie et de comptabilité que je poursuivais dans le cadre de mes études agricoles, je trouvai le système du règlement des dépenses par ordonnancement provisionnel assez archaïque et nécessitant une quantité superflue de formulaires. En tout cas, il avait l’avantage d’être transparent.
Bien que je ne dusse officiellement prendre mon emploi que le 1er décembre, je m’occupai déjà seul de la comptabilité et de l’administration courante dès octobre. Le plus curieux dans cette période de formation fut l’utilisation du télex dont les mémoires de masse étaient des rubans de papier souple. Ce support d’entrée-sortie perforé avait le fâcheux inconvénient de s’emmêler et de s’auto-déchirer. Les couper-coller avec ciseaux et glue au coin du feu allumé dans la cheminée du bureau s’imposèrent comme les distractions obligées des journées de pluie.
Sur le terrain, ma première mission fut la chasse aux nuisibles. Les plus visibles d’entre eux étaient les rats, qui grouillaient partout, aussi bien dans nos appartements que dans ceux de Napoléon, les jardins et la vallée de la Tombe. Toute l’île en était infestée mais le gouvernement de Sainte-Hélène avait mis en place une politique de contrôle qui, si elle ne permettait pas d’en envisager l’éradication, réussissait au moins à en limiter le nombre à un niveau acceptable. De ce fléau nul n’était épargné ; ainsi, quelques mois après mon retour, j’appris la mort de John Bailey de la leptospirose ou « fièvre des rats ».
Toujours est-il que Gilbert, dont la politique était d’être en tout indépendant des autorités britanniques, n’autorisa pas les agents du service de l’hygiène local à entrer dans les domaines afin d’y déposer les poisons et pièges adaptés. Cette décision fut une aubaine pour les rongeurs, qui semblaient s’être passé le mot et pullulaient autour comme à l’intérieur de Longwood House ainsi que dans la vallée de la Tombe. Cette infestation ne le fit pas changer d’avis, Dad s’obstinant à refuser l’entrée d’agents « étrangers » sur « le territoire français ». Il me fallut dès lors commander et mettre en place des dizaines de kilogrammes de raticide.
Une autre nuisance, surtout visible la nuit, infestait Longwood : les cancrelats. Ils pullulaient par milliers aussi bien dans les placards, les tiroirs, pas uniquement dans la salle de bains ou la cuisine mais aussi dans les salons et appartement de Napoléon, où pourtant ils n’avaient rien à se mettre dans les mandibules. Je trouvai un moyen d’en modérer la population grâce à des produits qu’on vaporisait sur tous les murs, une fois tous les quinze jours.
Et enfin, et non moins nuisible, l’autre plaie des domaines étaient les termites qui semblaient avoir fait de Longwood House leur temple sacré. Depuis la mort de sa mère Bertha en 1978, Gilbert avait perdu son enthousiasme et semblait ne pouvoir vivre que sur ses souvenirs. Il avait baissé la garde et remettait sans cesse au lendemain les traitements indispensables. Certes Chicks avait mis sous les pieds des meubles des plaques métalliques, essayant de barrer le chemin aux insectes dans le bois, mais force était de constater qu’ils étaient de retour absolument partout et avaient bien avancé dans leurs travaux destructeurs. Les achats de bidons entiers de poison anti-termites Rentokil restèrent, durant les trois premières années de mes fonctions, la dépense d’entretien la plus importante. Fin 1990, j’étais cependant parvenu à rétablir la situation et, ce faisant, devins expert dans la lutte contre les ravageurs.
La dernière affaire que Gilbert eut à gérer concernait des plaintes de touristes féminines. À l’occasion de visites sur la tombe, ces dames durent subir la vision des attributs sexuels du gardien qui ne pouvait s’empêcher de les leur exhiber. Le gardien était franc-maçon comme Gilbert. Dad et l’évêque établirent un plan d’action concerté et il fut décidé que ce serait l’évêque qui écrirait pour s’excuser et demander pardon à toutes celles que ces génitalias – c’est le terme qu’il utilisa dans ses courriers – avaient pu surprendre, choquer ou scandaliser. Le gardien en fut quitte pour la perte de son emploi et son départ vers l’île d’Ascension.
Administrativement, le poste de Sainte-Hélène était tout et son contraire : officiel et marginal, insignifiant et symbolique, original et conventionnel, étatique et non conformiste. Ces propriétés de l’autre bout du monde ne pouvaient qu’avoir une importance anecdotique pour l’administration diplomatique qui en avait la charge. Parce qu’uniques en leur genre, elles semblaient n’entrer dans aucun cadre bureaucratique existant. Faute de mieux, elles étaient condamnées à des modes temporaires de gestion. Lorsque j’en pris la charge, elles avaient été placées dans la case « chancellerie » de la section « postes à l’étranger ». Sur le papier, elles étaient rattachées au consulat de France à Londres qui, en raison des sept mille cinq cents kilomètres qui les séparaient et son accessibilité bimensuelle, n’avait aucun moyen logistique d’en assurer effectivement la tutelle. Comme tout agent du ministère, je devais être noté annuellement, mais personne ne pouvant avoir de vision globale et suivie de mes activités, cette notation fut, parce que vide de sens, inexistante.
Il n’était pas question de musée, de visite du public, de collections, de conservation préventive. Sainte-Hélène était un bien immobilier de l’État, c’est tout.
Ainsi résumé, nous étions cependant bien loin des attentes et des perceptions du public, dont le nombre oscillait annuellement entre cinq et sept mille selon le nombre de bateaux de croisière qui y faisaient escale de décembre à avril. Parce que ce n’était pas un musée, il ne pouvait y avoir ni boutique, ni service commercial, ni billetterie.
Ce fossé entre les attentes des visiteurs et la compréhension qu’en avait la bureaucratie française ne datait pas d’hier car il avait déjà été péniblement vécu par le premier des conservateurs qui, durant les dix années qu’il passa sur l’île de 1858 à 1867, ne sut définir sa mission. Entre les instructions qu’il recevait de la Maison de l’empereur Napoléon III, les attentes des passagers des nombreux bateaux qui faisaient escale et les exigences du gouvernement local, il n’eut d’autre possibilité que de résumer son rôle à la seule représentation et présenter à Longwood House des pièces aussi vides que la tombe.
Mon intention première n’était pas d’en réformer le mode opératoire – je n’avais pas cette ambition – mais d’apprendre à vivre en marginal tout en donnant l’impression de conformisme et en en imposant sa dimension nationale. Gérer le paradoxe hors-norme/formel. Entretenir des bâtiments historiques qui n’en avaient pas le statut. Offrir au public un musée qui n’en avait pas la reconnaissance officielle. Je compris alors qu’il fallait être un thaumaturge de la trempe de Gilbert qui, pendant trente ans, sut naviguer à vue, pour offrir au public la vision du martyre de Napoléon à Sainte-Hélène qu’il recherchait et trouver une ligne budgétaire sur laquelle Sainte-Hélène parviendrait à poursuivre sa lancinante existence. Faute de définition précise de mes fonctions, il me fallut donc en cerner le contenu de façon empirique à partir de la pratique de mon prédécesseur et par une réponse pragmatique aux problèmes que je rencontrai.
Aussi contradictoire que cela put paraître, contractuel de la fonction publique, je dus me mettre à la marge non seulement de la société, mais du monde à cause de mes activités. En choisissant de travailler et de vivre à Sainte-Hélène, avoir une vie ordinaire n’entra jamais dans le domaine du possible.
Sainte-Hélène était un mode de vie en soi, à la fois formellement conventionnel et totalement déjanté. Ce dualisme incompatible avec la vie moderne me plaisait ; même davantage, il me motivait. Alors que j’avais prévu de ne rester en poste que trois ans – le temps de finir mes cours par correspondance – lorsqu’en 1990 le ministère des Affaires étrangères me proposa de renouveler mon contrat, je n’eus pas une seconde d’hésitation pour accepter l’offre et abandonner à jamais l’idée de devenir ingénieur agricole, un an à peine avant les examens finaux. Dans le cadre de ces études, je venais d’achever un rapport sur la toute nouvelle coopérative de pêche qui s’établissait tout juste sur l’île. Une fois de plus, il me fallut faire preuve d’imagination pour justifier aux directeurs des musées nationaux de Malmaison, Nicole et Gérard Hubert, de ne pouvoir pas encore suivre les cours à l’école du Louvre. (Nicole n’était « que » chargée de mission en tant qu’épouse du conservateur en chef, mais, dans les faits, c’était bien elle qui dirigeait l’établissement.) Chaque fois que je les rencontrais durant mes séjours en France, ce fut le sujet que j’esquivais au mieux de mes capacités diplomatiques. Toutefois, lorsque je signai mon troisième contrat consécutif, le 1er décembre 1993, ils m’informèrent que le diplôme de l’école du Louvre ne leur apparaissait plus comme une condition essentielle à mon maintien sur l’île, en charge des collections qu’ils avaient mises en dépôt.
L’élément déterminant dut être que Gilbert resta mon mentor. Comme Télémaque jeté par une tempête sur une île, je découvris son monde qui devint le mien. J’essayais de retenir les explications qu’il ne cessait de répéter auprès des services administratifs français avec lesquels il devait travailler mais qui ne comprenaient rien à ce qu’il essayait de faire sur place.
J’écoutais une à une ses luttes contre des personnalités locales qui, comme le gouverneur Massingham, osèrent le défier en écornant l’image de la République française. Je le regardais dédaigner les fonctionnaires britanniques locaux qui s’obstinaient à lui refuser les prérogatives diplomatiques auxquelles il pensait avoir droit. J’admirais son entêtement et sa résistance aux vigoureuses corrections qu’il recevait continuellement, mettant à mal son manque d’humilité. L’obstination de Gilbert à vouloir maintenir l’apparence de la « grandeur de la France » était admirable. Avec lui, les lieux napoléoniens à Sainte-Hélène étaient devenus une véritable fiction dans laquelle tout était soigneusement mis en scène, comme la folie créatrice attirerait irrésistiblement un génie vers le vide. L’attraction de l’inutile. Faire avec passion un travail dont tout le monde semblait se moquer. Un emploi taillé sur mesure pour Gilbert.
De par la mort de ses amis et de son frère, à la fin de la guerre, Gilbert qui faisait des versions latines comme d’autres font des mots croisés, s’appropria les mots de Maximien : « Maintenant qu’une longue vie me pèse et me serait inutile, puisque je ne puis vivre, ah ! du moins que je puisse mourir ! Oh ! qu’elle est affreuse la loi qui courbe l’infortune sous le poids de la vie ! La mort n’obéit pas à la volonté de l’homme. » (Élégie I.) Et, tant qu’à mourir, pourquoi ne pas le faire en s’enivrant. Le Paris de la Libération fut le lieu idéal pour cela.
Le 10 novembre 1947 : « Je n’ai qu’une inquiétude et c’est moi. Je m’interroge et c’est souvent en vain, comme dans l’opéra. Deux détails m’inquiètent dans mon comportement et que je me tue à analyser : d’une part mon “improductivité”, d’une autre mon goût de tout gâcher ce qui peut m’être agréable ou même utile. Je sens en moi une force de production que seuls mon manque de volonté et mon inlassable bougeotte parviennent à annihiler. Serai-je “l’homme d’un seul livre” ? Parviendrai-je à vaincre mon indicible répugnance à m’enfermer avec quatre feuilles de papier ? »
Promu aspirant de marine de réserve, le 11 novembre 1944, il fut dégagé de ses obligations militaires. Commencèrent alors dix années parisiennes qui furent une suite ininterrompue de rencontres avec des personnalités politiques, des célébrités mondaines et d’immenses talents artistiques et littéraires. Elles n’engendrèrent qu’un immense vide et un infini désir de s’inventer une vie. Discuter sur l’éternel féminin jusqu’à quatre heures du matin chez Roland Petit, prendre le thé chez Rosemonde Gérard, rencontrer, durant des occasions mondaines aussi éphémères que futiles, la princesse d’Orléans-Bragance, Christian Bérard, Jean Babilée, Jean Cocteau, Jean-Paul Sartre, Felix Youssoupov, Alice B. Toklas, Thornton Wilder, Louise Faure-Favier, Marie Laurencin, André Gide, Jean Cocteau, Roger Peyrefitte, etc.
À la lecture de ses lettres et de son journal intime, une évidence apparaît : à trop côtoyer ceux qu’il admirait (principalement André Gide et Jean Cocteau), il annihilait ses propres capacités à mener à bien le moindre projet d’écriture. Totalement paralysé par l’immense talent des autres, sa propre incapacité à créer, à se concentrer le ramenait sans cesse vers le souvenir des jeunes hommes qu’il avait vus mourir ou qui « combattaient l’approche de la mort dans le combat furieux qu’est le délire ». Il ne se remettait pas d’avoir eu à passer « un bras autour d’un cou tiède, moite, battant de fièvre, lent véhicule de l’engourdissement inévitable ».
