On a cru que ça ne s’arrêterait jamais, que le ciel était crevé. Heureusement, il y avait la mer pour prendre toute cette eau qui dévalait les collines et les montagnes et courait jusqu’au bord des falaises. Mais la terre a quand même été vite saturée, gorgée des pluies diluviennes du printemps. Le sol n’était plus qu’un lac de boue, et on mettait des heures à rassembler son courage pour sortir chercher un bout de lard ou un quart de mélasse qu’on faisait marquer au magasin de la Compagnie. La pêche ayant cessé depuis des semaines, c’était congé pour une centaine de familles. Les femmes, en passant devant le miroir suspendu près de la porte du magasin et voyant le grand bienfait de toute cette humidité sur leur teint ordinairement malmené par le soleil et le vent salé de la mer, se disaient en elles-mêmes qu’elles seraient bientôt aussi belles de peau que des Anglaises.
On avait commencé la pêche en mai. Ça tirait sur la ligne de chanvre durant tout le jour, et le poisson se donnait comme jamais. Mais dès le début de juin, la mer s’est soulevée, presque jusqu’à toucher les nuages, et a rejeté toutes les barges à voile qui s’y aventuraient. Il a fallu rentrer la morue qu’on venait de mettre à sécher sur les vignots. On a fini par croire que la saison était perdue, et la peur de la faim a donné mal au ventre à quelques-uns des hommes qui, ayant eu une mauvaise pêche l’année dernière et étant tombés en disgrâce aux yeux de la Compagnie, ne bénéficient pas cette année d’un crédit suffisant pour nourrir une famille.
Une langue de terre s’avance dans la baie et longe la côte sur presque deux kilomètres, c’est le banc. L’une des plus importantes compagnies de commerce de poisson d’Amérique du Nord y a son quartier général depuis quelques dizaines d’années, la Richard Thomas & Co. Chantier naval, entrepôts, magasin, forge, maisons des engagés. Cette langue de terre forme un bassin, le barachois, à l’entrée duquel peuvent s’avancer les navires, ceux qui repartent chaque automne, remplis à craquer de marchandises recueillies auprès des pêcheurs, poisson, huile, fourrures. Chaque hiver, ce barachois entre dans ses glaces ; on peut alors enlever la longue et fragile passerelle de bois qui relie le banc à la côte pour la saison de pêche et qui permet à chacun de circuler à sa guise.
Ici, ce n’est pas l’océan avec ses hauts rideaux de vagues, ses plages de farine et son horizon qui donne un sens noble et excessif à l’idée de profondeur. Non, ici c’est une véritable baie. Conciliante, imparfaite, presque humaine. Mais tout le long de la côte, à l’est comme à l’ouest, même si parfois le regard est arrêté par une courbe du littoral ou par le bras de la province voisine, on dit la mer. On le dit comme une faveur à soi-même. Et à tout prendre c’est bien elle, la mer, qui vous monte au cœur dans le silence du matin ou au crépuscule, quand vous marchez vers elle avec la fatigue d’un guerrier vaincu qui réclame ses miroirs.
On gruge lentement son avenir alors que le passé n’est pas encore remboursé. La chair de cette année est déjà donnée avant d’être prise, servant à effacer les dettes des mois d’hiver. Quand la chair se refuse, entre les mains restent les dettes et la frustration. Et l’on sent monter en soi le désir fou d’anéantir les hommes de Jersey dont le nom règne depuis cinquante ans sur ce village et sur une bonne partie de la péninsule.
On a vu un homme, une femme, un enfant sorti tout à coup de l’enfance qui restaient de longs moments sous l’averse pour une prière, ou peut-être une litanie d’injures. On a vu des ombres qui se tenaient dans le brouillard, immobiles et perplexes, et le brouillard est devenu si dense autour d’elles qu’on ne savait même plus si c’étaient des ombres de riches ou des ombres de pauvres. Mais on ne voulait pas savoir, ulcéré de confondre des êtres dont la différence était criante en pleine lumière. On a compris sans l’admettre que chez tous, riches et pauvres, l’impuissance est la même et qu’elle a le temps de devenir colère quand elle remonte des mains vides jusqu’aux yeux incrédules.
Cela s’est mis à ressembler aux saisons qui préparent les famines.
Toute cette menace a disparu maintenant, car alors qu’on avait cessé de croire aux prières sans même les épuiser toutes, le plein été, qu’on n’attendait plus, est arrivé avec un soleil dément comme un coup de fouet sur la nuque des habitants.
Maintenant, chaque jour est un fruit bien mûr tombant sous le poids de sa sensualité pour se fendre et donner un trop-plein de vie à qui passera le premier. Quatrième semaine de juin, il est encore temps de se reprendre, de descendre vers la mer et d’y mettre tous les bateaux qu’elle pourra supporter. De rendre grâce pour ces poissons déposés là, devant soi sur la table à trancher, et qui font souvent la longueur d’un corps d’homme. Encore temps pour chacun de prendre sa part d’héritage, de biens terrestres et de lumière d’été avant que ne reviennent l’automne et le grand sommeil des animaux dans la montagne.
Des travailleurs saisonniers sont arrivés par bateau des villages qui courent le long du fleuve, en bas de Québec. Le nom de leur paroisse résonne encore à leurs oreilles, mais les lots de terre sont devenus rares pour qui veut vivre sur les bords du Saint-Laurent, et il a fallu chercher ailleurs de quoi nourrir les siens. La grève, et même le village, sont un vaste chantier où se croisent nouveaux venus et habitants. Basques, Acadiens, Normands, Irlandais, Écossais, Portugais, Jersiais ramenés par la Compagnie, tous sont là pour avoir répondu à un même appel : la richesse de la mer.
Comme chaque année, il y a aussi les bateaux américains qui sillonnent la mer et entament les bancs de morues et de harengs. Il faut bien nourrir les esclaves des plantations du Sud, et c’est à cela que servira le poisson de qualité inférieure. On a craint ici la disparition des espèces, mais la mer n’a pas tout donné, et les enfants de l’Indépendance américaine n’ont pas encore tout pris, pas plus que ceux de la Conquête.
Sans compter la peau des femmes, qui a recommencé à souffrir de trop de soleil et qui réclame en silence la paix des innocents.
