Épilogue

Parce qu’à Sainte-Hélène je me suis surpris à perdre toute notion du temps qui passe, je n’ai gardé de mon premier séjour en 1985 que des souvenirs parcellaires, parfois nostalgiques mais surtout heureux. Trente années plus tard, à la suite d’un scandale mettant en évidence les dysfonctionnements du gouvernement local – qui aurait couvert, en toute connaissance de cause, des affaires de pédophilie et autres crimes perpétrés par des fonctionnaires expatriés –, une réforme de la justice fut entreprise, sous la pression de la presse internationale. De nombreux dossiers vieux de plus de trente ans furent rouverts, ou pour certains découverts.

J’en conclus que ce qui m’était apparu alors comme idyllique ne l’était pas tant que cela. Que l’amoralisme ambiant qui m’avait tant séduit à l’époque était criminel et cachait bien des misères. Que le droit des femmes et des enfants était alors bafoué. Que les parents incestueux, les pédophiles récidivistes, les violeurs étaient autant ignorés par les autorités gouvernementales que par les sociétés caritatives et les différentes Églises implantées localement. Que l’indifférence générale était la norme. Que le comportement de la classe gouvernante s’avérait irresponsable et corrompu. Que la société était profondément discriminatoire.

 

Lorsque rétrospectivement je découvris ce qui s’était passé et que je ne suspectais pas, mon enchantement pour cette île paradisiaque où tout me semblait harmonieux me devint suspect. Pour mon récit, une précision s’impose donc : mon objectif, ici, n’était pas d’analyser la société hélénienne des années 1980 avec le regard d’un homme du XXIsiècle, mais, plus modestement, de décrire mes premières impressions qui, postérieurement, furent décisives dans la décision de m’installer définitivement à Sainte-Hélène.

Comme autant d’images prises sur le vif, j’ai rédigé les paragraphes précédents en laissant libre cours à ma mémoire et à mes sentiments profonds d’alors, en faisant abstraction, aussi, du temps présent. Je n’ai pas essayé de m’autocensurer pour décider ce qui serait convenable ou indécent d’écrire aujourd’hui.

 

En trente années, que ce soit la gouvernance, la religion, l’économie, l’éducation, les mœurs, etc., la société hélénienne est devenue méconnaissable. Indéniablement, pour le mieux de tous. Je ne peux dissimuler le fait que, dans les années 80, j’y avais trouvé mon bonheur et, malgré des défauts dont certains m’apparurent alors, et tout ce que je ne vis pas ou ne sus pas voir, elle s’était transformée en eldorado. Je ne suis pas nostalgique du Sainte-Hélène des années 1980 mais je ne saurais oublier qu’elle fut le pays de cocagne de ma jeunesse.

Une utopie faite île.

 

Sur ce rocher isolé au milieu de l’océan Atlantique Sud, je continue ma mission. Dans ce contexte, faire le récit de son parcours lorsqu’on vient d’avoir cinquante ans paraît insolent et le conclure, une gageure. Ma vie et mon travail toujours indémêlables se poursuivent.

Je pensais ainsi pouvoir profiter de la fin de semaine du mois de septembre 2016 pour rédiger ce dernier chapitre, quand, par un fâcheux concours de circonstances, à peine avais-je écrit trois mots qu’un visiteur qui passait quelques jours sur l’île, sans m’avoir averti au préalable, se présenta à ma porte vers les huit heures. Ne voyant pas de sonnette – il n’y en a pas –, il ne trouva rien de mieux que de se servir d’une des grilles d’entrée pour la secouer et la cogner contre le mur afin de signaler sa présence. Le raffut produit eut pour effet immédiat de hérisser tous les poils de ma chienne Papillon qui, comme toujours lorsque je m’assois devant l’ordinateur, somnolait à mes côtés dans son panier. Ébahie et apeurée, elle bondit. En trombe, elle se précipita à l’extérieur en aboyant et en faisant valser les tapis et les livres qui traînaient au sol. Je sortis après elle et trouvai un grand gaillard brun, beau comme un dieu grec qui se serait glissé dans une tenue légère de surfeur. J’allai vers lui en essayant de rappeler Papillon qui décida, comme à son habitude, de ne pas m’entendre. Je saluai l’inconnu et lui demandai ce qu’il souhaitait pour venir, à mon domicile, un samedi matin, de si bonne heure. Il m’expliqua la même histoire que tant d’autres avant lui : il était canadien, anglophone, de passage et souhaitait simplement me saluer parce qu’il avait entendu parler de moi… Je lui réitérai ma question : que désirait-il ? Et, comme les autres avant lui, il me confirma qu’il ne voulait rien d’autre que me saluer.

