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Un philosophe français
 répond à un poète polonais

Il y a quelques années, quand les États socialistes commençaient à s’effondrer, un poète est venu de l’Est, un vrai poète. Reconnu par son peuple. Reconnu par le prix qui chaque année, sous la garantie d’une neutralité du Nord, désigne solennellement au monde ses Grands Écrivains.

Ce poète a voulu nous donner une fraternelle leçon. Qui donc, « nous » ? Nous, gens de l’Ouest, et plus singulièrement français, saisis dans le lien de langue à nos poètes les plus récents.

Czeslaw Milosz nous a dit que, depuis Mallarmé, nous étions, et l’Ouest avec nous, enclos dans un hermétisme sans espoir. Que nous avions tari la source du poème. Que l’abstraction du philosophe était comme une glaciation du territoire poétique. Et que l’Est, armé de sa grande souffrance, gardien de sa parole vive, pouvait nous rendre le chemin d’une poésie chantée par tout un peuple.

Il nous a dit aussi, ce grand Polonais, que la poésie de l’Ouest avait succombé à une fermeture et à une opacité dont l’origine était un excès subjectif, un oubli du monde et de l’objet. Et que le poème devait retenir et offrir une connaissance dévouée à la richesse sans retenue de ce qui se présente.

Convié à donner mon sentiment, j’ai fait ce court triptyque, que je dédie à tous les points cardinaux.

a) Hermétisme

Mallarmé est-il un poète hermétique ? Bien vain de nier qu’existe une surface énigmatique du poème. Mais à quoi nous convie cette énigme sinon au partage volontaire de son opération ?

Cette idée est capitale : Le poème n’est ni une description ni une expression. Il n’est pas non plus une peinture émue de l’étendue du monde. Le poème est une opération. Le poème nous enseigne que le monde ne se présente pas comme une collection d’objets. Le monde n’est pas ce qui objecte à la pensée. Il est – pour les opérations du poème – ce dont la présence est plus essentielle que l’objectivité.

Pour penser la présence, il faut que le poème dispose une opération oblique de capture. Cette obliquité seule destitue la façade d’objets qui compose la tromperie des apparences et des opinions. Que la procédure du poème soit oblique est ce qui exige d’y entrer, plutôt que d’en être saisi.

Quand Mallarmé demande qu’on procède avec des mots « allusifs, jamais directs », il s’agit d’un impératif de désobjectivation, pour qu’advienne une présence qu’il nomme la « notion pure ». Mallarmé écrit ceci : « Le moment de la Notion d’un objet est donc le moment de la réflexion de son présent pur en lui-même ou sa pureté présente. » Le poème se concentre sur la dissolution de l’objet dans sa pureté présente, il est la constitution du moment de cette dissolution. Ce qu’on a baptisé « hermétisme » n’est que le momentané du poème, momentané qui n’est accessible que par une obliquité, obliquité que signale l’énigme. Le lecteur doit s’engager dans l’énigme pour parvenir au point momentané de la présence. Sinon, le poème n’opère pas.

Au vrai, il n’est licite de parler d’hermétisme que quand il y a science secrète, ou occulte, et qu’on a besoin pour comprendre des clefs d’une interprétation. Le poème de Mallarmé ne demande pas qu’on l’interprète, et il n’en existe nulle clef. Le poème demande qu’on entre dans son opération, et l’énigme est cette demande elle-même.

La règle est simple : s’engager dans le poème, non pour savoir de quoi il parle, mais pour penser ce qui s’y passe. Puisque le poème est une opération, il est aussi un événement. Le poème a lieu. L’énigme superficielle est l’indication de cet avoir-lieu, elle nous offre un avoir-lieu dans la langue.

J’opposerais volontiers la poésie, qui est poétisation de ce qui se passe, et le poème, qui est lui-même le lieu où ça se passe, qui est une passe de la pensée.

Cette passe de la pensée, immanente au poème, Mallarmé l’appelle « transposition ».

La transposition organise une disparition, celle du poète : « l’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète ». Remarquons en passant combien il est inexact de dire qu’un tel poème est subjectif. Mallarmé veut le contraire, un radical anonymat du sujet du poème.

La transposition produit, au creux de la langue, non pas du tout un objet, mais une Idée. Le poème est « un envol tacite d’abstractions ». « Envol » désigne son mouvement sensible, « tacite » que tout bavardage subjectif est éliminé, « abstraction » que surgit, à la fin, une notion pure, l’idée d’une présence. De cette idée l’emblème sera la Constellation, ou le Cygne, ou la Rose, ou le Tombeau.

La transposition, enfin, dispose, entre la disparition élocutoire du poète et la notion pure, l’opération elle-même, la transposition, le sens, qui agissent de façon indépendante dans la vêture de l’énigme qui en est la demande. Ou, comme le dit Mallarmé : « Le sens enseveli se meut et dispose, en chœur, des feuillets. »

« Hermétisme » est un mauvais mot pour désigner ceci : que le sens est pris dans le mouvoir du poème, dans sa disposition, et non dans son supposé référent ; que ce mouvoir opère entre l’éclipse du sujet et la dissipation de l’objet ; que ce qu’il produit est une Idée.

