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Art et philosophie

Lien qui depuis toujours est affecté d’un symptôme, celui d’une oscillation, d’un battement.

Aux origines, il y a le jugement d’ostracisme porté par Platon sur le poème, le théâtre, la musique. De tout cela, il faut bien dire que le fondateur de la philosophie, évidemment connaisseur raffiné de tous les arts de son temps, ne retient, dans la République, que la musique militaire et le chant patriotique.

À l’autre extrémité, on trouve une dévotion pieuse envers l’art, un agenouillement contrit du concept, pensé comme nihilisme technique, devant la parole poétique qui seule offre le monde à l’Ouvert latent de sa propre détresse.

Mais déjà, après tout, le sophiste Protagoras désignait l’apprentissage artistique comme la clef de l’éducation. Il y avait une alliance de Protagoras et de Simonide le poète, dont le Socrate de Platon tente de déjouer la chicane, et d’asservir à ses propres fins l’intensité pensable.

Une image me vient à l’esprit, une matrice analogique du sens : philosophie et art sont historiquement couplés comme le sont, d’après Lacan, le Maître et l’Hystérique. On sait que l’hystérique vient dire au maître : « La vérité parle par ma bouche, je suis , et toi qui sais, dis-moi qui je suis. » Et l’on devine que, quelle que soit la subtilité savante de la réponse du maître, l’hystérique lui fera savoir que ce n’est pas encore ça, que son se dérobe à la prise, qu’il faut tout reprendre, et beaucoup travailler, pour lui plaire. Par quoi elle prend barre sur le maître, et devient maîtresse du maître. Et de même l’art est toujours déjà là, adressant au penseur la question muette et scintillante de son identité, cependant que par sa constante invention, sa métamorphose, il se déclare déçu de tout ce que le philosophe énonce à son propos.

Le maître de l’hystérique n’a guère d’autre choix, s’il rechigne à l’asservissement amoureux, à l’idolâtrie qu’il doit payer d’une épuisante et toujours décevante production de savoir, que de lui donner du bâton. Et de même le maître philosophe reste divisé, au regard de l’art, entre idolâtrie et censure. Ou il dira aux jeunes gens, ses disciples, que le cœur de toute éducation virile de la raison est de se tenir à l’écart de la Créature, ou il finira par concéder qu’elle seule, cette brillance opaque dont on ne peut qu’être captif, nous instruit du biais par où la vérité commande que du savoir soit produit.

Et puisque ce qui nous requiert est le nouage de l’art et de la philosophie, il apparaît que, formellement, ce nouage est pensé sous deux schèmes.

Le premier, je le nommerai le schème didactique. La thèse en est que l’art est incapable de vérité, ou que toute vérité lui est extérieure. On reconnaîtra certes que l’art se propose (comme l’hystérique) sous les espèces de la vérité effective, de la vérité immédiate, ou nue. Et que cette nudité expose l’art comme pur charme du vrai. Plus précisément : que l’art est l’apparence d’une vérité infondée, inargumentée, d’une vérité épuisée dans son être-là. Mais – et c’est tout le sens du procès platonicien – on rejettera cette prétention, cette séduction. Le cœur de la polémique platonicienne concernant la mimésis désigne l’art, non tant comme imitation des choses que comme imitation de l’effet de vérité. Et cette imitation tire sa puissance de son caractère immédiat. Platon soutiendra alors qu’être captif d’une image immédiate de la vérité détourne du détour. Si la vérité peut exister comme charme, alors nous perdrons la force du labeur dialectique, de la lente argumentation qui prépare la remontée au Principe. Il est donc requis de dénoncer la prétendue vérité immédiate de l’art comme une fausse vérité, comme le semblant propre de l’effet de vérité. Et telle est la définition de l’art, et de lui seul : être le charme d’un semblant de vérité.

Il en résulte que l’art doit être ou condamné ou traité de façon purement instrumentale. L’art, étroitement surveillé, peut être ce qui accorde à une vérité prescrite du dehors la force transitoire du semblant, ou du charme. L’art acceptable doit être sous la surveillance philosophique des vérités. Il est une didactique sensible dont le propos ne saurait être abandonné à l’immanence. La norme de l’art doit être l’éducation. Et la norme de l’éducation est la philosophie. Premier nœud de nos trois termes.

