Très jeune, je ne pouvais déjà plus supporter de regarder les pieds de mon père. C’était un pêcheur qui travaillait comme un nègre, un grand squelette avec des rames qui battaient l’air et des pieds minces comme l’écorce des bouleaux. Le soir, quand il enlevait ses bottes et ses bas de laine et qu’il étirait ses jambes pour atteindre la bavette du poêle, j’étais effrayé par ces orteils crasseux, maigres et longs qu’il semblait aiguiser comme dix petits couteaux rouillés en les frottant au-dessus de la chaleur. Alors, je commençais à me sentir coupable, je me promettais de devenir un petit garçon irréprochable afin que ça ne vienne pas me rendre visite la nuit, et je jurais de faire de mon père un homme riche avec de beaux orteils roses et dodus que je pourrais regarder sans honte.
Ses parents étaient des commerçants de Québec. Il avait dix-huit ans quand son père est mort. Il a pris sa part d’héritage et il est parti. C’est dans le bout de Montmagny qu’il a connu ta grand-mère. En quelques années, il a perdu tout son argent, il ne savait pas le faire fructifier. Il a travaillé sur les bateaux. Puis un jour, on lui a dit qu’un marchand qui venait d’arriver de l’île Jersey se promenait dans toute la péninsule pour acheter la morue aux pêcheurs, et qu’en plus il voulait faire travailler des hommes ici même pour lui. Quand ma mère est venue le retrouver avec mes frères et ma sœur, elle était enceinte de moi. Ils se sont bâti une cabane, ont déposé un gros poêle sur le sol de terre battue de la cuisine et ont commencé à accumuler les dettes.
Tu ne peux pas savoir, notre maison était un monument à la misère, un animal puant dans le ventre duquel on avait peine à respirer. La pauvreté a une odeur particulière, Victor, et on s’était construits autour de cette odeur-là.
La vie était pour mon père une lente abdication. J’ai toujours pensé qu’il voulait se punir de ne pas avoir repris l’affaire de son père, à Québec. Ma mère, elle, disait : « Le bon Dieu peut pas être d’accord avec ça ! » Elle aurait voulu qu’on fasse de la terre et qu’on cultive, comme les O’Connor, une famille d’Irlandais qui vivait loin derrière, près des montagnes, et qui s’en était bien tirée. Elle en a parlé pendant des années, elle disait que la nuit elle rêvait de chevaux, de bœufs et de charrues, d’avoine qui se balançait au vent, de cosses de pois grosses comme ça ! Mais il fallait qu’on vive de la mer et qu’on en crève, qu’on soit là pour pêcher, collés au bateau du matin au soir, à s’arracher la peau des mains.
Les beaux yeux que ma mère avait ! Des yeux de Chinoise, on aurait dit. Mais sa bouche prenait un pli amer avec le temps. Ses joues, surtout, étaient pathétiques, des joues qui auraient bien voulu résister mais qui commençaient à s’affaisser, à démissionner. Des tambours crevés. Tout son visage s’effondrait doucement dans la déception, et c’était insupportable.
Un jour, je devais avoir treize ans, elle m’a envoyé chercher de la farine au magasin. L’hiver était terminé, la baie se libérait des dernières glaces qu’on voyait flotter, toutes cassées, amincies par la chaleur du printemps, hissées les unes contre les autres dans un face à face grinçant et dérisoire. J’ai emprunté la passerelle, la mort dans l’âme. Les vagues roulaient avec fracas les derniers débris de l’hiver sur la grève. Dans quelques semaines, le travail des pêcheurs commencerait, ils auraient pour des mois les yeux fixés sur l’eau, le nez dans le vent d’ouest. On se préparait, on attendait que la mer s’ouvre et que la main des femmes répande le sel sur le poisson qui serait remonté de ses fonds.
Quatre murs immenses et bien droits, faits de beau bois lisse, avec des petites fenêtres carrées. Les deux versants du toit se rejoignaient pour toucher le ciel et manger l’horizon. Tout ça, l’enfer avec le diable dedans ! Aussitôt que j’étais entré dans le magasin, je me sentais happé par la malveillance. Et il me fallait avancer vers le préposé, Ruskin, avec ce vacarme dans la tête, cette douleur qui me donnait envie de hurler, de courir vers les étagères pour détruire l’ordre parfait qui y régnait.
Va savoir pourquoi, Ruskin m’avait choisi depuis longtemps comme souffre-douleur. M’adresser à lui, c’était affronter la suffisance et le mépris. Un pervers de premier ordre, celui-là. Pour ne pas me laisser impressionner, j’avais une astuce, je forçais mon regard à se concentrer là où ses énormes sourcils de rouquin se rejoignaient. Un fouillis indescriptible au-dessus du nez. Je m’obligeais à ne penser qu’à ça, à m’y perdre totalement, car il n’y avait là rien dont la vue puisse me détruire.
« Je voudrais de la farine, s’il vous plaît. »
S’aplatir, ne pas lâcher la petite touffe rousse, quêter sa faveur.
« Désolé, on n’a plus de farine. »
Quelqu’un a toussé à l’autre bout du comptoir. C’était Valère, le fils idiot des Dumouchel, qui s’étranglait de rire dans son coin. Il avait à peu près mon âge et passait ses journées à fouiner dans le magasin. Ruskin le laissait faire, même si Cora, sa mère, lui avait défendu d’aller là. Elle n’avait pas toujours le temps de surveiller les allées et venues d’un enfant demeuré. Chaque fois qu’il nous arrivait une malchance, on était à peu près sûr de trouver Valère derrière soi, caché quelque part. Et bien sûr on finissait par entendre un petit rire sec, un ricanement pas normal du tout, et en se retournant on le voyait qui se tenait les côtes, la morve au nez, les yeux remplis d’un bonheur inexplicable.
Ce que le bonheur de Valère recouvrait ce jour-là, c’était cinq grosses poches de farine sur lesquelles il était installé comme un pacha, savourant le pouvoir détourné que lui donnait la perfidie de Ruskin. Oui, la farine était bien là, sous le derrière du garçon, cinq sacs remplis à craquer, autour desquels je voyais une fine pellicule de poudre qui s’était répandue sur le sol. Et Ruskin était tout miel, me regardait comme si ç’avait été lui le quêteux, la larme toute prête au bord de son œil vicieux.
« Plus de farine ?
— Plus de farine.
— Mais vous en aurez bientôt, avec l’arrivée du prochain bateau ?
— J’sais pas, peut-être que oui, peut-être que non.
— Et ça, c’en est pas ? dis-je en désignant les sacs.
— Eh non, j’veux bien être pendu si c’en est !
— Ben… qu’est-ce que c’est, d’abord ? »
Il me trouvait encombrant. Il cessa de fourrager dans un sac rempli d’objets qui se trouvait sur son comptoir et me regarda bien en face.
« C’est des affaires pour faire parler les curieux dans ton genre, kiddy. »
Son rire s’en est allé ricocher sur les murs et les étagères hors d’atteinte, bien protégées par le grand comptoir, qui courait sur trois côtés de la pièce. Chaque grain d’orge, chaque petit pois devait en trembler dans le bel alignement des sacs et des bocaux.
J’étais paralysé de honte. Valère se tordait sur les grosses poches et reniflait, tout excité par cette rigolade inattendue. Une personne est entrée et s’est dirigée vers nous d’un pas fort et régulier. Ruskin s’est calmé et a disparu dans la pièce d’à côté, comme si la chose ne le regardait plus ou que l’autorité venait brusquement de lui être retirée. Pour me donner du courage, j’ai caressé un instant le bois du comptoir, puis je me suis retourné pour faire face à Richard Thomas.
Il ne faut pas oublier le visage de celui que la vie te donne pour ennemi, Victor, parce qu’à tout moment il peut t’apparaître, et tu devras chercher à qui peut bien appartenir ce visage-là. Si tu n’y prends garde, tu confondras celui qui t’a mis le pain dans la bouche et celui qui te l’a enlevé. Cet homme est mort depuis longtemps, mais ses traits me reviennent avec une terrible clarté. Et quand je pense à ta mère, quand je m’approche de son regard et que je suis sur le point d’y plonger tête baissée, je sais que je vais tomber dans les yeux de Richard Thomas. Il n’y a pas de mots pour désigner ce vertige-là.
Ah ! tu vas dire que je parle trop maintenant, que je suis un vieux dépravé qui voit danser devant lui des fantômes et toutes sortes de choses qui n’ont pas d’existence. Tu croiras que ça se détraque dans ma tête.
Des années plus tard, ta mère crut qu’il y avait assez de place ici pour deux volontés, la sienne et celle de son père. Elle décida de ne pas repartir. Sa mère brandit toutes les menaces qu’elle put imaginer, puis vinrent les insultes, les injures et la répudiation. Catherine fut ébranlée au point de passer des jours dans sa chambre, à tenter de rassembler en elle suffisamment d’amour pour pardonner. Mais l’amour était cassé, la mère avait dépassé les bornes avec des paroles terribles de méchanceté, et elle voulut ensuite regagner l’affection de Catherine. Mais celle-ci ne voulait pas s’abaisser à mentir sur ses sentiments, elle ne savait pas s’armer de mensonges comme sa mère l’avait fait toute sa vie.
Qu’est-ce que ça veut dire, avoir de l’amour pour quelqu’un ? Ta mère, je l’adorais, je n’imaginais pas la vie sans elle, sans cette femme qui laissait tomber son manteau de bourgeoise et venait vers moi, offerte au désir, avec ses épaules étroites et sa peau claire de fille bien née. Mais ça n’explique pas tout, il y avait autre chose entre elle et moi. Tu pourras penser tout ce que tu veux, j’ai encore assez de force pour regarder la vérité en face. Et la vérité, c’est que par Catherine j’avais trouvé le moyen de manger le cœur de Richard Thomas. Et toi, Victor, tu es né de cette trouvaille.
« Dis à ton père que je veux lui parler, a lancé Richard Thomas, qu’il vienne ce soir même.
— Qu’est-ce que vous lui voulez ?