Lorsque le 15 mai 1947 ses parents quittèrent définitivement Paris pour se retirer à Ars-en-Ré, il dut prendre un logement. Ne disposant d’aucun revenu stable, il s’installa dans l’hôtel St. Georges rue de Seine « avec bidet et un lavabo que dissimule un paravent miteux ». Toujours incapable de reprendre pied avec la vie civile, en y emménageant et en perdant le confort de l’appartement familial, il ajouta dans son journal : « Mais est-ce que cela change quelque chose ? »
Il enchaîna des projets de romans ou de biographies dont la rédaction n’alla jamais plus loin que leurs titres : Le Voyage des songes, Fiasco, Rimbaud, Tchaïkovski. Le 23 janvier 1948, il résuma sa vie faite, selon lui, « de désirs impossibles à satisfaire, de solutions médiocres, d’inconfort matériel et de solitude morale. Des dettes. Peu de perspectives ! » Lucide, il s’accorda « encore quelques mois d’expérience et puis vogue la galère. Si rien ne va plus, on changera de jeu et on ira tenter sa chance ailleurs. N’est-ce pas ma chance ? »
Il tenta d’ouvrir avec Francis Savel une galerie de livres et de tableaux à Paris. Il se construisit même des châteaux en Espagne comme celui de se retirer à Ars-en-Ré et d’ouvrir une maison littéraire pour les artistes parisiens. Nouvel échec. « Je renonce, je méprise, je piège, je fuis… »
Entre Ars-en-Ré, où il respirait à pleins poumons l’air, le soleil et le vent, et Paris où il redevenait l’esclave de ses désirs et de son imagination, il enragea de ne plus savoir quoi faire de sa vie. Ne pouvant devenir auteur lui-même, en 1949 il se résigna à entreprendre des traductions qui lui permettraient au moins de payer les factures. Il commença par Un garçon près de la rivière (The City and the Pillar) de Gore Vidal pour les éditions des Deux-Rives. Il reprit peu à peu goût à la vie. En accomplissant ses quinze jours de période de réserve militaire à la base aéronavale de Saint-Raphaël, il retrouva Jean Cocteau qu’il revit ensuite à Milly-la-Forêt où l’écrivain vivait avec son fils adoptif, Doudou (Édouard Dermit). Même s’il se disait encore que tout ce qu’il entreprenait l’était « avec une fièvre de mauvais augure », il accepta la direction des guides de voyage Nagel pour la France. Pour la première fois de sa vie, il reçut des fiches de paie. Cet emploi lui permit d’entreprendre de nombreux voyages : Italie, Canada, Islande, Danemark, Suède, Norvège… Le 1er janvier 1951, il fit le bilan de l’année achevée : « Beaucoup de travail ; des résultats. Premiers essais d’embourgeoisement : premier smoking, première voiture. »
Cette éclaircie fut de courte durée car un an plus tard, il s’aperçut que « côté affaires » : « tout [allait] mal et la faillite [frappait] à la porte tous les matins. » Il lui fallut envisager, « en toute sérénité », une nouvelle occupation. Il rencontra à Saint-Germain-des-Prés, « où quelques bourgeois désœuvrés s’endorment devant leurs huîtres », le journaliste américain Elliott Stein, son « opposé radical ». Cette rencontre sans lendemain permit à Gilbert d’être introduit dans le milieu militaire américain basé à Paris. L’admirateur de l’armée de l’Oncle Sam supportait très mal les insultes du genre « Yankee, Go home ». Combattre cette injustice devint pour lui un moyen de détourner son mal-vivre. Autre dérivatif qui l’aida à garder un pied dans deux mondes : l’écriture et la publication des livres de Serge Lifar et pouvoir assister à tous les événements parisiens du moment.
Puis, le 8 juillet 1953, survint la mort de Rosemonde Gérard qui marqua un arrêt brusque dans la vie parisienne de Gilbert. Avec madame Edmond Rostand, le 10 juillet suivant, il enterra ses illusions de devenir un écrivain célèbre. Il utilisa ses maigres économies en commandant à la sculptrice britannique d’origine lettonne Dora Gordine – le milieu mondain de l’époque nommait l’artiste « La Gordine » – son portrait en buste et quitta la capitale pour Ars-en-Ré où il retrouva sa mère adorée et sa « vie simple des champs et du soleil, de la mer et du sable. Le parler grave, haut, le rire énorme, les sentiments désuets désolément francs, l’examen journalier de petits problèmes. Le maire a-t-il, ou non, dit cela ? Le poisson est-il bon ou non ? Les vents sont-ils encore à l’ouest ? Va-t-on emprunter le chemin de la côte ? » Comme son père et son frère, son cœur était marin.
Le 2 novembre 1953, il enfila son uniforme d’enseigne de vaisseau de première classe pour une affectation d’officier subalterne à la base aéronautique navale d’Aspretto, installée en Corse. Le 7 novembre, en emménageant à Ajaccio, il termina le journal de ses années parisiennes par une citation de Nietzsche : « J’habite ma propre maison. Je n’ai jamais imité personne. »
La fonction de gardien des lieux napoléoniens de Sainte-Hélène était minorée par les propos d’historiens ou de passionnés napoléoniens qui considéraient le maintien des bâtiments, jardins, forêts superfétatoires à la légende napoléonienne. Selon eux, il n’y avait pas besoin d’illustration physique. Il fallait laisser le temps opérer son action destructrice sur les biens. Laisser s’effacer les vestiges tangibles pour ne laisser qu’un vide plus significatif de la notion abstraite qu’est la légende. Le croupissant plus en accord avec le mythe que la préservation matérielle. Maintenir un vide, bâtisseur de l’inutile.
De mon recrutement en décembre 1987 jusqu’à sa mort survenue en août 1995, Dad resta à mes côtés. Tous les trois ans, mes contrats de travail furent renouvelés. Lentement, sans rien brusquer, je modifiai le mode de fonctionnement des domaines, qui faisait la part trop belle à la représentation au détriment de l’entretien courant. Avoir un majordome, une cuisinière, une assistante, un homme à tout faire/jardinier et un boy pour s’occuper de notre confort était excessif et surtout au détriment des travaux d’entretien qu’il y avait à accomplir. Le majordome Percy, qui avait déjà plus de soixante-quinze ans, partit à la retraite ; Chicks mourut en 1987. Je les remplaçai par deux hommes de mon âge, Tony Green surnommé Diddy et Gary Thomas, dit Gary-Bishop (l’évêque). J’avais persuadé Gilbert d’accepter de n’avoir « plus que » deux personnes à notre service personnel au lieu des quatre employés de maison. Toutefois, il conserva Loulou et Iris, qu’il rémunéra lui-même.
Lors de ces recrutements, je découvris que je devais mettre quelques barrières à ma vie sexuelle. En acceptant d’être un patron, lors de mon retour à Sainte-Hélène pour prendre mon poste je m’interdis les Foxy’s folies et les couchettes de jasmin de l’église Saint-Marc pour ne pas être confronté aux embarras qu’elles pourraient générer, comme lors des entretiens d’embauche. L’insouciance et la liberté que j’avais vécues à Longwood en 1985 n’étaient plus envisageables.
Je m’installais de fait dans la société de Sainte-Hélène aux côtés de Betty (mon enseignante d’anglais), des Héléniens diplômés qui constituaient l’élite de la population, des commerçants et des expatriés. Toutefois, mon terrain de chasse ne fit que se déplacer. Je découvris alors d’autres aspects plus spécifiquement coloniaux de la société locale que je n’avais pas suspectés en 1985.
Entre les fonctionnaires expatriés, l’échangisme était très répandu et si notoire qu’il ne faisait que rarement l’objet de commérage. Étant célibataire, et de loin le plus jeune d’entre eux, je n’entrais pas dans leur circuit. Je me tenais à l’écart de cette communauté non seulement à cause de la moyenne d’âge qui avoisinait les soixante ans, mais surtout en raison du comportement pédophile de certains ex-officiers coloniaux qui me répugnait. Je m’en entretins d’ailleurs avec Eddie Brooks, le chef du gouvernement, qui m’informa qu’il était parfaitement au fait de la situation mais que tout cela n’avait guère d’importance car les filles – il ne mentionna pas la possibilité masculine – étaient, selon lui, consentantes, tout comme leurs parents ou tuteurs.
À l’époque de la dissolution du Colonial Office, ses fonctionnaires furent incorporés dans le grand ministère du Foreign Office. Eddie Brooks en faisait partie. Il en fut certainement le plus sain mais aussi le plus désillusionné. Une bouteille de gin à la main, je le voyais assister impuissant à la fin d’un monde colonial qu’il regardait sombrer. Il avait profondément aimé cette société qui n’avait plus raison de subsister. L’alcool fut le meilleur des remèdes, qu’il partageait abondamment avec sa femme. Durant des réceptions organisées dans sa résidence de Lufkins, je fus le témoin des derniers éclats des colonies britanniques qui disparurent avec lui à l’aube des années 1990. J’en retins une multitude de courts récits. Je me les remémore souvent comme on rouvrirait un album de photos dont les photographies jaunies révéleraient un monde construit sur un enchantement devenu désillusion.
Dès mon retour en 1987, la nouvelle de mon recrutement ne fut pas longue à se propager dans toutes les strates de la société hélénienne. Gilbert avait si bien réussi à se créer une réputation d’élévation – à laquelle les Anglais locaux associèrent une fortune matérielle et un réseau relationnel qui allait jusqu’aux portes de Buckingham Palace – qu’il passait pour un magnat. Pour cette raison, à mon corps défendant, je me retrouvai au milieu d’une histoire née d’un malentendu et d’un regard mal interprété qui fit croire à un gouverneur que j’avais des intentions pour sa fille, ce dont il fut enchanté. Il alla jusqu’à approcher Dad et lui signifier qu’il ne serait pas opposé à notre union…
Pratiquement tous les midis, Gilbert invitait à déjeuner à Longwood House les Français de passage sur leurs yachts ou sur le RMS, les chefs de service, les médecins, les expatriés coloniaux retraités, le gouverneur, les officiels britanniques etc. Il était brillant, il épatait, il était respecté. J’étais fier de l’avoir comme père. Les invitations du midi étaient souvent rendues le soir ce qui permettait à Loulou et Iris d’avoir leurs soirées de libres.
En prenant soin de ne pas changer les habitudes de Gilbert ou d’entrer en conflit avec celles-ci, je m’employai à ne modifier Longwood House que par des apports que seule l’amélioration de notre confort justifiait. J’introduisis l’emploi des déshumidificateurs qui, au bout de quelques semaines, avec des feux dans toutes les cheminées de la maison, eurent pour effet d’avaler les effluves. Dans ma chambre – celle du comte de Las Cases –, je décidai de faire couler une dalle de béton de quarante centimètres sur laquelle je posai une moquette. Je déménageai dans le salon Gourgaud le temps des travaux. Avec Gurnet, Diddy et Gary-Bishop, je creusai à l’aide de pelles et de pioches et retirai la terre battue du sol par les fenêtres. Je profitai de ces travaux pour faire installer une douche et un chauffe-eau électrique dans la salle de bains voisine. Si se faire couler un bain par semaine en chauffant l’eau dans un geyser en brûlant du bois et du papier semblait exotique et amusant à certains, au bout de quelques semaines ce système devenait astreignant.
À proximité de toutes les fenêtres, je m’appliquai à planter des espèces très odoriférantes. Les roses embaumèrent les mois d’hiver, de juillet à octobre, et les brunfelsias (plus connus sous le nom d’« Hier, Aujourd’hui, Demain ») ceux de l’été, de novembre à juin. Quant au jasmin, il parfuma la maison toute l’année. En un peu plus d’un an, nous parvînmes à atténuer l’impression générale de vétusté du logement. C’était bien entendu des travaux immobiliers plus cosmétiques que structuraux mais qui, avec l’emploi de déshumidificateurs, faisaient illusion. Nous collâmes et remîmes aussi à niveau tous les carrelages des années 1930.
À partir de 1989, entrer dans les draps de mon lit ne fut plus comme d’avoir à se glisser dans des gants humides et froids. Pareillement, le cuir de mes chaussures ne se recouvrait plus de mildiou en l’espace de quelques jours. Je trouvai même le moyen d’adapter la pièce où, du temps de Napoléon, l’on conservait son argenterie en un atelier de peinture. J’y installai un poêle alsacien envoyé par le ministère des Affaires étrangères, que nous désignions uniquement par le mot « département ». Parce qu’inscrit dans la longue liste des postes à l’étranger, le département nous envoyait chaque année un catalogue d’articles que nous pouvions commander et qui nous étaient expédiés depuis Paris. Ce système d’approvisionnement fonctionnait remarquablement bien et semblait idéal pour Sainte-Hélène où on ne trouvait absolument rien à acheter localement.
Durant ces années, nous pûmes donc recevoir de l’argenterie, de la vaisselle de Limoges, tout à fait adaptées aux réceptions que Gilbert organisait avec grand panache.
Le musée de Longwood et la correspondance avec les chercheurs, collectionneurs et passionnés restèrent la chasse gardée de Dad. Sa présence à mes côtés sur l’île apportait auprès des institutions culturelles françaises une légitimité scientifique et morale que je n’avais pas. Je me contentais de lui faire quelques suggestions d’ordre pratique. Rien de plus. En complétant chaque jour mes connaissances de l’histoire napoléonienne, et plus particulièrement de la période de l’exil, je me mis en tête de refaire tous les jardins tels que Napoléon les avait souhaités et dont on connaissait les moindres détails, de restaurer de fond en comble les appartements des amiraux des Briars que Gilbert s’était résigné à abandonner, et de faire entrer un peu de lumière autour de la tombe où la nature s’était atrophiée.
Par petites touches, je découvris le monde de Gilbert. Durant les dix années où je l’ai connu, je n’ai jamais été tenté d’en savoir plus sur son existence d’avant 1985. Je ne prenais que les informations qu’il me donnait et m’en contentais. Toutefois, je sentais bien que des fantômes rôdaient ; des nuages sombres qui lui faisaient regretter la vie. Gilbert était un mélancolique : le temps lui était éternel, sans fin. Pas une seule fois je ne lui mentionnai ma vie au Paraclet, à Amiens, à Péronne, Nesle ou Ham. Tout ce qu’il savait de moi concernait mon adolescence à Voyennes et les raisons de mon indifférence envers mes parents et pour la plupart de mes frères et sœurs. Même après sa mort, je n’ai pas essayé de fouiller dans son passé. Je souhaitais garder de lui seulement le souvenir de nos années communes. J’ai brûlé les volumes de son journal, qu’il m’avait demandé de détruire, et mis de côté, sans les ouvrir, les autres.