De la même façon qu’il a su un jour que ce ciel trop vaste serait le sien jusqu’à la fin, qu’il s’y abandonnerait parce qu’une femme qu’on disait intouchable avait posé sur lui son regard, Gabriel Foucault sait maintenant qu’il est en train de mourir. Il ne sait pas quand, dans combien de semaines ou de mois ni après combien de douleurs, d’étouffements et de petites morts surviendra la véritable mort, mais chaque jour il perçoit les choses du monde avec un peu moins de force que le jour précédent, et cette part d’ancienne vigueur est à jamais perdue pour lui.
À certaines heures silencieuses de la nuit, il se lève, ouvre la fenêtre et offre son visage au vent tiède de la mer, étonné comme si la vie le pénétrait pour la première fois. À travers les branches des grands ormes, il regarde plus bas les petites maisons endormies non loin de la grève, et celles, au-delà du barachois, qui jouxtent les bâtiments sur le banc. Chacun sa place, chacun son métier dans la grande roue qui les entraîne vers la nudité. Pêcheurs indépendants ou engagés comme demi-lignes, maîtres de grève, piqueurs, décolleurs, trancheurs, saleurs. Hommes, femmes et enfants luttant contre quelque chose d’incompréhensible, d’improbable : la disparition, la mort inutile. Tous agités jour après jour d’un même besoin de pousser plus loin, pour voir comment on ne s’éteindra pas, juste pour tenir quelque chose, pas du solide mais quand même, une petite flamme vacillant au creux de la main et éclairant un mince filet de bonheur dans l’immensité du monde, la preuve qu’on aura eu entre ses doigts un morceau de la vie, bien à soi, bien réel. La preuve surtout que personne n’aura pu vous l’enlever.
Au-dessus de la mer, des nuages s’avancent qui surgissent d’on ne sait où et vont masquer la pleine lune. De quel pays peut-on être l’enfant quand cet espace ressemble à tous les autres de la terre ? Le Brésil, la France, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, là où les bateaux s’en vont décharger leurs marchandises, n’ont pas de ciel plus mystérieux. Et certains jours, ailleurs comme ici, l’horizon tiendrait dans la main, laissant l’homme et la femme déconcertés, transis d’incertitude.
Gabriel Foucault se retourne et regarde cette chambre dans laquelle il dort depuis des années, son dernier refuge dans la maladie qui lui prend peu à peu le cœur. La pièce est vaste, confortable, rien n’a changé depuis des décennies. Les meubles que le père de Catherine Thomas a choisis jadis pour garnir sa maison en cette terre sont de facture anglaise, mais il y a aussi, tel un commandeur régnant sur les troupes, l’armoire normande qui domine le fond de la pièce.
Comme on abandonne à son chien une belle pièce de viande parce que la bête a profité d’un moment de distraction pour y mordre, Richard Thomas lui a cédé un jour sa fille, et ensuite sa maison. À lui, Gabriel, bâtard descendu d’une fille du Roy et d’un fils de rien. Catherine a épousé cette mauvaise graine. Une folie, une grimace à la face de Dieu, un coup de poignard dans le cœur de son père.
Gabriel regagne son lit avant de souffler la lampe de chevet. Dans l’obscurité, il déplace sa main sur le drap de lin propre que Clothilde a mis ce matin. Cette fraîche rugosité le surprend et le réconforte. Chère Clothilde, qui gravit chaque jour le sentier escarpé et revient donner à cette maison sa part de lumière et de bruits familiers. On ne pense pas toujours que le seul tintement des couverts, à l’heure du dîner, peut rassurer ; que le banal froissement d’une robe peut récompenser des heures d’attente. Surtout quand cette harmonie quotidienne vous est accordée par l’amie d’enfance, le seul être qui, vous ayant presque vu naître, vous ayant vu en tout cas grandir à ses côtés, verra aussi votre face de vérité se dresser devant la mort et entrer dans le tohu-bohu de l’éternité.
Il entend le pas de son fils, Victor, qui monte l’escalier et s’éloigne dans le corridor. Il aurait aimé s’éteindre dans la presque solitude qui est la sienne depuis la mort de sa femme. D’être livré à lui-même durant toutes ces années lui a fait gagner une petite part de sérénité. Celle-ci s’est montrée, timide, comme une amie dont il aurait ignoré l’existence. Soudain elle a été là, cette force calme au cœur des choses. Il s’est dit alors qu’elle l’avait toujours attendu, et il en a voulu à tout ce qui était venu s’interposer entre elle et lui depuis si longtemps.
Tout de même, depuis quelques jours — ce doit être la présence de Victor — il lui est impossible de fermer les yeux sans que surgissent les ombres de sa mémoire. Alors il doit lutter contre le sommeil jusque tard dans la nuit, triturant le coin du drap durant des heures comme s’il était son seul fragment de réalité. Parfois c’est au contraire de toute sa force qu’il rappelle la vision fugitive qu’il a eue quand sa pensée s’est égarée. Oui, Catherine lui apparaît toujours quand il a cessé de l’attendre. Il se laisse alors gagner par le sommeil, sachant qu’il ouvre ainsi la porte à quelque chose de plus grand que lui-même.
« Pauvre entêtée, même dans la mort tu te tiens debout, droite et fière devant moi et tu défies la loi des hommes ! »
Son grand corps de six pieds cède à la fatigue et laisse peu à peu se briser la chaîne qui reliait toutes les images dans sa tête. Les cheveux noirs parsemés de mèches grises et coiffés vers l’arrière ne seront bientôt qu’une sombre masse défaite sur l’oreiller. Les sourcils épais, une fois détendus, ne donneront plus aux yeux bleus presque noirs cet air menaçant. La mâchoire volontaire va s’abandonner, et la bouche s’entrouvrir devant la procession de nouveaux songes, plus libres et plus tolérables, qui vont venir sous les paupières fermées.