— La dernière saison a été mauvaise pour tout le monde, petit, il faut prier pour que ça ne recommence pas cette année. En attendant, si ton père a besoin de quelque chose, qu’il vienne le chercher lui-même. »
Il a esquissé un mince sourire qui semblait faire pointer son nez crochu vers le bas. J’avais rarement eu l’occasion de me trouver en face de lui, car il n’allait pas volontiers vers les pêcheurs et leur famille, se contentant plutôt de s’adresser à nous par l’intermédiaire de son commis. Ce n’était que hasard si nos routes se croisaient ce jour-là. Il était le maître, nos pères avaient tous tracé leur croix au bas d’un papier où il était question d’obéissance et de fidélité.
Pourtant, j’aurais juré en cet instant que l’homme était un timide, je le voyais bien à sa façon d’éviter mon regard et de remplir de mots superflus le vide ouvert entre nous deux. Car il n’arrêtait pas de parler, brassant le contenu de ses poches et piétinant le sol. Il invoquait les pertes causées par le mauvais temps, la fluctuation des prix sur le marché, les dépenses encourues et, à nouveau, le mauvais temps, n’importe quoi pourvu que le silence ne vienne pas m’étaler sous le nez son malaise, qu’il enrobait de suffisance.
Quelqu’un de plus âgé, de plus expérimenté que moi se serait fait la réflexion que cet homme n’était pas à sa place dans cette atmosphère contraignante. Je me la suis faite des années plus tard. Il poussait et tenait son rôle parce que quelqu’un l’y avait forcé, quelqu’un à qui il ne voulait pas dire non. Il avait environ trente-cinq ans, et sur le mensonge il achevait de se forger une personnalité de tyran alors que, malgré son physique imposant, il n’était pas fait pour la tyrannie.
Je me suis dit qu’avec un peu d’insistance et de ruse, j’obtiendrais la farine que ma mère attendait. Cette idée grandissait dans ma tête à mesure que Thomas s’excitait, tapant le comptoir du plat de la main et montrant du doigt les provisions comme preuve de sa magnificence. Mais soudain, il m’est passé à l’esprit qu’il devenait fou. Alors j’ai crié moi aussi.
« Faut que je rapporte c’te maudite farine à ma mère. Sors de ton trou, Ruskin, espèce d’enfant de chienne !
— Je t’ai dit de t’en aller et de m’envoyer ton père, sale petit morveux ! »
C’est à coups de pied qu’il m’a sorti du bâtiment. Valère était au comble de l’excitation, et j’entendais encore son rire une fois dehors. Quant à moi, je n’en menais pas large. Thomas avait essayé de m’étourdir et il avait bien réussi. En remontant vers la maison, j’essayais de réfléchir, de comprendre pourquoi les provisions du village nous étaient maintenant refusées.
L’année d’avant, ton grand-père avait essayé de s’élever au rang de maître de grève et s’était procuré à crédit un surplus de matériel et deux barges neuves auprès de la Compagnie. Comme il avait déjà des dettes qu’il lui faudrait rembourser durant la saison de pêche, il donnait en garantie tout ce qu’il possédait : la maison, sa propre barge et ses trois garçons. Le risque était énorme. Il a engagé des hommes, les a équipés et a attendu que les beaux jours arrivent. Mais, comme Thomas venait de le dire, la saison avait été désastreuse. On n’avait jamais vu autant de pluie et de froid en plein été. Les arbres se couchaient sur la terre à force de vent, et les feuilles mouillées pendaient, épuisées. Les fruits sauvages refusaient d’arriver à maturité, gelaient et devenaient transparents, juste bons pour les mouches qui sont arrivées en masses en plein mois d’août. La terre n’avait rien à donner cette année-là, tout simplement. Quant à la morue, elle n’est pas venue, ou si peu que mon père a dû rendre tout le matériel à l’automne. Mais comme il fallait se nourrir l’hiver suivant, la Compagnie a gardé la maison en garantie. On avait pris un retard impossible à rattraper, c’était ça le problème. La nouvelle saison s’annonçait douce, mais tout ce qu’on pêcherait servirait à payer le pain qu’on avait mangé un an ou deux plus tôt, le pain déjà mâché, déjà oublié. Il aurait fallu un miracle pour arriver à nous racheter, une faveur du patron, mais la tentative d’émancipation de mon père avait empoisonné nos relations avec Thomas.
Ce soir-là, mon père est donc allé le voir pour achever de se faire pendre.
« Il n’y a plus de crédit pour toi, Foucault. Tu n’as jamais assez rapporté pour te refaire, c’est ton problème. Je te nourris depuis bientôt deux ans, mais maintenant c’est fini. Tu vas me donner ton bateau, ça paiera une partie de tes dettes. La maison est à moi, mais je vous autorise à y rester pour la saison. Du travail, il y en aura si vous vous joignez à mes demi-lignes. Tu me donneras tes gars à l’automne, je les prendrai comme mousses quand le Gleam partira pour le Brésil. »
Imagine que je t’enlève ta soutane et tout ton
attirail pour la messe et que je te fasse ramper sur
le sol comme un ver.
Imagine, Victor, que ça n’ait jamais de fin.
Quand mon père est rentré, ma mère a vu tout de suite que ça allait très mal. D’une main tremblante, elle a posé sur la table une assiette de crêpes au sarrasin.
Victor, tiens ma main ! Voici les dures et froides hosties que ma mère a posées là pour la communion de mon père, à côté de la mélasse qu’il verse maintenant dessus, le sang épais et noir du Christ. Et voilà qu’il porte à sa bouche un morceau, que l’os de sa mâchoire commence à se promener sous la peau, que sur sa tempe une veine saille brusquement, se gonfle et suit la cadence. Mon père est en colère, et son silence définitif. Son visage est un long suaire blanc froissé. Il est en train de se punir, Victor, le sarrasin lui crisse sous les dents comme du sable. La fange du monde est dans la bouche de mon père. Sa vie lui remonte dans la gorge, et lui, crêpe par-dessus crêpe, pousse sur sa vie pour qu’elle s’en aille bien au fond, là où personne ne pourra voir toutes ces années en lambeaux, cette multitude de jours dont la somme n’est rien du tout, un bateau enlevé, une main sèche quêtant sa nourriture, une maison semblable à une glacière humide et puante.
Soudain, il n’en peut plus, il vomit tout dans l’assiette. Ma mère tire une chaise à côté du poêle, ouvre la petite porte en fonte pour se faire un coin où cacher ses mains et ses genoux qui tremblent. Moi, je suis une ombre et je rase les murs de la cuisine en regardant la tête de mon père penchée sur la table. Quand il se relève, il n’y a plus rien de ce qu’on peut lire dans les yeux d’un vivant. Son visage de noyé me fait penser à John Dunn, et j’ai froid dans le dos. Le vieux John que la tempête a rejeté sur la grève et a poussé très loin, jusqu’aux hautes herbes où les sternes vont faire leur nid. La mer monte et brasse le corps de John dans le foin pendant des heures. Et quand on le retrouve, deux jours plus tard, ça lui fait un beau costume tout mauve. Il faut prendre des couteaux pour le dégager des algues séchées qui lui collent au corps comme une deuxième peau.
Le lendemain matin, mon père a noué sa vie au bout d’une corde dans la remise. Il est suspendu au centre de la pièce, mais ses pieds nus sont allés se prendre dans un filet accroché au mur entre la hache et le traîneau d’hiver. Je me dis qu’il s’est débattu, il a refusé au dernier moment. Le jour se lève, le soleil envahit la remise, nous sommes là tous les cinq, maman, Jacques, Étienne, Marianne et moi, les yeux ouverts sur l’insoutenable. Et c’est comme ça que nous sentons naître l’impatience dans ces objets usés qui nous entourent. Filets, rames, voiles, outils, traîneau, tout ça est à bout de nerfs, tout ça respire, trépigne et nous appelle au secours dans une lumière qui nous fait cligner des yeux. Et, au cœur de cette révolte, une idée s’installe et somme chacun de nous de veiller à son accomplissement.
Ma sœur Marianne a quinze ans et des envies soudaines que personne ne peut prévoir.
« À soir, je sortirai mon violon, on verra bien s’il vient du monde. »
Elle nous pousse dans les reins comme si nous étions sa dernière portée. Même notre mère s’efface devant elle. La porte à moustiquaire qui donne sur la cuisine bat pour se fendre quand Marianne entre ou sort. Elle ne veut pas que le jour de mon quatorzième anniversaire soit un jour triste.
Mes deux frères ont été envoyés sur la plage pour rassembler les troncs et les souches d’arbres morts, le petit bois et les brindilles. C’est dimanche, on m’a donné congé, je me berce énergiquement en guettant les odeurs qui vont bientôt monter dans la maison, des odeurs de fricot de poulet et de gâteau blanc nappé de sauce au rhum. Trois mois ont passé depuis la mort de notre père. Où est-ce que Marianne a bien pu trouver de quoi acheter du rhum ?
J’ai quatorze ans mais la carrure d’un beau garçon de dix-sept ans. Ma mère dit que j’ai grandi trop vite. J’ai la peau claire, un visage régulier auquel il n’y a rien à redire. Mes cheveux sont bruns presque noirs et abondants, mes yeux sont bleus, foncés comme la nuit. J’ai le nez bien droit et une bouche plutôt gourmande. Je suis le dernier fils d’un homme aux pieds plats qui s’est pendu et je ne connais pas la honte.
Quatre jours après l’enterrement, nous avons reçu la visite de Richard Thomas. Il n’a pas osé entrer, est resté avec les mouches de l’autre côté de la moustiquaire, vêtu de sa redingote et d’un chapeau de ville, comme il convient quand on va chez la famille d’un mort. Son malaise emplissait l’atmosphère. Assise à table, ma mère lui tournait le dos. Quand j’ai mis ma main sur la sienne, elle a tout de suite compris qui était là mais elle ne s’est pas retournée, comme si son dos chargé de haine eut été suffisant pour le recevoir.
« Dans une ou deux semaines, j’aurai de la place pour vos gars sur mes barges, madame Foucault. Ça vaudra pour une partie de vos dettes. Et puis… j’aime autant vous dire, on a pris votre bateau.
