Prologue

Vivre à Sainte-Hélène, c’est savoir se taire lorsque tout est dit. J’y ai aussi appris que le moyen le plus sûr pour ne pas devenir un objet de curiosité était de tout raconter. Une fois pour toutes. Ensuite, on tourne la page.

Ce récit est motivé par ce tournant.

Passé la découverte des lieux de mémoire de Napoléon à Sainte-Hélène, les visiteurs et le public français, anglo-saxon et asiatique s’interrogent souvent sur ma présence dans cette île depuis 1985, me commuant en objet de curiosité.

Situation embarrassante et innombrables questions :

« Comment et pourquoi suis-je arrivé là ? »

« Suis-je le seul Français sur l’île, dans ce trou ? »

« Est-ce que j’y vis au quotidien ? et surtout comment ? »

« Qu’est-ce qui m’y retient ? »

« Pourquoi un fonctionnaire français sur place ? »

« Un consul de France à Sainte-Hélène, mais à quoi sert-il ? »

Immanquablement, les touristes s’arrêtent en haut de la falaise située à l’est de ma maison. Les taxis commentent ma présence et, ce faisant, épaississent davantage le mystère censé m’entourer.

Les croisiéristes iraient bien jusqu’à m’observer de la même façon qu’ils le font pour le plus vieil animal vivant de la planète : la tortue Jonathan qui, à plus de cent cinquante ans, vit aussi à Sainte-Hélène ! Visible dans les jardins de la résidence du gouverneur à Plantation House, elle est inscrite dans le circuit qui permet de découvrir l’île en moins de six heures.

De son côté, le public passionné, ou simplement intéressé, par l’histoire napoléonienne fait de moi un gardien de la mémoire de l’Empereur.

Les Britanniques et les locaux me surnomment « THE Frenchman » en mettant l’accent sur l’article défini singulier.

Quant aux visiteurs français pour lesquels Napoléon n’est qu’une marque de cognac, ils n’essaient même pas de s’interroger sur ma présence : elle fait partie du paysage. Ils regardent les défilés militaires où je me tiens aux côtés du gouverneur et de l’évêque anglican, plus surpris par la présence insolite du Frenchman que par le fait que les troupes soient constituées uniquement de policiers et de scouts locaux. Quant au séjour de deux à quatre ans des fonctionnaires britanniques, il rend plus insolite encore mon ancrage officiel ici depuis trente ans.

 

Lorsque je quitte l’île pour aller assurer la promotion d’une exposition ou de tout autre événement, le public s’étonne plus encore de mon choix de vie, m’interroge sur l’isolement, la solitude. On me confond avec les paysages de ce rocher atlantique austral, avec cet exil de la légende napoléonienne la plus sombre.

Nombreux sont ceux loin de soupçonner mon exil volontaire. Car, en 1985, c’est moi qui ai décidé de me rendre à Sainte-Hélène en raison de mon intérêt pour… lord Byron !

 

L’auteur d’une biographie française du poète maudit y était, en effet, établi depuis décembre 1956. Gilbert Martineau – il s’agit de lui –, ayant patiemment répondu à mes questions d’étudiant de première année de faculté de lettres, m’avait invité à lui rendre visite. Avec l’enthousiasme et l’inconscience de mes dix-huit ans, je m’y étais rendu derechef. Napoléon était alors un inconnu, passé à la trappe du cursus scolaire du bachelier agricole que j’étais.

Sainte-Hélène se résumait même pour moi à une île sous les tropiques dont je n’avais entendu le nom qu’à travers une comptine : « Napoléon est mort à Sainte-Hélène, Son fils Léon lui a crevé l’bidon. On l’a r’trouvé, assis sur une baleine, En train d’sucer les fils de son caleçon. »

 

Mes premiers mois avec Gilbert Martineau furent un éblouissement. En l’écoutant raconter des bribes de sa vie, je passais sans transition de la famille d’Edmond Rostand à Serge Lifar et au Paris mondain des années 1950. Des noms jusque-là sujets de commentaires de textes prenaient, au milieu de l’Atlantique Sud, une surprenante acuité. André Gide, Marcel Jouhandeau, Roger Peyrefitte, Jean Cocteau… s’invitaient à notre table et j’écoutais, fasciné. Je ne m’étais pas encore aperçu que nous habitions la maison même, Longwood House, où Napoléon avait vécu ses dernières années et ses ultimes moments. Les seuls fantômes que je côtoyais alors appartenaient tous à la lignée de lord Byron.

Dès les premiers jours de notre rencontre, Gilbert m’avait dévoilé le véritable motif de son invitation à Sainte-Hélène. Après avoir occupé son poste vingt-huit ans durant, il était fatigué et avait pris l’île en horreur. Fâcheusement, le poste de conservateur des domaines français sur place était vacant depuis plusieurs années – depuis son départ à la retraite en août 1981 – et n’attirait aucun candidat. Comme une boutade, je lui répondis sans réfléchir que ça m’arrangerait financièrement d’avoir un emploi pendant deux ou trois ans, le temps de finir des études que je pouvais accomplir par correspondance.

Sans m’en rendre compte, je venais de prendre la décision qui allait changer ma vie.

 

De retour en France, j’effectuai immédiatement mon service militaire et postulai pour un contrat de trois ans, bien décidé à profiter de cette opportunité providentielle.

En 1997, je devais arriver à Sainte-Hélène pour occuper mes fonctions en qualité de contractuel, sans imaginer un seul instant que j’y vivrais aussi longtemps. Le contrat fut renouvelé une fois, puis une seconde fois… Les huit premières années, je vécus dans les appartements des compagnons d’exil de Napoléon. Et je compris que l’hostile atmosphère de Longwood n’est en rien une légende. Sous l’épais brouillard et les alizés, je découvrais alors en Napoléon un héros byronien par excellence, ce que je n’avais pas su déceler l’année d’avant. Mon guide, Gilbert, m’apparut alors comme un homme tout droit sorti du siècle précédent. J’étais ébloui. J’en oubliais presque l’horrible climat et l’humidité qui, à Longwood, pourrit en quelques jours cuirs et boiseries. Silencieux, je le regardais vivre et savais qu’il s’amusait de mes silences. Depuis 1957, il était parvenu à déguiser ce qui pouvait apparaître comme une vilaine bicoque en fleuron de la grandeur de la France portant haut ses couleurs : il était gaulliste dans toute l’acception du terme. La maison était meublée de sièges néo-Louis XV provenant du Mobilier national, les murs recouverts de tapisseries de Lurçat, de dessins de Cocteau, Lifar, Picasso et autres reliques de sa vie mondaine des années 1950. Bien qu’officiellement en charge des domaines, je n’intervenais dans aucun de ses choix de mise en valeur du patrimoine. En revanche, j’entrepris de restituer l’ensemble des jardins que Napoléon avait créés et qui avaient été laissés en friche depuis 1821.

Mais comment avais-je pu en arriver à m’ancrer sur une île où l’ombre de l’Empereur plane sans cesse, dont le tombeau même est présent alors qu’en vérité ce dernier est vide ? Mystère de l’existence. Une existence que je vais vous conter et où l’épopée napoléonienne apparaît – lorsqu’on la regarde de près – en filigrane. Mon épopée à moi ne s’est pas non plus construite en un jour.