Après la mort de Chicks et le départ à la retraite de quatre autres employés que Gilbert avait maintenus en fonction au-delà de l’âge légal, il me fallut reformer l’équipe des domaines. Cette tâche se révéla quasiment impossible : les salaires étaient très bas – l’équivalent du quart du Smic – et toute la population active avait déserté l’île pour Ascension et l’archipel des Malouines, où les rémunérations avec d’importants avantages s’avéraient de six à vingt fois supérieures à celles qui étaient pratiquées à Sainte-Hélène. Nous subîmes aussi de plein fouet les conséquences de la guerre des Malouines, où la Grande-Bretagne s’employa à favoriser une migration de citoyens provenant des dépendances britanniques. Cinq ans après le conflit entre le Royaume-Uni et l’Argentine, Sainte-Hélène se trouva privée de sa génération des dix-huit/trente-huit ans. Les seules personnes que je pouvais recruter étaient celles qui étaient revenues au foyer entre deux contrats ou pour des raisons familiales. Des situations toujours temporaires qui m’obligèrent à devoir sans cesse procéder à de nouveaux recrutements. Le seul avantage à ce rythme soutenu des départs fut d’asseoir mes accointances avec un très grand nombre de familles de Longwood.
En me fondant sur les plans établis en 1860 par le capitaine Masselin, qui les traça avant de les détruire, et sur des photographies aériennes, je commençai dès l’hiver 1987, avec tous les employés temporaires qui se succédèrent, à recréer les jardins de Longwood House tels qu’ils se trouvaient à la date de la mort de Napoléon, le 5 mai 1821.
Je concentrai mes efforts sur le dessin et la topographie des jardins en bêchant mais surtout en piochant, tant la terre argileuse y est dure. Je commençai par celui qui, côté ouest, communiquait directement avec la chambre à coucher de Napoléon par une porte vitrée protégée par un treillis en croisillons de bois peint en vert. Je poursuivis par celui qui, lui aussi clos par une barrière de bois vert, correspondait au côté est des appartements de Napoléon formant un T. J’entrepris ensuite les deux jardins ouest dont le premier était clos par une barrière. Ces jardins de Longwood n’étaient qu’une succession d’enclos délimités par des barrières. Les limites s’imbriquaient les unes dans les autres : des clôtures contenues dans d’autres enceintes elles-mêmes cernées par des palissades elles aussi circonscrites par des parapets et des murs. Comme pour en accentuer la complexité, chaque jardinet avait son propre dessin géométrique souligné d’allées creuses. Paradoxalement, les fossés devinrent les sentiers pédestres et les espaces floraux des clos. La conception alambiquée de ces jardins d’un peu moins d’un hectare était en porte à faux avec leur parti pris de géométrie et d’ordre. Ils semblaient avoir été pensés comme s’ils devaient être une emphase de l’exil, de la solitude, de l’emprisonnement. Les herbes ligneuses appelées Kikuyu, que les Héléniens nomment « herbe du diable », avaient quant à elles envahi l’ensemble du domaine en en recouvrant de nombreuses surfaces, telle une couverture mitée que l’on aurait jetée à dessein pour cacher la misère des sols.
Ces jardins étaient situés sur un haut plateau constamment balayé par des alizés. Les vents avaient si bien travaillé qu’ils avaient appauvri les sols argileux, lesquels avaient pris l’aspect de la roche et de la lave ; d’où l’aspect sépia qui m’était apparu la première fois que j’avais visité les lieux en 1985. Les terrains appauvris à l’extrême, je m’appliquai à leur rendre les éléments nutritifs longtemps disparus. Je ne comptais plus le nombre de pioches, de bêches, de cargaisons de fumier, de tombereaux de lisier, de sacs de déchets de poisson et de sable qu’il nous fallut pour rendre à l’espace un aspect végétal. Si le sol restait compact et collant lorsqu’il était humide et très dur et fendillé lorsqu’il s’asséchait, il pouvait néanmoins de nouveau retenir suffisamment l’humidité et les minéraux ; de quoi y propager des agapanthes, des kniphofias, des jasmins, des iris, des ébéniers de Sainte-Hélène et toutes les plantes locales endémiques. Après de nombreux échecs, et malgré ce sol difficile à travailler qui s’engorgeait vite lors de fortes pluies, nous parvînmes à retenir une panoplie d’espèces vivaces dont l’enracinement n’était pas profond et peu sensible à la circulation de l’eau et de l’air.
Autre particularité du sol argileux de Longwood, il ne se réchauffait que très lentement, donnant à l’endroit une fraîcheur inattendue lorsque le soleil était au zénith. Inversement, chauffé, le terrain ne se refroidissait que lentement à la tombée du soir, lorsque la température chutait rapidement de cinq degrés vers six heures. Cette opposition des éléments provoquait une sensation d’extrême inconfort à tous ceux qui étaient hypersensibles mentalement et physiquement aux variations de températures. Dont, hélas, je faisais partie. Seule consolation : je découvris dans les Mémoires de Marchand, le valet de Napoléon, que je partageais avec l’Empereur cette particularité qui se manifestait par des sautes d’humeur et des gênes intestinales.
Faute de crédits suffisants pour l’eau, je ne pus pas remettre en place les espèces employées par Napoléon. Les pêchers, les rosiers, les grenadiers, les avocats, les fraisiers furent remplacés par des plantes plus adaptées au climat et au sol. Cette liberté prise avec l’histoire me permit cependant de maintenir la théâtralité si chère à Gilbert en donnant, au rythme des saisons, des gammes de couleurs qui imprimaient à l’ensemble de Longwood House des apparences tantôt dramatiques, reposantes, mélancoliques ou flamboyantes. Fier de ses jardins, au mois de décembre 1819, Napoléon avait dit au général Bertrand que les voyageurs anglais feraient le dessin de ceux qu’il avait lui-même conçus. Je m’aperçus avec ravissement qu’à partir de la fin 1993 les visiteurs commencèrent à y prendre des photographies. Les jardins redevinrent une extension de Longwood House comme souhaités par Napoléon.
Dès les premiers jours de sa découverte par les Portugais, Sainte-Hélène inspira les poètes. Elle apparut à l’Espagnol Baltasar Gracián comme étant tout droit « sortie de l’onde maternelle où on y retrouve la clôture apaisante des premiers repos, désir profond des rêves tranquilles, havres rêvés des existences menacées ». À Daniel Defoe elle inspira un des personnages les plus célèbres de notre littérature, Robinson Crusoé. Napoléon désigna lui-même le lieu de sa sépulture au fond d’une profonde vallée surnommée le Bol à punch du diable, près du seul point d’eau de sa dernière demeure. Ce lieu où il fit quelques virées à pied et à cheval dès les premiers mois de son exil était un enchantement ; une source d’inspiration, une muse. La nature y était souveraine : de la terre jaillissait une végétation luxuriante mais on y sentait aussi l’omniprésence de l’immensité de l’océan ; infini et étriqué à la fois, tout y rappelait la vie et la mort, l’éternité et la précarité, la force et la fragilité. On retrouvait dans une même vallée, auprès d’un point d’eau, toute la sémantique des poètes qui d’Ovide à Rimbaud y faisaient dormir au fond d’un val une Diane chasseresse ou un soldat. Comme Jean-Jacques Rousseau, Napoléon avait la tête pleine du bonheur d’être dans la nature ; cette vallée était une invitation permanente à la flânerie et à la rêverie. Il se l’accapara. Il savait ce qui animait de tout temps les poètes et combien leur inspiration ne pourrait jamais s’y tarir puisqu’ils y feraient reposer leurs personnages. Que ce fût un bel Endymion qui se mirât dans l’eau de la source ou le soldat qui y mourût, tous s’y reposèrent. Cette vallée devint celle où Napoléon se désaltéra ; celle de sa tombe, de sa résurrection, de sa légende.
À mon arrivée à Sainte-Hélène, n’ayant aucune envie de déranger Gilbert dans son domaine – les aménagements intérieurs et les vitrines de Longwood House –, j’eus l’ambition en premier lieu de sortir la tombe de l’obscurité dans laquelle la nature l’avait plongée. Il me fallait transmuer ce lieu lugubre comme le Noir Val d’Edgar Poe ; parvenir à percer un trou dans ce mur noir pour y faire entrer la lumière. « Ô Soleil ! Toi sans qui les choses – Ne seraient que ce qu’elles sont ! »
Bien décidé à rendre à cette vallée de quinze hectares la vie qui l’avait trop tôt quittée, j’alternais mes cours d’agriculture et d’anglais (que je conservais pour les jours de pluie ou de brouillard) avec des travaux forestiers de grande envergure quand la météorologie était clémente.
Comme Gilbert réservait le personnel du poste à des tâches plus en phase avec l’idée qu’il se faisait de ses fonctions diplomatiques, je me retrouvais quasiment seul à travailler dans la vallée. Je m’étais virtuellement fait un ami en la personne du chanteur Gérard Manset dont les mots jouaient le rôle de véritables fortifiants : « Face aux grandes étendues, Il a marché longtemps. Il a peut-être connu Ton masque éclatant, Soleils et firmaments Qui forcent le respect, Spectre revenant De la vallée de la paix, De la vallée du doute. […] Cavaliers s’avancent, Nuages… Désespoir de tout ce que l’on sait, Laissez venir, laissez passer Ceux dont l’amour s’est renversé – Vallée… »
Avec Adrian Wade, je découvris l’usage des scies tronçonneuses que je commandais à Paris – les équipements étaient alors fournis directement par le ministère –, retrouvai les faux à broussailles qu’un pêcheur de Voyennes m’avait appris à utiliser, les chaussures à crampons métalliques pour grimper sur les flancs des montagnes enherbés. Adrian partageait mon ambition, qui aurait pu servir d’illustration à cette phrase lue dans le deuxième chant de La Fiancée d’Abydos par lord Byron : « Regarde ! Là où ses conquêtes ont cessé, il y a fait une solitude et il la nomme – paix ! » Rien de moins. Travailleur solitaire dans la vallée, Manset et Byron m’accompagnaient et me soutenaient. Toutefois, avec seulement Adrian, le travail n’avança pas aussi vite que je l’aurais souhaité.
Durant ces années aux alentours de la tombe de Napoléon, je fus parfois surpris par des essaims d’abeilles. J’appris que sur l’île un vieux monsieur Stroud, qui vivait à l’ouest, à la montagne Bleue (Blue Hill), savait comment les capturer pour les mettre dans des ruches et en extraire le miel. J’invitai donc Mr. Stroud dans la forêt et nous attrapâmes huit essaims en moins de six mois. Avec du bois des arbres découpé et débité sur place, je fabriquai nos ruches et les cadres. Je commandai, de France, un extracteur centrifugeuse. Une fois l’an, à la fin de l’été, au mois de juin, nous récoltâmes avec beaucoup de fierté du miel qui coulait à flots. Ce furent autant de moments de pure émotion. Afin de varier les parfums, je déposai quelques ruches à Longwood House et aux Briars. Après quelques années durant lesquelles j’interprétai seul le rôle apaisant d’apiculteur, l’un des employés des domaines, Byron Knipe, se joignit à moi dans ce travail qui avait le don de me relaxer. À entrer ainsi dans l’univers des abeilles, je me pris à rêver qu’un jour, peut-être, je parviendrais à rendre à la vallée de la Tombe un éclat dont elle avait été privée trop longtemps… Il me fallait juste cette patience dont les abeilles me rappelèrent les règles de base.
Si le travail à la Tombe fut fastidieux et physique, au début des années 1990, j’eus le plaisir de rencontrer Ricardo Stevens, qui officiait pour David Henry à la plantation de café de Hutt’s Gate, située à l’entrée sud du domaine. Contrairement à Adrian, qui n’avait pas grand-chose à me dire et pour qui j’étais avant tout un employeur appelé Sir avec déférence, distance et respect, Ricardo fut un ami des plus sensibles et très bavard, ce qui, pour quelqu’un d’aussi peu loquace que moi, constituait une bénédiction dans cette vallée du silence.
À défaut d’être totalement parvenu, durant ces premières années, à rendre aux alentours immédiats de la Tombe la clarté que j’envisageais, je fus en mesure de dégager sur les pentes des collines trois terrasses de trente mètres chacune. J’y plantai des impatiences qui, faute de lumière, végétèrent. Toutefois, après la coupe de six araucarias de quarante mètres aux troncs de deux mètres de diamètre qui nécessitèrent l’aide de plus de quinze hommes des services de l’agriculture du gouvernement de Sainte-Hélène, fin 1994, elles se mirent à fleurir, offrant aux regards une multitude de teintes écarlates donnant à ces terrasses l’aspect d’un éclaboussement de sang. L’effet produit fut dramatique. Un peu trop. J’atténuai cette impression de rivière sanguinaire en introduisant vite des bégonias, des fuchsias, des iris ainsi que quelques orchidées dont les feuillages parcellèrent le flot.
À ma prise de fonctions, le site des Briars m’apparut comme un gâchis. Tout permettait d’entrevoir ce qu’il pouvait être mais rien ne semblait susceptible d’y être jamais fait. Des trois sites constituant les domaines nationaux, il était celui dont on ne s’occupait que si on avait encore le temps. Le dernier de la liste puisque sa fermeture était à peine notable tant le public et les gouvernements français et hélénien s’en moquaient.
Le bâtiment était constitué de deux parties : une pièce aux murs de pierre, qu’occupa Napoléon, et quatre autres espaces construits par l’amiral Cockburn de la mi-décembre 1815 jusqu’à son départ de l’île, le 19 juin 1816, lieux destinés à son usage personnel après que Napoléon s’en fut à Longwood. L’amirauté britannique s’était, durant les années d’exil, déplacée de Simonstown en Afrique du Sud à Sainte-Hélène. Or, si l’espace de l’Empereur était en bon état, celui qui était construit en bois sur des fondations flottantes par les charpentiers de la marine anglaise se révélait désolant. La pourriture avait détruit toute la cellulose des structures et des cloisons intérieures comme extérieures. Les termites avaient parachevé le désastre en s’occupant de la lignine.