Dans cette perspective, l’essentiel est le contrôle de l’art. Or ce contrôle est possible. Pourquoi ? Parce que si la vérité dont l’art est capable lui vient du dehors, si l’art est une didactique sensible, il en résulte, et c’est un point capital, que l’essence « bonne » de l’art se livre, non dans l’œuvre d’art, mais dans ses effets publics. Rousseau écrira : « Les spectacles sont faits pour le peuple, et ce n’est que par leurs effets sur lui qu’on peut déterminer leurs qualités absolues. »

Dans le schème didactique, l’absolu de l’art est donc sous le contrôle des effets publics du semblant, eux-mêmes normés par une vérité extrinsèque.

À cette injonction éducative s’oppose absolument ce que j’appellerai le schème romantique. La thèse en est que l’art seul est capable de vérité. Et qu’en ce sens il accomplit ce que la philosophie ne peut qu’indiquer. Dans le schème romantique, l’art est le corps réel du vrai. Ou encore ce que Lacoue-Labarthe et Nancy ont nommé l’absolu littéraire. Il est patent que ce corps réel est un corps glorieux. La philosophie peut bien être le Père retiré et impénétrable. L’art est le Fils souffrant qui sauve et relève. Le génie est crucifixion et résurrection. En ce sens, c’est l’art lui-même qui éduque, parce qu’il enseigne la puissance d’infinité détenue dans la cohésion suppliciée d’une forme. L’art nous délivre de la stérilité subjective du concept. L’art est l’absolu comme sujet, il est l’incarnation.

Cependant, entre le bannissement didactique et la glorification romantique (d’un « entre » qui n’est pas essentiellement temporel), il y a, semble-t-il, un âge de paix relative entre l’art et la philosophie. La question de l’art ne tourmente pas Descartes, ou Leibniz, ou Spinoza. Ils ne semblent pas avoir à choisir, ces grands classiques, entre la rudesse d’un contrôle et l’extase d’une allégeance.

N’est-ce pas Aristote qui a déjà signé, entre art et philosophie, une sorte de traité de paix ? Oui, il y a de toute évidence un troisième schème, le schème classique, dont on dira que, dès l’abord, il déshystérise l’art.

Le dispositif classique, tel que monté par Aristote, tient en deux thèses :

a) L’art – comme le soutient le schème didactique – est incapable de vérité, son essence est mimétique, son ordre est celui du semblant.

b) Ce n’est pas grave (contrairement à ce que croit Platon). Ce n’est pas grave, parce que la destination de l’art n’est nullement la vérité. Certes, l’art n’est pas vérité, mais aussi bien il ne prétend pas l’être, et donc il est innocent. Aristote ordonne l’art à tout autre chose qu’à la connaissance, et le délivre ainsi du soupçon platonicien. Cet autre chose, qu’il nomme parfois catharsis, concerne la déposition des passions dans un transfert sur le semblant. L’art a une fonction thérapeutique, et non pas du tout cognitive ou révélante. L’art ne relève pas du théorique, mais de l’éthique (au sens le plus large du terme). Il en résulte que la norme de l’art est son utilité dans le traitement des affections de l’âme.

Les grandes règles concernant l’art s’infèrent aussitôt des deux thèses du schème classique.

Tout d’abord, le critère de l’art est de plaire. Le « plaire » n’est en rien une règle d’opinion, une règle du plus grand nombre. L’art doit plaire, parce que le « plaire » signale l’effectivité de la catharsis, l’embrayage réel de la thérapeutique artistique des passions.

Ensuite, le nom de ce à quoi renvoie le « plaire » n’est pas la vérité. Le « plaire » s’accroche à cela seul qui, d’une vérité, prélève l’agencement d’une identification. La « ressemblance » au vrai n’est requise que pour autant qu’elle engage le spectateur de l’art dans le « plaire », c’est-à-dire dans une identification, laquelle organise un transfert, et donc une déposition des passions. Ce lambeau de vérité est bien plutôt ce qu’une vérité contraint dans l’imaginaire. Cette « imaginarisation » d’une vérité, délestée de tout réel, les classiques l’appellent la « vraisemblance ».

Finalement, la paix entre art et philosophie repose tout entière sur la délimitation entre vérité et vraisemblance. Et c’est pourquoi la maxime classique par excellence est : « le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable », laquelle énonce la délimitation, et réserve à côté de l’art les droits de la philosophie. Philosophie qui, on le voit, s’accorde la possibilité de n’être pas vraisemblable. Définition classique de la philosophie : l’invraisemblable vérité.