— Je prie pour que vous pourrissiez lentement de l’intérieur, Richard Thomas, comme ça vous n’incommoderez personne. Et quand vous serez devenu le tas de fumier que tout le monde sait que vous êtes déjà, on vous donnera aux Irlandais, pour engraisser leurs terres. »
Il ne pouvait pas voir le sourire de comédienne qui montait sur son visage. Elle avait toujours été très stricte avec nous sur les bonnes manières, et je savais quel effort elle devait fournir pour mettre dans sa bouche ces mots cyniques et vulgaires. Je savais qu’elle le faisait pour la mémoire de mon père, qui était maintenant bien au chaud sous la terre de juillet, dans le coin gauche du cimetière du petit val. Mon père, unique propriétaire d’un rectangle de myosotis et de chiendent qui fait la longueur de son corps. Protégé du vent par le versant de la colline et du soleil par un large sapin bleu.
La nuit monte en nous sans contrainte, notre vie ressemble à une maison libérée de tous ses spectres. Le feu de grève érigé par mes frères a quand même des allures de bûcher, il crache des gerbes d’étincelles qu’on peut voir de très loin. Probablement de Hope. Un drôle de nom pour un village, Hope, un nom de femme ou de bateau, qui évoque le recueillement frileux des nouveaux débarqués ou bien un grain de seigle enfoncé au printemps dans un rayon de terre grasse.
On a tiré près du feu un tronc d’arbre échoué là-bas, au pied des falaises, et Marianne s’y est assise. Elle arrache à son petit violon des plaintes furieuses depuis bientôt une heure. Ma mère est à ses côtés dans son châle de laine noire, ses beaux cheveux ramenés vers l’arrière en un lourd chignon aux couleurs cuivrées. Ma mère pacifiée.
Charles Gauthier, le maître de grève qui nous a embauchés après la mort de papa, vient la saluer et lui dire qu’il est content de notre travail. Il regarde Jacques en touchant sa casquette, puis regagne sa petite maison pointue par le sentier bordé de foin de mer.
C’est Jacques qui me met dans les mains un cadeau de prince : un beau couteau à cran d’arrêt. Il l’a obtenu d’un marin espagnol, compagnon de jeu dans une taverne de Percé. « Chaque fois que tu l’ouvriras, tu feras une prière pour moi et pour tous ceux de Barcelone », lui aurait dit l’homme complètement ivre. Ainsi soit fait.
On s’est assis à l’autre bout du tronc, trop près des braises, et je dois empêcher ma peau de griller en gardant une main levée devant mon visage. Jacques m’observe comme quelqu’un qui sait des choses que j’ignore. Étant le plus jeune, j’ai l’habitude, surtout avec lui, l’aîné. Les sourires en coin qu’il échange avec ma mère, les clins d’œil, l’air d’en savoir plus long que le petit, qui comprendra plus tard que la vie c’est comme ceci ou comme cela. Je ne supporte plus cette supériorité. J’ai droit au respect.
« Si t’as des choses à dire, je suis capable de les entendre.
— On prépare quelque chose avec M. Gauthier. Disons qu’on va jouer à la guerre pour vrai, Gaby. On a besoin de soldats.
— Laisse faire les paraboles, j’suis pas un bébé.
— D’accord, je veux savoir si on peut compter sur ton aide quand on va sortir Richard Thomas du pays.
— Hein ? !
— Je peux pas être plus clair.
— Me semblait que vous mijotiez quelque chose, aussi.
— Ah ça, pour mijoter, ça mijote ! Alors, t’es un homme ou le bébé à maman ? On a besoin de connaître ceux qui vont participer. Il faut distribuer les tâches, tu comprends.
— Bon, vous pouvez compter sur moi.
— Suis-moi, c’est à soir que ça commence. »
Il fait signe à Étienne, qui revient d’une promenade avec la jeune Dumouchel, la sœur de Valère. Ils sont tout occupés à se conter fleurette. Se prennent et se déprennent les mains, se font des yeux doux, avalent le silence de la nuit comme des idiots. Attends de te retrouver dans son lit, la Dumouchel, tu vas voir que c’est pas drôle de dormir avec un grand cheval qui te donne des coups de sabot dans les jambes, qui te fait manger le bord du lit et t’oblige à finir la nuit sur un vieux tapis qui sent la poussière, le nez dans les chaussettes !
Il faut être discret, n’importe qui pourra nous donner plus tard pour une bouteille d’eau-de-vie. On s’éloigne tranquillement vers la maison de Charles Gauthier. Jacques se met à hululer dans la nuit, on se couche dans le foin et on attend. Quelques minutes, et on repart dans l’obscurité en suivant le bord de l’eau. Une ou deux maisons encore, faiblement éclairées, et puis plus rien. On marche. Le village, le banc, tout a disparu pour laisser place à une petite anse où la falaise est haute et abrupte, et où le sable est si doux que nos pieds s’y enfoncent comme dans la farine. On s’assoit et on attend.
Cinq minutes, dix, quinze. Soudain, Charles Gauthier est là, devant nous, glissant sur l’eau dans sa barge. Jacques nous fait signe d’enlever bottines et pantalons et d’en faire un paquet. Nous entrons dans l’eau froide, et M. Gauthier nous cueille tous les trois comme des canards à la dérive.
Au large, où nous montons voile dehors, il n’y a plus ce souffle chaud de juillet. L’air est frais, humide et malsain. Avant tout, éviter le froid, la faim et la fatigue, les trois ennemis du marin, tout ce qui peut faire la différence entre une bonne et une mauvaise sortie en mer. Ce n’est pas si difficile. Si on a faim, on grignote les biscuits qui sont dans sa poche, si on a froid, on passe une veste supplémentaire, pour que l’estomac, les épaules et le dos soient bien protégés. Et si on est fatigué, eh bien, on n’avait qu’à rester chez soi.
Plongés dans le trou de la nuit, dans la grande poche d’obscurité, aussi confiants et déterminés que lorsque notre père nous est apparu dans la remise avec cette rutilance autour de lui. Mais moi, suis-je confiant ? Suis-je déterminé ? Penché sur l’eau obscure, j’ai une nausée soudaine et je vomis quelques morceaux du fricot de Marianne. Je me recroqueville sur le banc, serrant mon col. Je suis le fils de mon père et je connais la honte. Dis, Jacques, où nous emmènes-tu dans ton désir de vengeance, et où finit ce couvercle d’étoiles qui pèse sur ma tête ? Tiens, vieux frère, je t’en ramasse une poignée, tiens ton couteau espagnol, tiens ma plus belle peau de renard, ma patte de lièvre, mon sentier dans la montagne et mon busard chasseur de mulots. Dis, Jacques, on rentre ?
Bien sûr, ils ont fait exprès de sortir un soir sans lune. Ce doit être le diable qui nous attend, si jamais quelqu’un nous attend et si cette aventure a un sens. Mais qu’est-ce qui brille là-bas ? Quel est ce vacillement de lumière vers lequel M. Gauthier dirige son bateau ? Ah ! une seconde lumière, mais si tremblante, si minuscule. Nous nous rapprochons vite, nous nous jetons sur ces deux lampes-tempête, et quand nous baissons la voile, surgit devant nous un vaisseau énorme, ou qui semble l’être à côté de notre coquille. Dans l’obscurité, on entend des voix qui crient des ordres en anglais. Puis on nous envoie une échelle de corde à laquelle nous montons à la queue leu leu.
Des Américains ! J'aurais dû y penser.
Depuis que la France a donné le Canada à l’Angleterre et que l’emprise britannique s’est resserrée ici, les Américains en profitent, sillonnent la baie et disputent aux conquérants le droit d’exploiter les eaux et d’occuper les grèves. La chicane a atteint son comble durant la guerre pour l’indépendance des États-Unis, quand des dizaines de bateaux corsaires en provenance des environs de Boston ont commencé leurs attaques sauvages, multipliant les pillages, coulant les navires des Anglais et incendiant leurs comptoirs commerciaux. Il arrive qu’ils s’en prennent aux habitants et aux pêcheurs, détruisant les maigres récoltes et les vignots de morues, s’introduisant à loisir dans les maisons pour insulter les occupants, ceux-là même que Richard Thomas ne manquera pas d’accuser de comploter avec l’ennemi américain.
Ce doit être le capitaine, cet homme au visage malin qui se drape dans une attitude hautaine et nous examine l’un après l’autre en silence, comme s’il s’enquérait de la valeur marchande d’une bande d’esclaves. Doit pas être commode, celui-là. Il a un regard intelligent qu’on oublie vite à cause de ses habits dépareillés qui lui donnent l’air d’un crieur de foire : jabot blanc sur gilet vert à boutons et broderies d’or, veste rouge trop grande, le reste à l’avenant, visiblement acquis au fil des pillages. Rubis au doigt, large ceinture de cuir tombant sur la hanche, pistolet, sabre, chaîne et montre en or achèvent de donner un air d’importance au ridicule personnage dont l’autorité sur ce navire ne fait pourtant aucun doute. Son second se tient à ses côtés, un pas derrière, prêt à exécuter les ordres. Autour de nous, des hommes armés jusqu’aux dents, dont quelques-uns sont noirs comme l’ébène, gardent une attitude de défense malgré notre allure pacifique.
« Capitaine White, voici les frères Foucault, dont je vous ai parlé, dit Charles dans un anglais fort acceptable. Vous pouvez leur faire confiance, je me porte garant d’eux.
— Enchanté, messieurs. Si vous voulez bien me suivre, nous allons discuter de notre affaire. »
Les quartiers du capitaine servent aussi bien de bureau que de salle à manger et de chambre à coucher. Là s’entassent les objets volés au cours des combats : théières en argent, porcelaines anglaises, encore des montres en or ! habits d’apparat poussiéreux et quantité de paires de bottes en cuir souple et luisant alignées contre le mur.
« Messieurs, le temps presse, commence White, si nous voulons attaquer ce mois-ci, il faut le faire avant une semaine. Sinon, la lune sera grosse et trahira notre présence près de la côte. Étant donné une certaine relâche dans les activités et le calme relatif qui règne sur la grève le dimanche, j’ai retenu la nuit de samedi à dimanche. Mais il nous faut arriver sur place avant minuit, autrement nous serons encore là au lever du jour, à charger les marchandises au vu et au su de la population. Je me suis laissé dire que les pêcheurs jersiais de Thomas ont un système pour s’approvisionner en eau-de-vie et que, le samedi soir, plusieurs d’entre eux s’éclipsent pour lever le coude et faire la fête pendant que le patron les croit dans leurs dortoirs.