Malgré la fragilité de l’ensemble, l’édifice était resté en place. Le public n’y avait cependant plus accès, tant la pression d’un doigt suffisait pour passer au travers des murs et planchers. Ces appartements d’amiraux avaient été construits en bois récupérés sur des bateaux démantelés en 1815. Les poutres porteuses étaient des mâts, les murs, les plinthes et tours de fenêtre avaient été fabriqués à partir d’allonges et d’arcasses. Les poulaines ou planches d’une plate-forme de l’avant d’un navire servaient de plafond à la chambre de l’amiral. La circulation de l’air avec les greniers était assurée par des caillebotis. Le tout assemblé par des chevilles de bois. Les planchers et les cloisons, réalisés à partir de ponts, reposaient sur des chouquets, sortes d’énormes billots. Tout paraissait donc là, intact après quasiment deux siècles, sauf que ce n’en était plus que les volumes sans les substances.
Pour cette raison, dans les années 1950 le précédent propriétaire, la compagnie de télécommunication Cable & Wireless, avait souhaité démolir l’ensemble afin d’y installer une maison moderne. Et si la France en était devenue propriétaire afin d’éviter ce crime de lèse-majesté, elle n’avait pas pour autant l’intention d’en financer une coûteuse restauration.
Gilbert, toujours brillant quand il s’agissait de masquer la misère, mit en place un astucieux système d’armature indépendante de la structure du bâtiment, trop fragile. Il y monta des drapés froissés blanc crème pour en cacher un grillage sur lequel pouvaient être suspendus des cadres. L’illusion fut parfaite et personne ne remarqua quoi que ce soit lorsqu’un groupe de Français, membres du Souvenir napoléonien, accompagna le prince et la princesse Napoléon à Sainte-Hélène en 1980. Ce décor de théâtre ne pouvait toutefois perdurer. Rien n’empêchait les toitures de fuir, les poutres des greniers et les plafonds de tomber ou les planchers de s’affaisser.
Mon souhait fut de profiter de la chance que j’avais d’avoir un bâtiment, pourri certes, mais aux volumes et éléments de décoration intacts. Lorsqu’il faisait trop mauvais temps à Longwood et à la vallée du Tombeau, à partir des éléments totalement vidés de leurs substances qui ne tenaient plus que par les couches de peinture, j’entrepris de calquer les moulures des plinthes, des fenêtres, des rails, des portes et de tous les éléments de décoration. Après deux années de ce travail que je faisais comme un passe-temps, j’avais tout fini. Je profitai alors de mon amitié avec le major Clément – tous les mardis matin, je me rendais dans son bureau le temps d’un café et de beaucoup de commentaires sur les sujets du jour – ainsi qu’avec le chef des travaux publics (PWD), pour essayer de mettre en place un moyen de procéder à la restauration des pièces des amiraux. Nous trouvâmes un terrain d’entente et nous nous mîmes à échafauder un moyen de mener à bien ces travaux à un coût en rapport avec mon budget.
Sous la supervision de Brian Williams, avec Larry Thomas « Chuck » pour la menuiserie et Nigel Bagley pour la charpenterie, je découvris le travail du bois que je ne connaissais pas. Afin de réduire la rémunération des employés, je m’improvisais apprenti. Larry et Nigel furent des maîtres d’exception et surtout d’une patience inouïe. L’avantage des Briars était qu’en comparaison de Longwood et de la Tombe, même avec un ciel couvert il y faisait toujours un climat idéal pour s’affairer. Tous les trois, aidés épisodiquement d’apprentis encore au collège, nous mîmes un peu plus d’un an à achever les travaux.
Ma plus belle récompense fut la joie et la fierté que Gilbert ne sut dissimuler lorsque je lui présentai les résultats.
Le bilan de ces tâches fut cependant terni par un regret : n’avoir pu sauver qu’un seul mât et un traversin des assauts des insectes et de la pourriture. Mais, heureusement, je compris aussi que Sainte-Hélène ne se résumait pas à l’humidité et à la grisaille de Longwood. Si petite fût-elle, cette île offrait une diversité d’environnements invraisemblable. À partir de 1994, les Briars devinrent mon terrain de prédilection. Mon coin de paradis sur cette terre.
Six mois à peine après la fin du chantier, j’eus un choc. En renforçant des accrochages, je découvris – à ma grande stupéfaction – qu’un des cadres s’était littéralement collé à la cloison murale. Les termites avaient méthodiquement mangé les parois intérieures des cloisons mais également les cadres et les gravures qui y étaient accrochés. Pris de panique, j’arrachai un panneau de la paroi et découvris qu’elle grouillait de fourmis blanches. Je ne comprenais absolument pas comment cela était possible tant nous avions été vigilants dans le choix des matériaux.
Après vérification avec Brian, nous nous aperçûmes que, au bureau du major Clément, la personne responsable des approvisionnements, en rédigeant son bon de commande, s’était trompée d’une ligne sur le catalogue. Les services reconnurent l’erreur… mais nous dûmes remplacer toutes les cloisons intérieures.
Les huit années passées à Sainte-Hélène avec Gilbert furent ponctuées par quatre escales du paquebot Mermoz de la compagnie Paquet. Les passagers et les conférenciers qui, comme Françoise et Jean-Pierre Fournier La Touraille, participèrent aux quatre croisières purent assister aux prémices des travaux de jardinage, au retour de la lumière à la Tombe et à la restauration du Pavillon. Durant ces escales, je découvris les raisons pour lesquelles les sites pouvaient être visités sans que personne s’offusquât de leur décrépitude ou, tout du moins, de leurs mauvaises conditions de conservation. Pareillement, je compris pourquoi personne ne semblait être en mesure d’apprécier le travail que nous y faisions et de constater l’évolution des restaurations… Et pour cause, les lieux furent interprétés par la très grande majorité des visiteurs comme des reliques du mythe napoléonien et rien d’autre.
Cette appréciation suggestive des domaines en était la force mais aussi la faiblesse à long terme, tant elle n’était pas vraiment motivante. Qu’ils fussent superbement bien entretenus ou donnèrent l’impression d’avoir été laissés à l’abandon, les anciens domaines impériaux généraient toujours une émotion. Qu’elle fût émoi, trouble, excitation, bouleversement, désarroi, saisissement ou frisson, cette émotion semblait suffire au public pour lequel l’important était d’y être passé au moins une fois.
Ce comportement irrationnel – et donc, par définition, ingérable – était la clé indispensable à la gestion de ces domaines cachés sous les épais brouillards et la légende noire de l’exil. Je pouvais m’en étonner mais il me parut indispensable de respecter cet état de fait… et d’en accepter l’immatérialité.
Dans mon esprit, ils devinrent « lieux de mémoire », c’est-à-dire non seulement un endroit, un édifice à un emplacement géographique précis, mais aussi une image mentale collective. Et il m’importa de ne pas privilégier un aspect sur l’autre. Ce qui constituait une différence avec Gilbert, puisque, chez lui, l’apparence primait. Comme il privilégia sa fibre napoléonienne par passion et sa fierté nationale par défi, l’entretien matériel des bâtiments lui semblait secondaire car il faisait pleinement confiance à ses talents d’illusionniste. Pour moi, l’affaire était différente : je n’avais pas, comme lui, grandi dans le concept gaullien de la grandeur de la France. J’appartenais à la génération Mitterrand, dont j’admirais l’opportunisme. Gilbert comme de Gaulle pour la vision, moi comme Mitterrand pour le pragmatisme. Une sorte d’union sacrée.
De ces escales du Mermoz, je découvris aussi que, si l’image mentale qu’avait le public du sujet « Napoléon à Sainte-Hélène » était conservée collectivement, elle n’en était pas mois sujette à des interprétations individuelles.
Une fois cernées, ces appréciations devinrent les paramètres de l’équation de ma mission, que résumait bien l’expression « lieux de mémoire ». Les « lieux » ne sauraient exister sans la « mémoire ». Seule la « mémoire » saurait justifier les « lieux ».
Lorsque le 16 décembre 1988, le sifflet du Mermoz retentit pour la première fois dans la baie de Jamestown, je venais d’accomplir ma première année de fonctions officielles. Même si j’avais déjà entamé les travaux aux jardins, retiré un grand nombre de vitrines dans les musées, je marchais encore sur les pas de Gilbert – qui portait sur son nom la légitimité de mon emploi.
À bord, en qualité de conférencier, se trouvait l’historien et docteur Paul Ganière, qui voyageait avec sa femme Édith et son filleul Jean-Pierre Fournier La Touraille, lui-même accompagné de son épouse Françoise. À cette occasion, je compris que si, sur le papier, j’étais bien le directeur de l’établissement, c’était Gilbert qui, aux yeux de ses collègues historiens et passionnés napoléoniens, l’était. Je trouvai cette situation particulièrement confortable car j’avais gardé ma gêne de la société. Que Gilbert fût dans l’esprit de tous celui en charge des domaines m’évitait d’avoir à paraître en public. Mieux, il m’évitait l’humiliation d’avoir à discuter avec des personnalités comme Paul Ganière, qui en savaient plus sur le sujet que le directeur que j’étais. Ce jour-là, sans que nous ayons eu besoin de préparer quoi que ce soit, je m’aperçus que le duo que je formais avec Dad fonctionnait à merveille.
La seconde escale eut lieu le 9 janvier 1991. La télécopie avait supplanté le télex et j’avais rangé dans un tiroir tout l’attirail employé pour les périlleux couper-coller. Beaucoup de travaux avaient été réalisés depuis la précédente escale mais ni Édith et Paul Ganière ou Françoise et Jean-Pierre Fournier La Touraille ne les remarquèrent. Comme précédemment, Gilbert s’avéra un hôte brillant. Il fut ravi, ce jour-là, de pouvoir inviter Xavier de La Chevalerie qui, comme lui, avait rejoint les Forces françaises libres dès juillet 1940, qui avait été directeur du cabinet du général de Gaulle de 1967 à 1969 et qui avait eu pour ami commun Geoffroy Chodron de Courcel. De mon côté, je passai plus de temps au musée afin d’écouter les commentaires des passagers.
La troisième fois où le Mermoz fit escale fut le 21 février 1993. Je sympathisai immédiatement avec le commandant Olivier Prunet. Paul Ganière était mort l’année précédente mais sa veuve participait au voyage. Jean-Pierre Fournier La Touraille avait remplacé le docteur Ganière en qualité de conférencier du bord et fut accueilli, comme les fois précédentes, par un déjeuner à Longwood House que Gilbert organisait avec brio et beaucoup d’enthousiasme.
Ces déjeuners permettaient aux invités d’appréhender la vie de Dad dont des fragments étaient évoqués par des photographies que j’avais découvertes huit ans plus tôt sur les étagères de sa bibliothèque, et les commodes des salons Montholon et Gourgaud. Durant cette escale, je rencontrai pour la première fois un passionné et collectionneur napoléonien, Yves Jeanpierre.
La dernière halte du Mermoz à Sainte-Hélène eut lieu le 26 janvier 1994. Je retrouvai avec une immense délectation le commandant Prunet qui, comme lors des escales précédentes, m’autorisa à acheter des victuailles inenvisageables sur l’île : des fromages et des charcuteries des Pyrénées, du Pays basque, du Périgord, d’Alsace, de Franche-Comté, de Normandie et d’autres contrées qui fleuraient bon la France. L’Italie était représentée au rayon charcuterie. La Russie aussi, puisque j’eus la possibilité d’acheter du caviar que je n’avais jamais goûté avant. Tous ces mets entrèrent dans le quotidien de mes premières huit années à Sainte-Hélène avec Gilbert, qui sut parfaitement gérer leur utilisation rationnelle en modérant ma gloutonnerie.
Comme ceux de l’Honorable Compagnie britannique des Indes orientales, la très grande majorité des fonctionnaires du Colonial Office que je croisais durant mes dix premières années s’accordaient sur un point : l’île était sans attrait. Dans la mesure où il aurait été peu respectueux d’en faire étalage, ils s’obligeaient à faire précéder le nom de l’île par d’innombrables adjectifs exagérés comme « superbe, suave, extraordinaire, exquise », etc. Assurément, ils avaient gardé de leur passé colonial une condescendance envers « leurs gens ». Cette hautaine et dédaigneuse amabilité était même devenue leur signe distinctif.
Marcel Proust qualifiait la Grande-Bretagne d’« île proche et mystérieuse ». Sainte-Hélène, plus britannique encore, était une île lointaine et secrète. Elle semblait s’être attachée à vouloir surprendre sur absolument tout, y compris sur ce pour quoi elle était reconnue internationalement au point d’en devenir un synonyme ; je veux dire le mot « prison ».
Les geôles de Sa Gracieuse Majesté à Sainte-Hélène furent, en tout point, un résumé des derniers feux des colonies britanniques. Lorsqu’elle fit l’objet de questions, les parlementaires britanniques crurent rêver en découvrant qu’être détenu sur l’île vous donnait le droit de vous promener en ville, de passer votre journée avec votre petite amie, d’aller à la pêche au gros, de pratiquer le golf ou tout autre sport de votre choix, de commander la veille le menu des repas du lendemain au meilleur restaurant, Chez Anne.
Je ne fus donc pas le seul à estimer cette situation singulière, mais, contrairement aux parlementaires, sans en être choqué. Au contraire même. Je retrouvais là la fraîcheur de vivre et la capacité des Héléniens à toujours savoir s’adapter aux situations les plus difficiles. En ce qui me concernait, je ne trouvais donc rien d’anormal à Sainte-Hélène… île prison par essence.