Durant mes premières années ici, je trouvais la désinvolture de ces visiteurs touchante. Je me sentais à la fois flatté et presque honoré. Hélas, ma patience s’est émoussée depuis. Est-ce parce que la fréquence de ces visites impromptues a augmenté ? Est-ce de la lassitude ? Je ne peux que constater que, socialement, je suis de moins en moins porté à supporter ces gens qui éprouvent le besoin de venir me voir comme une attraction locale. À part pour quelques exceptions, un état d’antipathie s’accroît en moi. Deviendrais-je comme Paul Léautaud sur son vieil âge, qui trouvait les gens souhaitant le rencontrer agaçants et assommants ?

Est-ce de la suffisance ? S’agirait-il, comme chez Gilbert, de misanthropie ? Faute de réponse, je vous livre quelques extraits de mon journal du mois de juillet dernier en vous laissant le soin de décider, par vous-mêmes :

Le 4 juillet 2016

Vécu ce soir, à 19 h 14 : le téléphone sonne. Je décroche. J’entends à l’autre bout du fil une voix de femme.

« Bonsoir. Puis-je parler à monsieur Martineau.

— Oui, c’est moi.

— Je suis une Française de passage sur l’île. Je voyage sur le RMS St. Helena. Excusez-moi de vous téléphoner si tard mais j’ai été très occupée. Je souhaiterais vous rencontrer. Je voudrais vous parler. J’ai tant entendu parler de vous. Et puis on mentionne votre nom dans plein d’articles et de bouquins. »

 

Elle est la troisième aujourd’hui à m’avoir contacté pour me faire cette demande mais la seule qui n’ait pas tenu compte de l’heure et n’a pas songé que, peut-être, j’avais une vie hors de mon travail aux domaines. D’un ton sec, je lui réponds en lui donnant les heures d’ouverture de Longwood House, de la Tombe et du Pavillon (désormais ouverts à heures fixes – plus besoin de prendre rendez-vous par l’entremise de l’office de tourisme).

Pas le moins embarrassée elle me rétorque :

« Non ce n’est pas Longwood House que je veux voir. C’est vous, pour vous rencontrer. J’aimerais tant vous poser des questions. Vous cerner. Vous êtes très important ici. Incontournable. »

Je deviens de moins en moins patient, néanmoins toujours courtois, et lui offre un compromis :

« Demain, je rencontre deux personnes qui m’ont fait la même demande. Une à 11 heures et une autre à 11 h 30. Je serai à Longwood House. Si vous souhaitez vraiment, je pourrai vous serrer la main dans ce créneau horaire. »

Et commence un dialogue étonnant, sans gêne :

« Oh, demain matin j’ai déjà des choses de prévues. Je vais voir Jonathan, la tortue à Plantation House. Et puis ce n’est pas à Longwood que je veux vous voir car Napoléon ne m’intéresse absolument pas, je voudrais mieux vous cerner. Vous comprendre. Vous poser des questions sur l’île qui me passionne.

— [De moins en moins patient] Pour récapituler, si je vous comprends parfaitement, vous souhaitez me rencontrer pour que je vous parle de l’île et de moi.

— Oui, c’est tout à fait ça.

— Mais ça ne concerne que moi. C’est ma vie privée. Et puis surtout j’ai des choses bien plus urgentes à régler.

— Non mais ce serait formidable pour moi. Et puis je pourrais prendre une photo ou deux avec vous…

— Non madame. Désolé, ce ne sera pas possible.

— Mais pourtant vous êtes à Sainte-Hélène pour ça… et je suis la seule passagère française du bateau. Vous devez me rencontrer.

— Désolé, madame. Nous n’avons pas la même interprétation de ma fonction ici. Bonsoir. »

Je raccroche.

 

En songeant que demain matin je vais devoir rencontrer deux autres visiteurs du même acabit, je devine que je ne serai pas dans les meilleures dispositions. Cet aspect de mon job a toujours été un gros problème. Je ne sais pas gérer le côté « objet de curiosité » qu’il me semble être devenu parce que je suis resté à Sainte-Hélène trop longtemps. Il n’est pas aisé de se taire lorsque l’on n’a pas tout dit.