— Vous oubliez, intervient Gauthier, que Thomas lui-même travaille tard le soir dans son bureau et qu’il a vue sur la baie. Il ne dort que quelques heures par nuit. Le magasin est gardé par le préposé, Ruskin, qui couche là. Quant à l’entrepôt, c’est le commis qui en a la surveillance nocturne.
— J’y viens, Gauthier, et c’est justement là que votre aide sera précieuse, la vôtre et celle de ces jeunes hommes. Soit dit en passant, je ne m’attendais pas à ce que vous mêliez un garçon de cet âge à notre affaire…
— Gabriel est solide, reprend Charles en me mettant la main sur l’épaule. Vous verrez qu’il y a plus de ruse et de finesse dans sa tête que…
— Je n’ai que faire des ruses d’un enfant ! coupe White. Ce qu’il faut, c’est de la force et de l’assurance. Je veux que Richard Thomas soit pris avec une telle rapidité qu’il n’ait pas le temps de se demander ce qui lui arrive, je veux tomber sur la tête de ce chien comme une massue, vous m’entendez ? Force et rapidité, Gauthier, et rien d’autre !
— Je comprends votre inquiétude, capitaine, mais rappelez-vous que nous aurons plus à perdre que vous en cas d’échec. Je n’aurais pas choisi ces garçons si j’avais douté d’eux. Si l’attaque ne réussit pas et que Thomas en vienne à nous reconnaître comme vos complices, je ne donne pas cher de notre peau. »
Charles Gauthier discute avec la fermeté et la distinction d’un prince, châtiant son langage comme si l’issue des négociations en dépendait. Quant au capitaine, la moutarde commence à lui monter au nez. Notre homme n’est pas commode, et on comprend vite qu’il ne laissera personne d’autre maîtriser la situation ni même en porter la responsabilité morale.
« Le prix de votre peau n’excède pas celui de la nôtre, Gauthier ! Et si vous avez des doutes, il vaut mieux nous séparer tout de suite. Dans le cas contraire, vous serez récompensés comme convenu. Maintenant, dites-moi comment vous espérez distraire Thomas et ses hommes pendant que nous approcherons de la côte.
— Eh bien, il nous suffit d’être quatre. D’abord, Jacques se rendra au bureau de Thomas et prétendra vouloir négocier avec lui un arrangement pour le paiement des dettes de sa famille envers la Compagnie. C’est la meilleure façon de retenir son attention, lui laisser croire qu’il a des chances d’obtenir une somme d’argent à laquelle il avait renoncé et, surtout, de reprendre le contrôle sur cette famille rebelle.
— Ensuite ?
— Les deux autres, Étienne et Gabriel, iront se poster près du magasin, où Ruskin passe ses nuits. J’ai surveillé l’horaire du préposé durant de longues soirées. C’est un obsédé du règlement, un homme qui mène une vie très stricte et qui se fait un point d’honneur de ne jamais toucher à l’alcool. Il est réglé comme une horloge, et à cette heure-là il dort depuis longtemps.
— Et vous-même, où serez-vous ?
— Il faut aussi s’occuper du commis. Janvier, c’est comme ça qu’il s’appelle. Celui-là, il dort à proximité de l’entrepôt. Se couche tôt, mais il est un peu comme un bébé, il ne fait pas ses nuits. Doit avoir un problème de vessie, il se réveille toutes les deux ou trois heures pour uriner et se gratter la panse. Je me charge de lui.
— Ne pourriez-vous trouver des hommes supplémentaires pour surveiller les dortoirs ? Je veux bien croire que les Jersiais auront le nez dans la bouteille, mais on ne peut pas compter sur des suppositions.
— Il nous serait difficile de mettre d’autres personnes au courant, plus il y aura de monde dans l’affaire, plus les risques seront grands.
— Dans ce cas, j’enverrai d’ici des hommes
armés. Ils iront se placer près des dortoirs. Quant à
vous, soyez à vos postes à dix heures et demie, nous
ne serons pas loin. Voilà, messieurs, nous nous
sommes tout dit. Que Dieu nous vienne en aide.
En quittant le bateau des Américains, nous
avons tous reçu une montre en or à titre d’avance.
Elles étaient là et nous attendaient, ces belles
montres volées, déjà prêtes sur la table du capitaine,
sûres de notre perfidie. La mienne porte cette inscription : Au capitaine J. J. North, pour avoir secouru
dix-neuf marins français lors du naufrage du Galant le 22 octobre 1769.
À cause de notre père, nous appartenions à ce
village d’hommes et de femmes sans avenir, et il fallait porter en nous la haine, tenir à bout de bras
cette alliance maudite. J’aurais dû refuser ce qui n’allait pas manquer d’arriver, j’aurais dû partir, quitter
notre mère et tenter de tout oublier. Je ne suis pas
celui que tu crois, Victor, je ne suis pas un homme
de courage.
Quand arriva le jour prévu pour l’attaque, on était tous les quatre impatients d’en finir. À la nuit tombée, le village éteignit ses lampes et s’endormit en rêvant de surplus et de dettes effacées, de passerelles emportées, de lames et de contre-lames débordantes de poissons bien gras, de coffres remplis de pièces d’or enfouis sous nos terres. Le ciel avait la fraîcheur d’un cristal sombre couvert d’étoiles. À dix heures et quart, chacun de nous s’enfonça dans l’obscurité pour aller prendre son poste. J’accompagnais Étienne en direction du magasin, où Ruskin passait la nuit. À pas de loup, nous longeâmes la façade donnant sur la mer pour aller nous installer près de la fenêtre de la pièce où dormait le préposé. En jetant un coup d’œil à l’intérieur, on pouvait voir notre homme étendu sur le dos, un bras replié sur le visage et ronflant à faire trembler le bâtiment.
Nous commençâmes à scruter les ténèbres au-dessus de la mer pour tenter d’apercevoir le Knight des Américains, mais c’était encore trop tôt. Je me mis à penser à Jacques, qui devait en découdre avec Thomas pour lui faire avaler son histoire. Pauvre Jacques, lui qui détestait tellement baisser la tête, je l’imaginais rampant devant l’autre et se frappant la poitrine, lui faisant des promesses de fidélité, jouant les nouveaux chefs de famille affamés. Ma seule prière était que ça dure suffisamment longtemps, que l’entente ne soit pas conclue trop tôt, car Thomas avait l’habitude, avant d’aller dormir, de sortir faire un tour sur la grève pour voir ce que l’horizon annonçait pour le lendemain.
Je consultai ma montre en or, vingt-cinq minutes s’étaient écoulées depuis notre arrivée. Les ronflements de Ruskin continuaient de remplir la nuit. Sur la mer, point de navire. Étienne décida que je resterais à faire le guet pendant qu’il s’avancerait sur la grève pour mieux voir. Je restai donc seul.
Quelques minutes plus tard, j’entendis Ruskin marmonner dans son sommeil. Comme il semblait s’agiter, je regardai dans la chambre. Dans la pénombre où perçait une mince lueur provenant d’une lampe posée en veilleuse sur la table, je le vis se redresser sur sa couchette, l’air hébété mais bien réveillé.
Je me collai au mur pour ne pas être vu et j’attendis, les yeux rivés sur la mer. Alors, j’aperçus dans l’obscurité le Knight qui surgissait tel un vaisseau fantôme à la dérive. Sur le pont, je distinguai des hommes qui s’affairaient à descendre les chaloupes. La panique s’empara de moi. Quand à nouveau je risquai un œil à l’intérieur, je fis face à Ruskin, qui s’était approché de la fenêtre pour étudier les alentours.
Nous nous regardâmes à travers la vitre, tous deux étonnés. Puis je vis les yeux du préposé se tourner vers la mer et se remplir de stupeur. En vitesse, il sortit alors de la chambre, emportant la lampe avec lui. Je savais qu’il allait traverser le rez-de-chaussée et ouvrir la porte principale du magasin pour voir ce qui se passait avant de sonner la cloche qui mettrait tout le monde en alerte. Je n’avais plus le temps d’appeler Étienne à l’aide, je devais me débrouiller seul. Je me mis à courir en longeant le mur et tournai le coin à toute vitesse pour atteindre la porte avant le préposé. J’arrivai au moment où elle s’ouvrait sur un Ruskin en caleçon de laine et pieds nus.
Je ne lui laissai pas le temps de réagir et le poussai violemment à l’intérieur. Il tomba sur le sol, je me jetai sur lui, conscient que ma force n’égalait pas la sienne et qu’il en aurait bientôt fini avec moi. Mais s’il avait la force, j’avais la rapidité, et notre lutte s’éternisait. Voilà que nous étions debout face à face, et il semblait aussi épuisé que moi. Il réussit à me donner un crochet sur la tempe gauche, je retombai, ventre à terre. La tête me tournait, je ne savais plus ce que nous faisions là tous les deux.
Alors, j’entendis tout près de nous un son que je reconnus sans peine : « Hi ! Hi ! Hi ! »
C’était le rire de Valère Dumouchel. Il couchait donc là lui aussi ? Ça ne devait pas lui arriver souvent, mais je suppose qu’il trouvait réconfortant de dormir entouré des provisions du village. Il devait y puiser parfois, sous l’œil indulgent du préposé, de petites quantités de nourriture pour les apporter à sa mère.
Cette diversion me permit de reprendre mes esprits. À nouveau, j’étais debout face à Ruskin, et j’avais maintenant deux adversaires, dont l’un se cachait derrière le comptoir ou ailleurs, allez savoir. Mais le préposé s’élançait vers moi quand, soudain, Valère surgit de l’ombre et lui saisit les deux bras par derrière.
Le pauvre n’était pas bien fort, et je compris qu’il me fallait agir vite si je voulais mettre son aide à profit. Pour impressionner Ruskin, je sortis mon couteau de sa gaine et l’ouvris dans un claquement brutal qui m’effraya moi-même.
Après, je ne sais plus très bien comment c’est arrivé. Est-ce que Valère me poussa Ruskin dans les bras ? Est-ce moi qui, me jetant sur lui, lui enfonçai le couteau dans le ventre ? Voilà que Ruskin agonisait entre nous deux pressés contre lui, et son visage collé au mien perdait lentement toutes les traces de malice que le temps m’avait appris à y lire. Ses cheveux roux et la broussaille étincelante de ses sourcils s’éteignaient pendant que je sentais le souffle tiède de Valère passer sur mon front.