Quel est le prix payé pour cette paix ? Sans doute, l’art est innocent, mais c’est qu’il est innocent de toute vérité. C’est-à-dire registré à l’imaginaire. En toute rigueur, dans le schème classique, l’art n’est pas une pensée. Il est tout entier dans son acte, ou son opération publique. Le « plaire » ordonne l’art à un service. On pourrait dire cela : dans la vision classique, l’art est service public. C’est bien ainsi du reste que l’entend l’État, tant dans la vassalisation de l’art et des artistes par l’absolutisme que dans la chicane moderne des crédits. L’État (sauf peut-être l’État socialiste, plutôt didactique) est, quant au nouage qui nous importe, essentiellement classique.

Récapitulons.

Didactisme, romantisme, classicisme sont les schèmes possibles du nœud entre art et philosophie, le tiers terme de ce nœud étant l’éducation des sujets, et singulièrement de la jeunesse. Dans le didactisme, la philosophie se noue à l’art dans la modalité d’une surveillance éducative de sa destination extrinsèque au vrai. Dans le romantisme, l’art réalise dans la finitude toute l’éducation subjective dont l’infinité philosophique de l’Idée est capable. Dans le classicisme, l’art capte le désir et éduque son transfert par la proposition d’un semblant de son objet. La philosophie n’est ici convoquée qu’en tant qu’esthétique : elle donne son avis sur les règles du « plaire ».

 

Ce qui caractérise à mon sens notre siècle finissant est qu’il n’a pas introduit, à échelle massive, de nouveau schème. Bien qu’on prétende qu’il est le siècle des « fins », des ruptures, des catastrophes, pour le nouage qui nous concerne je le vois plutôt comme un siècle conservateur et éclectique.

Quelles sont, au XXe siècle, les dispositions massives de la pensée ? Les singularités massivement repérables ? Je n’en vois que trois : le marxisme, la psychanalyse et l’herméneutique allemande.

Or il est clair qu’en matière de pensée de l’art le marxisme est didacticien, la psychanalyse classique, et l’herméneutique heideggerienne romantique.

Que le marxisme soit didacticien ne doit pas se prouver d’abord par l’évidence des oukases et persécutions des États socialistes. La preuve la plus sûre se trouve dans la pensée déliée et créatrice de Brecht. Pour Brecht, il y a une vérité générale et extrinsèque, une vérité de caractère scientifique. Cette vérité est le matérialisme dialectique, dont Brecht n’a jamais douté qu’il constituait le socle de la rationalité nouvelle. Cette vérité, dans son essence, est philosophique, et le « philosophe » est le personnage-guide des dialogues didactiques de Brecht ; c’est lui qui est en charge de la surveillance de l’art par la supposition latente de la vérité dialectique. En quoi du reste Brecht est stalinien, si l’on entend par stalinisme, comme il le faut, la fusion de la politique et de la philosophie matérialiste dialectique sous la juridiction de cette dernière. Ou disons que Brecht pratique un platonisme stalinisé. Le but suprême de Brecht était de créer une « société des amis de la dialectique », et le théâtre était, à bien des égards, le moyen d’une telle société. La distanciation est un protocole de surveillance philosophique « en acte » des fins éducatives du théâtre. Le semblant doit être mis à distance de lui-même afin que soit montrée, dans l’écart même, l’objectivité extrinsèque du vrai.

Au fond, la grandeur de Brecht est d’avoir obstinément cherché les règles immanentes d’un art platonicien (didactique), au lieu de se contenter, comme le fait Platon, de classer les arts existants en bons et mauvais. Son théâtre « non aristotélicien » (ce qui veut dire : non classique et, finalement, platonicien) est une invention artistique de première force dans l’élément réflexif d’une subordination de l’art. Brecht a rendu théâtralement actives les dispositions antithéâtrales de Platon. Il l’a fait en centrant l’art sur les formes de subjectivation possibles de la vérité extérieure.

