Une dialectique poétique :
Labîd ben Rabi’a et Mallarmé
Je ne crois pas beaucoup à la littérature comparée. Mais je crois à l’universalité des grands poèmes, même offerts dans cette approximation toujours presque désastreuse qu’est la traduction. Et la « comparaison » peut être une sorte de vérification expérimentale de cette universalité.
Ma comparaison concerne un poème de langue arabe et un poème de langue française. Elle s’impose à moi depuis que j’ai découvert le poème arabe, tard, trop tard, pour les raisons que j’ai dites. Ces deux poèmes me disent une proximité dans la pensée, qui est comme vivifiée, et en même temps assourdie, par l’immensité d’un écart.
Le poème de langue française est le Coup de dés de Mallarmé. Dans ce poème, rappelons-le, on voit, sur une surface maritime anonyme, un vieux Maître agiter dérisoirement sa main, qui contient les dés, et hésiter si longtemps avant de les lancer qu’il semble s’engloutir sans que le geste ait été décidé. Alors, dit Mallarmé :
Rien, de la mémorable crise où se fût l’événement accompli en vue de tout résultat nul humain, n’aura eu lieu (une élévation ordinaire verse l’absence) que le lieu, inférieur clapotis quelconque comme pour disperser l’acte vide abruptement qui sinon par son mensonge eût fondé la perdition dans ces parages du vague en quoi toute réalité se dissout.
Et pourtant, à la dernière page, surgit dans le ciel une Constellation, qui est comme le chiffre céleste de ce dont il n’y aura jamais eu la décision ici-bas.
Le poème de langue arabe est une des grandes odes dites préislamiques, une mu’allaqa attribuée à Labîd ben Rabi’a, que je reçois ici dans la traduction d’André Miquel. Ce poème naît lui aussi dans le constat d’un effondrement radical. Il proclame dès son premier vers : « Effacés, campements d’un jour et de toujours. » Le poème naît de ce que le retour du diseur au campement ne rencontre que le retour du désert. Là aussi, la nudité du lieu semble avoir englouti toute l’existence, réelle et symbolique, qui était supposée la peupler. « Vestiges ! Tous ont fui ! Vide, esseulée, la terre ! », dit le poète. Ou encore : « Lieux jadis pleins, lieux nus, délaissés au matin,/ Inutiles fossés, étoupe à l’abandon. »
Mais par une dialectique très subtile que je ne reconstitue pas ici, où les animaux du désert jouent un rôle métaphorique central, le poème va s’acheminer vers l’éloge du lignage, du clan, et susciter à la fin, comme ce à quoi était destiné le vide initial, la figure du maître du choix, et de la loi :
Toujours on voit les clans assemblés s’en remettre
À l’un de nous, qui tranche et impose ses vues.
Il assure leur droit à ceux de la tribu,
Répartit, diminue ou augmente, est seul maître
Des choix. Bon, incitant tous les autres à l’être,
Clément, il fait moisson des plus rares vertus.
Ainsi, chez Mallarmé, il y a l’impossibilité du maître à faire un choix ; il y a le fait que, dit le poème : « Le Maître hésite, cadavre par le bras écarté du secret qu’il détient, plutôt que de jouer en maniaque chenu la partie au nom des flots. » Et c’est de cette hésitation que résulte d’abord la menace que rien n’ait eu lieu que le lieu, puis le chiffre stellaire.
Pour Labîd ben Rabi’a, c’est du lieu nu qu’on part, de l’absence, de l’évanouissement désertique. Et on y puise la ressource d’évoquer un maître dont la vertu est le juste choix, la décision par tous acceptable.
Ces poèmes sont séparés par treize siècles ; leur contexte est, pour l’un, le salon bourgeois de la France impériale, pour l’autre, le nomadisme des hautes civilisations du désert d’Arabie. Leurs langues ne sont pas de même ascendance, même lointaine. L’écart est presque sans concept.