Il se surprend à rêver à toutes ces choses qu’il n’a pas encore réalisées. Il a ainsi manqué à la promesse qu’il s’était faite jadis de voir l’Europe. Mais en dehors de la péninsule qu’il habite, grosse patte de chat que même le Jersiais le moins cupide considère comme une extension de son île, a-t-il seulement jamais parcouru son propre pays ? Toutes ces années volées aux désirs, une vie entière passée au milieu de choses rassurantes et soumises, le bois gris des escaliers, les galets sur la grève, les fougères encore fermées du printemps et la sanguinaire du sous-bois pour les Micmacs, l’enfant Victor derrière la vitre, un petit tas de monnaie sous la trappe du père. Quelques voyages à Montréal et à Québec. Les gens y sont si exaltés ! Mais c’était bien agréable, surtout quand Victor le trimballait dans la calèche du prieur à travers la ville. Et puis toutes ces autres cités pleines de gens, cette vague d’humains qui ne s’arrêtent pas. Qu’il eût été bon de parcourir les rues, de visiter les places et les grands ports du monde avec la belle Catherine. L’amour, le grand amour d’une femme…
Et puis, aux jours de repos, la mer entraperçue derrière les bosquets de la cour, oh ! mais sans les monstres marins de la petite enfance ni les âmes errantes qui semblaient s’éveiller parfois et surgir de sous la grève. Toutes ces voix chétives qui appelaient au secours pour vous attirer derrière les monticules de sable et les pins rabougris, sitôt qu’on avait quitté la cuisine de maman pour descendre vers le magasin de la Compagnie. Ça, c’était bien sûr quand on osait emprunter un chemin de hasard pour atteindre plus vite la passerelle, plus vite le bâtiment, à l’intérieur le grand comptoir qui tenait lieu de barrière entre soi et toutes ces belles marchandises, plus vite ce diable de préposé avec ses sourcils en broussaille. Et, en repassant parmi les âmes errantes près des dunes, revenir si possible avant l’heure à la maison, dans la douceur des jupes et des tabliers, dans l’odeur forte des frères aînés. Enfin rester quelques minutes sur les genoux du père après souper, peut-être même pouvoir appuyer l’épaule contre sa poitrine, le temps d’un vrai regard, d’une reconnaissance timide, le temps que passent d’un cœur à l’autre la leçon, l’aptitude à vivre, la force de supporter cette existence, le temps de remercier, de se trouver encore chanceux d’être là, sur la terre, avec tous les autres pour en profiter.
La branche d’un jeune orme secoué par le vent vient frapper contre la fenêtre de la chambre, tirant Gabriel du sommeil encore une fois. La réalité lui apporte alors une autre certitude : il ne verra pas la première neige de l’hiver 1836. Mais déjà il se rendort avec aux lèvres un débordement de syllabes inutiles, une suite de mots sans signification pour qui viendrait le surprendre en cet instant.
Le café est une denrée de luxe, se dit sans remords Clothilde chaque fois qu’elle prend la tasse de métal en s’y brûlant les doigts. Elle la porte à ses lèvres et fait rouler dans sa bouche cette vague de liquide chaud dont la saveur lui rappelle un peu celle du chocolat amer, qu’elle a aussi déjà goûté, une fois, elle ne se souvient plus en quelle occasion, mais c’était sûrement avec Gabriel. Toutes les bonnes choses de la vie ne lui sont-elles pas venues de Gabriel ? Elle est heureuse alors, son regard traverse le rideau de tulle jaune et son imagination va se pendre aux petites lumières vacillantes qui s’allument dans les maisons pour une soirée tiède et sans histoire. Comme si, pour elle et pour les gens du village, le monde était devenu une chose dense et imprenable.
Ce n’est pas pour le café qu’elle se rend tous les jours chez Gabriel, mais parfois il la prend par la main et l’entraîne dans la dépense. Et tous les deux ils restent là, dans la fraîcheur de la pièce, à contempler le comptoir chargé de denrées. Le sucre fin, la farine blanche comme la neige, le riz, les minuscules raisins, la mélasse et le rhum, le brandy, les bouteilles de vin d’Espagne. Et surtout, oh oui, surtout le thé et le café !
Dans l’esprit de Clothilde, les possessions matérielles de Gabriel ont une charge symbolique qu’elle aurait bien du mal à expliquer. Elle dit nos biens comme si elle en avait l’usufruit en vertu de quelque droit ancestral ou matrimonial. Tout cela, qui s’appelle abondance, est symbole de liberté. Voilà pourquoi elle aime s’assurer quotidiennement de sa réalité.
Sur ses propres origines, Clothilde n’est pas avare de récits. Chacun ici connaît, pour l’avoir entendue maintes fois, l’histoire des deux êtres qui ont réglé sa naissance comme un événement d’ordre surnaturel. À Miramichi, il y avait un missionnaire récollet qui s’occupait du destin des âmes acadiennes. En 1758, cette communauté s’enfuit sous la menace anglaise et s’installe dans la baie des Chaleurs. C’est là qu’on retrouve le père Charles quelques années plus tard, occupé à tenter de convaincre les habitants d’échanger de temps à autre leur équipement de pêche contre une charrue et une paire de bœufs.
Le territoire du père de Clothilde est immense, raconte-t-elle, et parcourir tous ces milles à pied, c’est trop pour un seul homme. Un certain hiver de froid et de tempêtes féroces, Charles arrive au camp des Micmacs. Les Indiens le reconnaissent à peine tant il a changé. Maigre et affamé, la barbe prise en un amas de glace, les pieds et les mains menacés de gangrène par les engelures successives, atteint d’une méchante pneumonie, le pauvre est au bord de la folie. Les femmes l’ensevelissent sous les fourrures et lui font boire force décoctions amères pour enrayer l’infection qui a presque gagné son cœur.
La guérison est longue. Charles passe la fin de l’hiver au camp, occupant son temps à enseigner l’alphabet aux enfants et aux femmes. L’une d’entre elles est très douée, qui a passé de longues heures au chevet du malade. Elle connaît bien l’homme car elle a veillé son délire, pénétrant ainsi jusqu’au fond d’une âme plus tourmentée qu’il n’y paraît. Elle devine ce qu’il lui faut, elle sait plus que lui-même ce qu’il désire, et elle le lui donnera. Le corps de Jeanne, long et souple, chaud et doux, se glissera auprès de Charles une nuit de printemps, quand la rivière sera libérée des glaces et annoncera ses premiers débordements.
De retour l’année suivante, Charles baptise sa propre fille, qu’il prénomme Clothilde en souvenir de sa sœur cadette. La présence du bébé n’est pas sans provoquer quelque mécontentement dans la communauté. Une nuit, Charles est alerté par les cris de Jeanne, assaillie dans sa tente par un parent qui veut lui arracher l’enfant barbare âgée de cinq mois et descendre la jeter dans les eaux tumultueuses de la Ristigouche.