Accaparé par mes projets aux Briars, à la Tombe et à Longwood, je ne tins pas assez compte de la société qui se métamorphosait sous mes yeux. Je ne pris pas la mesure des changements qui s’opéraient lentement certes, mais inexorablement. Dont je ne m’aperçus que lorsque la transformation fut accomplie. Or, il était trop tard. À pas encore trente ans, je me surpris à décrire Sainte-Hélène comme un vieil homme conterait ses souvenirs d’un autre temps. Comme si je m’étais réveillé après un long sommeil, je m’aperçus ainsi que les enfants ne couraient plus nu-pieds sur l’avenue de Longwood ni n’ouvraient le portail de Longwood House. Je réalisai que les magasins de location de vidéos et de DVD foisonnaient, que des femmes ne vendaient plus les fruits des cactus dont elles avaient retiré les épines, que CNN et la BBC s’étaient introduits dans toutes les maisons. Que plus personne n’occupait les lits de jasmin des jardins de l’église Saint-Marc. Que les téléphones étaient combinés aux télécopies. Qu’il n’y avait plus de promeneurs le long du chemin qui conduisait à Foxy’s folies. J’ouvris les yeux et vis que les ânes n’étaient plus utilisés pour porter les fardeaux et avaient été remplacés par des pick-up, qu’à l’ODA avait succédé le DFID (Département pour le développement international). Et que même le vieux RMS St. Helena avait été remplacé par un nouveau bateau, qui avait pris son nom et sa place dès la fin de 1990, navire construit spécialement pour servir Sainte-Hélène et naviguer sur les océans. Un nouveau bateau sans fond plat, au nombre de couchettes doublé, beaucoup plus confortable, qui disposait de deux ponts extérieurs, avec corridors et escaliers plus larges. Un nouveau RMS qui, en revanche, avait perdu son allure bon enfant, amateur et gentillet parce qu’il s’était commercialement standardisé !
Mon premier anniversaire célébré avec Gilbert fut celui de mes vingt ans – et le dernier celui de mes vingt-neuf. Avec la naïveté de mes dix-neuf ans finissants, mon premier séjour fut celui d’un éblouissement par une société dont je n’aperçus que les aspects que j’avais envie de voir. Le retour fut différent. Les effets de la guerre des Malouines sur l’économie de l’île avaient tout précipité, changé. Et ma mission sur l’île fut inimaginable pour l’enfant des hardines que j’étais resté mais surtout providentielle pour étouffer en moi la mort de Daniel et mes craintes d’une maladie dont on ne connaissait toujours rien. D’une certaine manière, je me terrais à Sainte-Hélène. J’éprouvais un sentiment d’urgence et un profond désir de ne pas décevoir celui qui, en ne me demandant rien en retour, m’avait offert sa confiance comme un père l’aurait accordée à son fils. Pareillement, je m’étais promis de ne pas décevoir, non le ministère des Affaires étrangères – qui demeurait une nébuleuse bien vague dans mon esprit – mais Serge Mucetti, l’agent recruteur qui conduisait les entretiens d’engagement. Non seulement je souhaitais lui faire honneur mais – c’était de mon âge – l’épater. Si les travaux dans les jardins de Longwood et la forêt de la Tombe me parurent aller d’eux-mêmes avec mon emploi, ceux aux Briars relevaient plus de l’exploit technique tant j’avais encore à apprendre en menuiserie.
Je ne fus pas peu fier lorsque, en 1994, j’accrochai sur les murs des appartements des amiraux les gravures anciennes qui constituaient le fonds des collections. La remise en état des jardins en terrasse des Briars fut la suite logique de cette restauration. Mon seul regret fut que Gilbert, mort trop tôt, ne pût jamais voir le Pavillon redevenu magnifique dans sa simplicité coloniale et au sein de son écrin de verdure tropicale rétabli.
Toujours avec la crainte indicible du sida profondément installée en moi depuis la mort de Daniel, il m’avait fallu travailler vite. En cela, je m’étais, par dépit, détourné de la vertueuse lenteur hélénienne. Je ne devais retrouver la pleine réjouissance de cette lenteur qu’à partir de 1997 lorsque les premières trithérapies firent leur apparition.
L’emploi de conservateur des domaines français avait été, depuis la chute du second Empire, associé aux fonctions d’agent consulaire honoraire à titre bénévole. Toutefois, parce que j’avais moins de vingt-cinq ans à la signature de mon premier contrat, je ne fus nommé consul honoraire que le 3 octobre 1990 par le consul général de France à Londres, et reconnu comme tel le 30 juin suivant par le gouvernement de Sainte-Hélène. Gilbert avait accepté de garder la fonction jusqu’à cette date.
Durant ces dix premières années, je fus surtout amené à traiter les affaires des domaines avec des fonctionnaires anglais expatriés et dans leur grande majorité fort hostiles à la présence française sur l’île. Pas encore sortie des habitudes héritées de l’impérialisme, l’administration coloniale n’autorisait pas l’accès des Héléniens aux postes les plus prestigieux, décisionnaires et rémunérateurs. Ils étaient, dans le meilleur des rares cas, les numéros deux (et toujours en deçà) des chefs de service. J’ai eu droit souvent au pire, rarement au meilleur. Celui qui me créa le plus de difficultés fut un conseiller juridique, avocat civil qui trouva le temps et l’énergie de rédiger un rapport démontrant que, légalement, la France ne pouvait pas être propriétaire sur l’île…, texte que le Foreign and Commonwealth Office de Londres lui retourna avec pour seul mot de commentaire : « Irrelevant » (Sans importance).
Autre constante durant ces années de fin des colonies : je m’entendis admirablement bien avec les trois gouverneurs qui se succédèrent. Je pris mes fonctions avec Francis Baker, sous le règne duquel j’en appris plus sur la gestion coloniale que dans tous les livres de Kipling. Son successeur, Robert Stimson, fut celui qui sonna le glas de l’Empire colonial et qui encouragea les habitants à quitter leur île pour Ascension, les Malouines ou la Grande-Bretagne. En tirant les rideaux sur une époque révolue, il s’attira les foudres de tout ce que l’île comptait de nostalgiques des colonies y compris parmi les expatriés, mais cela lui importait peu. Il eut la délicatesse de me faire comprendre combien sa fonction était solitaire et, pour cette raison, combien mon indépendance et ma compagnie lui étaient agréables.
Ensuite, il y eut Alan Hoole, que Gilbert connaissait déjà puisqu’il avait été quelques années plus tôt avocat général de l’île. Sa femme, Delia, était hélénienne et avait vécu à Longwood lorsque son père y était affecté en qualité d’officier de justice. Alan fut un réel soutien car ce fut sous sa gouvernance que s’était organisée contre moi et le pays que je représentais la cabale orchestrée par l’avocat civil, querelle soutenue par le chef du gouvernement ouvertement xénophobe.
Ce dernier, qui ne cachait pas sa haine des Français, eut un jour la très mauvaise idée de la clamer en public. Lorsque des journalistes qui l’avaient enregistré publièrent ses propos, Londres lui ordonna de m’adresser une lettre d’excuses. Il s’excusa et je poursuivis mes travaux comme si de rien n’était. Je n’appris que bien plus tard la raison de la vindicte des deux hommes : réfractaires aux réformes qui accéléraient le processus de décolonisation, ils n’avaient pas du tout apprécié que, par la nature même de mon emploi qui ne dépendait pas de la colonie, je fus, en toute indépendance, en mesure d’accueillir et de recevoir un gouverneur qui conduisait une politique contraire à leurs aspirations.
Bien entendu, mes relations avec les gouverneurs ne furent pas exclusives. Durant les premières années de cette vie professionnelle, Cyril Lawrence devint mon meilleur ami. Il occupait le poste de directeur de la Compagnie Solomon. Tous les mardis et jeudis, je me rendais dans les bureaux de celui qui fut l’un des tout premiers Héléniens à obtenir un poste décisionnaire. Il parlait un anglais dont je comprenais chaque mot, aimait me raconter ses déboires médicaux aussi innombrables et variés que les rumeurs de couloirs du gouvernement local. Il était installé à Rosemary Plain, à l’emplacement exact où vivaient Balmain et Stürmer, les commissaires russe et autrichien envoyés par leur pays contrôler la présence de Napoléon sur l’île. Grâce à lui – j’ai gardé ses fiches – j’en ai appris plus sur les petits secrets d’alcôve et l’administration locale qu’avec le chef de la justice.
Lorsqu’un visiteur arrive à Sainte-Hélène, le nom Solomon apparaît partout… du bateau jusqu’aux magasins. Tous les services, qu’il s’agisse de la compagnie d’assurances, de l’agence de voyages, des affaires portuaires, lui ont été attachés. Le dernier Solomon présent sur l’île repose dans le cimetière de Saint-Paul. J’étais tombé sur sa sépulture sans vraiment la chercher et y avais lu l’inscription « SOLOMON, Hompray [sic] Welby ; né le 3 avril 1877 – mort le 3 novembre 1960 ». Très ami avec Gilbert, ils étaient tous les deux très haut gradés dans la loge maçonnique de Sainte-Hélène. Par testament, il avait laissé toute sa fortune à sa femme Cynthia, arrivée sur l’île à bord du City of Cairo, un bateau qui avait sombré au large de l’île durant la Seconde Guerre mondiale. Elle avait épousé sur place un pseudo-colonel Grant de l’armée britannique qui s’était retiré là, et vivait à Signal Hill, une maison suspendue en haut de la falaise dominant Jamestown, à l’ouest. Dès qu’elle apprit que son mari avait omis de lui dire être déjà marié et qu’il souhaitait que ses deux femmes vécussent avec lui sous un même toit, elle jeta son dévolu sur Humphrey Solomon.
La succession de ce dernier fut estimée à plus d’un demi-million de livres sterling de liquidités (nous sommes en 1960, cette somme serait l’équivalent de dix millions et demi de livres sterling de 2016), à ajouter aux propriétés, magasins et autres biens disséminés sur toute l’île, dont une très grande partie des meubles employés à Longwood House par Napoléon. Selon les chroniques publiées localement à l’époque, elle aurait affirmé que, une fois la bague au doigt et son vieux mari trépassé, elle irait couler des jours heureux non en Angleterre – où les impôts sur les revenus étaient élevés – mais à Jersey ou à l’île de Man, où il lui serait plus facile d’avoir la paix pour compter ses piles de jaunets. Impatiente de quitter cette île qu’elle détestait profondément, peu après la mort de son second mari, elle prit le premier bateau de l’Union-Castle et brada les affaires Solomon en quelques jours. Et accepta une offre globale du gouvernement de Sainte-Hélène pour s’en aller vivre de ses rentes à Jersey. En moins d’un mois, elle parvint à tout expédier, et, avec la Compagnie Solomon, trois siècles d’histoire de l’île…
Durant ces dix premières années, avec Marianne Musk, j’appréhendai les difficultés qu’il y avait à vivre sur une île aussi isolée. Je l’avais rencontrée pour la première fois en 1985 alors qu’elle s’était sérieusement blessé l’épaule dans un accident de circulation. Je débarquais pour la toute première fois sur l’île et maîtrisais peu l’anglais… Sa lente rééducation se conjugua avec mon apprentissage de la langue. En sa compagnie, j’appris à remédier à l’inconfort d’une vie à l’ancienne. Autant il m’apparut facile de me passer des services assurés aux guichets des banques en France en les remplaçant par l’usage exclusif du liquide ou de substituer aux séances de cinéma, expositions et spectacles l’écoute des autres, autant il me parut laborieux de m’adapter aux carences permanentes de marchandises dans les rayons des magasins. Il me fallut à vrai dire plusieurs années pour établir des liens avec les fournisseurs et agents maritimes anglais et sud-africains qui m’alimentent aujourd’hui encore. Les soins que Marianne reçut me permirent de découvrir l’unique hôpital de l’île où, comme sur un bateau de croisière, seules les opérations chirurgicales et les interventions médicales banales pouvaient être envisagées. Ma jeunesse et ma bonne santé ne me permettaient pas, alors, d’en apprécier les inconvénients. Lorsque j’entendais les personnes en mauvaise santé se plaindre du désert médical qu’était Sainte-Hélène, je ne me sentais tout simplement pas concerné.
La mère de Marianne, fille de la femme d’affaires Eva et du boulanger Edward Benjamin, était prénommée Greta mais communément appelée Pat. Elle avait été obligée, à cause du niveau d’enseignement local qui n’allait pas plus loin que le baccalauréat général – il y avait alors sur l’île six collèges d’une soixantaine d’enfants chacun, et un seul lycée –, de se rendre à Croydon, au sud de Londres, pour suivre des cours de secrétariat, et y avait rencontré John Musk qu’elle épousa. Les études de Pat achevées, ils décidèrent de vivre à Sainte-Hélène.
Jeune homme débordant d’idées, John voulut développer et diversifier le commerce et les activités de l’entreprise familiale. Eva ne lui en laissa pas la possibilité. Méfiante et désireuse de tout contrôler en permanence, elle ne confia à John qu’une épicerie à l’entrée de laquelle furent peintes les lettres « John Musk shop », où j’aimais le retrouver tant je ne me lassais pas de l’écouter.
Il s’était improvisé un bureau dans un angle de l’unique pièce rectangulaire de la boutique où il entassait, sur un comptoir de bois crasseux, tous les dossiers des projets qu’il ne pouvait exécuter, faute d’autorisation de sa belle-mère. Durant l’année 1988-1989, alors que je suivais mes cours par correspondance pour devenir ingénieur agricole, il fut mon maître de stage, la coopérative de pêche qu’il avait établie devenant mon sujet d’étude. Comme il était aussi l’un des douze conseillers qui constituaient le Parlement, dès que j’avais un dossier qui coinçait, il était toujours prompt à m’aider.
Il mourut alors que ses filles, attirées par une vie plus riche et moins austère que celle qu’offrait Sainte-Hélène, avaient toutes quitté l’île. De ses enfants, seul Austin, encore adolescent, fut présent à ses funérailles. Comme presque tous les jeunes qui ne supportaient pas le manque de loisirs et d’évasion, il quitta l’île dès qu’il en eut l’opportunité.