De là, du reste, l’importance de la dimension épique. Car l’épique est ce qui exhibe, dans l’intervalle du jeu, le courage de la vérité. Pour Brecht, l’art ne produit nulle vérité, mais il est une élucidation, sous supposition du vrai, des conditions de son courage. L’art est, sous surveillance, une thérapeutique de la lâcheté. Pas de la lâcheté en général, mais de la lâcheté devant la vérité. C’est évidemment pourquoi la figure de Galilée est centrale, et aussi pourquoi cette pièce est le chef-d’œuvre tourmenté de Brecht, celui où tourne sur lui-même le paradoxe d’une épopée intérieure de l’extériorité du vrai.

Que l’herméneutique heideggerienne soit encore romantique est à mon avis évident. Elle expose en apparence un entrelacement indiscernable du dire du poète et du penser du penseur. L’avantage reste cependant au poète, car le penseur n’est que l’annonce du retournement, la promesse de la survenue des dieux au comble de la détresse, l’élucidation rétroactive de l’historialité de l’être. Alors que le poète effectue pour ce qui le concerne, dans la chair de la langue, le gardiennage oblitéré de l’Ouvert.

On peut dire qu’au revers du philosophe-artiste de Nietzsche Heidegger déplie la figure du poète-penseur. Mais ce qui nous importe, et caractérise le schème romantique, c’est que c’est la même vérité qui circule. Le retrait de l’être vient à la pensée dans le conjointement du poème et de son interprétation. L’interprétation ne fait que livrer le poème au tremblement de la finitude, où la pensée s’exerce à endurer le retrait de l’être comme éclaircie. Penseur et poète, dans leur appui réciproque, incarnent dans la parole le déclos de sa clôture. En quoi le poème reste, proprement, inégalable.

La psychanalyse est aristotélicienne, absolument classique. Il n’est pour s’en convaincre que de relire aussi bien les essais de Freud sur la peinture que ceux de Lacan sur le théâtre ou la poésie. L’art y est pensé comme ce qui organise que l’objet du désir, lequel est insymbolisable, advienne en soustraction au comble même d’une symbolisation. L’œuvre fait s’évanouir, dans son apparat formel, la scintillation indicible de l’objet perdu, par quoi elle s’attache invinciblement le regard ou l’oreille de celui qui s’y expose. L’œuvre d’art enchaîne un transfert, parce qu’elle exhibe, dans une configuration singulière et retorse, l’entame du symbolique par le réel, l’extimité de l’objet a, cause du désir, à l’Autre, trésor du symbolique. Par quoi son effet dernier reste imaginaire.

Je dirai alors : ce siècle, qui n’a pas pour l’essentiel modifié les doctrines du nouage entre art et philosophie n’en a pas moins éprouvé la saturation de ces doctrines. Le didactisme est saturé par l’exercice historique et étatique de l’art au service du peuple. Le romantisme est saturé par ce qu’il y a de pure promesse, toujours rattachée à la supposition du retour des dieux, dans l’appareillage heideggerien. Et le classicisme est saturé par la conscience de soi que lui accorde le complet déploiement d’une théorie du désir : d’où, si on ne cède pas aux mirages d’une « psychanalyse appliquée », la conviction ruineuse que le rapport de la psychanalyse à l’art n’est jamais qu’un service rendu à la psychanalyse elle-même. Un service gratuit de l’art.

Que les trois schèmes soient saturés tend à produire aujourd’hui une sorte de dénouage des termes, un dé-rapport désespéré entre l’art et la philosophie, et la chute pure et simple de ce qui circulait entre eux : le thème éducatif.

Les avant-gardes du siècle, du dadaïsme au situationnisme, n’ont été que des expériences d’escorte de l’art contemporain, et non la désignation adéquate des opérations de cet art. Elles ont eu un rôle de représentation plutôt que de nouage. C’est que les avant-gardes n’ont été que la recherche désespérée et instable d’un schème médiateur, d’un schème didactico-romantique. Didactiques, elles l’étaient par leur désir de mettre fin à l’art, par la dénonciation de son caractère aliéné et inauthentique. Romantiques aussi bien, par la conviction que l’art devait renaître aussitôt comme absoluité, comme conscience intégrale de ses propres opérations, comme vérité immédiatement lisible de soi-même. Considérées comme proposition d’un schème didactico-romantique, ou comme absoluité de la destruction créatrice, les avant-gardes étaient avant tout anticlassiques.