Quand je lui fis signe de me suivre, Valère semblait ne plus s’apercevoir de ma présence. Il tenait toujours le corps inerte de Ruskin par derrière et lui donnait des coups de genou dans les reins, le regard soudain empli d’une colère qui trouvait sa délivrance et son chemin, colère montée des fonds de son être jusqu’aux faibles lueurs de sa conscience. Comme s’il en avait voulu personnellement à Ruskin d’avoir existé, d’avoir été seulement là, avec ses poils de carotte et son arrogance, d’être devenu son maître avec les cadeaux empoisonnés de la Compagnie. Valère devait sentir confusément qu’il s’était déshonoré par le seul fait d’occuper le mauvais côté du grand comptoir, le côté prospère et malveillant. Il semblait saisir quelque chose d’inouï à l’intérieur de lui-même, et ce n’était plus le corps du préposé qu’il refusait de lâcher, mais bien cette émotion nouvelle qui le rendait semblable aux autres humains : la culpabilité. S’en prendre à celui qui l’avait poussé dans l’abjection revenait à donner de grands coups dans le mur désormais fissuré qui entourait sa propre conscience. Il se sentait vivre, tout simplement, et c’était peut-être la première fois que cela lui arrivait depuis que la sage-femme avait marqué d’une pierre noire le jour de sa naissance laborieuse.
Il nous fallait partir. Dans les instants qui allaient suivre, les hommes du Knight envahiraient l’entrepôt pour s’emparer des stocks de morue, d’huile et de fourrures, puis ils prendraient le magasin. Mais il me restait à satisfaire un désir. Je traversai la salle faiblement éclairée par la lampe que Ruskin avait posée là et, d’un bond, je sautai derrière le comptoir. En caressant le bois d’une main tremblante, j’ouvris les yeux sur cet univers interdit. Attiré là pour les mêmes raisons que Valère, j’étais fasciné comme lui par l’abondance de vivres qui s’entassaient sur les tablettes : boîtes, sacs de grains, bocaux, tonnelets, vêtements, chaussures, outils, tout ce que le préposé nous cédait à contrecœur en de petites quantités minutieusement calculées sur la base de notre soumission. Je dirigeai mon regard vers la porte pour tenter de ressentir ce qu’il ressentait lorsqu’il se tenait de ce côté-ci et que l’un de nous entrait en supputant ses chances, dominé par la vaste pièce au toit traversé de grosses poutres.
Puis j’ouvris les nombreux tiroirs avec fébrilité. L’un du bas, qu’on avait négligemment bloqué en y appuyant un sac d’orge, attira mon attention. Je l’ouvris. Il contenait une boîte de métal, et quand je soulevai le couvercle, mon cœur bondit. Elle était à moitié remplie de pièces de monnaie : livres, louis d’or, et d’autres pièces encore que je ne connaissais pas. La réserve secrète du préposé, peut-être, son petit trésor personnel, qu’à mon avis il avait bien mal caché.
Cette découverte suffit à me faire prendre conscience du danger que je courais en m’attardant. Valère avait laissé tomber le corps inerte et fixait la porte avec appréhension. Je mis la boîte sous mon bras et le rejoignis précipitamment. Quand je posai ma main sur son épaule, il sursauta. Le visage couvert de sueur, les cheveux collés au front, il semblait encore à bout de souffle.
« Il faut partir, ta mère doit s’inquiéter. Et pas question de revenir ici ! Il faudra garder le secret sur ce qui s’est passé ce soir, sauras-tu tenir ta langue ? »
Là-dessus, il prit le bout de sa langue entre le pouce et l’index et me la montra. Je vis percer une lueur de complicité dans son regard. Puis il mit son doigt sur sa bouche.
« Motus !
— Viens ! »
Partager un tel secret avec ce garçon me semblait risqué, mais curieusement, je ne ressentais pas la honte. Beaucoup plus tard, je me suis dit que, en chacun de nous, il y a une bête capable de tuer froidement son prédateur pour sauver sa propre vie.
Je pris Valère par la main, et en courant nous nous enfonçâmes dans la nuit, oubliant l’homme que nous venions de tuer, oubliant le magasin, la présence des Américains et ce qu’elle provoquait d’agitation sur la grève. Je n’y jetai même pas un coup d’œil, car il fallait ramener Valère chez lui et mettre l’argent en lieu sûr.
Après une course effrénée sur la passerelle, je le laissai devant sa maison et attendis qu’il rentre. Alors, je pris la direction de chez moi, pénétrai dans la remise et tassai les vieux filets qui jonchaient le sol pour dégager deux planches formant une petite trappe invisible.
Dieu sait pourquoi mon père avait jugé nécessaire de prévoir une trappe à cet endroit. Pour ce que nous avions à y mettre ! Croyait-il pouvoir atteindre l’aisance qu’avait connue son père, le marchand de Québec ? Je me dis que cette idée ne l’avait peut-être jamais quitté, qu’avec un peu de chance et notre soutien, il serait bien arrivé à ses fins. Mon père m’apparut alors comme un être chargé de secrets impénétrables qui avait mis dans cette trappe une partie de lui-même avec l’espoir fou que l’un d’entre nous viendrait un jour y cacher un trésor. Avec la lame de mon couteau, je soulevai les planches et, telle une offrande, je déposai sur la terre friable, aussi loin que mon bras réussit à s’étendre sous la remise, ce coffret que le préposé Ruskin avait patiemment rempli de ses propres certitudes. En sortant, il me plaisait de penser que ce lieu était habité par l’esprit de mon père et que cela en faisait un espace magique et imprenable.
Sans même vérifier si ma mère et ma sœur étaient à la maison, je repartis, à travers champs, vers les bâtiments de la Compagnie. Je n’étais pas le seul, des familles avaient déjà quitté leurs lits, alertées par les cris, les coups de fusils et le vacarme que faisaient les Américains dans leur hâte d’emporter les stocks. Mais les gens n’osaient pas franchir la passerelle, et on les voyait s’agiter, courant de-ci de-là sur les flancs de la colline. D’autres, impassibles sur le seuil de leur demeure, semblaient prêts à retourner dans la tiédeur du sommeil, indifférents, incrédules peut-être.
Je décidai moi aussi de garder mes distances et m’arrêtai près d’un talus. Couché sous les arbustes, j’observai ce qui se passait plus bas. Il était difficile, à cette distance et avec l’obscurité, de distinguer nettement quoi que ce soit, mais on voyait quand même le Knight qui pointait ses deux canons vers le banc en guise d’intimidation. Sous la garde sévère des hommes armés, quelques employés de Richard Thomas assistaient, impuissants, aux allées et venues des corsaires qui transportaient ce que pouvait contenir l’entrepôt vers les grandes chaloupes. De là, d’autres hommes s’occupaient de tout emporter vers le navire.
Au bout de deux heures, alors que les enfants s’étaient rendormis sous la caresse des mères et que les hommes continuaient de monter la garde aux portes des maisons, les yeux fatigués d’avoir trop longtemps fixé la nuit, on vit monter de hautes flammes dans le ciel. Avant de regagner le Knight, les Américains mettaient le feu à ce qu’ils ne pouvaient emporter de marchandises.
Pour graver dans leur mémoire les derniers instants de ce que déjà elles appelaient peut-être leur délivrance, puisque les Américains s’étaient emparés de Thomas, quelques personnes s’approchèrent du talus où je m’étais embusqué. Je les rejoignis, l’air de sortir de nulle part. Il y avait Clothilde et sa mère, ainsi qu’un homme contre les jambes duquel se serraient des tout-petits qui refusaient d’aller dormir. Je m’approchai de Clothilde. Elle avait treize ans, peut-être un peu plus, et ce soir-là, il y avait un peu de nervosité dans cette main qu’elle me laissa prendre et que je gardai longtemps, jusqu’à ce que la marée ait atteint les braises où disparaissaient les derniers rêves des hommes de Jersey.
« Viens te coucher, Clothilde, lui dit sa mère en réprimant un frisson.
— Je veux rester encore un peu pour voir ce qui va arriver maintenant. S’il te plaît, maman !
— Il n’arrivera plus rien, dit l’homme en prenant son enfant dans ses bras. Thomas a été capturé, il va falloir nous arranger sans la Compagnie. Je me demande bien comment on va faire. »
Je restai seul avec Clothilde. L’homme avait eu tort de croire qu’il ne viendrait plus personne, car nous fîmes une rencontre étonnante dans les minutes qui suivirent. Comme nous allions partir, une silhouette atteignit en courant le talus et s’y engouffra. Intrigués, nous nous approchâmes. Quand j’écartai les branches, l’ombre se jeta sur moi avec force. Nous dévalâmes la pente, accrochés l’un à l’autre. Après avoir vainement lutté pour me dégager, je me retrouvai cloué au sol avec le poids de l’homme qui m’étouffait. Alors, ce fut une véritable apparition. Au-dessus de moi, il y avait un visage qui me sembla aussi noir que les ailes d’un corbeau. L’homme tenait le poing levé, prêt à m’assommer d’un seul coup. Affolé, je me mis à crier. Le poing s’ouvrit alors en une longue main qui s’écrasa sur ma bouche.
« Je viens du Knight et je t’arrache la langue si tu recommences à crier. Je suis très méchant, compris ?
— Hmmm… »
J’aspirai l’air avec un sentiment de délivrance.
« Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous voyez bien qu’il n’y a plus rien à prendre.
— Mêle-toi de ce qui te regarde, j’ai fait taire des petits garçons moins curieux que toi. »
Décidément, ce nègre-là ne valait pas mieux que mes frères quand ils me traitaient de bébé. Mais enfin, tant qu’il me prenait pour un enfant, je ne risquais pas grand-chose.
« Euh… je vous signale que vous avez manqué le départ du bateau. »
Il se mit à rire, et pour moi qui n’avais connu que des Blancs et des Indiens, ses dents étaient des étoiles échappées de la nuit.
« Ma mère m’appelait Virgile, je suis français mais j’appartiens… j’appartenais au capitaine White. Tu veux savoir autre chose ?