 

Le récit dans lequel j’ai pris parti de ne rien cacher, publié chez Flammarion, me permettra, je l’espère, de retrouver le silence et l’indifférence du public, ce silence et cette indifférence que je savourais lorsque je déforestais le Noir Val pour le transformer en puits de lumière.

Le 5 juillet 2016

Ce que j’aime dans mon travail (dans l’ordre de préférence) : le travail dans les jardins, les forêts, l’entretien des bâtiments, la conservation, la muséographie, l’entretien courant d’un bâtiment, la constitution d’un fonds de documentation.

Ce que j’assure avec moins d’enthousiasme : les tâches comptables, le secrétariat, la gestion administrative courante d’un établissement public, la gestion des ressources humaines, les affaires consulaires et la représentation auprès des autorités locales.

Ce que je n’aime pas du tout : rédiger des textes pour des publications puis, et surtout, gérer l’obstination de certains visiteurs qui ont trop tendance à oublier Napoléon pour ne vouloir voir que son gardien et serviteur. Serais-je devenu l’arbre qui cache la forêt ?

Dialogue du jour avec un visiteur anglais qui avait insisté pour me rencontrer. La visite programmée à 11 heures a lieu à 11 h 10.

« [Moi] Bonjour monsieur.

— Bonjour.

— Que puis-je faire pour vous ?

— Rien du tout. Je souhaitais juste vous rencontrer.

[Silence]

[Silence]

[Silence]

— [Moi] Je vous remercie pour votre visite, au revoir monsieur. J’ai cependant une question pour vous : lorsque vous visitez un cimetière, vous y allez pour voir ceux qui y sont enterrés ou pour y rencontrer le gardien ?

— [Lui, un peu surpris] Bien sûr, pour la personne qui y est enterrée. Ici, sur l’île, la tombe est vide et la maison si bien conservée, je pensais donc qu’il était important de vous rencontrer. Et puis, à bord du RMS St. Helena et à l’hôtel, on m’a tellement parlé de vous. Je vous remercie beaucoup de m’avoir reçu.

— Bonne fin de séjour sur l’île. Au revoir. »

Je vais me faire une tasse de café. Résultat : l’impression d’avoir perdu une demi-heure.

 

Dialogue du jour avec un second visiteur, russe celui-là, qui avait insisté pour me rencontrer. La visite programmée à 11 h 30 a lieu à 11 h 40.

« [Moi] Bonjour monsieur.

— Bonjour monsieur Dancoisne.

— Que puis-je faire pour vous ?

— J’ai des questions : Napoléon couchait-il avec madame de Montholon ?

— [Moi] Rien, aucun document à ma connaissance, ne permet de l’affirmer ni de contester cette affirmation.

— Ah, mais pourtant des historiens éminents l’affirment… ! Autre question : que pensez-vous de Napoléon et des lapins ?

— [Moi] Nous savons pour certain que Gourgaud chercha à introduire des lapins dans le bois de Longwood en en lâchant plusieurs et que Napoléon en avait tué un qu’on avait lâché en 1820 pour son amusement. C’est à peu près tout.

— Peut-on alors affirmer que Napoléon était sadique car il semblerait bien que ceci prouve qu’il aimait voir les animaux et les gens souffrir…

— [Moi] Je n’irai pas jusqu’à cette conclusion… [et heureusement, il m’interrompt].

— En fait la grande question que je souhaitais vous poser concerne la dent que Napoléon s’est fait arracher. Je suis allé à l’exposition à Paris avant d’embarquer sur le RMS St. Helena et je n’ai trouvé personne pour me dire ce qu’il en est et qui la possède aujourd’hui. Apparemment, ce serait une dent typique de celles qui tombent lorsqu’un humain se transforme en vampire. Et ce serait là la véritable raison qui obligea Napoléon à rester enfermé dans sa chambre car il devint rapidement hypersensible à la lumière du jour. Et puis tous ceux qui le décrivent durant cette période indiquent qu’il devenait très blanc, jaunâtre, presque translucide.

— [Moi, après un court silence] Oui, effectivement Napoléon s’est bien fait arracher une dent de sagesse fin 1817. Je n’ai aucune idée de l’endroit où cette dent se trouve aujourd’hui. Quant au processus de vampirisation, je ne connais rien sur le sujet…

[Silence – il réfléchit.]