Leur limite a été qu’elles n’ont pu sceller durablement d’alliance ni avec les formes contemporaines du schème didactique ni avec celles du schème romantique. Empiriquement : le communisme de Breton et des surréalistes est resté allégorique, tout comme le fascisme de Marinetti et des futuristes. Les avant-gardes ne sont pas parvenues, comme c’était leur destination consciente, à être la direction d’un front uni anticlassique. La didactique révolutionnaire les a condamnées à raison de ce qu’elles avaient de romantique : le gauchisme de la destruction totale et de la conscience de soi façonnée ex nihilo, l’incapacité à l’action large, la division en groupuscules. Le romantisme herméneutique les a condamnées à raison de ce qu’elles avaient de didactique : l’affinité révolutionnaire, l’intellectualisme, le mépris de l’État. Et surtout, parce que le didactisme des avant-gardes se signalait par un volontarisme esthétique. Or on sait que, pour Heidegger, la volonté est l’ultime figure subjective du nihilisme contemporain.

Les avant-gardes ont aujourd’hui disparu. La situation globale est finalement la suivante : saturation des trois schèmes hérités, clôture de tout effet du seul schème tenté en ce siècle, qui était en fait un schème synthétique, le didactico-romantisme.

 

La thèse autour de laquelle ce petit livre n’est qu’une série de variations se dira alors : au regard d’une situation de saturation et de clôture, il faut tenter de proposer un nouveau schème, un quatrième mode de nouage entre philosophie et art.

La méthode d’investigation sera d’abord négative : qu’est-ce que les trois schèmes hérités, didactique, romantique et classique, ont en commun, dont il importerait aujourd’hui de se défaire ? Ce « commun » des trois schèmes concerne, je crois, le rapport de l’art et de la vérité.

Les catégories de ce rapport sont l’immanence et la singularité. « Immanence » renvoie à la question suivante : est-ce que la vérité est réellement intérieure à l’effet artistique des œuvres ? Ou bien l’œuvre d’art n’est-elle que l’instrument d’une vérité extérieure ? « Singularité » renvoie à une autre question : la vérité dont l’art témoigne lui est-elle absolument propre ? Ou peut-elle circuler dans d’autres registres de la pensée œuvrante ?

Or, que constate-t-on ? Que, dans le schème romantique, le rapport de la vérité à l’art est bien immanent (l’art expose la descente finie de l’Idée), mais non pas singulier (car il s’agit de la vérité, et la pensée du penseur ne s’accorde à rien qui diffère de ce que dévoile le dire du poète). Que, dans le didactisme, le rapport est certainement singulier (seul l’art peut exposer une vérité sous la forme du semblant), mais pas du tout immanent, car en définitive la position de la vérité est extrinsèque. Et qu’enfin, dans le classicisme, il ne s’agit que de ce qu’une vérité contraint dans l’imaginaire, sous les espèces du vraisemblable.

Dans les schèmes hérités, le rapport des œuvres artistiques à la vérité ne parvient jamais à être simultanément singulier et immanent.

On affirmera donc cette simultanéité. Ce qui se dit aussi bien : l’art lui-même est une procédure de vérité. Ou encore : l’identification philosophique de l’art relève de la catégorie de vérité. L’art est une pensée dont les œuvres sont le réel (et non l’effet). Et cette pensée, ou les vérités qu’elle active, sont irréductibles aux autres vérités, qu’elles soient scientifiques, politiques ou amoureuses. Ce qui veut dire aussi que l’art, comme pensée singulière, est irréductible à la philosophie.

Immanence : l’art est rigoureusement coextensif aux vérités qu’il prodigue.

Singularité : ces vérités ne sont données nulle part ailleurs que dans l’art.

Dans cette vision des choses, que devient le troisième terme du nœud, la fonction éducative de l’art ? L’art est éducateur tout simplement parce qu’il produit des vérités, et qu’« éducation » n’a jamais voulu rien dire (sinon dans des montages oppressifs ou pervertis) que ceci : disposer les savoirs de telle sorte que quelque vérité puisse y faire trou.

Ce pour quoi l’art éduque n’est rien d’autre que son existence. Il ne s’agit que de rencontrer cette existence, ce qui veut dire : penser une pensée.

La philosophie a dès lors comme rapport à l’art, comme à toute procédure de vérité, de le montrer comme tel. La philosophie est en effet l’entremetteuse des rencontres avec les vérités, elle est la maquerelle du vrai. Et de même que la beauté doit être dans la femme rencontrée, mais n’est nullement requise de la maquerelle, de même les vérités sont artistiques, scientifiques, amoureuses ou politiques, et non pas philosophiques.