Et pourtant ! Admettons un instant que, pour Mallarmé, la Constellation qui surgit imprévisiblement après le naufrage du maître soit un symbole de ce qu’il appelle l’Idée, ou la vérité ; admettons aussi que l’existence d’un maître juste, qui sait, dit le poète, donner sûreté aux humains, faire surabonder et perdurer la part de tous, « bâtir pour nous une altière maison », oui, admettons que c’est bien aussi, un tel maître, ce dont un peuple est capable en fait de justice et de vérité. Alors, nous voyons que les deux poèmes, dans et par leur écart sans mesure, nous parlent l’un et l’autre d’une unique et singulière question. À savoir : quels sont les rapports du lieu, du maître et de la vérité ? Pourquoi faut-il que le lieu soit le lieu d’une absence, ou le lieu nu, qui n’est l’avoir-lieu que du lieu, pour que puisse être prononcé l’ajustement exact de la justice, ou de la vérité, et du destin du maître qui la supporte ?
Le poème du nomade face au campement aboli et celui du lettré occidental qui construit la chimère d’un éternel lancer de dés sur l’Océan comblent leur immense écart au point de la question qui les hante : le maître de vérité doit traverser la défection du lieu pour lequel, ou à partir duquel, il y a vérité. Il doit parier le poème au plus près d’une revanche absolue de l’indifférence de l’univers. Il ne peut donner chance poétique à une vérité que là où, peut-être, il n’y a que le désert, là où il n’y a que l’abîme. Là où rien n’a eu ni n’aura lieu. Autant dire que le maître doit risquer le poème exactement là où la ressource du poème semble avoir disparu. C’est ce que l’ode de Labîd ben Rabi’a dit avec une extraordinaire précision. On y compare en effet le campement disparu à une « écriture érodée au secret de la pierre ». On y établit une correspondance directe entre les dernières traces du camp et un texte écrit sur du sable :
Du camp reste un dessin mis à nu par les eaux,
Comme un texte où la plume a ravivé les lignes.
Le poète déclare même que l’appel poétique en direction de l’absence ne peut réellement trouver son langage :
À quoi bon appeler
Une éternité sourde, au langage indistinct ?
Il est donc tout à fait clair que l’épreuve du lieu nu et de l’absence est en même temps celle d’un effacement probable du texte, ou du poème. La pluie et le sable vont tout dissoudre et raturer.
Mais, dans des termes très voisins, Mallarmé évoque « ces parages du vague où toute réalité se dissout » et, s’agissant du maître, la quasi-certitude d’un « naufrage direct de l’homme, sans nef, n’importe où vaine ».
Notre question conjointe se précise alors : si la défection du lieu est la même chose que la défection du langage, quelle est l’expérience paradoxale qui lie à cette défection le couple poétique du maître et de la vérité ?
De cette question, l’ode arabe et le poème français nous donnent, certes, deux versions, ou deux articulations.
Pour Labîd ben Rabi’a, l’expérience désertique du campement aboli et de la langue impuissante conduit à la restitution du maître, on pourrait presque dire à sa suscitation. Elle y conduit en deux temps. D’abord un temps nostalgique, qui prend appui sur la figure de la Femme, seule rêverie qui soit à la mesure à la fois de l’absence et des traces que le sable et la pluie effacent comme un texte.
Ta nostalgie revoit les femmes qui s’en vont,
Les palanquins, abris de coton, les tentures
Qui claquent là-dessus, les fines chamarrures
Sur le berceau de bois qui d’ombre s’enveloppe.
Puis, dans un deuxième temps, une longue reconstitution d’énergie transite par l’évocation des bêtes de course du nomade, chamelle ou jument, comme des fauves auxquels elles ressemblent, loups et lions. C’est comme si à partir de cette énergie évoquée se composait le blason de la tribu.
Au cœur de ce blason vont venir le maître et la justice. Le cheminement poétique de la pensée se fait du vide à la nostalgie désirante, du désir à l’énergie du mouvement, de l’énergie au blason, et du blason au maître. Cette pensée place au début dans l’Ouvert le retrait de toutes choses, mais elle ouvre le retrait lui-même, parce que, évoquées selon leur absence, les choses ont une énergie poétique sans précédent, et que le maître vient sceller cette énergie libérée. La vérité est alors ce qu’un désir peut faire valoir quand il a habité et investi l’angoisse de la disparition.