Lorsqu’il quitte le camp, Charles emmène Clothilde avec lui. C’est ici, dans ce village, qu’il trouve un couple sans enfant qui vit de la pêche et consent à recueillir la petite et à lui donner un nom. Elle ne reverra jamais ses vrais parents. Jeanne, la mère, restera inconsolable d’avoir perdu et le père et l’enfant. Quant à Charles, l’évêque de Québec lui fermera les portes de l’Église.
Clothilde se lève et va rincer sa tasse dans la cuve d’eau. Devant son petit miroir, elle lisse d’une main lente et insistante ses cheveux noirs coupés au carré au-dessus de l’épaule. « Sauvageonne ! » murmure-t-elle en prenant son visage à deux mains comme pour mieux l’isoler, en le scrutant de près pour que sa propre étrangeté lui devienne une évidence.
« Tout est simple entre nous, Gabriel Foucault, il a fallu que vienne le jour des pirates américains pour que tu veuilles me voir enfin. Quand la mer qui montait a léché peu à peu les braises, les vagues ont emporté ce qui restait des marchandises consumées de la Richard Thomas & Co.
« Mais les flammes autour de ma vie, elles, ne se sont pas éteintes, ont continué de m’encercler comme un étau. Et j’ai marché des jours entiers avec ce cercle autour de moi, travaillant avec les autres, risquant de te voir m’apparaître à tout moment, et te croisant effectivement. Ton bras, ta tête, parfois tout ton corps était pris dans mon territoire de feu. Ça durait le temps d’un vœu précipité comme on en fait quand passe une étoile filante. Et après, sans rien savoir, tu quittais le cercle qui se refermait sur moi plus seule que jamais.
« J’étais toute petite quand Thomas est venu de Jersey. En ce temps-là, c’était un jeune homme parlant haut et fort pour impressionner. Moi,je dis que c’était un timide et un peureux. Ah ! il nous ferait vivre et travailler ? Mais il a menti, il a menti ! C’est malgré lui que nous avons gardé ce village et que nous y avons vécu. Puis un jour, elle est venue sur le Little Sister, si belle, si vive. Votre premier enfant, mort à deux ans, puis un second, Victor, qui a rempli la grande maison de ses rires. Et Virgile, que nous aimions tant, n’est-ce pas ?
« Bien avant, pour impressionner, l’homme timide avait fait construire sa demeure là, sur la colline. Les nuits de pleine lune, elle est comme un grand masque blême qui scintille entre les arbres. Toi, Gabriel, tu vis derrière ce masque. Et moi je veille sur la mort de ma little sister pour que ce village continue d’exister, pour que ta douleur reste blanche et lisse comme le ventre des baleines. Je vais voir chaque matin si quelque chose pourrait te redonner le souffle, mais je sais bien que depuis plusieurs jours tu te sens oppressé, gêné par la présence de Victor. C’est un étranger qui nous est revenu, Gabriel, et après toutes ces années, il ne pouvait pas en être autrement. »
Un juillet de chaleur intense domine le village. La marée n’a pas le temps d’achever sa descente que la plage a déjà perdu les traces de son passage, effacées par la sécheresse qui descend du fond des terres. Dans les grosses barges à voile qu’il faut sortir chaque jour et remplir de poisson, on peut deviner que les hommes sont accablés par un soleil violent. Ils sont là, sur l’eau calme, figés dans le temps, squelettes fragiles que rien ne vient soulager du poids du jour. Seuls leurs bras sont agités des mouvements réguliers que commande le halage de la ligne, et de loin on pourrait croire qu’ils sont engagés dans une absurde chicane avec l’invisible. Plus haut, traversant champs et collines, il y a quand même un peu plus de vent. En remontant d’un pas pressé vers la maison familiale, le père Victor Foucault se mêle à la brise qui fait claquer sa robe sombre.
Malgré les années de noviciat et celles qui suivirent, Victor n’a jamais su être différent de l’adolescent qu’il fut, l’enfant des petites fureurs et des portes claquées. Et malgré le poids quotidien des psaumes pénitentiaux, les jours passés entre matines et complies, bien qu’à force d’encens et d’eau bénite chaque heure soit devenue la page d’un grand florilège, encore aujourd’hui Victor ne sait pas prier, il ne fait qu’admonester Dieu.
Entré dans les ordres comme on part à la guerre, il est revenu à trente-sept ans, soldat invaincu qui n’a pas encore livré la grande bataille de sa vie. Il ne croit pas à l’immuabilité des choses, il ne croit pas au destin. En quittant vingt ans plus tôt ce monde instable où chaque printemps apporte son lot d’engagés qui s’en retourneront avant l’hiver, Victor avait dit : « Je ne resterai pas ici une année de plus ! Je ne suis pas fait pour la pêche. Regarde ces mains de curé, mère, tu voudrais que je sois pêcheur avec ça ? »
Catherine connaissait trop bien l’effet d’éteignoir qu’avait ce village sur l’esprit chercheur et fougueux de son fils. Des années auparavant, elle aussi avait senti que, en choisissant de ne pas repartir, elle fermait la porte à quelque chose qui aurait pu grandir en elle et dont elle aurait pu se nourrir. La connaissance, le savoir. Rester, c’était perdre la clef d’un édifice qui brillait dans le coin obscur de la conscience et qui ne serait jamais visité. C’était laisser le corps instaurer son règne, celui des bras et des muscles qui arracheraient à l’être toute son énergie. Et pour faire quoi ? Pour se colleter avec ce qui serait toujours plus fort que soi, la mer devant, et derrière, les montagnes et la forêt. Rester, c’était donner toute sa vie à l’univers et ne jamais rien recevoir de lui que du vent.
« Oui, c’est à ton âge qu’il faut partir. Tu iras à Québec. C’est toi qui as raison, Victor, nous ne devons pas laisser la vie faire de nous ce que nous ne voulons pas être. »
Elle, Catherine, en voyant s’en aller son fils, se disait qu’elle pouvait bien ne jamais repartir, car elle avait Gabriel depuis le jour où le Little Sister avait mouillé dans ce port. Tout est toujours si différent de ce qu’on s’imagine. Un garçon et une fille se croisent sur une route dominée par les éclats de voix et la fébrilité qui président à l’arrivée d’un navire. Et le tumulte ne vient plus du dehors. La fille est Jersiaise, parle le français et l’anglais, mais aussi un étrange dialecte dérivé du normand, des mots incompréhensibles qui tombent de sa bouche comme des cailloux quand elle s’adresse à sa mère.