Faute d’investir et d’évoluer, l’entreprise familiale Musk périclita progressivement, aussi lentement que la santé d’Eva qui, atteinte de la maladie de Parkinson, sombra doucement. Le magasin de son mari fut vendu et devint un commerce de vêtements et de gadgets inutiles avant de se voir, en 2009, remplacé à son tour par la Bank of St. Helena.
Avec Marianne, je compris combien l’étroitesse extrême de Sainte-Hélène pouvait provoquer un sentiment de claustrophobie chez certaines personnes. En ce qui me concerne, tout comme j’avais apprivoisé l’obscurité de la cave de mon enfance, cet isolement devint une assurance. Une force vitale.
Dès 1987, Michael Thorpe et son amie Serena entrèrent dans mon cercle d’amis. Michael appartenait aux Thorpe, famille qui illustre le particularisme social et économique de l’île du XXe siècle et de ce début de millénaire ; lui, l’un des deux héritiers de la plus grosse fortune locale. Je connaissais sa mère, Joyce, mais pas son père, Donald, décédé en 1986, un an après mon premier séjour. Le père de Donald – comme nombre de ses frères – avait renoncé à l’héritage familial pour vivre en Angleterre. En fait un seul de ses frères, le fameux oncle Edwin, avait accepté de rester à Sainte-Hélène en vue de diriger les affaires familiales. Edwin, seul représentant Thorpe sur l’île à l’époque, se trouvait sans héritier. Pour cette raison, il offrit à Donald, un de ses neveux désargentés marié à une infirmière, également de condition modeste, de venir s’installer sur place. En acceptant, Donald assura la pérennité de l’entreprise familiale nommée localement l’« empire Thorpe ». Il lui fallut cependant, avec sa femme qui lui donna deux enfants, accepter durant de nombreuses années tous les caprices du vieil oncle Edwin.
À la mort de ce dernier, Donald hérita du trust, qu’il transmit par la suite à ses fils Michael et Nicholas. La famille Thorpe continue encore aujourd’hui son expansion locale en rachetant presque toutes les maisons anciennes mises en vente. En cela, elle a relayé les Solomon, qui contrôlèrent les activités économiques pendant deux cents ans.
Les Thorpe ont donc désormais supplanté les Solomon. L’ancêtre à l’origine de la fortune familiale se prénommait William Alexander. Adolescent, alors qu’il travaillait dans une boutique pour le compte d’un certain Mr. Macdonald, il eut l’idée de ramasser le guano que les oiseaux de mer déposaient en abondance sur les falaises de Sainte-Hélène et d’Ascension, de le mettre en sac et de le vendre en Angleterre. Ce guano, engrais très prisé à l’époque, fut le socle de sa petite affaire, qui prospéra vite. À dix-huit ans, il fut en mesure d’acheter le fonds de commerce où il servait. Jusqu’à sa mort, survenue en 1918, il développa ses activités de propriétaire terrien, de commerçant, d’agent maritime et autres affaires qui justifiaient la devise qu’il s’appropria : « Petits profits – résultats rapides. »
Certains dirent que sa fortune ne devait pas être considérable puisqu’elle était à base de merde de pigeons. À ceux-là, d’autres répliquèrent que, une fois traitée et mise en petits sachets, elle valait son pesant d’or… ! Quoi qu’il en soit, les braves petits pigeons permirent à la famille Thorpe de croître au rythme des couvées des volatiles de tous genres. Chez Willie-Joe, j’entendais souvent raconter l’histoire de l’aïeul et comment, par un mystère de la biologie marine, les malheureuses bêtes furent à un moment atteintes de fièvres défécatoires. Si le premier Thorpe avait amassé une fortune rondelette, le second l’avait augmentée en ajoutant au commerce des déjections de la gent ailée la culture du flax, qui avait connu dans les Bourses du monde entier, durant la première moitié du XXe siècle, une prospérité inouïe.
L’aïeul connaissait la loi des trois générations selon laquelle « la première amasse une fortune, la seconde essaie de l’accroître et la troisième la croque ». Aussi prit-il ses précautions. Il constitua ce que les Anglais appellent un trust, qui fut confié à une banque austère et respectable. Redoutant que le magot ne fût gaspillé par des descendants frivoles menant grande vie en Europe, une clause constitutive prévoyait que l’héritier serait tenu de « résider à Sainte-Hélène, d’y travailler, d’y fonder un foyer et d’y rendre l’âme sous peine de se voir privé de ses droits sur la succession ».
Les affaires d’argent, à Sainte-Hélène, étaient claires : pas de banque véritable – il suffisait d’aller au guichet de la Bank of St. Helena pour s’en apercevoir –, pas de secret bancaire : juste une Bank of St. Helena qui prit la suite, sous une forme mutualiste, de la caisse d’épargne du gouvernement.
Tous les comptes sont donc facilement connus de tous. Qui est riche, qui est à l’aise, qui se trouve dans le besoin et qui thésaurise, qui dépense sans compter ? Autant de questions auxquelles il était facile de répondre. Il y avait, bien sûr, les grandes fortunes occultes, déposées à Londres, Jersey, Guernesey… mais par quelques biais on pouvait aisément en connaître l’importance.
Une exception pourtant : le vieil Edwin Thorpe (troisième du nom), dont chacun avait tenté d’évaluer le magot, tâche rendue ardue car ledit magot était entre les mains d’une – vraie – banque dépositaire et administratrice du patrimoine de la famille depuis quatre générations. Là, les informations se perdaient dans la jungle des dossiers, le maquis de la procédure et la forêt vierge des manipulations financières secrètes.
Mon amitié pour les familles héléniennes n’était pas exclusive. Je me liais aussi, le temps de leurs missions, avec quelques expatriés américains et anglais de passage. Je n’avais jamais tenu secret que, même si je résidais sur l’île, j’étais et resterais Français. Plus par respect pour les Héléniens et pour ma propre identité que par nationalisme. S’il devait ne me rester qu’un enseignement de la vie à Longwood et des heures passées Chez Willie-Joe avec les « voyous » – ils étaient ainsi nommés par les Héléniens des autres districts qui considèrent Longwood comme l’endroit le plus malfamé de l’île – c’est le docile mépris ou l’indifférence aux prétentions que les autochtones affichent. Il suffisait de mentionner qu’un tel ou une telle, après deux ans passés sur l’île, se targuait d’être un « saint » ou une « sainte » pour qu’apparût un sourire narquois sur les visages. Alors je sus rester à ma place. En disant ce que je pensais ou aimais. Était-ce là de l’arrogance ? Un jour, une journaliste en quête du sexe de Napoléon l’affirma.
En 1989, on m’informa que le pénis de Napoléon aurait été coupé durant son autopsie et serait devenu un objet de curiosité. La source de ce récit – ragot ? –, une certaine Jane, journaliste ayant entrepris d’écrire l’histoire de Napoléon à Sainte-Hélène. Dès le début de l’année du bicentenaire de la Révolution française, elle commença à harceler Gilbert à coups de lettres insultantes et d’appels téléphoniques jusqu’à sa résidence à Ars-en-Ré. Malgré tous les efforts que Dad déploya pour l’éviter, elle parvint à l’obtenir au bout du fil. Un premier contact qui se passa assez mal. Son insistance, son manque de respect envers sa vie privée et son obstination à vouloir connaître son opinion sur les organes génitaux de l’Empereur – qu’elle aurait vus dans une collection dont elle ne donna pas le nom –, firent qu’il se méfia d’elle d’emblée et lui imposa une distance. Mais elle ne renonça absolument pas à le rencontrer. Quand Gilbert l’informa que j’avais pris la charge des domaines français sur l’île et qu’en conséquence c’était avec moi qu’elle devait s’entretenir, elle n’accepta pas ce changement car, à l’en croire, je n’en avais ni les compétences ni la légitimité. À ses yeux – elle l’écrivit et le publia plus tard – seul celui qui « avait vécu à Longwood pendant trente ans » pouvait prétendre au titre de consul de France. Elle fit donc une fixation sur Gilbert, l’homme qui, selon elle « et ses sources concordantes » – qu’elle se garda bien de nommer – ne portait que « des vêtements de mohair et de soie » et avait le « pouvoir de communiquer et d’entretenir de longues conversations avec les fantômes de Napoléon et de ses compagnons d’exil ». Elle s’imagina pouvoir passer du temps avec lui à Longwood House, assura que, pour ses beaux yeux il aurait laissé « pousser sa barbe » – là encore je ne fais que citer ce qu’elle écrivit – et se serait « habillé tout en blanc », qu’elle ne souhaitait, bien entendu qu’« immaculé » comme lorsqu’il était jeune et séduisant. Ainsi mis en scène, tous les deux auraient alors été en mesure de discourir sur les vents qui soufflent sur le plateau de Longwood, de décider si le rocher The Barn avait bien adopté la morphologie de Napoléon au jour de sa mort, sur ce qu’il pensait des Anglais, de sa sexualité et de sa perception de l’île.
Cette insistance effraya Gilbert qui subodora le dérangement d’esprit de la dame. Le souvenir d’Ethel étant encore bien vivace, il parvint à ne pas la rencontrer. Mais, moi en charge des domaines, je ne pouvais me permettre de ne pas la recevoir comme je le faisais avec tout journaliste. Nous fixâmes donc un rendez-vous. Je l’attendis au jour et à l’heure prévus, mais personne ne se présenta. Bien qu’elle ne me contactât pas pour s’excuser ou fixer un nouveau rendez-vous, elle apparut deux jours plus tard. Je travaillais dans les jardins à replanter des agapanthes, mais je l’accueillis et lui fis la courtoisie de la visite des appartements de Napoléon. Quoi que je lui expliquasse, elle avait une prolepse toute prête à m’opposer. Selon elle : le plancher était honteusement ciré. Napoléon était érotomane ; les volets avaient été récemment repeints ; les Anglais n’auraient jamais dû donner (sic) cette maison aux Français ; les portes avaient encore des gonds huilés ; les fenêtres à guillotine pouvaient encore être ouvertes et les verres n’étaient pas d’époque ; Bonaparte était non seulement un dictateur mais avant tout un meurtrier ; le bois des meubles et des plinthes ne pouvait pas être resté en aussi bon état ; les pierres dont étaient faits les murs devraient être apparentes ; les lambris devraient s’émietter ; je devrais permettre aux visiteurs de choisir un fragment de la maison à emporter avec eux, etc. Si j’avais pris l’habitude d’entendre bien des propos incongrus de la part des visiteurs, cette journaliste-là sut ne pas passer inaperçue.
La visite terminée, elle tint à montrer son insatisfaction en refusant de signer le livre des visiteurs, prétextant que sa signature pourrait être interprétée par le monde entier comme une approbation de ce que la maison était devenue. Pas totalement grossière, elle acheta deux cartes postales, par courtoisie. Je la raccompagnai au portail et lui recommandai de revenir dans une quinzaine d’années afin qu’elle puisse apprécier le résultat de nos travaux dans les jardins. Elle répondit en réexprimant sa déception de voir Longwood House maltraitée ainsi. Elle aurait préféré une maison laissée à l’abandon plutôt que réparée et assainie. Et en conclut qu’à ses yeux, de la maison qu’avait occupée Napoléon, il ne restait finalement que les cinq premières marches. Elle considéra que les murs des bâtiments, parce que réparés et entretenus, n’étaient plus originaux. Auprès de Gilbert, elle avait été parfaitement claire : que le gouvernement français m’ait recruté pour être en charge des domaines relevait de l’hérésie. Comme, durant toute la visite, je m’étais appliqué à ce que ma connaissance de la langue anglaise lui apparaisse difficile et laborieuse afin d’éviter de trop lui parler, son imagination l’autorisa à me faire dire dans son article tout ce qu’elle souhaitait et que je n’avais jamais prononcé. Elle me prêta de nombreuses inepties, dont deux retinrent l’attention du public : primo qu’à Sainte-Hélène vivaient des colonies de chiens et chats albinos sauvages qui, comme une armée de fantômes – elle avait de la suite dans les idées – sortaient la nuit s’alimenter à la décharge publique ; secundo, qu’une famille d’Héléniens vivait cachée sur un versant inaccessible d’un rocher de l’île nommé The Barn.
Lorsqu’un an plus tard je pris connaissance du compte rendu de sa visite, je fus un peu rassuré : je n’étais pas le seul à avoir été jugé sévèrement. Les descriptions que la dame faisait des Héléniens – elle ne les désignait que par des termes génériques condescendants comme « les locaux » ou « ils » – étaient symptomatiques d’une ère post-coloniale durant laquelle il était de bon ton de parler des populations locales de façon générique et bienveillante, comme un éleveur évoquerait son cheptel. Pareillement, ses jugements arrogants sur la façon dont l’île était administrée étaient rédigés du même ton présomptueux que les chapitres consacrés aux domaines français.
Si je m’étends assez longuement sur cet épisode – j’aurais pu facilement en choisir un autre car j’ai l’embarras du choix –, c’est parce que cette journaliste est représentative des nombreux visiteurs qui, une fois à Sainte-Hélène, déblatèrent sur absolument tout et toujours de manière caricaturale, en disant ce qui, selon eux, devrait être fait.
Quant au sexe de Napoléon, après le passage de Jane à Sainte-Hélène, il me revint aux oreilles qu’en réalité il en existerait trois, que chaque propriétaire respectif clame authentique… À supposer, bien entendu, que Napoléon ait été émasculé durant l’autopsie (ce dont il n’est pas fait mention dans les rapports des témoins) et que le corps de l’Empereur qui repose aux Invalides soit privé de ses parties génitales.
Depuis mon premier passage en 1985, je ne cessai d’avoir pour l’île d’Ascension une affinité que Gilbert jugeait irrationnelle. J’avais beau lui expliquer qu’elle n’avait plus grand-chose à voir avec celle que les marins britanniques et les déportés héléniens avaient occupée durant les années de captivité de Napoléon, époque où l’absence d’eau douce la rendait inhabitable, il ne voulut rien entendre. Bien que les paysages de cette île semblassent être des décors d’opéras wagnériens, pour lui elle n’était qu’une pure désolation. Il lui semblait incohérent qu’elle pût me paraître plaisante.