— En tout cas, votre capitaine, je le connais.
— Ah bon ?
— Euh… je veux dire, j’en ai entendu parler, comme bien du monde ici.
— Écoute, je sais que les Micmacs ont un campement d’été dans les environs, je les ai vus l’année dernière. Tu vas m’indiquer le chemin à prendre. Et je vous conseille de tenir votre langue, sinon, je vous retrouverai bien !
— C’est par là, répondit Clothilde en tendant le bras vers l’ouest. Le mieux, c’est de suivre le bord de la mer jusqu’à la première embouchure. Rendu là, vous serez tout près, il n’y aura qu’à remonter la rivière jusqu’au camp. Vous en avez pour quelques heures de marche, sans traîner.
— Comment vous appelez-vous ?
— Gabriel Foucault.
— Clothilde Grégoire. Dites aux Indiens que vous êtes un ami du père Charles. Ils le connaissent bien. »
Je sortis mon couteau et le lui tendis. Il émit un sifflement admiratif, le fourra dans sa poche et partit aussitôt. C’est ainsi que Virgile entra dans notre vie. Cette nuit-là, un homme courait après sa liberté comme un animal, et ça, personne n’aurait dû en être témoin.
Bien des années plus tard, il deviendrait mon grand ami, un véritable frère, et pour toi, un ange gardien capable de férocité pour te défendre, un second père, un maître aussi, n’est-ce pas ? Je vois encore sa main posée sur la tienne pour t’aider à tracer tes premières lettres, je vous entends réciter monsieur de La Fontaine sous la tonnelle. Ah ! il en savait des choses, beaucoup plus que moi. La femme de son maître français l’avait conduit encore petit aux leçons de ses propres fils, car elle comprenait que cet enfant d’esclave, le dernier bâtard de sa cuisinière, qui un jour était entré dans le salon à l’insu de sa propre mère et avait réclamé effrontément qu’on lui apprenne à écrire, serait un exemple d’application pour ses enfants plutôt dissipés. Le précepteur avait levé les bras au ciel en hurlant qu’un négro n’assisterait jamais à ses leçons. « Il en sera comme je l’ai décidé, avait rétorqué la femme. Si vous n’êtes pas d’accord, je sais ce qu’il me reste à faire. » Dix années passèrent, et Virgile fut amené sur le port pour être présenté aux acheteurs d’esclaves comme une curiosité, un miracle de la nature. L’affaire était risquée, mais celui qui paya le prix fort n’eut pas à le regretter, car il fit double usage de ce nègre vaillant comme un cheval et lettré comme un prince, capable de vous assommer un correspondant d’affaires à coups de virgules.
Je rentrai après avoir laissé Clothilde sur le sentier herbeux qui menait chez elle. Je pensais à Ruskin gisant au magasin, puis à Valère, et je me sentais nerveux. Mes frères étaient assis autour de la table avec ma mère et ma sœur, et leurs visages au-dessus de la lampe me laissaient entrevoir que tout s’était passé comme prévu. J’appris que Thomas avait été fait prisonnier. Qu’adviendrait-il de lui ? Les Américains allaient-ils négocier sa libération avec le gouvernement ? À vrai dire, j’étais si fatigué que tout cela me laissait indifférent. Jacques ne semblait pas s’inquiéter des soupçons qui pèseraient sur lui à cause de sa présence dans le bureau du patron au moment de l’attaque.
« Quand Richard Thomas a vu les premiers hommes débarquer, il était déjà trop tard. Mais il y avait une lueur de doute dans ses yeux qui me regardaient. Ça m’a fait peur, alors je me suis précipité en criant que j’allais alerter ses hommes pour garder les portes de l’entrepôt. Hé ! Je vous jure qu’il m’a fait pitié. Il a crié en me suivant dehors : « Si tu fais comme il faut pour nous aider, j’efface vos dettes. Tu m’entends, Foucault ? J’efface toutes les dettes de ton père ! »
Sans souffler mot du trésor caché sous la remise, je pris ma part de la récompense que Charles Gauthier avait réussi à obtenir du capitaine White. De belles grosses pièces sonnantes. En réunissant nos trois parts et en ajoutant nos montres en or, il y en avait peut-être assez pour acheter… un bateau, ma parole ! Un grand bateau en beau bois de cèdre avec un pont à l’avant. Quelque chose de solide, de bien assis, qu’on pousserait jusqu’au large en automne. Atteindre, rien qu’une fois, le grand banc de Miscou, là où des poissons énormes vous sautent dans les bras ! Les compagnies guetteraient notre retour et trembleraient de nous savoir en danger sur la haute mer. D’autres jours viendraient, plus heureux, où nous serions ceux qui donnent et non plus ceux qui reçoivent, où nous serions des géants capables de porter les riches du pays sur nos épaules. Oui, le moment n’était pas loin où tous ces beaux messieurs mangeraient à notre table en parlant à voix basse.
Mais il fallait encore laisser passer du temps et tenir notre langue. Quand vous arrive le bonheur, les gens veulent toujours savoir par où il est venu.
Rompus de fatigue, nous nous couchâmes après quelques heures d’une conversation lente et vaine. Avant de m’endormir, je vis par ma fenêtre un carré de ciel céder ses étoiles à des nuages ronds et noirs qui avançaient en se bousculant, chargés d’orgueil, poussés par le vent d’est et prêts à éclater sous les lueurs de l’aube. Je pensai longuement à Virgile et à ses dents blanches qui mordaient dans leur première nuit de liberté. Et quand m’apparut le visage d’un Ruskin muet de stupeur, perdu derrière la vitre de sa petite chambre au magasin de la Richard Thomas & Co. , j’avais depuis longtemps sombré dans un profond sommeil.
Le lendemain, nous allions descendre sur le banc pour examiner, comme tout le village, l’étendue des dégâts quand, soudain, Clothilde fut debout derrière la moustiquaire, traversée de soleil dans sa robe de coton jaune passé, avec ses cheveux noirs en balai et sa peau de bois tendre.
« Monsieur Thomas est dans la forêt, il a réussi à s’échapper ! »
Clothilde ignorait la part que nous avions prise dans l’attaque et, comme tous les autres, elle ne devait jamais l’apprendre. Ma mère ouvrit la porte avec précipitation.
« Tu es sûre de ce que tu dis ?
— Pourquoi je vous mentirais ? C’est mon père qui l’a mené jusqu’au lac avec des provisions. Il restera là pendant deux ou trois jours, au cas où les corsaires reviendraient. Mon père a marché toute la nuit, il a les mains tout écorchées.
— En voilà une nouvelle. Notre bon Dieu à nous est devenu coureur des bois ! Les brûlots vont se régaler, c’est sûr. »
Sur le seuil, Clothilde prenait racine en silence, chiffonnant le coin de sa robe, ne sachant comment réagir à l’humour grinçant de ma mère. Il me semblait que chaque objet de notre maison, chaque brindille, chaque fleur en liberté dans notre cour sauvage avait trouvé sa place et son heure pour mourir, arrêté là, en sa propre éternité. Pour nous qui sentions nos espoirs retomber comme des pierres dans l’eau, la vie ne faisait que nous replonger dans les mêmes erreurs et dans la même impuissance.
« Va retrouver ta maman, ma belle fille. » Clothilde s’enfuit en courant, et sa robe se fondit bientôt dans le petit champ de moutarde au-dessus de la mer. Étienne se leva et jeta un coup d’œil au-dehors.
« Regardez, ils sont tous à la pêche.
— Oui, ils y sont tous, dit Jacques en réprimant sa colère. Et nous, on est là, à se tourner les pouces comme des fils de riche. Qu’est-ce que vous attendez ? Au travail !
— Oui, au travail, répéta Marianne en soupirant. »
Au magasin, ils avaient bien sûr trouvé Ruskin. Sa mort fut tout de suite mise sur le compte des Américains. Je gardai mon secret, j’étais prêt à vivre avec ma conscience. Je savais qu’on ne recommence rien, qu’on peut juste continuer en évitant de faire deux fois la même erreur. J’étais seulement en colère de m’être sali les mains pour rien, puisque, Thomas étant libre, tout redeviendrait comme avant.
La vie avait repris son apparence habituelle, avec les petits matins dans la barge de Gauthier, les midis cuisants, les soirs qui ramenaient le serein sur notre univers.
La Compagnie se remettait tant bien que mal de ses pertes, avec un Richard Thomas plus vindicatif à l’endroit des familles qui lui donnaient leur poisson, car il était persuadé qu’elles se rangeaient secrètement du côté des pirates américains, dont les vaisseaux, équipés de canons et de pierriers, menaçaient toujours de couler ses navires dans la baie et dans le golfe. Il était aussi plus exigeant envers les Jersiais, qui considéraient de moins en moins la péninsule comme leur colonie et avaient hâte de quitter ce pays de guerres stériles.
Nous, les Foucault, nous semblions tous attendre quelque miracle, et peut-être que sans même le savoir nous fermions peu à peu notre cœur aux appels faiblissants de papa. Mais, à cause de cet argent qui dormait aux quatre coins de la maison et sous la remise, l’attente nous semblait déjà moins inutile.
Quand l’automne arriva, les Américains donnèrent le coup de grâce, la Compagnie se fit piller et couler quatre navires chargés de marchandises diverses. Pratiquement ruiné, Richard Thomas quitta le pays. Ici, chacun dut, pour la première fois depuis longtemps, prendre son sort entre ses mains afin de traverser les années d’incertitude que ce départ laissait augurer. Quelques familles s’en allèrent, mais la plupart choisirent de rester.
Nous achetâmes le bateau de nos rêves et le remplîmes chaque jour de poissons qui s’en allaient vers les marchés du pays. L’hiver venu, nous fîmes construire deux barges, et l’été suivant, huit hommes commencèrent à travailler pour nous. Nous étions devenus des maîtres de grève.
Six années passèrent dans la nouvelle maison de maman. Marianne épousa l’aîné des Huard, et la belle Héloïse Dumouchel céda aux avances d’Étienne. Je devins donc le beau-frère de Valère. Le soir des noces, nous nous jetions des regards complices sous les lampes-tempête accrochées aux branches des arbres et au-dessus de la grande table qu’on avait installée tant bien que mal dans la cour.