[Silence – il réfléchit encore.]

— [Moi] Je vous remercie pour votre visite, au revoir monsieur.

[Je le raccompagne dans les jardins de Napoléon – Il reste silencieux.]

— [Moi] Bonne fin de séjour sur l’île. Au revoir.

— Puis-je vous inviter à dîner avant mon départ ?

— [Moi] C’est très gentil de votre part mais je ne prends pas de repas. [En souriant pour bien indiquer que c’est une plaisanterie… On ne sait jamais, je rajoute :] Peut-être que c’est à mon tour de me métamorphoser en vampire. J’ai perdu mon appétit. »

Résultat : l’impression d’avoir perdu une autre demi-heure. Je retourne travailler à la Tombe. Je suis très excité par l’achat d’une déchiqueteuse-broyeuse que nous avons décidé d’utiliser afin de réduire les risques d’accident sur les sentiers rendus boueux par la pluie. L’idée est de recouvrir les sections des sentiers forestiers glissants et boueux par des plaquettes forestières et des matières organiques broyées très drainantes. Ma chienne Papillon préfère aussi le travail en forêt à celui, improductif, qui consiste à être courtois.

Le 6 juillet 2016

Dès que j’ai la possibilité de regrouper mes entretiens avec les visiteurs, je la saisis sans réfléchir. Ce fut le cas aujourd’hui car, par un tour de force, je suis parvenu à recevoir ensemble les trois personnes qui souhaitaient me rencontrer. Comme les deux visiteurs de la veille, tous les trois se trouvaient à bord du RMS St. Helena qui vient d’effectuer son dernier voyage Royaume-Uni-Sainte-Hélène-Le Cap. Ils sont tous les trois britanniques mais résidents de villes situées sur trois continents : un de Hong Kong, un de Port Elizabeth et un autre de Londres. De toute évidence, durant les quinze jours qu’ils viennent de passer à bord du bateau, ils semblent s’apprécier.

 

Je les accueille en leur adressant le bonjour habituel et en espérant que leur séjour sur l’île se déroule selon leurs souhaits. Polis, mais sans grand enthousiasme, ils me répondent par un seul « oui ». J’embraye donc par ma question rituelle :

« Que puis-je faire pour vous ? Vous souhaitiez me rencontrer…

— [Le Hongkongais] Nous avons visité Longwood House lundi dernier et nous sommes vraiment déçus par ce que nous avons vu : la maison, les jardins, la volière, la grotte, le pavillon chinois, tout sonne faux. Et nous souhaitions vous le dire.

— [Le Londonien] Oui, c’est tout à fait ça. Je trouve tout trop étriqué. Tout est trop net, trop bien maintenu, appliqué – comme un tableau trop léché. En tout cas, ça ne correspond pas du tout aux récits qu’on nous en a faits. »

 

Je leur explique longuement notre démarche muséographique [je résume] :

Protéger un lieu de mémoire, préserver une maison qui, exposée aux alizés constants, aux termites et à l’humidité, ne saurait rester debout sans entretien pendant plus d’une dizaine d’années. Je m’escrime même à leur expliquer que notre démarche est de présenter la maison et les jardins dans leur état du 5 mai 1821, c’est-à-dire cinq ans après les descriptions rédigées de manière très sombre par le comte de Las Cases dans son Mémorial. Que, si notre choix avait été de laisser le temps faire son travail, ils ne verraient plus aujourd’hui qu’un plateau herbeux car tous les cailloux, les morceaux de mortier romain qui composaient Longwood House seraient éparpillés aux quatre coins de la terre en autant de reliquaires.

— [Le Port-Élisabéthain, dubitatif] Oui ! Tout de même, ce serait peut-être mieux que ce que nous voyons aujourd’hui. La guide nous a même indiqué, fièrement, que les meubles authentiques présentés viennent d’être restaurés. Ils sont superbes. C’est une supercherie. Faire croire qu’en deux cents ans la maison de Longwood soit restée si bien maintenue, que les volets ne tombent pas de leurs gonds, que les ardoises soient restées en place, que les murs ne s’effritent pas, c’est prendre les visiteurs pour plus naïfs qu’ils ne le sont. En tout cas, moi j’aurais souhaité que la maison fût beaucoup plus insalubre pour bien indiquer que les conditions de l’exil de Bonaparte étaient difficiles. Et pourtant je suis anglais…

En revanche, nous avons vraiment été impressionnés par la Tombe, [en se tournant vers les deux autres] n’est-ce pas ?