Le propos de Mallarmé articule la question autrement. Le lieu vide est hanté par les traces d’un naufrage, et le maître est lui-même déjà à demi englouti. Il n’est pas, comme dans l’ode, un témoin penché sur l’absence, il est pris ou saisi par la disparition. Comme je l’ai dit, il hésite à jeter les dés, il fait s’équivaloir le geste et le non-geste. Et alors la Vérité surgit, comme un coup de dés idéal inscrit dans le ciel nocturne. Il faudrait sans doute dire : c’est le retrait de toutes choses qui est premier, incluant le maître. Pour que vienne l’Ouvert, il faut que le retrait soit tel qu’agir ou ne pas agir, lancer les dés ou ne pas les lancer, soient des dispositions équivalentes. Ce qui est exactement l’annulation de toute maîtrise, puisque, comme le dit exemplairement l’ode, un maître est celui qui est seul maître du choix. Pour Mallarmé, la fonction du maître est de faire s’équivaloir le choix et le non-choix. Alors il supporte jusqu’au bout la nudité du lieu. Et la vérité survient, totalement anonyme, au-dessus du lieu déserté.
On pourrait donc penser ceci, pour récapituler :
1. Il n’y a de vérité possible que sous la condition d’une traversée du lieu de la vérité comme lieu nul, absenté, désertique. Toute vérité est au péril de ceci qu’il n’y ait rien d’autre que le lieu indifférent, le sable, la pluie, l’océan, l’abîme.
2. Le sujet du dire poétique est le sujet de cette épreuve, ou de ce péril.
3. Il peut, soit en être le témoin, étant celui qui revient là où tout a disparu, soit être, de l’abolition, un transitoire survivant.
4. S’il en est le témoin, il forcera la langue à s’animer à partir du vide, à partir de sa propre impuissance, jusqu’à susciter l’intense figure du maître qu’il sera ainsi devenu.
5. S’il est le survivant, il s’efforcera de faire que l’action et la non-action soient indécidables, ou encore qu’en lui l’être soit strictement identique au non-être. Alors viendra, anonyme, l’Idée.
6. Il y a donc en apparence deux réponses possibles à notre question concernant le lien du lieu, du maître et de la vérité.
– Soit la vérité résulte de ce que le lieu, épreuve du vide et de l’absence, suscite nostalgiquement, puis activement, la fiction d’un maître qui, de la vérité, est capable.
– Soit la vérité résulte de ce que le maître a disparu dans l’anonymat du lieu vide et s’est, en somme, sacrifié pour que la vérité soit.
Dans le premier cas, le vide du lieu, l’expérience de l’angoisse créent une conjonction du maître et de la vérité.
Dans le second cas, le vide du lieu crée une disjonction du maître et de la vérité : celui-là disparaît dans l’abîme, et celle-ci, absolument impersonnelle, surgit comme au-dessus de cette disparition.
On pourrait dire que la force de la seconde voie, celle de Mallarmé, est justement de séparer la vérité de toute particularité du maître. C’est, pour parler comme en psychanalyse, une vérité sans transfert.
Mais elle comporte une double faiblesse.
– Une faiblesse subjective, parce qu’il s’agit d’une doctrine du sacrifice. Le maître reste en somme chrétien, il doit disparaître pour que la vérité surgisse. Mais un maître sacrificiel est-il ce qui nous convient ?
– Une faiblesse ontologique, parce qu’il y a finalement deux scènes, deux registres de l’être. Il y a le lieu océanique abyssal et neutre, où le geste du maître fait naufrage. Et puis il y a, au-dessus, le ciel où surgit la Constellation, et qui est, dit Mallarmé, « à l’altitude peut-être, aussi loin qu’un endroit fusionne avec au-delà ». Autrement dit : Mallarmé maintient un dualisme ontologique, et une sorte de transcendance platonicienne de la vérité.
S’agissant du poème de Labîd ben Rabi’a, forces et faiblesses philosophiques se distribuent tout autrement.