« Hermétisme », manié comme accusation, est le mot d’ordre d’une incompréhension spirituelle de notre temps. Ce mot d’ordre dissimule une nouveauté majeure : que le poème est simultanément indifférent au thème du sujet comme à celui de l’objet. Le vrai rapport du poème s’établit entre la pensée, qui n’est pas d’un sujet, et la présence, qui outrepasse l’objet.

Quant à l’énigme de la surface du poème, elle devrait bien plutôt séduire notre désir d’entrer dans les opérations du poème. Si nous cédons sur ce désir, si l’obscure scintillation du vers nous rebute, c’est que nous laissons triompher en nous un autre et suspect vouloir, celui, dit Mallarmé, « d’exhiber les choses à un imperturbable premier plan, en camelots activés par la pression de l’instant ».

b) À qui le poème est-il adressé ?

Le poème est, exemplairement, destiné à tous. Ni plus ni moins que les mathématiques sont destinées à tous. Par ceci, précisément, que ni le poème ni le mathème ne font acception des personnes, ils représentent, aux deux extrémités de la langue, la plus pure universalité.

Il peut exister une poésie démagogue, qui croit s’adresser à tous parce qu’elle détient la forme sensible des opinions du moment. Et il peut exister une mathématique abâtardie, parce qu’elle est au service des opportunités du commerce et de la technique. Mais ce sont là des figures étroites, qui définissent les gens – ceux à qui on s’adresse – par leur alignement sur les circonstances. Si on définit les gens, égalitairement, par la pensée, et tel est le seul sens assignable de la plus stricte égalité, alors les opérations du poème et les déductions de la mathématique sont le paradigme de ce qui s’adresse à tous.

Ce « tous » égalitaire, Mallarmé l’appelle la foule, et son fameux Livre inabouti n’avait nul autre destinataire que cette foule.

La Foule est condition de la présence du présent. Mallarmé indique rigoureusement que son époque est sans présent pour des raisons qui tiennent à l’absence d’une foule égalitaire : « Il n’est pas de Présent, non, un présent n’existe pas. Faute que se déclare la Foule. »

S’il y a aujourd’hui, nous le verrons, nous avons encore à le voir, une différence entre l’Est et l’Ouest quant à la ressource du poème, ce n’est certainement pas à la souffrance qu’il faut l’assigner, mais à ce que, de Leipzig à Pékin, la foule, peut-être, se déclare. Cette déclaration, ou ces déclarations, historiques, constituent un présent et modifient, peut-être, les conditions du poème. Son opération peut capter le latent de la foule, dans la nomination d’un événement. Le poème est alors possible comme action générale.

Si, comme c’était le cas à l’Ouest en ces tristes années quatre-vingt, et comme c’était le cas du temps de Mallarmé, la foule ne se déclare pas, alors le poème n’est possible que dans la forme de ce que Mallarmé appelle l’action restreinte.

L’action restreinte n’altère nullement que l’adresse du poème soit la foule égalitaire. Mais elle a pour point de départ, au lieu de l’événement, son défaut. C’est ainsi de son mal, de son manque, et non pas de sa suscitation déclarée dans la foule, que le poème fait matière pour le surgissement d’une constellation. Le poète doit sélectionner dans une situation pauvre de quoi monter la comédie sacrificielle d’une grandeur. Ses défections les plus intimes, ses lieux les plus indifférents, ses joies les plus courtes, l’action restreinte exige qu’il en prenne sur lui le théâtre, pour anticiper l’Idée. Ou, comme le dit superbement Mallarmé : « L’écrivain, de ses maux, dragons qu’il a choyés, ou d’une allégresse, doit s’instituer, au texte, le spirituel histrion. »

S’il y a aujourd’hui, peut-être, une différence entre l’Est et l’Ouest, ce n’est certainement pas en aval, quant au destinataire du poème, qui est toujours et partout en droit la Foule. C’est en amont, dans les conditions du poème, autorisé, peut-être, à l’Est, à l’action générale, contraint pour l’instant, à l’Ouest, à l’action restreinte. C’est tout ce que je suis en état de concéder à Milosz, à supposer que ces prédictions politiques se confirment, ce qui n’est pas assuré.

Cette distinction affecte moins l’Idée que son matériau. Elle sépare moins les opérations du poème que les dimensions de la langue que ces opérations mettent en jeu. Ou, pour reprendre une catégorie de Michel Deguy, il s’agit de savoir ce à propos de quoi on peut, dans le poème, dire que ceci est comme cela. Le champ d’exercice du « comme », d’où naît la notion pure, est restreint à l’Ouest, possiblement général à l’Est.