— [À l’unisson] Oui c’est vraiment un site extraordinaire. Superbe. Grandiose.

— [Le Londonien] Vous voyez, lorsqu’on laisse la nature faire le travail, ça fonctionne. Mieux, ça vous transporte et ça crée une très forte émotion. Vous auriez dû faire la même chose avec Longwood House et laisser la végétation prendre possession des lieux. En plus, les ruines sont le thème esthétique et littéraire le plus en phase avec l’époque romantique qui entoure l’ère napoléonienne. Plutôt que de voir cette maison avec des planchers cirés, des meubles clinquants, des moquettes, des rideaux… L’émotion est absente. »

Je leur explique alors que leurs propos ne me sont pas étrangers car j’ai déjà abordé le sujet avec un ami anglais. Nous avions longuement réfléchi au concept cher à lord Byron, et aux romantiques de son époque, qui consistait à faire passer une ruine féodale au rang de thème politique et social. Suivant leur principe « la nostalgie s’étant muée en malédiction et le spleen en apocalypse », les ruines auraient sur le plateau de Longwood une fonction dénonciatrice. Tout ça restait quand même une notion bien abstraite.

Je leur raconte qu’ils oublient que le site de la tombe a nécessité autant – sinon plus – de travail que Longwood House car donner cette impression de cathédrale de verdure à une nature envahissante et capricieuse n’est en rien une mince affaire. Le travail que nous accomplissons autour de la tombe de Napoléon est le plus ingrat qui se puisse car il nous faut souligner l’omniprésence et la toute-puissance de la nature en cachant le fait que tout cela n’est qu’un immense décor de théâtre qui nécessite des heures infinies de labeur à renouveler sans cesse. Même Longwood House en ruine ne serait qu’une mise en scène. Une supercherie, pour reprendre leur vocabulaire. Et je ne suis pas certain que maintenir des ruines a posteriori soit plus économique que d’entretenir la maison comme nous le faisons actuellement avec un budget courant de soixante-dix mille euros par an.

Mes interlocuteurs paraissent un peu surpris. Muets.

De mon côté, comme souvent lorsque je me sens agressé, je deviens prolixe. J’en profite pour enfoncer le clou :

« De plus on ne peut qu’avoir un sentiment de défiance devant le choix que l’on devrait faire entre l’évocation attendrie et mythique puisée dans le Mémorial de Las Cases et la fabrication extravagante et saugrenue d’un jardin à la Bouvard et Pécuchet. »

Devant leurs airs étonnés, je m’excuse d’avoir gardé mes références culturelles françaises. Je leur résume l’épisode grammatical de Bouvard et Pécuchet ou comment ériger un champ de ruines avec méthode selon Flaubert.

Puis, comme de toute évidence c’est moi qui, cette fois-ci, commence à les ennuyer avec mes explications, le Hongkongais détourne le sens de la conversation en me demandant ce que Napoléon aurait pensé du Brexit qui semble les réjouir. Et de préciser sa pensée :

« Désormais, en Grande-Bretagne, il ne sera plus politiquement incorrect de citer Nelson : “Il faut haïr un Français comme on hait le diable” et nous n’aurons plus à suivre les directives dictatoriales de Bruxelles.

— [Le Port-Élisabéthain] Et puis tout ça avec une telle arrogance ! »

Le Londonien acquiesce.

« [Moi] Je trouve tout cela passionnant mais il faut que je retourne à mon travail. Je vais devoir vous quitter. »

 

Je les reconduis au portail en leur souhaitant une bonne fin de séjour et m’en retourne à mon bureau en rageant, une fois de plus, d’avoir perdu mon temps. Et, à nouveau, je m’interroge : comment dire « non » à ces demandes de rencontre qui sont presque toujours un gâchis. La réponse se trouve déjà dans le « presque » de ma question. Car, j’ai aussi eu l’avantage de croiser quelques rares personnes exceptionnelles. Toute la question se situe dans le « quelques rares ».

Dépité, une fois de plus, je suis retourné dans mon tout nouveau bureau, qui se trouve dans ce qui était la lingerie du temps de Napoléon. J’y déjeunai en reprenant la relecture de L’Aiglon et tombai sur la phrase qui m’avait échappé avant car elle figure dans la postface de l’auteur : « Ce n’est pas toujours la Légende qui ment. »