Ils se revoient dans les jours qui suivent, quand elle sort de la grande maison et descend promener son ennui jusqu’au magasin ou sur la grève pour y faire le croquis des hommes au travail, des bâtiments et des vignots. Ça pourrait durer des semaines, les cheveux bruns roux de la fille balayant son visage, les cheveux noirs du garçon rejetés vers l’arrière d’un geste impatient, les yeux verts pleins de défi, les yeux marine gagnés par le désir, les rapprochements furtifs, le frôlement des épaules quand la timidité cède à l’audace, l’air de ne pas y toucher, les lèvres qui se referment sur un mot connu d’elles seules, la résignation, la prière des yeux.
Mais un après-midi, après le retour des barges, Gabriel trouve l’audace qu’il faut pour désobéir à l’ordre général de ne pas parler à cette visiteuse. Presque fâché d’avoir tant attendu, il s’approche en préparant dans sa bouche les mots qu’il lui réserve. Pour la blesser parce qu’elle est belle, il dira d’abord des choses méchantes, du genre à lui faire ravaler son orgueil. « Fi les Jersiais ! » ou encore « Mort aux ducs de Normandie ! » Il soulève de petits nuages de sable ocre avec le bout de son pied, observant la fille du coin de l’œil. Il vient vers elle avec la hargne séculaire et la défiance des asservis, ceux qui sont toujours prêts à mordre, qui appellent et attendent chez l’autre un indice d’infatuation pour pouvoir y répondre par un vaste mépris. Ceux-là, il ne suffit pas de montrer patte blanche pour les désarmer. On nous a déjà fait le coup, se disent-ils en redoublant de méfiance. Non, ce n’est pas l’innocence claire de cette fille qui va séduire, désarmer Gabriel. C’est autre chose, en quelque sorte le contraire de l’innocence, presque rien, mais qui brille dans toute sa personne et fait monter entre eux un sentiment d’affinité. C’est une lueur d’irréductibilité dans ses yeux lorsqu’elle regarde cet univers soumis, un brin de révolte contre tout ça.
Elle est assise sur une grosse pierre. Elle tient d’une main son cahier sur ses genoux et, de l’autre, trace les dernières lignes d’un dessin que Gabriel ne voit pas encore. Quand elle l’a vu approcher, elle a accéléré le rythme. Ses cheveux, dont elle a défait les bandeaux pour en briser l’ordre parfait, tombent sur ses épaules en une masse qui flamboie au soleil.
« Qu’est-ce que tu dessines ? Je peux voir ?
— Attends, j’ai presque fini. »
Il fait le pied de grue, cherche en vain une place où s’asseoir. Elle a la tête penchée sur son cahier, concentrée, pendant qu’il attend.
« Tu t’appelles Gabriel.
— Comment tu le sais ?
— C’est mon père, l’autre jour, on était à la maison avec le commis, le nouveau. On t’a vu remonter la côte avec ta mère. Mon père a dit : « Ça, c’est les Foucault, la mère et son fils, Gabriel. Elle en a deux autres comme celui-là. Des têtes brûlées. » Ça a fait rire le commis, alors mon père a dit…
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il a dit au commis de l’avertir tout de suite si vous lui faisiez des misères, de bien vous avoir à l’œil parce qu’on ne sait jamais ce que vous avez dans la tête.
— Pfft !
— En tout cas, moi je trouve que c’est pas difficile de savoir ce que tu as dans la tête.
— Tu dis des bêtises. Comment tu t’appelles ?
— Catherine.
— Bon, ce cahier, tu me le montres ? »
C’est lui qu’elle a dessiné de face, marchant vers elle, les mains dans les poches. Son grand corps dénoué est assombri à coups de crayon vifs et libres qui débordent de la silhouette. La masse des cheveux noirs obscurcit toute la tête, mais le visage qu’elle lui a donné n’a pas cet air renfrogné qu’elle a bien dû voir quand il s’approchait. Il se dit que ce n’est pas vraiment son visage, qu’elle ne l’a pas fait tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être. À l’arrière-plan du dessin, on peut voir d’autres hommes, plus petits, qui s’attardent encore sur la grève, deux pêcheurs hissant un bateau à réparer sur le sable avec l’aide d’un cheval de la Compagnie, une autre barge avec quelqu’un qui s’affaire à vider son contenu. C’est encore lui, au travail, avant qu’il ne l’aperçoive. Une ombre comme les autres, sans visage, sans émotions, mais dans laquelle il se reconnaît parce que son nom, le seul mot qu’il sache lire, est écrit sur la coque du bateau. Foucault. Soudain il se déteste d’avoir voulu faire la guerre à cette fille.
« Tu devrais pas garder ça dans ton cahier, on sait jamais.
— J’ai peur de personne.
— N’empêche, tu devrais pas.
— Mmm…
— Vous êtes là pour longtemps, avec ta mère ?
— Jusqu’à la fin de l’été, je crois. Pourquoi ?
— C’est avant le matin que tu devrais venir nous voir, quand tous les bateaux partent. Quand on lève la voile et qu’il y a déjà un peu de vent, on se met à plusieurs et on fait la course. Le premier qui passe entre les deux bouées, là-bas, tu les vois ? celui-là est le vainqueur.
— Tu gagnes ?
— Des fois, assez souvent même. »
Elle se lève et lui donne la feuille pliée en quatre.
« Ici, on se croirait toujours entouré d’espions. Parfois, quand je regarde derrière moi, il y a quelqu’un qui m’observe sans bouger. Un homme, une femme, un petit. Hier, sur la passerelle, j’ai rencontré une vieille. Toute ridée. Elle s’accrochait à moi pour me montrer du suif qu’elle rapportait du magasin. « Regarde, petite, du bon gras de ces cochons ! Il est smart, ton daddy, hein ? » Elle ne voulait plus me lâcher, c’était dégoûtant.