Car toute différence dans le poème s’établit moins comme différence entre les langues que comme différence, dans la langue, entre les registres qu’à tel ou tel moment les opérations du poème sont capables de traiter.

c) Paul Celan

Est-il de l’Est, ce Paul Antschel né en 1920 à Tchernovtsy ? Est-il de l’Ouest, ce Paul Celan marié à Gisèle de Lestrange, mort en 1970 à Paris, où il vivait depuis 1948 ? Est-il d’Europe centrale, ce poète de langue allemande ? Est-il encore d’ailleurs, ou de partout, ce juif ?

Que nous dit ce poète, le dernier, je crois, de toute une époque du poème dont le lointain prophète est Hölderlin, qui commence avec Mallarmé et Rimbaud, et qui inclut sans aucun doute Trakl, Pessoa et Mandelstam ?

Celan nous dit d’abord qu’un sens de pensée pour notre époque ne peut résulter d’un espace ouvert, d’une prise sur le Tout. Notre époque est désorientée et n’a pas de nom général. Il faut que le poème (nous retrouvons le thème de l’action restreinte) se plie à un passage étroit.

Mais, pour que le poème passe dans l’étroitesse du temps, il doit marquer et fracturer cette étroitesse par quelque chose de fragile et d’aléatoire. Notre époque suppose, pour qu’advienne une Idée, un sens, une présence, la conjonction dans les opérations du poème de l’étroitesse entrevue d’un acte et de la fragilité hasardeuse d’une marque. Écoutons Celan, dans la belle traduction de Martine Broda :

Celan nous dit ensuite que, si étroit et hasardeux que soit le chemin, nous en savons deux choses :

– Premièrement, qu’au rebours des déclarations de la sophistique moderne il y a un point fixe. Tout n’est pas glissement des jeux de langage, ou variabilité immatérielle des occurrences. L’être et la vérité, même descellés de toute prise sur le Tout, ne sont pas évanouis. On les trouvera, précairement enracinés, là où justement le Tout propose son rien.

– Deuxièmement, nous savons que nous ne sommes pas prisonniers des liens du monde. Plus essentiellement, l’idée de lien, ou de rapport, est fallacieuse. Une vérité est dé-liée, et c’est vers ce délié, vers ce point local où un lien se défait, qu’opère le poème, en direction de la présence.

Écoutons Celan nous dire, et ce qui est fixe, ce qui tient et dure, et l’emportement vers le délié :

Celan nous enseigne enfin, dans la conséquence du règne du délié, que ce sur quoi une vérité prend appui n’est pas la consistance, mais l’inconsistance. Il ne s’agit pas de formuler des jugements corrects, il s’agit de produire le murmure de l’indiscernable.

Ce qui est décisif, dans cette production d’un murmure de l’indiscernable, est l’inscription, l’écriture, ou, pour reprendre une catégorie chère à Jean-Claude Milner, la lettre. La lettre seule ne discerne pas, mais effectue.

J’ajouterai : il y a plusieurs sortes de lettres. Il y a en effet les petites lettres du mathème, mais il y a aussi le « mystère dans les Lettres » du poème, il y a ce qu’une politique prend à la lettre, il y a les lettres d’amour.

La lettre s’adresse à tous. Le savoir discerne les choses, et astreint les divisions. La lettre, qui supporte le murmure de l’indiscernable, est adressée sans division.

Tout sujet est traversable par la lettre, tout sujet est translittérable. Ce serait ma définition de la liberté dans la pensée, liberté qui est égalitaire : une pensée est libre dès lors qu’elle est translittérée par les petites lettres du mathème, les lettres mystérieuses du poème, la prise des choses à la lettre par la politique, et la lettre d’amour.

Pour être libre au regard du mystère dans les lettres, qui est le poème, il suffit que le lecteur se dispose aux opérations du poème, qu’il s’y dispose littéralement. Il faut vouloir sa propre translittération.

Ce nœud de l’inconsistance, de l’indiscernable, de la lettre et de la volonté, Celan le nomme ainsi :

Le poème formule ici une haute directive pour la pensée : que la lettre, universellement adressée, interrompe toute consistance, pour qu’advienne le bruissement d’une vérité du monde.

Nous pouvons nous dire poétiquement les uns aux autres : « il n’en tient qu’à toi ». Toi, moi, convoqués aux opérations du poème, nous écoutons le murmure de l’indiscernable.

Mais d’où vient qu’on reconnaisse le poème ? Notre chance est que, Mallarmé le souligne, dernier mot qui n’est ni de l’Ouest ni de l’Est : « Une époque sait, d’office, l’existence du poète. »

Cette chance, toutefois, il faut l’accorder, nous tardons parfois à en animer notre pensée. Milosz, sans doute, touchait aussi à ce point. Toutes les langues ont ressaisi leur puissance dans d’admirables poèmes, et il n’est que trop vrai que nous, Français longtemps sûrs de notre destin impérial, avons parfois mis bien des années, ou bien des siècles, à le découvrir.

Pour rendre hommage à l’universalité du poème dans la variété des idiomes, je dirai maintenant comment j’ai fini par concevoir l’extraordinaire importance d’un poète portugais, et, bien plus loin dans le passé, d’un poète arabe. Je montrerai que, de ces poètes aussi, notre pensée, notre philosophie se composent.