La grande force, c’est de maintenir strictement un principe d’immanence. La ressource de suscitation du maître juste au cœur du blason est poétiquement constituée à partir du vide du lieu. Elle est comme une façon de déplier cette « écriture usée », ce « texte où la plume a ravivé les lignes », dont le poète fait l’expérience quand il revient au campement abandonné. Jamais nous n’aurons une seconde scène, un autre registre de l’être. Jamais nous n’aurons une extériorité transcendante. Même le maître est, dit le poème, « l’un de nous », il n’est pas au-delà, il n’est pas la Constellation de Mallarmé.
D’autre part, ce maître n’est nullement sacrificiel ou paléochrétien. Il est au contraire établi dans la juste mesure des qualités terrestres. Il est bonté et clémence ; mieux encore, il « règle les dons de la nature » ; il est donc accordé à cette donation. Le maître que l’ode suscite, parce qu’il est un maître immanent, nomme l’accord mesuré de la nature et de la loi.
Mais la difficulté est que la vérité reste captive de la figure du maître, elle n’en est pas séparable. Le bonheur de la vérité est une seule et même chose que l’obéissance au maître. Comme le dit le poème : « Sois heureux des bienfaits du maître souverain ! » Mais peut-on être heureux de ce qui nous est distribué selon une souveraineté ? En tout cas, la vérité reste ici liée au transfert sur le maître.
Nous voici parvenus au cœur de notre problème.
Sommes-nous convoqués à quelque choix radical entre deux orientations de la pensée ? L’une, disjoignant vérité et maîtrise, exigerait la transcendance et le sacrifice. On y pourrait vouloir la vérité sans aimer le maître, mais ce vouloir s’inscrirait au-delà de la Terre, dans un lieu indexé à la mort. L’autre n’exigerait de nous ni sacrifice ni transcendance, mais au prix d’une inéluctable conjonction entre vérité et maîtrise. On y pourrait aimer la vérité sans quitter la Terre et sans rien céder à la mort. Mais il faudrait, inconditionnellement, aimer le maître.
C’est exactement ce choix, et l’impossibilité de ce choix, que j’appelle pour ma part la modernité.
Nous avons d’un côté l’univers de la science, non dans sa singularité pensante, mais dans la puissance de son organisation financière et technique. Cet univers dispose une vérité anonyme, complètement séparée de toute figure personnelle du maître. Seulement, la vérité, organisée socialement par le capitalisme moderne, exige le sacrifice de la Terre. Cette vérité est, pour la masse des consciences, totalement étrangère et extérieure. Chacun en connaît les effets, mais personne n’en domine la source. La science, dans son organisation capitaliste et technique, est une puissance transcendante, à laquelle il faut sacrifier le temps et l’espace.
Certes, l’organisation financière et technique de la science est accompagnée par la démocratie moderne. Mais qu’est-ce que la démocratie moderne ? C’est uniquement ceci : personne n’est obligé d’aimer un maître. Il n’est pas obligatoire, par exemple, que j’aime Chirac ou Jospin. En vérité, personne ne les aime, tout le monde les moque et les brocarde publiquement. C’est ça, la démocratie. Mais, d’un autre côté, je dois obéir absolument à l’organisation capitaliste et technique de la science. Les lois du marché et de la marchandise, les lois de la circulation des capitaux sont une puissance impersonnelle qui ne vous laisse aucune perspective, aucun choix véritable. Il n’y a qu’une seule politique, une politique unique. Comme le maître de Mallarmé, je dois sacrifier toute maîtrise du choix pour que la vérité scientifique, dans sa socialisation technique et capitaliste, suive son cours transcendant.
D’un autre côté, partout où on rejette cette modernité scientifique, capitaliste et démocratique, alors il faut qu’il y ait un maître, et qu’il soit obligatoire de l’aimer. Cela a été au cœur de la grande entreprise marxiste et communiste. Elle a voulu briser l’organisation capitaliste de la science. Elle a voulu que la vérité scientifique soit immanente, dominée par tous, répartie dans la puissance populaire. Elle a voulu que la vérité soit entièrement terrestre et n’exige pas le sacrifice des choix. Elle a voulu que les hommes choisissent la science et son organisation productive, au lieu que les hommes soient choisis et déterminés par cette organisation. Le communisme était l’idée d’une maîtrise collective des vérités. Mais ce qui s’est alors passé partout est qu’a surgi la figure d’un maître, parce que la vérité n’était plus séparée de la maîtrise. Et que, finalement, aimer et vouloir la vérité était aimer et vouloir ce maître. Et si on ne l’aimait pas, il y avait la terreur pour vous rappeler l’obligation de cet amour.