— Heureusement que t’as peur de personne… »
Gabriel aperçoit au loin, derrière Catherine, un homme armé qui les surveille. Il reconnaît un employé de la Compagnie, un Jersiais, qui fait le guet, austère comme une sentinelle sur sa redoute.
« Faut pas rester là, remonte chez ton père, vite ! »
Sa robe lui claque sur les talons quand elle se retourne et s’éloigne en courant vers les bâtiments. Le magasin, l’entrepôt, la nouvelle forge, la charpenterie et, plus loin, la poudrière. Au-dessus du barachois, la passerelle mène à une route qui monte et soudain se sépare, bifurque à droite, s’enfonce sous les ormes, les bouleaux blancs, les bosquets de cèdre et de rosiers sauvages qui masquent la maison de daddy. Il regarde ses cheveux danser dans la lumière et le vent, il prie pour que chaque chose prenne désormais cette forme, libre, d’un carré de seigle mûr qu’on aurait oublié de faucher.
Victor a passé tout le jour à travailler sur la grève, c’est sa façon de mesurer la force de son corps, d’offrir à ses mains quelque chose de concret pour qu’elles assouvissent leur besoin de faire. Assis au milieu du grand salon, il est maintenant assailli par la charge de souvenirs contenus dans les meubles et les objets qui l’ont vu grandir et devenir l’homme qu’il est. Brocart, velours usés, tableaux, porcelaines, argenterie. Ses bras sont immobiles, sa fébrilité a disparu quand il a pénétré cet espace où le monde extérieur n’est jamais le bienvenu. Ici, on ne vient plus que par extrême nécessité.
Tapis de laine et bois sombre, fenêtres tendues d’étoffe glacée. Déclin du jour. Quand le soleil est avalé par les montagnes au loin, laissant traîner un lavis de rose et d’orange, la fraîcheur se lève rapidement et vient soulager les hommes et les femmes exaspérés par la chaleur.
Au commencement, il y a cette maison. Vaste, blanche, faite pour une grande famille, elle n’a cependant pas de vocation, pas d’avenir. Une coquille vide, pourrait-on dire, et qui attend l’heure de son peuplement. Mais l’homme qui l’habite n’a en ce pays ni femme ni enfants, il est ici parce que le territoire fut un jour librement ouvert aux sujets britanniques. Cette demeure n’est que le symbole de sa puissance. Ici, on n’essaime que si l’on est pauvre.
Avant la naissance de Victor, ses parents s’étaient installés dans la maison. Mais cela n’avait pu se faire qu’à la faveur du départ de Richard Thomas. La Compagnie marchait rondement, le nombre des acheteurs dans le monde grossissait d’année en année. Thomas repartait définitivement pour son pays d’où il allait diriger ses affaires, confiant l’administration à ses neveux.
Après, il fut une époque où la maison était ouverte à ceux qu’on appelait amis. Il y avait d’abord les femmes que Catherine avait apprivoisées avec le temps. Pas toutes cependant, plusieurs ne lui pardonnaient pas son intrusion dans un univers qui n’était pas le sien. Certaines la méprisaient pour avoir trouvé le bonheur en renonçant aux avantages qui échoient aux bien-nés. Mais comment résister à Catherine ? demandaient les autres. C’étaient surtout les plus jeunes, nouvelles épousées ou qui attendaient de l’être et avaient le même âge qu’elle. D’autres, plus âgées, que les commérages et la convoitise n’avaient jamais atteintes, étaient aussi devenues ses amies. Au village, une poignée de jaloux les avaient étiquetées comme des profiteuses et des vendues. Cependant, jamais on n’en vint à ne plus se parler, car on ne pouvait enlever tout leur sens aux alliances conclues entre les familles au fil des ans.
Avant toute chose, elles étaient restées et resteraient encore pour longtemps des Basques, des Normandes, des Acadiennes, des Portugaises, des Françaises. Elles s’appelaient Cora Dumouchel, Solange Huard, Marie Gauthier, Zoé Delarosbil, Louise Vaillant, Clothilde Grégoire, Manuela Joseph, Rose-Aimée Landry, Bérangère Castilloux. Peu enclines à broyer du noir, rieuses et volubiles, elles parlaient avec des accents qui sonnaient clair et gai comme leurs noms.
Femmes pauvres mais femmes d’intelligence et de curiosité, voulant tout savoir de la vie dans un ailleurs pourtant connu de certaines d’entre elles, et de ce que Catherine Thomas de Jersey avait vu et fait avant d’arriver ici. Elles se rendaient chez leur amie les soirs où maris et enfants, n’ayant plus besoin d’elles, avaient cessé de les voir, passaient à côté d’elles comme à côté d’objets désuets. Ces jours-là, leurs tâches quotidiennes s’étaient accomplies si rondement que les heures semblaient leur faire la grâce de se multiplier.
Par petits groupes de deux ou de trois, elles montaient par le sentier que le temps avait tracé, piquaient des fous rires — il fallait bien extraire de soi la fatigue du jour —, s’arrêtaient pour reprendre haleine et se retournaient pour contempler la barre frémissante de la lune sur la mer, loin là-bas, de l’autre côté du banc. Et puis, baissant les yeux, elles ne pouvaient éviter de remarquer aussi leur propre demeure, et de se rappeler que leur univers était une chose terriblement verticale dont la partie du haut avait des privilèges que celle du bas n’aurait jamais, sauf exception, comme pour Gabriel. Elles se remettaient en route sans avoir échangé une parole et faisaient les derniers pas qui leur donnaient accès, pour un soir, au confort de Catherine.
Cette dernière leur laissait le choix des pièces, et elles s’installaient tantôt dans le salon pour se chauffer près de la cheminée, tantôt dans la cuisine d’été où la longue table se garnissait de gâteaux, de tasses de café et de petits verres de vin chaud épicé.
Elle parlait souvent de littérature à ces femmes pour la plupart illettrées. Elle avait fait venir une quantité importante de livres, et sa bibliothèque prenait de l’ampleur à mesure que les nouveautés arrivaient de Montréal ou de la Manche. Les femmes retenaient leur souffle et écoutaient les récits en silence. Leur esprit traversait les paysages pour aller se perdre dans des lieux qu’elles croyaient faits pour l’extase. Leur corps frémissait de crainte et d’envie devant l’audace des protagonistes. Elles prenaient sur elles le destin des plus démunies, pourfendaient les traîtres et les profiteurs, désiraient les plus désirables et dédaignaient les médiocres.