De 1987 à 1995, le développement économique de Sainte-Hélène ne se fit qu’au prix du sacrifice de sa population active la plus jeune. Plus d’un jeune de dix-huit à quarante ans déserta pour Ascension et les Malouines, voire la Grande-Bretagne ou les États-Unis.
Depuis que j’étais revenu à Sainte-Hélène, j’avais abandonné les rencontres d’un jour des Foxy’s folies ou de l’église Saint-Marc et étais plus enclin à établir une relation durable. Il se trouva que j’eus un flirt avec un Américain prénommé Charles, venu passer trois semaines à Sainte-Hélène lorsqu’il était basé à Ascension. Il souhaitait, en raison de son emploi militaire, que notre relation ne soit pas publique. Il revint me voir plusieurs fois et prit même part aux travaux forestiers à la Tombe. De mon côté, je profitai de quelques navettes entre les deux îles pour passer quelques semaines avec lui, spécialement durant les vacances de fin d’année ou de Pâques où tout était totalement mort à Sainte-Hélène. Tenant au secret, il me présentait toujours comme un fonctionnaire de l’État français travaillant à l’antenne du CNES basée sur la partie la plus aride de l’île d’Ascension. Il me suffisait de retenir que la station était la troisième du réseau aval est et que la position géographique d’Ascension permettait la visibilité d’événements tels que la fin de propulsion du troisième étage, l’injection ou la séparation du satellite pour que je fisse illusion. Si je pouvais même ajouter que la visibilité moyenne de la station était de sept minutes, la duperie n’en paraissait que plus crédible. Bref, le schéma classique des stratagèmes de ceux qui souhaitaient encore rester dans le placard. En dehors de l’Hercules, son avion de prédilection, Charles avait deux passions : la plongée et la boxe. Je passai mes brevets NAUI de la première mais me gardai bien de mettre les pieds sur un ring. Sur ce dernier point, je me contentai de le regarder se déplacer, donner et recevoir des coups sur les planches improvisées dans le hangar de la base.
Ma première visite de l’île d’Ascension restera le plus beau souvenir de ma vie. Le RMS avait croisé au large de Georgetown. L’amarrage se faisait à couple sur les taquets d’un pétrolier Maersk ancré à demeure. Après huit jours de mer sans escale, le moindre monceau de terre ferme aurait été suffisamment motivant pour débarquer. En vérité, je piaffais d’impatience de descendre et, du bastingage, je regardai les opérations d’amarrage et l’accostage d’une barge porte-containers. L’eau bleu turquoise était si claire que nous pouvions clairement distinguer les détails morphologiques de quelques requins qui ne semblaient pas une seconde apeurés par les activités humaines et le bruit environnant. Une fois les moteurs éteints et le bateau stabilisé, nous fûmes littéralement entourés par une myriade de poissons-gâchettes noirs. Les hommes de l’équipage semblaient bien les connaître puisqu’ils leur jetèrent tout ce qu’ils trouvaient sous leurs mains : orange, pain, aliments périmés et savon. Je compris pourquoi ils avaient le surnom de cochons de mer : comme des copeaux métalliques aimantés, ces poissons se jetaient sur la nourriture qui, en quelques secondes, disparaissait.
Nous descendîmes finalement du bateau par l’échelle de coupée au bas de laquelle une barque attendait. Puis, à mi-chemin entre le RMS et le débarcadère, nous fûmes transbordés dans une chaloupe capable de négocier la houle et le ressac qui, malgré l’absence totale de nuages et de vent, étaient violents. Par un escabeau métallique d’où on atteignait un étroit escalier de pierre, nous pûmes mettre pied à terre. Paradoxalement, le tangage se ressentait davantage sur la terre ferme que sur la mer. Geoff nous indiqua le centre de Georgetown situé à quelques mètres de ce qui n’avait de port que le nom et était tout au plus un musoir au prolongement d’une route très large. Immédiatement, cet endroit me séduisit parce qu’il me donnait l’étrange impression d’y être déjà venu. Il me semblait en connaître les moindres recoins, tous les éléments architecturaux, toutes les couleurs. Comme pour un tableau, aucune odeur n’était perceptible. La lumière matinale accrochait au moindre rocher une ombre démesurée. En m’avançant vers le bâtiment à colonnades, j’eus l’impression d’entrer physiquement dans un tableau de Giorgio De Chirico. L’horloge en panne indiquait l’heure du tableau dont j’avais gardé en mémoire le moindre détail. Trois heures moins six alors qu’il était tout juste huit heures et demie. Était-ce cela « l’énigme de l’heure » ? Au loin, à l’horizon, par un curieux effet de perspective, le RMS St. Helena semblait flotter dans les airs. La fumée qui sortait de sa cheminée comme d’une locomotive imprimait sur un ciel uniformément bleu outremer un petit nuage blanc. Je voulais savoir ce qu’il y avait derrière l’architecture de ce bâtiment dit « des exilés ». C’était comme aller au-delà du sujet peint. Je ne fus pas déçu : l’univers de De Chirico semblait se prolonger par ceux de Max Ernst et d’Yves Tanguy réunis. Toute l’île paraissait être une illustration du système d’interprétation paranoïaque critique de Salvador Dalí : des êtres faits de roches sombres allaient s’extraire du sable jaune, presque blanc. Deux monticules de lave ténébreuse sortant de la terre rouge devinrent un couple enterrant leur enfant mort-né au son de l’angélus. Des stalagmites noires étaient alignées comme des dizaines de moines pétrifiés en procession. L’univers surréaliste qui s’imposait à moi ne se limitait pas aux quelques maisons qui constituaient ce qu’on nommait « la ville » mais qui n’était qu’un hameau.
Au-delà, l’horizon était aussi une composition surréaliste pour laquelle l’artiste aurait pris comme thème le roman de Jules Verne, L’Île mystérieuse, l’île Lincoln avant son explosion définitive et sa submersion par l’océan. Le bassin où autrefois étaient entreposées les tortues de mer en attendant d’être mangées était le seul élément géométrique du paysage. Toute l’île semblait avoir été dévastée par un volcan qui, après son éruption, n’aurait laissé derrière lui qu’un spectacle désolant. Les seules traces de vie se résumaient à quelques plantes aussi chétives que les moutons et ânes qui vagabondaient en liberté. Si les hommes y étaient totalement invisibles, leur présence était omniprésente à travers des machines irréelles orientées vers le ciel comme autant d’hommages à des dieux disparus. Les arbres des forêts étaient constitués d’espèces d’antennes et de paraboles des plus récentes aux plus anciennes. Tout ce que l’humanité avait créé en matière de télécommunication depuis les prémices du télégraphe se trouvait là, formant une jungle éparse de constructions métalliques comme jaillies des profondeurs de la terre en perçant la lave pétrifiée du sol.
L’autre singularité de cette île était l’air qu’on y respirait. À peine débarqué, pour une raison indéfinissable, je m’y sentis incroyablement léger, ce qui contribua, je suppose, à mon interprétation paranoïaque critique des paysages. L’air y était particulier en ce qu’il donnait sens à l’expression « respirer à pleins poumons ». Pour la première fois de ma vie, je sentis toutes les alvéoles de ma poitrine s’ouvrir sans entrave, provoquant une sensation enivrante de plénitude. J’effleurai l’euphorie.
Après m’être promené le long de la plage de la baie de Clarence, qui prolonge Georgetown par le nord, je rencontrai une dizaine de passagers du RMS qui s’apprêtaient à visiter l’île. Ils m’invitèrent à les accompagner. Bien qu’il me fallût sortir du tableau surréaliste dans lequel je m’étais introduit comme par effraction, je ne fus pas déçu malgré mon inaptitude à comprendre l’anglais. Je repensais au seul passage que Gilbert avait consacré à l’île d’Ascension dans son Napoléon à Sainte-Hélène. Je savais que l’amiral Cockburn, au nom de Sa Gracieuse Majesté britannique, l’avait revendiquée alors qu’elle était, en l’absence d’eau douce, totalement inhabitable.
L’enchantement de ma première visite ne disparut ni ne s’atténua durant les années suivantes où je m’y rendis au gré des opportunités du RMS, qui prenait les décisions du choix des dates pour nous. Au contraire, elle amplifia car je pus découvrir un monde qui m’était alors interdit : celui des fonds marins.
Les Américains vivaient plutôt repliés sur leur base et je descendais rarement à Georgetown, que j’avais rebaptisée « Giorgiotown » en l’honneur de Giorgio De Chirico parce qu’il semblait en avoir dessiné les édifices et les perspectives. Partout où j’allais, c’était un total dépaysement. Sur les plages de sable jaune, les fourmis des tableaux de Dalí étaient remplacées par des essaims de tortues de mer qui, à peine écloses, regagnaient l’océan sous une nuée d’oiseaux avides. Les fonds marins volcaniques prolongeaient ce royaume des interprétations créatrices.
Mon amour de l’île fut aussi d’une autre nature : elle me permit d’encore plus apprécier les Héléniens qui s’y comportaient différemment qu’à Sainte-Hélène. Ils y perdaient leur attitude de serviteurs asservis aux maîtres, comportement qu’ils avaient gardé de leur histoire d’esclavage et de la colonisation. Je découvris en eux une assurance, un entrain, une autorité pas encore perceptibles à Sainte-Hélène. Étonnamment, la décolonisation et la société du XXIe siècle prirent forme véritablement sur l’île d’Ascension où les libertés individuelles étaient quasiment inexistantes : pas le droit d’y résider sans permis de travail, pas le droit de propriété, pas de représentation publique, pas de Parlement, pas de protection sociale, pas de droits légaux. Rien.
Fut-ce le climat extraordinairement doux ? Le déroulement identique des jours et des nuits ? Le tatouage d’une tête de diable sur le bras droit de Charles ? Le sentiment de paix et de quiétude qui y régnait ? J’étais comme envoûté par cette île. Le prodige d’Ascension fut que les critères de la laideur se confondirent avec ceux de la beauté. Que ce fût la rouille des cratères, la lave noire déchiquetée et tranchante ou un autre détail de l’île, toutes notions du beau et du laid y étaient à reconsidérer. Je m’y retrouvais, sans repère, au milieu de nulle part…
Je ne fus donc pas surpris lorsque « le très Américain » – c’était le surnom que je lui avais donné en rapport avec son profond nationalisme – Charles m’expliqua que les États-Unis avaient commencé la conquête de l’espace ici, au milieu de ce no man’s land de l’immensité atlantique.
Ces séjours ascensionniens furent, hélas, de courtes durées. Ma vie se déroulait surtout à Sainte-Hélène et en France. Je ne me suis jamais senti à l’aise sur l’île de Ré et je profitai de mes premières fiches de paie pour savoir auprès du Crédit mutuel si, éventuellement, je pourrais envisager un emprunt permettant d’acheter un studio sur le continent, à proximité de La Rochelle que j’aimais beaucoup plus. C’était le compromis que je présentai à Gilbert en juin 1988, quelques jours après l’ouverture du pont à la circulation. Non seulement il n’y trouva rien à redire mais suggéra même de vendre sa maison d’Ars-en-Ré pour en acheter une autre sur le continent.
Nous trouvâmes une grande et vieille bâtisse au centre de Villedoux, qu’il acheta avec le produit de la vente de sa petite maison de pêcheur. Mieux, le prix de vente de cette dernière excéda d’un quart l’achat de la très bourgeoise maison de Villedoux. Cette manne inattendue réjouit Gilbert qui, depuis son départ à la retraite, avait découvert que sa maigre pension militaire, additionnée à sa retraite calculée sur les seules vingt-cinq années de vie active, l’obligeait à la plus grande prudence.
L’autre argument en faveur du départ d’Ars fut l’ouverture du pont entre La Pallice et Rivedoux, qui signifiait, pour lui, le début d’une époque dans laquelle il ne pourrait plus y être « un passant émerveillé ». De plus, Villedoux, situé à une quinzaine de kilomètres de La Rochelle, permettait facilement les virées rhétaises dont il aurait éventuellement envie.
Lorsque je retournai travailler à Sainte-Hélène, sentimentalement, Charles monopolisa toutes mes ardeurs. Quand, en 1990, il repartit « dans son placard » en Floride, je ne devais plus retourner sur l’île d’Ascension qu’à l’occasion des voyages en direction ou en provenance de la Grande-Bretagne. À partir de cette date, Gilbert accepta d’écourter nos absences de l’île en prenant les vols militaires aller-retour Ascension-Brize Norton en Angleterre près d’Oxford. Les voyages en mer ne duraient plus trente jours (quinze à l’aller et autant au retour) mais quatre (deux jours entre les deux îles). Au lieu de nous récupérer au port, le Vieux George venait nous prendre à la base militaire anglaise de Brize Norton. Le reste du voyage via Le Havre et Alençon restait inchangé. Ces trajets à bord de la RAF (Royal Air Force) furent assez épiques parce que les heures de décollage n’étaient pas garanties et qu’il était assez fréquent d’avoir à dormir en attendant dans des dortoirs militaires. Si les chambres étaient à deux lits, les toilettes et les douches étaient collectives. Il pouvait donc se produire quelques embarrassantes situations, comme celle d’avoir à croiser dans les longs et froids corridors, entre les chambrées et les douches, une femme nue qui se révélerait plus tard être l’épouse du tout nouveau chef du gouvernement de Sainte-Hélène. Lequel fonctionnaire m’en garda grief durant les trois années de son mandat !