À l’automne, quand la pêche diminuait, j’entraînais Clothilde sur les collines et dans les bois. Nous passions des heures à guetter le gibier, à remplir nos sacs de noisettes et nos seaux de cerises à grappe ou de pimbina gonflé par les premiers gels. Nous observions les pêcheurs qui rentraient les barges et les goélettes qui repartaient après avoir troqué leurs marchandises.
Un jour, nous fîmes une visite au camp des Micmacs avant qu’ils ne remontent dans la forêt pour l’hiver. Les femmes donnèrent à Clothilde une robe et une bourse de cuir souple à cordons qu’elle serra sur sa poitrine comme un colifichet. Quant à moi, je reçus un chapeau en fourrure et, pour ma famille, de petites boîtes d’écorce garnies d’aiguilles de porcépic. Nous espérions voir Virgile, mais il n’était nulle part, et les Indiens restèrent muets. Bien des années plus tard, un jour d’automne, ta mère trouva mon couteau espagnol sur la table de la cuisine. C’était Virgile qui annonçait son retour. Je ne l’ai jamais laissé repartir.
Toujours, je caressais les doigts de Clothilde en rêvant de m’embarquer sur un bateau qui partirait pour l’Europe.
Puis ce fut le retour de Richard Thomas et de la Compagnie. Me croiras-tu si je te dis que les manigances d’autrefois n’étaient rien à côté de la ruse dont Thomas fit preuve alors ? Il ne tarda pas à mettre les gens dans un état de dépendance qu’ils n’avaient encore jamais connu. Il se mêlait de politique afin de veiller à ses intérêts. Il se fit même nommer juge de paix et refusa de marier certains d’entre nous. On vit bientôt apparaître des écoles protestantes dans le pays, et ici même il nous fallut payer pour l’entretien d’une école que seuls les Anglais pouvaient fréquenter. La vérité est que les compagnies étaient prêtes à tout pour empêcher que les pêcheurs fassent instruire leurs enfants. Dans ma famille, on ne savait pas lire. Le seul qui aurait pu nous apprendre était notre père, parce qu’il avait fait ses classes à Québec, mais il n’en voyait pas la nécessité, il était si fatigué quand il rentrait le soir. Au début, c’est ta mère qui m’a appris l’alphabet. Et quand Virgile s’est installé ici, il ne m’a pas lâché d’une semelle, comme si ç’avait été pour lui d’une importance capitale. Il me dictait chaque soir des pages de livres qu’il prenait dans notre bibliothèque. Quand je me suis retrouvé seul dans la maison, après la mort de ta mère et puis celle de Virgile, j’ai entrepris de lire ces livres qu’ils avaient tenus entre leurs mains, ces histoires qu’ils avaient tant aimées. C’était une façon de les garder tous deux auprès de moi, de les faire revivre, pour que leur présence ne s’éteigne pas. Et je les revoyais là, devant moi, têtus, montés sur leurs ergots, chacun médisant du héros préféré de l’autre. Ils m’apparaissaient dans leurs moments d’exaltation et d’affectueuse raillerie et, comme autrefois, cela se terminait par de longues soirées de réconciliation.
Ces livres sont à toi, maintenant, ça et tout ce que ta mère a partagé avec moi en acceptant de m’épouser, tout ce qui ne m’a jamais appartenu parce que l’odeur de ton grand-père Thomas s’y trouve encore après cinquante ans.
Un jour, il y a quelques années, en marchant dans la forêt, je suis arrivé à une clairière entourée d’arbres où le foin poussait librement, répandant une lumière jaune éblouissante. Je me suis dit qu’il ferait bon vivre là, caché du monde, en cet endroit où la clarté jaillit de la terre même. Un renard est arrivé en bondissant à droite et à gauche pour tenter d’attraper une souris. Même en se cachant sous le foin, la souris n’avait aucune chance. Le renard a fini par se fatiguer de jouer et l’a tuée. Puis le ciel s’est couvert, et l’endroit n’a plus été qu’un enclos sinistre parsemé de points sombres qui auraient été favorables à la souris un instant auparavant. Elle était venue là et peut-être même y avait-elle établi sa demeure sans savoir qu’une si grande clarté est le repère de ceux qui ne se possèdent plus. Si tu es petit, tu te sens bien seul parmi tous ces êtres déraisonnables, il n’y a personne pour te tenir la main.
Voilà, mon garçon, ce que tu voulais peut-être savoir. Le jour se lève, je vais me reposer un peu. Tu devrais aller dormir toi aussi, si tu te voyais, on dirait un fantôme.
L’automne est venu lentement, avec ses premières nuits de gel sur les arbrisseaux fleuris devant la maison des Foucault, ceux qu’avait plantés Clothilde pour son amie de jadis. Encore cette année les hortensias n’ont pas eu le temps de connaître leur pleine grosseur. Ici, même au nom de l’amitié, les fleurs n’atteignent pas toujours la maturité.
Les sillons chevelus des grandes perséides sont apparus dans la nuit fraîche, comme sortant de derrière le toit des maisons, si proches qu’on a cru pouvoir en caresser le velours du bout des doigts. Les femmes enceintes en ont tant compté qu’il ne reste plus un seul vœu à faire, et les enfants de l’hiver ne naîtront pas la face voilée.
Sur la grève, se sont arrêtés de battre le couteau du trancheur et le sac de la saleuse. Toutes les familles ont apporté le dernier poisson, et la Compagnie a sorti la morue accumulée dans le hangar pour lui donner le soleil de partance. Sous les vestes et au creux des tabliers, avant de rentrer chez soi, on a enfoui les denrées sèches consenties pour l’automne, avec peut-être un bout d’étoffe ou un ustensile de première nécessité. Ceux qui ont pêché un peu plus, un peu mieux, se sont amenés à la table des maîtres pour tendre une main rêche dans laquelle ont été déposées des pièces après de longues formalités. « Quelques-unes pour le brandy », ont pensé les hommes en secret. « Le reste pour voir venir le printemps, si jamais il vient », ont répondu tout haut les femmes.
Et l’hiver a commencé avec une neige timide recouvrant les buttes et le sentier bordé de prêles racornies qui mène au cimetière du petit val. Dans une cour, une balançoire aux cordes grinçantes s’est mise à osciller dans la brise de fin d’après-midi. Un enfant solitaire qui tentait de monter son premier bonhomme de neige est rentré en courant, convaincu que l’esprit du garou envahissait la place. Personne n’a cru nécessaire de le contredire, alors l’enfant s’est installé à la fenêtre avec sa nouvelle peur et a suivi les déplacements de la chose pendant qu’un soleil chétif abandonnait la cour et basculait dans l’inconnu, derrière les montagnes.
Le missionnaire en poste à la paroisse, le père Pierrot, est venu frapper un matin chez les Foucault. Sans cérémonie, il s’est assis au salon dans sa vieille soutane et a bu d’un trait son petit verre de rhum.
« J’ai besoin de ton aide, Victor. En hiver, les tâches me prennent dix fois plus de temps. Quand la pêche est finie, on dirait que les gens se rappellent soudain l’existence de Dieu. Ça les prend d’un seul coup, comme ça, ils se donnent tous le mot pour naître ou mourir dans la même quinzaine. Si tu voulais te la couler douce, mon vieux, fallait rester en ville ! »
Victor a marché loin dans la neige pour porter la communion à des malades, il a baptisé des bébés en se disant que le manque de nourriture et de chaleur ferait d’eux des adultes aux bronches sifflantes et au cœur fragile. Il a mené jusqu’aux portes de la mort des vieillards de quarante ans. Il a dû coller son oreille à leur bouche parce que l’ultime détestation qu’inspirait le nom de son grand-père Thomas refusait de sortir autrement que chuchotée. Même mourant, on n’avait pas le droit d’accuser, de lancer reproches et bravades pour se soulager, car des sanctions pouvaient encore s’abattre sur ceux qui restaient. Le plus souvent, on trépassait les dents serrées sur sa colère. Et en sortant des maisons, Victor s’en voulait de n’avoir jamais compris que mourir, ici, c’était juste retourner le manteau de sa douleur, c’était changer de position dans son sommeil et continuer le vieux cauchemar de vivre.
Chaque fois qu’il s’apprête à sortir de chez lui pour aller faire une visite, il va dans la dépense de son père, déplie son grand mouchoir blanc et y dépose autant de farine qu’il peut en contenir, ou des grains d’orge, des haricots, du café noir et du sucre. Puis il referme le mouchoir et met cette boule dans la poche de sa robe. Déjà, fin septembre, il a cueilli toutes les pommes dans le grand pommier de sa mère et les a données aux familles qu’il visitait. Certaines femmes en ont tant reçu qu’à la fin elles les ont laissées se déshydrater en rondelles, et c’est à Noël qu’on les plongera dans l’eau pour faire des tartes aux pommes sèches en pensant au père Foucault.
Gabriel n’aurait pas cru vivre encore passé le nouvel an. Mais une fois la maison assiégée par l’hiver, offerte aux vents de l’est qui font craquer le cœur des poutres, il est encore là, avec son propre cœur en sursis. Il épie aux fenêtres comme si la décision du dernier battement allait arriver du dehors, à travers quelque signe divin à déchiffrer au réveil, trois gouttes de sang sur la fourrure blanche d’un lièvre, la piste fraîche d’un chevreuil longeant la haie de cèdre, les griffures du geai bleu sur la neige de la nuit passée. Ce n’est qu’un jeu, bien sûr, s’imaginer qu’un flocon de neige va prendre sur lui le sort d’un homme et mettre fin à tout ça, jouer à être cet homme-là, puisqu’il ne reste plus qu’à s’inventer des histoires pour attendre la mort.
Pourtant, Gabriel ne guette pas la mort, car il sait déjà qu’elle viendra dans son dos. Attendra-t-elle seulement qu’il en ait terminé avec les images de la vie qui défilent dans sa tête, qu’il dise « maintenant, je suis prêt » ? Il croit qu’elle aura le visage le plus familier qu’il connaisse. Nous croyons tous cela, et quand vient le moment, nous voyons que la mort ne ressemble à personne.