Nous en sommes toujours là. Nous sommes, si je puis dire, entre Mallarmé et la mu’allaqa. D’un côté, la démocratie, qui nous débarrasse de l’amour du maître, mais qui nous assujettit à la transcendance unique des lois de la marchandise, et élimine toute maîtrise sur la destinée collective, toute réalité du choix politique. D’un autre côté, le désir d’une destinée collective immanente et voulue, d’une rupture avec l’automatisme du capital. Mais alors, le despotisme terroriste, et l’obligation de l’amour du maître.
La modernité, c’est de ne pas pouvoir choisir raisonnablement pour ce qui concerne le rapport entre maîtrise et vérité. Est-ce que la vérité est disjointe du maître ? C’est la démocratie. Mais alors, la vérité est entièrement obscure, elle est la machination transcendante de l’organisation technique et capitaliste. Est-ce que la vérité est conjointe au maître ? Mais alors, elle est une sorte de terreur immanente, un transfert amoureux implacable, une fusion immobile de la puissance policière de l’État et du tremblement subjectif. Dans tous les cas, c’est la possibilité du choix qui disparaît, que le maître soit sacrifié pour une puissance anonyme, ou qu’il nous demande de nous sacrifier par amour pour lui.
Il faut, je crois, proposer à la pensée un pas en arrière. Un pas vers ce que Mallarmé et l’ode préislamique ont en commun, à savoir le désert, l’océan, le lieu nu, le vide. Il faut recomposer pour notre temps une pensée de la vérité qui soit articulée sur le vide sans passer par la figure du maître. Ni par le maître sacrifié ni par le maître suscité.
Ou encore : fonder une doctrine du choix et de la décision qui ne soit pas dans la forme initiale d’une maîtrise du choix et de la décision.
Ce point est essentiel. Il n’y a de vérité authentique que sous la condition qu’on puisse choisir la vérité, cela est certain. C’est bien pourquoi la philosophie lie, depuis toujours, vérité et liberté. Heidegger lui-même a proposé de dire que l’essence de la vérité n’était rien d’autre que la liberté. C’est indiscutable.
Mais est-ce que le choix de la vérité est forcément dans la forme d’une maîtrise ?
À la fois Labîd et Mallarmé répondent que oui. Pour soutenir jusqu’au bout l’épreuve du lieu vide et de la dépossession, il faut un maître. Celui de l’ode arabe fait le choix d’une vérité naturelle et distributive. Celui de Mallarmé montre qu’il faut sacrifier le choix lui-même, pratiquer l’équivalence du choix et du non-choix, et qu’alors surgit une vérité impersonnelle. Exactement comme aujourd’hui, dans la démocratie : choisir tel président est strictement équivalent à ne pas le choisir, car la politique sera la même, étant commandée par la transcendance de l’organisation capitaliste de la science et des aléas du marché.
Mais, dans les deux cas, il y a un maître initial, qui décide quant à la nature du choix.
La question majeure de la pensée contemporaine est à mon avis la suivante : trouver une pensée du choix et de la décision qui aille du vide à la vérité sans passer par la figure du maître, sans susciter ni sacrifier cette figure.
Il faut garder de l’ode arabe la conviction que la vérité reste immanente au lieu ; qu’elle n’est pas extérieure, qu’elle n’est pas une force impersonnelle transcendante. Mais sans susciter un maître.
Il faut garder du poème français la conviction que la vérité est anonyme, qu’elle surgit à partir du vide, qu’elle est séparée du maître. Mais sans qu’il faille absenter et sacrifier ce maître.