Puis il y avait les hommes, qui venaient chercher conseil auprès de Gabriel, leur maître de grève, et d’autres encore, qui s’amenaient le dimanche pour prendre des nouvelles de la maisonnée, le temps d’une lampée d’eau-de-vie, le temps de voir passer la belle Catherine sous la tonnelle. Et de jeter un œil curieux sur l’affranchi de Marseille qui traînait dans le coin depuis quelque temps. Une maison pleine d’étranges ! Mais qui donc, sur cette côte, pouvait se vanter de vivre là où reposaient ses ancêtres ?
Entre le pêcheur indépendant, qui possède la plupart du temps une seule barge à voile de vingt pieds et qui vend à la Compagnie le poisson pris par sa famille, et la Compagnie elle-même, qui a ses propres employés, il y a les maîtres de grève. Ceux-là sont propriétaires de quelques barges et des agrès de pêche, des filets, de la cabane et des vignots.
Les maîtres de grève font travailler des engagés, qu’on appelle des demi-lignes, puisqu’il faut être deux dans une embarcation. La moitié de la pêche de ces hommes est donnée au maître de grève. Le poisson est alors séché et donné à la Compagnie en paiement des dettes encourues par le petit propriétaire au début de la saison, quand il a dû renouveler son équipement.
C’est la Compagnie qui fixe le prix de la morue, et elle le fait au plus bas. Elle est le seul fournisseur de denrées et de vêtements, qu’elle vend à un prix beaucoup plus élevé qu’à Québec, par exemple. Elle fournit aussi le matériel de pêche et veille jalousement sur ce monopole en punissant d’une manière ou d’une autre les pêcheurs dissidents, ceux qui tentent de s’affranchir en achetant des marchandises diverses aux pirates et aux caboteurs étrangers qui longent les côtes et font des prix aux habitants. Plus tard, une loi gouvernementale, dite du dernier équipeur, viendra réaffirmer cette mainmise, empêchant la population de vendre son poisson au plus offrant, la forçant plutôt à le céder à la Compagnie, c’est-à-dire au dernier équipeur.
Le système a été vite adopté par les compagnies jersiaises de moindre importance installées ailleurs. Les années où le poisson est peu abondant, certains pêcheurs savent que le crédit consenti l’automne suivant sera diminué et que leurs enfants manqueront de tout. Il est rare que la valeur totale de la morue rapportée à la Compagnie excède la dette du pêcheur. La Compagnie paie alors avec des produits du magasin. S’il y a, accidentellement, de l’argent en circulation, la Compagnie offre à ses clients des produits de luxe qu’ils n’avaient jamais vus auparavant et qui exacerbent leurs désirs. Durant la saison de pêche, qui s’étend du printemps à l’automne, on ne trouve pas d’alcool au magasin, mais l’hiver venu, les étagères sont à nouveau garnies de tonnelets de rhum et de brandy. Et le préposé, de derrière son comptoir, encourage les pêcheurs devenus oisifs à boire leur argent, celui qu’ils ont et celui dont ils ne verront jamais la couleur.
Rapidement, la nuit a gagné le grand salon où se
tient le père Victor dans sa robe sombre. Avalé
par l’obscurité, disparu de la surface de la terre. Il
se penche en lui-même, au-dessus de ses propres origines. On ne trouve qu’histoire de pertes, se dit-il,
pertes et désastres. L’aptitude au malheur d’une
famille, cristallisée dans l’image d’un homme suspendu au bout de sa corde au fond d’une remise baignée de lumière, le grand-père Foucault.
Victor ne peut qu’imaginer tout ce qu’il ne sait pas, et c’est pour que cesse de tourner la roue de son imagination qu’il est venu jusqu’ici par le fleuve, c’est pour éclairer les pans obscurs de sa vie qu’il a regagné la maison de son père et est venu vivre avec lui les derniers mois de sa vie.
« Notre Père qui êtes aux cieux, délivrez-nous du mal ! »
Victor est tombé à genoux, les bras en croix.
« Ah ! Encore un qui s’est bien moqué de nous ! »
Gabriel Foucault, drapé dans une robe de chambre de laine rouge foncé, se tient dans l’embrasure de la porte, son imposante silhouette éclairée par la lampe qu’il tient à la main. Il avance lentement vers son fils et le regarde jusqu’à ce que celui-ci ramène les bras près du corps après avoir effacé de son visage les dernières traces pénitentielles.
« Relève-toi, je ne veux pas de ces simagrées dans ma maison, on n’est pas dans une chapelle. Relève-toi, je te dis ! »
Gabriel empoigne son fils par le col et le force à lui faire face. Quelque part dans la maison, l’horloge sonne les neuf heures, puis s’installe un silence entremêlé du souffle des deux hommes, l’un difficile, chargé de dépit, l’autre plus long, comme satiné, mais il suffirait de peu pour que là aussi la révolte fasse son nid.
Soudain, monte dans le salon aux fenêtres ouvertes le bruit strident et irrépressible des criquets, qui se taisaient encore deux minutes plus tôt. Un premier a donné le signal et tous les autres s’y sont mis. On ne sait ce qui les provoque, la chaleur de la terre sous les bosquets, probablement, du côté du petit marais aux sangsues. Un voile sonore qu’on dirait sans mobile, déraisonnable, éperdu.
« Personne ici n’a besoin de Dieu, Victor, personne.
— La loi du Talion, hein ? C’est la haine qui te rend malade, le père. C’est ça qui t’use le cœur et qui te dévore.
— Si la nature avait voulu qu’on se laisse dévorer, comme tu dis, on serait des poissons au fond de la mer et on attendrait qu’un Anglais vienne nous chatouiller les ouïes. Pour ce qui est de la haine, tout ce que tu diras là-dessus, ça sera pour moi comme du vent, parce que tu ne sais pas de quoi tu parles. »
Affaibli, Gabriel se laisse choir dans un fauteuil près de la cheminée éteinte.