Maintenant qu’elle a bien reconnu en Victor l’enfant qui courait vers elle les bras tendus, quand sa vie n’avait pas encore cette allure de dépeuplement, Clothilde est revenue veiller au bien-être de Gabriel. Elle n’est pas jeune, certes, mais elle a le cœur solide, elle, et sera cette présence concrète, l’amie qui prendra sur elle le sort quotidien de la maison et qui ne flanchera pas devant l’assaut des ombres, la nuit venue.
Elle se dit parfois que c’est pour tenir la mer à distance qu’elle ferme la porte de sa propre maison et gravit la pente qui mène chez les Foucault. N’est-ce pas cette force démesurée qui a pris Catherine Thomas, cette bête que l’on tolère à ses côtés jour après jour, année après année ? La mer, c’est bien elle qui broie le corps des femmes en automne, la même vieille chose hypocrite qui fait semblant de dormir et qui, pourtant, une nuit sans méfiance, pourrait monter jusque chez Clothilde, se déplier comme un grand rideau, retomber sur la maison et l’emporter avec elle. Une maison, c’est fragile, et la chose est forte. Durant toutes ces années, Clothilde n’a jamais vu personne lui tenir tête bien longtemps, et elle sait qu’elle ne sera pas meilleure que les autres le moment venu.
« Regardez-moi ces yeux cernés, dit-elle en examinant Victor. Ça fait des semaines que tu cours le pays avec les saintes huiles dans ta sacoche. Non mais regarde-toi, mon bon petit père ! Est-ce qu’au moins on te nourrit, là où tu vas ?
— Tu sais bien que oui, Clothilde. Personne ne laisserait trépasser le bon Dieu dans sa cabane.
— On dit ça. Une bonne fois, c’est un moribond qui va venir nous annoncer que tu lui as pris sa paillasse.
— Pas de danger, Clothilde.
— N’empêche, je t’ai fait cuire un lièvre pour demain, un p’tit jeune bien tendre. Comme ça, tu seras obligé de faire une prière pour moi quand tu te retrouveras tout fin seul sur ton banc de neige. Hein, que tu vas prier pour moi ? »
Parce qu’il aime la taquiner depuis toujours et
parce qu’il sait qu’elle le reconnaîtra en cela, Victor
choisit de ne pas répondre, se lève pour ajouter une
bûche dans la cheminée qui éclaire la pièce aux
grandes fenêtres tendues d’étoffe sombre.
Autant qu’elle le désire, Clothilde a sa place ici,
dans cette maison. Souvent, elle dort dans la
chambre qui fut longtemps le refuge de Virgile. Elle
aime s’étendre là, pour se reposer dans ce lit où il
sommeillait. Elle se demande quelle couleur avait la
peau des êtres qui peuplaient ses songes à lui. Parfois, dans son assoupissement, elle sent un souffle
lui caresser la joue. Oui, il y a bien cette chaleur
qui descend sur ses épaules quand elle se retourne
dans son rêve. Elle s’éveille en pensant si fort à lui
que soudain il est là, invisible dans la nuit, il est la
nuit ! Elle tend la main au-dessus du vide pour toucher cette chatoyante présence. « Virgile, c’est
toi ? » Elle ne demande que son regard posé sur elle,
aussi bienfaisant, aussi doux qu’une fourrure au
centre de son corps. N’était-il pas leur ange gardien
à tous, le meilleur être qui leur soit jamais arrivé
par la mer ? Elle se lève et s’approche de la fenêtre. « Virgile ?… » Elle demande à la nuit d’ouvrir ses
bras. « C’est toi ?… »
Ce soir, Victor a poussé Clothilde dans ses derniers retranchements, l’a questionnée jusqu’à ce qu’elle cède. Du moins croit-il qu’elle lui dit toute sa vérité. En quittant Québec, il avait senti remonter en lui cette vieille curiosité au sujet des circonstances de la mort de Catherine. Il veut juste savoir et comprendre, qu’on lui dise maintenant ce que sa mère faisait dehors par un temps pareil, il veut savoir tout de suite. Cela devient pour lui d’une importance capitale, car il s’est penché en lui-même et a vu cette masse noire immobile tout au fond, qui avait dormi durant des années sous la chaude et rassurante couverture des prières quotidiennes. Il a pris dans sa main la petite bête enroulée sur elle-même pour la mettre en pleine lumière, et alors il a vu qu’il tenait là un morceau de sa propre ignorance.
« La chienne allait bientôt mettre bas. On a supposé que Catherine était partie à sa recherche sans même avertir Virgile et ton père. Quand je l’ai vue passer de ma fenêtre, je me suis demandé où elle pouvait bien aller, avec toute cette pluie qui tombait depuis le matin et ce vent qui la soulevait presque de terre. Elle atteignait déjà le bord de la mer, et puis je l’ai perdue de vue. Longtemps, beaucoup trop longtemps, j’ai attendu pour voir si elle revenait, puis j’ai pris mon manteau et je suis sortie.
« Quand je suis arrivée au quai, la chienne était assise là et hurlait à vous fendre l’âme. Catherine avait disparu. Je me suis approchée et je l’ai vue, là, dans les vagues, jetée contre le bois comme une poupée. Je l’ai attrapée par les épaules, j’ai tiré de toutes mes forces pour la hisser.
« J’aurais dû rester auprès d’elle, essayer de la ramener à la vie. Mais je me suis mise à courir comme une folle pour venir jusqu’ici, avertir ton père. Avant même que Gabriel soit debout, Virgile descendait en courant vers la plage. C’est lui qui a compris le premier, ton père ne m’a pas crue tout de suite. Quand on a été rendus en bas et que Virgile est revenu vers nous avec elle dans ses bras, il a bien vu qu’elle était morte. Il l’a prise contre lui et alors seulement il y a cru.
« Moi, Clothilde Grégoire, je te jure que j’ai vu ta mère dans cette eau qui la brassait sans bon sens, et rien d’autre. Jamais on ne saura ce qui s’est passé exactement, Victor. Et puis la chienne qui se traînait en hurlant plus fort que la tempête. Le lendemain, la pauvre nous a donné cinq petites choses mortes. »
Sans doute l’insistance de Victor a-t-elle ravivé la mémoire de Clothilde au sujet de ce qui dort chez elle au fond d’un coffre depuis si longtemps, enveloppé de chiffons propres sur lesquels elle jette parfois quelques gouttes de vinaigre pour éloigner les parasites.
Des pages de cahiers remplies de mots dans la maison de Clothilde, qui n’a fait durant toute sa vie que des croix au bas de papiers chargés de signes prétentieux, c’est irritant parce qu’inutile, ça lui jette à la figure sa petitesse, ça l’accable. N’empêche que pour la mémoire de son amie, il y a longtemps, elle a pris les cahiers que lui donnait Virgile et a fait ce qu’il demandait, les a emportés chez elle, les a mis dans le coffre et a attendu patiemment le retour de Victor. Elle savait bien que Virgile commettait une faute en les sortant du tiroir de Catherine pour les lire d’un bout à l’autre. Mais il a dit qu’il ne fallait pas les montrer à Gabriel, qu’il fallait attendre sa mort et ensuite les donner à Victor en disant… en ne disant rien du tout.
Elle jette un œil inamical sur la baie avant de passer le seuil de sa maison. La mer est prise dans sa nappe de glace, on dirait un désert où il a neigé. Il suffirait de peu pour en faire quelque chose de sec, vidé de son eau, un champ de blé sans fin, inoffensif.
C’est décidé, elle n’attendra pas la mort de Gabriel.
« Pardonne-moi, Virgile. »
Elle ouvre le coffre au pied de son lit et plonge les bras dans un demi-siècle de souvenirs. Chapeau de paille avec des fleurs sèches glissées sous le ruban bleu, élégantes bottines noires à boutons, un cadeau de Catherine, encore mettables. « Mais comment y faire entrer mes pieds devenus si lourds ? » Robe indienne dont la peau a gardé sa bonne odeur et sa souplesse, bourse de cuir avec les extrémités du cordon chargées de perles et de fragments de coquillages usés par la mer.
Trois cahiers aux pages remplies d’une écriture fine et pressée, comme impatiente d’arriver quelque part, un tracé d’oiseau penché sur l’air et formant des arabesques bien au-dessus des lignes, bien au-delà de la terre.
Elle n’a jamais posé de questions à Virgile. Elle se demande pourquoi Gabriel n’a pas cherché dans les affaires de sa femme, pourquoi il n’a jamais réclamé ces cahiers. Il aurait dû vouloir les prendre et s’enfermer pour les lire avec avidité dans l’espoir d’y retrouver intact leur amour. N’est-ce pas ainsi que font ceux qui aiment ?
Clothilde comprend maintenant que Gabriel ne connaît pas l’existence de ces cahiers.
Elle réprime un frisson en pensant à tout ce qui est peut-être là, sur ces pages, tout ce qui accuse et qu’on ne peut pas effacer. Elle comprend qu’elle devra dire la vérité à Victor une fois qu’il aura lu le journal de sa mère, oui, il faudra parler du secret de Catherine, de cet homme venu dans la maison une nuit de pleine lune. Répéter exactement les paroles de son amie, pour que la vérité ne soit pas déformée. Victor viendra vers elle avec ce regard sévère — le même que son père, tiens ! — tout plein de reproches. Mais Dieu ne pardonne-t-il pas les pires fautes ? Victor aussi pardonnera ces années de mensonge, il comprendra. Il est le fils de Dieu sur la terre, celui qui renonce à la haine et qui absout, il est tout amour et tout pardon. Ce sera comme se confesser à n’importe quel prêtre, voilà. Il fera monter la vérité derrière ses lèvres et lui ôtera ce poids qu’elle n’a plus la force de porter. Et alors, même quand Gabriel sera parti, elle ne se sentira plus jamais seule.
Elle presse les cahiers sur sa maigre poitrine, et tout un morceau de sa vie lui monte au visage en une vague de chaleur. Ce soir, elle montrera à Victor les cahiers de sa mère, et quand il les ouvrira, les fantômes s’en échapperont, commenceront à s’arracher les ailes en plein vol, et leur sang se répandra sur la terre. Ils sortiront du brouillard et se mettront à plaider leur cause en faisant de grands gestes avec les bras, comme les pauvres pitres qu’ils n’ont jamais cessé d’être.