Le retour de Charles pour son pays, en 1990, provoqua chez moi un grand vide. J’aurais été capable de le suivre en Floride, où il avait ses attaches, mais lui n’était pas prêt à afficher sa sexualité. À Sainte-Hélène, je sympathisai et m’attachai à Peter et Vanessa Yon, et à son petit frère Oscar, qui m’invitèrent à les rejoindre pour d’innombrables excursions vers des endroits qui m’étaient inaccessibles en raison de la dangerosité des sentiers y conduisant. Avec eux, tous les lieux qui portaient le suffixe de valley y passèrent. Avec Larry Thomas (Nails) et Colin Duncan, je me pris de passion pour le squash. Beverley Francis me fit découvrir la philatélie et me motiva suffisamment pour produire des peintures des plantes locales destinées à l’édition, par les agents de la Couronne britannique, de deux séries de timbres.
Avec Greg et Debbie Murray, un couple d’Américains de mon âge postés à Sainte-Hélène pour des travaux de géolocalisation satellitaire, je partageais le goût du jardinage. Derrière leur logement aux Briars nommé C-Block, nous parvînmes à établir un superbe jardin potager. Toutefois, celui avec qui je passais le plus de temps fut Ricardo Stevens que je retrouvais durant toutes les journées de travail à la Tombe. Il bossait à la plantation de café de Hutt’s Gate pour le plus mauvais employeur de l’île, David Henry, qui bien qu’étant d’origine hélénienne n’avait pas encore compris que l’époque de l’esclavage était révolue et que celui des colonies venait de disparaître. Je n’appréciais pas la compagnie de Ricardo pour sa seule beauté physique mais surtout parce qu’il avait le talent de, sans cesse, repousser mes limites, d’avoir confiance en mes capacités de travail. Jamais, sans lui, je ne me serais cru capable de débroussailler un pan de montagne en arrachant à la pioche des hectares de flax. Maltraité comme ce n’était pas possible par David Henry, il décida un jour de quitter Sainte-Hélène pour les Falklands où il resta jusqu’à sa mort, survenue quelques années plus tard.
Je ne pouvais cependant pas pressentir que ce déchirement annonçait déjà la fin d’un chapitre de ma vie, celui des « années Gilbert ».
Jean-Paul Kauffmann arriva à Sainte-Hélène pour rédiger un article destiné à Géo Magazine. Accompagné d’un photographe de l’agence Sygma, Stéphane Compoint. Il me semblait déjà connaître celui qui était aussi journaliste à L’Événement du jeudi car, durant toute la durée de mon service militaire, à l’occasion des journaux de vingt heures, j’avais vu sa photographie accompagnée de celle des autres otages français détenus au Liban. Je l’accueillis à Longwood House le 23 novembre 1993, tandis que je travaillais toujours aux jardins. J’avais presque fini les travaux de restitution en l’état de 1821 des jardins ouest, mais pour ceux dits d’Ali, de Marchand et de Noverraz j’estimais avoir encore besoin d’une petite année avant d’entreprendre ceux du nord. Lui n’avait entre les mains qu’un crayon et un petit carnet de notes, qui semblaient surtout lui servir de contenance et à masquer ses émotions. Car ému, il le fut assurément.
Ne m’étant pas encore remis de l’expérience endurée avec la journaliste anglaise obsédée par les parties génitales de Napoléon, j’étais sur mes gardes. Heureusement, presque immédiatement, il sut me mettre à l’aise, fut d’emblée frappé par le contraste entre l’abondante verdure à l’intérieur des murs du domaine et le village de Longwood envahi par les constructions modernes effectuées à l’aide de matériaux de fortune. Il fut certainement la première personne qui s’intéressa aux domaines nationaux depuis que j’en avais commencé la restitution. Ce qu’il aperçut lors de sa visite était un tableau à moitié fini, puisque j’avais encore le tiers d’un hectare situé au nord à défricher, dessiner et replanter. C’était donc loin d’être satisfaisant. Mais les gigantesques cyprès aux troncs et branches disloqués par les vents donnaient, à distance, une impression de havre de verdure ou, de près, d’un bois mal entretenu.
Son ouvrage La Chambre noire de Longwood fut le point de départ de l’entropie de Longwood House. Le récit et la publication de ses impressions de voyage furent les plus précises et scrupuleuses descriptions que l’on pouvait trouver sur Sainte-Hélène au crépuscule des « années Gilbert » dont il fit le portrait en ces termes : « Gilbert Martineau est un vieil ours. Mal léché ? Sur son rocher, le misanthrope aime intriguer, susciter l’intérêt. Il a choisi de s’enterrer ici mais pas comme un inconnu. Il représentait la France. En même temps, il y a en lui un dégoût à se mettre en scène. Je sais qu’il déteste ce rôle de vieil érudit dans lequel je l’enferme […]. Pendant trente ans, l’homme de Longwood a été seul. Orgueilleusement seul. » Tout y était. Rien à ajouter ni à soustraire. Mieux, on trouvait dans son livre le point de départ d’une réflexion sur l’existence et le devenir des sites napoléoniens quasiment inaccessibles. La conclusion fut identique à celle que j’avais déjà émise en parlant des « lieux de mémoire » lors des escales du Mermoz, à savoir que les « lieux » ne sauraient exister sans la « mémoire » qui, elle-même, seule, ne saurait justifier les « lieux ». Jean-Paul, cependant, posait la question qui importait : était-il pertinent de rédiger une énième étude « Napoléon à Sainte-Hélène » ?
Lorsque j’étais venu pour la première fois sur l’île, j’avais découvert le sujet en lisant à bord du RMS le livre de Gilbert portant le même titre. Je ne savais rien du sujet. La lecture achevée, je voulus en apprendre davantage et lus celui qu’il écrivit sur La Vie quotidienne à Sainte-Hélène. Avec le recul, je peux aujourd’hui avouer que j’aurais dû commencer par le récit d’un des valets de Napoléon, ayant toujours préféré l’historiographie à l’histoire. L’ensemble des documents historiques sur un sujet m’a toujours plus importé que les analyses rédigées par des auteurs postérieurs aux faits. Le livre de Jean-Paul Kauffmann, lui, n’était pas une étude historique de plus, mais le récit, par un historiographe de 1983, avec impressions journalières à l’appui, de son voyage à Sainte-Hélène.
Je ne me rendis vraiment compte de ma préférence pour l’historiographie que bien des années plus tard, après le décès de Gilbert, lorsque je dus ajouter « documentaliste » à la longue liste d’activités inhérentes à la mission de régisseur et de directeur des domaines nationaux. La tâche était grandement simplifiée par le fait que Napoléon à Sainte-Hélène avait ses évangélistes. Je me souvins alors de mes années d’éducation religieuse, à l’issue desquelles j’appris à me méfier des livres de catéchisme et à privilégier plutôt le texte des Évangiles canoniques selon Matthieu, Marc, Luc et Jean. Libre à chacun d’en choisir un plus qu’un autre. Pour moi, ce fut Jean.
Jean Tulard, qui était l’auteur d’un Napoléon à Sainte-Hélène, s’imposa à moi comme le plus pertinent. Sa pertinence fut d’avoir su se limiter à commenter une sélection de textes « saints » en les présentant chronologiquement. Le professeur poussa l’analogie christique jusqu’au bout du concept suggéré avant lui par Heinrich Heine en limitant le nombre d’évangélistes aux quatre Las Cases, Gourgaud, Montholon et Bertrand. Il prit le parti de réduire la définition du mot « Évangile à l’ensemble des livres qui contiennent la doctrine du Christ ; chacun de ces livres ». J’en aurais préféré la signification étymologique hébraïque « annoncer une bonne nouvelle, donner la bonne information » comprise par Rabelais. Cette dernière solution aurait évité d’avoir à écarter ceux que le poète allemand qualifia aussi d’évangélistes : O’Meara et Antommarchi. Quant à moi, j’y aurais ajouté les serviteurs de Napoléon, Ali et Marchand. Nous aurions ainsi la Passion Napoléon ou Napoleonic passionem avec huit évangélistes. Là encore, libre à chacun d’avoir ses préférences, qui n’annihileraient pas pour autant les autres. À mes yeux, cela aurait été le valet Ali pour la concision et O’Meara pour la précision, comme dans Le Nouveau Testament Jean l’était pour la poésie.
Parmi les auteurs des différents Napoléon à Sainte-Hélène, j’eus la chance de partager dix années de la vie de Gilbert Martineau et de rencontrer à plusieurs reprises le docteur Paul Ganière. Tous deux rédigèrent, chacun à leur façon, selon leurs sensibilités et compétences – marin pour le premier et médecin pour le second – des ouvrages qui pourraient être comparés à des catéchismes officiels. Bien entendu – le contraire aurait été inquiétant – comme les Évangiles canoniques, la Napoleonic passionem fit l’objet d’autres catéchismes dithyrambiques et calomniateurs. Tous ces catéchismes officiels et interprétations s’entendaient cependant sur un point : Longwood House y apparaît systématiquement comme la « relique maléfique » de la Passion Napoléon.
Début 1995, entre Villedoux et Longwood, Gilbert et moi avions trouvé un équilibre. Dad semblait s’être appliqué les vers de Byron dans Lara : « Il y avait en lui un mépris total de toutes choses, Comme si le pire l’avait déjà atteint. C’était un étranger parmi les vivants, un esprit errant tombé d’un autre monde. » Il se détachait totalement des affaires courantes des domaines et s’occupait exclusivement de répondre aux lettres et télécopies de napoléoniens passionnés, d’historiens, d’auteurs, de commissaires-priseurs, de collectionneurs qui nous interrogeaient sur un ancêtre présent à Sainte-Hélène sous Napoléon, une table, une chaise, un fragment de bois provenant du cercueil de l’Empereur, ou même, plus scatologique, un supposé échantillon de ses dernières fèces.
De mon côté, je venais de finir la reconstruction du pavillon des Briars et découvrais enfin les premiers résultats des aménagements forestiers sur la tombe et de jardinage à Longwood. Les travaux d’aménagement à Villedoux étaient achevés et chacun de nos séjours en Charente-Maritime se révéla un enchantement.
En plus du manque de communications, la principale difficulté pour vivre à Sainte-Hélène était le service médical qui dépendait de médecins et de chirurgiens généralistes souvent très capables mais hélas parfois aussi parfaitement ineptes. Pire, ils disposaient de moyens très limités pour établir leurs diagnostics. Pour résumer la situation, il valait mieux être jeune et en bonne santé pour s’établir sur l’île.
Durant l’année 1994, de l’épaule droite jusqu’au bout de ses doigts, Gilbert éprouva des douleurs d’abord supportables puis intenables. Le médecin-chef de l’hôpital diagnostiqua une conjonction de foulures musculaires et d’un nerf pincé. Il lui prescrivit des séances hebdomadaires de physiothérapie qu’il précisa « être une toute nouvelle spécialité proposée sur l’île ». Après seize mois de soins physio-thérapeutiques sans résultat notable et des douleurs qui ne cessaient d’augmenter, le médecin-chef prescrivit une radiographie de l’épaule. Mi-juin 1995, en examinant les résultats, il s’aperçut que les poumons indiquaient quelques anomalies. Ne disposant ni de scanner et encore moins d’endoscope, il lui recommanda d’aller au plus vite en France procéder à des examens plus approfondis car il suspectait la possibilité d’un cancer.
Au moment même où le mot fut prononcé, Gilbert se métamorphosa en grabataire. L’homme rasé de frais avec qui j’avais pris le petit déjeuner quelques heures plus tôt disparut. Je parvins à parler séparément avec le médecin-chef et lui précisai qu’en ce qui me concernait je voyais surtout un homme dont les douleurs semblaient être intolérables. Il me répondit alors qu’effectivement, s’il s’agissait vraiment d’un cancer, les douleurs devaient être énormes. Juste au cas où il me confia divers médicaments antalgiques en m’en précisant bien leurs puissances d’action respectives.
Le RMS ne devait revenir à Sainte-Hélène que le 2 juillet et faire route pour les Canaries en passant par l’île d’Ascension. Je voulus réserver un vol militaire mais la connexion entre l’arrivée du St. Helena et le décollage du premier TriStar de la RAF exigeait une attente de sept jours, sans garantie de siège disponible. Je pris alors la décision de naviguer jusqu’à Tenerife d’où nous pouvions obtenir un vol pour Nantes, via Madrid.
Nous arrivâmes à Villedoux le 14 juillet. Le village se préparait pour le bal du soir. Notre ami Luc Peltékian, médecin avec qui Dad avait sympathisé, avait tout organisé pour que Gilbert, malgré la période estivale et la fête nationale, puisse être admis immédiatement au CHU de La Rochelle. Les résultats de la fibroscopie bronchique confirmèrent les craintes du médecin-chef de Sainte-Hélène. Et, pire, révélèrent que le développement du cancer ne permettait plus d’envisager une chimiothérapie. Luc s’avéra alors pour moi le plus précieux des hommes car ses conseils pour accompagner Gilbert vers sa mort certaine furent plus que ceux d’un médecin ; ceux d’un ami. Ne pouvant connaître par avance la durée de mes congés conditionnés à l’état de Dad, je m’empressai d’expliquer la situation au service des ressources humaines du ministère des Affaires étrangères. Leur réponse fit de moi leur obligé pour la vie tant je leur en fus reconnaissant : « Faites tout ce qui vous semble nécessaire et ne vous souciez pas des délais pour lesquels nous trouverons ensemble une solution lorsque vous serez prêt. »
Les effets secondaires de la morphine ne me surprirent pas. Les propos incohérents voire intenables de Dad me rappelèrent ceux de Daniel. Comme avec lui, je réglai ma propre existence sur celle de Gilbert : sa respiration rythma la mienne. Contrairement à Daniel dont les chairs étaient enlaidies par la maladie, Gilbert demeurait, même vers la mort, l’homme distingué et soigné qu’il avait toujours été. Je m’appliquai à ce que tous ses amis qui, comme Michel Crépeau, vinrent le voir durant ses derniers jours, puissent conserver de lui l’image de l’homme élégant qu’il fut toujours.
Le chef du service hospitalier m’ayant autorisé à passer les dernières nuits dans sa chambre d’hôpital, je pus être éveillé à ses côtés lorsqu’il expira à cinq heures quinze, le 23 août 1995.