Le problème se concentre alors sur la singularité de la procédure artistique, sur ce qui autorise sa différenciation irréductible, par exemple d’avec la science, ou d’avec la politique.

Il faut bien voir que, sous sa simplicité manifeste, je dirais presque son ingénuité, la thèse selon laquelle l’art serait une procédure de vérité sui generis, immanente et singulière, est en réalité une proposition philosophique absolument novatrice. La plupart des conséquences de cette thèse sont encore voilées, et elle contraint à un considérable travail de reformulation. On en voit le symptôme lorsqu’on constate que Deleuze, par exemple, continue à distribuer l’art du côté du sensible comme tel (affect et percept), en continuité paradoxale avec le motif hégélien de l’art comme « forme sensible de l’Idée ». Il disjoint ainsi l’art de la philosophie (vouée à l’invention des seuls concepts) selon une modalité qui laisse encore tout à fait inapparente la véritable destination de l’art comme pensée. C’est qu’à ne pas convoquer dans cette affaire la catégorie de vérité on ne parvient pas à établir le plan d’immanence où procède la différenciation entre art, science et philosophie.

La difficulté principale me paraît tenir au point suivant : quand on entreprend de penser l’art comme production immanente de vérités, quelle est l’unité pertinente de ce qui est nommé « art » ? Est-ce l’œuvre d’art, la singularité d’une œuvre ? Est-ce l’auteur, le créateur ? Ou encore autre chose ?

L’essence de la question touche en réalité au problème du rapport entre infini et fini. Une vérité est une multiplicité infinie. Je ne peux établir ici ce point par voie démonstrative, comme je l’ai fait ailleurs. Disons que c’est ce qu’ont bien vu les tenants du schème romantique, pour aussitôt oblitérer leur découverte dans le diagramme esthétique de la finitude, de l’artiste comme Christ de l’Idée. Ou, pour être plus conceptuel : l’infinité d’une vérité est ce par quoi elle se soustrait à sa pure et simple identité aux savoirs établis.

Or une œuvre d’art est essentiellement finie. Elle est finie en un triple sens. D’abord, elle s’expose comme objectivité finie dans l’espace et/ou dans le temps. Ensuite, elle est toujours normée par un principe grec d’achèvement : elle se meut dans le comblement de sa propre limite, elle indique qu’elle déploie toute la perfection dont elle est capable. Enfin et surtout, elle instruit en elle-même la question de sa propre fin, elle est la procédure convaincante de sa finitude. C’est du reste pourquoi (autre trait qui la distingue de l’infini générique du vrai) elle est en tous ses points insubstituable : une fois « laissée » à sa propre fin immanente, elle est telle qu’elle est pour toujours, et toute retouche ou modification lui est inessentielle, ou destructrice.

Je soutiendrais même volontiers que l’œuvre d’art est en fait la seule chose finie qui existe. Que l’art est création de finitude. Soit d’un multiple intrinsèquement fini, qui expose son organisation dans et par la découpe finie de sa présentation, et fait enjeu de son bornage.

Si donc on soutient que l’œuvre est vérité, il faudra soutenir du même mouvement qu’elle est descente de l’infini-vrai dans la finitude. Mais cette figure de la descente de l’infini dans le fini est précisément le noyau du schème romantique, qui pense l’art comme incarnation. Il est frappant de voir que ce schème subsiste encore chez Deleuze, pour qui l’art entretient avec l’infini chaotique un rapport plus fidèle que tout autre, précisément parce qu’il le configure dans le fini.

Il ne semble pas que le désir de proposer un schème de nouage philosophie/art qui ne soit ni classique, ni didactique, ni romantique soit compatible avec le maintien de l’œuvre comme unité pertinente d’examen de l’art sous le signe des vérités dont il est capable.

D’autant qu’il y a une difficulté supplémentaire : toute vérité s’origine d’un événement. Là encore, je laisse cette assertion à l’état d’axiome. Disons qu’il est vain d’imaginer qu’on puisse inventer quoi que ce soit (et toute vérité est invention) si rien ne se passe, si « rien n’a eu lieu que le lieu ». Car on serait alors renvoyé à une conception « géniale », ou idéaliste, de l’invention. Le problème qui doit nous occuper est qu’il est impossible de dire de l’œuvre qu’elle est à la fois une vérité et l’événement qui origine cette vérité. Il est très souvent soutenu que l’œuvre d’art doit être pensée comme singularité événementielle, plutôt que comme structure. Mais toute fusion entre événement et vérité reconduit à une vision « christique » de la vérité, puisque alors une vérité n’est que l’autorévélation événementielle d’elle-même.