Toute la question peut se reformuler ainsi : comment penser la vérité comme simultanément anonyme, ou impersonnelle, et cependant immanente et terrestre ? Ou : comment penser qu’on puisse choisir la vérité, dans l’épreuve initiale du vide et du lieu nu, sans avoir à être le maître de ce choix, ni confier ce choix à un maître ?
C’est ce que ma philosophie, acceptant la condition du poème, essaie de faire. Indiquons quelques motifs à mes yeux nécessaires pour résoudre le problème.
a) Il n’y a pas la vérité, mais des vérités ; ce pluriel est capital. On assumera l’irréductible multiplicité des vérités.
b) Chaque vérité est un processus, et non un jugement ou un état de choses. Ce processus est, en droit, infini, ou inachevable.
c) On appelle sujet d’une vérité tout moment fini du processus infini de cette vérité. Le sujet n’a donc aucune maîtrise sur la vérité, et il lui est en même temps immanent.
d) Tout processus de vérité commence par un événement ; un événement est imprévisible, incalculable. C’est un supplément à la situation. Toute vérité et donc tout sujet dépendent d’un surgissement événementiel. Une vérité et un sujet de vérité ne proviennent pas de ce qu’il y a, mais de ce qui arrive, au sens fort.
e) L’événement révèle le vide de la situation. Parce qu’il montre que ce qu’il y a était sans vérité.
C’est à partir de ce vide que le sujet se constitue comme fragment du processus d’une vérité. C’est ce vide qui le sépare de la situation ou du lieu, l’inscrit dans une trajectoire sans précédent. Il est donc vrai que l’épreuve du vide, du lieu comme vide, fonde le sujet d’une vérité ; mais cette épreuve ne constitue aucune maîtrise. Tout au plus peut-on dire, de façon absolument générale, qu’un sujet quelconque est le militant d’une vérité.
f) Le choix qui noue le sujet à la vérité est le choix de continuer à être. Fidélité à l’événement. Fidélité au vide.
Le sujet est ce qui choisit de persévérer dans cette distance à lui-même suscitée par la révélation du vide. Le vide, qui est l’être même du lieu.
Et nous voici reconduits à notre point de départ. Car une vérité commence toujours par nommer le vide, par faire le poème du lieu abandonné. Ce à quoi un sujet est fidèle est bien ce que nous dit Labîd ben Rabi’a :
Sous un arbre isolé, très haut, à la lisière
De dunes que le vent éparpille en poussière,
Le soir se fait nuage aux étoiles cachées.
Et c’est aussi ce que nous dit Mallarmé :
L’Abîme blanchi, étale, furieux, sous une inclinaison plane désespérément d’aile, la sienne par avance retombée d’un mal à dresser le vol.
Une vérité commence par un poème du vide, continue par le choix de continuer et ne s’achève qu’à l’épuisement de sa propre infinité. Nul n’en est le maître, mais chacun peut s’y inscrire. Chacun peut dire : non, il n’y a pas que ce qu’il y a. Il y a aussi ce qui est arrivé, et dont je porte, ici et maintenant, la persistance.
La persistance ? Le poème, inscrit pour toujours, stellaire sur la page, en est le gardien exemplaire. Mais n’y a-t-il pas d’autres arts, qui se dévouent à la fugacité de l’événement, à sa disparition allusive, à ce qu’il y a d’infixé dans le devenir du vrai ? Des arts soustraits à l’impasse du maître ? Des arts de la mobilité et du « une seule fois » ? Que dire de la danse, de ces corps mobiles qui nous transportent dans l’oubli de leur poids ? Que dire du cinéma, défilement deleuzien de l’image-temps ? Que dire du théâtre, où chaque soir se joue une œuvre, toujours différente même si elle est la même, et dont un jour, acteurs disparus, décors brûlés, metteur en scène omis, il ne restera rien ? Ce sont, il faut le dire, d’autres types de configurations artistiques, plus familières, plus ductiles, et qui de surcroît, à la différence de l’impérial poème, rassemblent. La philosophie est-elle aussi à l’aise avec ces arts du passage public que dans son lien, conflit mortel ou allégeance, avec le poème ?