« L’amour, la haine, tu n’as que ces mots à la bouche. Qu’est-ce que tu sais de l’amour, toi, le curé ? »
Les mots du père s’enfoncent en Victor. Il attend que quelque chose vienne encore, une parole, une clef pour ouvrir toutes grandes les portes de la compassion et de la vérité. Mais il voit bien qu’il ne connaît pas son père, et cette pensée le terrifie. Vingt ans d’absence, avec de rares visites, l’ont éloigné à jamais de cet homme qui lui apprenait jadis à pêcher les coques en fouillant la plage, quand la mer s’était retirée, cet homme qui prenait sa petite main d’enfant et l’enfonçait avec la sienne dans le sable mouillé pour lui montrer l’endroit exact du trésor.
« Je meurs de faim, petit, va nous préparer quelque chose.
— Oui, père. »
Durant des heures ils n’ont plus parlé. Bientôt, ils auront traversé le désert de la nuit, où rien n’est audible que le vent monté de la mer et venu faire valser les branches des grands arbres devant la maison. C’est en partageant la chambre de son père que Victor apprend de celui-ci le sens du mot patience. Par son silence, Gabriel a consenti à ce que son fils l’accompagne et s’assoie dans le fauteuil, là, au fond. Son corps est plongé dans la pénombre, seul le bas de sa soutane est éclairé par la lampe qu’il a placée près de lui. Il a prié en secret.
Dans le lit, le père a pris lentement possession de l’espace qui est le sien et s’est endormi. Il en a toujours été ainsi pour Gabriel, très tôt il a su qu’un être humain doit connaître avec précision l’importance de son territoire le plus concret, qu’il doit en apprécier les zones d’ombre et de lumière, éprouver sur sa peau les courants froids et les courants chauds. Il doit réfléchir à cette place qui est la sienne pour l’habiter tout entière, comme une pierre connaît la mesure du vide qu’elle occupe et devient par cette connaissance une masse indestructible. Alors seulement, avec ce gage d’équilibre et de durabilité, il devient possible pour Gabriel de se mettre à ordonner sa vie dans sa tête.
À mesure qu’il vieillit et que la force se retire de son corps, ses heures sont traversées par des temps de somnolence. Quand il s’éveille, il s’aperçoit que quelque chose en lui a continué de penser. Cette pensée a parcouru une distance qu’il ne peut pas mesurer, mais il accepte ce mystère qui le trouble et lui fait porter un regard différent sur lui-même.
Le jour est encore loin. Gabriel se réveille d’un rêve et commence aussitôt à se le remémorer pour ne pas le perdre. C’est l’automne, il marche sur la plage, il est pieds nus et ses vêtements sont en lambeaux. Dans son sommeil, il a senti le froid envahir son corps, il a cru qu’il allait mourir de froid. Mais, s’est-il dit, je n’ai pas vraiment de corps, comment celui-ci peut-il sentir le froid, et comment mon visage peut-il tenir au-dessus de cette absence ? Et d’ailleurs, qui parle de visage ? Vous, là-bas, oui, vous, avez-vous rencontré mon visage ? L’avez-vous reconnu ? Vous a-t-il… vous a-t-il parlé de moi ? Ah ! il ne m’a pas trouvé ?
Il se dirige vers une grotte où il sait que l’attendent un bon feu et une grande quantité de nourriture. À mesure qu’il se rapproche, il doit franchir de petits ruisseaux qui descendent de la falaise et vont se jeter dans la mer. Mais les ruisseaux se font de plus en plus larges, et Gabriel fait des bonds prodigieux pour les éviter. Quand il rate son élan, il retombe les deux pieds dans l’eau et doit aussitôt se débattre pour se libérer de la glace qui commence à prendre autour de ses chevilles.
Enfin, il arrive à l’entrée de la grotte. Il se penche pour regarder à l’intérieur, et ce qu’il voit le remplit de bonheur. Catherine est assise près du feu et lui sourit. Son ventre est rond, elle va bientôt accoucher, et Gabriel sait que cet enfant à venir sera l’enfant mort il y a longtemps, avant la naissance de Victor. Il s’avance pour se mettre au chaud et prendre sa femme dans ses bras. Mais elle disparaît aussitôt qu’il la touche.
Il entend alors des voix semblant provenir d’un bateau qui passe. Il sort de la grotte et est saisi d’horreur : Catherine est debout sur le pont d’une grande goélette. Son père est là, le bras passé autour des épaules de sa fille comme pour l’empêcher de se jeter à l’eau. Il rit à gorge déployée et hurle des paroles en direction de Gabriel, mais celui-ci ne peut pas l’entendre à cause du fracas des vagues qui viennent mourir à ses pieds. Gabriel ne se maîtrise plus, il saute, crie et gesticule dans tous les sens afin que Catherine comprenne qu’elle doit revenir. Le navire s’éloigne de plus en plus, jusqu’à devenir une chose minuscule, un bateau d’enfant à la dérive, fait de bouts de bois et de papier. Gabriel voit bien qu’il a perdu Catherine, mais ce qui le met hors de lui, c’est que son fils naîtra quelque part sur la Manche et que lui, Gabriel, ne pourra jamais le rattraper sur cette mer dont le flux atteint, lui a dit un marin de Normandie, la vitesse d’un cheval au galop. C’est alors qu’il se réveille.
Victor prie, agenouillé, les coudes appuyés sur le siège qu’il a occupé toute la nuit, les mains jointes supportant le poids de sa tête. On devine un frémissement des muscles du dos sous le vêtement. Il a hérité de ce long corps aérien qu’avait son grand-père, et de la peau diaphane de sa mère. Mais les articulations que cache la soutane sont tout de même fortes et nerveuses. Quant à l’humeur, il y a des signes qui ne trompent pas, des signes d’insoumission dans le visage ouvert et la chevelure noire mal disciplinée, dans les yeux marine qu’il tient de son père.
Mon fils Victor, se dit Gabriel, est de la race des grands échassiers qu’on voit migrer par familles en automne, ceux dont la fragilité n’est qu’apparente et qui cachent des réserves inouïes d’audace et d’endurance, ceux qui peuvent s’avancer dans la boue, avec leurs longues pattes, sans jamais souiller leurs ailes. Il est de ceux qui s’agenouillent pour ne pas s’envoler. Gabriel s’avise qu’il n’a pas eu souvent l’occasion d’observer aussi longuement le dos d’un homme, que c’est bien la face la plus secrète et la plus vulnérable d’un être humain. Il se dit qu’il est temps de commencer à parler. Alors il ramène à lui toutes les forces de la nuit et raconte sa vie à ce fils agenouillé.