La voie à suivre me paraît tenir dans un petit nombre de propositions.

– En règle générale, une œuvre n’est pas un événement. Elle est un fait de l’art, elle est ce dont la procédure artistique est tissée.

– Une œuvre n’est pas non plus une vérité. Une vérité est une procédure artistique initiée par un événement. Cette procédure n’est composée que d’œuvres. Mais elle ne se manifeste – comme infinité – dans aucune. L’œuvre est donc l’instance locale, le point différentiel d’une vérité.

– Ce point différentiel de la procédure artistique, on l’appellera son sujet. Une œuvre est sujet de la procédure artistique considérée, ou à laquelle cette œuvre appartient. Ou encore : une œuvre d’art est un point-sujet d’une vérité artistique.

– Une vérité n’a nul autre être que des œuvres, elle est un multiple (infini) générique d’œuvres. Mais ces œuvres ne tissent l’être d’une vérité artistique que selon le hasard de leurs occurrences successives.

– On peut dire aussi : une œuvre est une enquête située sur la vérité qu’elle actualise localement, ou dont elle est un fragment fini.

– L’œuvre est ainsi soumise à un principe de nouveauté. Car une enquête est rétroactivement validée comme œuvre d’art réelle en tant qu’elle est une enquête qui n’avait pas eu lieu, un point-sujet inédit de la trame d’une vérité.

– Les œuvres composent une vérité dans la dimension postévénementielle qui institue la contrainte d’une configuration artistique. Une vérité est finalement une configuration artistique, initiée par un événement (un événement est en général un groupe d’œuvres, un multiple singulier d’œuvres), et hasardeusement dépliée sous forme d’œuvres qui en sont les points-sujets.

L’unité pertinente de la pensée de l’art comme vérité immanente et singulière est donc en définitive, non pas l’œuvre, ni l’auteur, mais la configuration artistique initiée par une rupture événementielle (qui en général rend obsolète une configuration antérieure). Cette configuration, qui est un multiple générique, n’a ni nom propre, ni contour fini, ni même totalisation possible sous un seul prédicat. On ne peut l’épuiser, seulement la décrire imparfaitement. Elle est une vérité artistique, et chacun sait qu’il n’y a pas de vérité de la vérité. On la désigne généralement par des concepts abstraits (figuration, tonalité, tragédie…).

 

Que faut-il entendre, plus précisément, par « configuration artistique » ?

Une configuration n’est ni un art, ni un genre, ni une période « objective » de l’histoire d’un art, ni même un dispositif « technique ». C’est une séquence identifiable, événementiellement initiée, composée d’un complexe virtuellement infini d’œuvres, et dont il y a sens à dire qu’elle produit, dans la stricte immanence à l’art dont il s’agit, une vérité de cet art, une vérité-art. La philosophie portera trace de la configuration, en ceci qu’elle aura à montrer en quel sens cette configuration se laisse saisir par la catégorie de vérité. Inversement, du reste, le montage philosophique de la catégorie de vérité sera singularisé par les configurations artistiques du temps. De sorte qu’il est vrai que le plus souvent une configuration est pensable à la jointure du procès effectif de l’art et des philosophies qui le saisissent.

On citera par exemple la tragédie grecque, maintes fois saisie comme configuration, de Platon ou Aristote à Nietzsche. L’événement initiateur a nom « Eschyle », mais ce nom, comme tout nom événementiel, est plutôt l’index d’un vide central dans la situation antérieure de la poésie chantée. On sait qu’avec Euripide la configuration est saturée. Plutôt que le système tonal, dispositif trop structural, on citera en musique le style classique, au sens où en parle Charles Rosen, séquence identifiable entre Haydn et Beethoven. On dira sans doute que, de Cervantès à Joyce, le roman est un nom de configuration pour la prose.

On remarquera que la saturation d’une configuration (le roman narratif aux alentours de Joyce, le style classique aux alentours de Beethoven, etc.) ne signifie nullement que la configuration est une multiplicité finie. Car rien, de l’intérieur d’elle-même, ne la borne ou n’expose le principe de sa fin. La rareté des noms propres, la brièveté de la séquence sont des données empiriques sans conséquence. Du reste, au-delà des noms propres retenus comme illustrations significatives de la configuration, ou points-sujets « éclatants » de sa trajectoire générique, il y a toujours en réalité une quantité virtuellement infinie de points-sujets mineurs, ignorés, redondants, etc., qui n’en font pas moins partie de la vérité immanente dont l’être est la configuration. Il arrive certes que la configuration ne donne plus lieu à œuvres nettement perceptibles, ou à enquêtes décisives sur elle-même. Il arrive aussi qu’un événement incalculable fasse apparaître rétrospectivement la configuration comme obsolète, au regard des contraintes d’une nouvelle configuration. Mais, dans tous les cas, à la différence des œuvres qui en constituent la matière, une vérité-configuration est intrinsèquement infinie. Ce qui veut clairement dire qu’elle ignore tout maximum interne, toute acmé, toute péroraison. Il se peut du reste toujours qu’elle soit ressaisie dans les époques d’incertitude, ou réarticulée dans la nomination d’un événement nouveau.

De ce que le dégagement pensable d’une configuration se fasse souvent aux lisières de la philosophie – parce que la philosophie est sous condition de l’art en tant que vérité singulière, et donc en tant que disposé en configurations infinies –, il ne faut surtout pas conclure que c’est à la philosophie qu’il revient de penser l’art. En réalité, une configuration se pense elle-même dans les œuvres qui la composent. Car, ne l’oublions pas, une œuvre est une enquête inventive sur la configuration, qui pense donc la pensée que la configuration aura été (sous la supposition de son achèvement infini). Plus précisément : la configuration se pense dans l’épreuve d’une enquête qui simultanément la constitue localement, en dessine l’à-venir, et en réfléchit rétroactivement la courbure temporelle. De ce point de vue, il faut soutenir que l’art, configuration « en vérité » des œuvres, est en chaque point pensée de la pensée qu’il est.

Nous héritons alors d’un triple problème :

– Quelles sont les configurations contemporaines ?

– Qu’en est-il ainsi de la philosophie sous condition de l’art ?

– Où en est le thème de l’éducation ?

 

Nous laisserons le premier point. Toute la pensée contemporaine sur l’art est remplie d’enquêtes, souvent passionnantes, sur les configurations artistiques qui ont marqué le siècle : sérialisme, prose romanesque, âge des poètes, rupture de la figuration, etc.

Sur le deuxième point, je ne peux que redire mes propres convictions : la philosophie, ou plutôt une philosophie, est toujours l’élaboration d’une catégorie de vérité. Elle ne produit par elle-même aucune vérité effective. Elle saisit les vérités, les montre, les expose, énonce qu’il y en a. Ce faisant, elle tourne le temps vers l’éternité, car toute vérité, en tant qu’infinité générique, est éternelle. Enfin, elle compossibilise des vérités disparates et, de ce fait, énonce ce qu’est ce temps, celui où elle opère, en tant que temps des vérités qui y procèdent.

Sur le troisième point, on rappellera qu’il n’y a d’éducation que par les vérités. Tout l’insistant problème est qu’il y en ait, faute de quoi la catégorie philosophique de vérité est purement vide, et l’acte philosophique une ratiocination académique.

Ce « il y en a » indique une coresponsabilité de l’art, qui produit des vérités, et de la philosophie, qui, sous condition qu’il y en ait, a pour devoir, et tâche très difficile, de les montrer. Les montrer veut essentiellement dire : les distinguer de l’opinion. En sorte que la question d’aujourd’hui est celle-ci, et nulle autre : y a-t-il autre chose que de l’opinion, c’est-à-dire, on pardonnera (ou non) la provocation, y a-t-il autre chose que nos « démocraties » ?

Beaucoup répondent, et moi avec eux, oui. Oui, il y a des configurations artistiques, il y a des œuvres qui en sont les sujets pensants, il y a de la philosophie pour disjoindre conceptuellement tout cela de l’opinion. Notre temps vaut mieux que la « démocratie » dont il se targue.

On procédera d’abord, pour nourrir chez le lecteur cette conviction, à quelques identifications philosophiques des arts. Poème, théâtre, cinéma et danse en seront les prétextes.