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Thèses sur le théâtre

1. Établir, comme il convient pour tout art, que le théâtre pense. Que faut-il entendre ici par « théâtre » ? Contrairement à la danse, qui est sous la règle unique d’un corps capable d’échanger l’air et la terre (et même la musique ne lui est pas essentielle), le théâtre est un agencement. L’agencement de composantes matérielles et idéelles extrêmement disparates, dont l’unique existence est la représentation. Ces composantes (un texte, un lieu, des corps, des voix, des costumes, des lumières, un public…) sont rassemblées dans un événement, la représentation, dont la répétition soir après soir n’empêche nullement qu’il soit chaque fois événementiel, c’est-à-dire singulier. Nous poserons alors que cet événement – quand il est réellement théâtre, art du théâtre – est un événement de pensée. Ce qui veut dire que l’agencement des composantes produit directement des idées (alors que la danse produit plutôt l’idée que le corps est porteur d’idées). Ces idées – c’est un point capital – sont des idées-théâtre. Ce qui veut dire qu’elles ne peuvent être produites en aucun autre lieu, par nul autre moyen. Et aussi qu’aucune des composantes prises isolément n’est apte à produire les idées-théâtre, pas même le texte. L’idée advient dans et par la représentation. Elle est irréductiblement théâtrale, et ne préexiste pas à sa venue « sur scène ».

 

2. Une idée-théâtre est d’abord une éclaircie. Vitez avait coutume de dire que le théâtre se donnait pour but de nous éclairer sur notre situation, de nous orienter dans l’histoire et dans la vie. Il écrivait que le théâtre devait rendre lisible l’inextricable vie. Le théâtre est un art de la simplicité idéale, obtenue par une frappe typique. Cette simplicité est elle-même prise dans l’éclaircie de l’enchevêtrement vital. Le théâtre est une expérience, matérielle et textuelle, de la simplification. Il sépare ce qui est mêlé et confus, et cette séparation guide les vérités dont il est capable. N’allons cependant pas croire que l’obtention de la simplicité soit elle-même simple. En mathématiques, simplifier un problème ou une démonstration relève très souvent de l’art intellectuel le plus dense. Et de même, au théâtre, séparer et simplifier l’inextricable vie exige les moyens d’art les plus variés et les plus difficiles. L’idée-théâtre, comme éclaircie publique de l’histoire ou de la vie, n’advient qu’au comble de l’art.

 

3. L’inextricable vie, c’est essentiellement deux choses : le désir qui circule entre les sexes, et les figures, exaltées ou mortifères, du pouvoir politique et social. C’est à partir de là qu’il y a eu, qu’il y a toujours, la tragédie et la comédie. La tragédie est le jeu du Grand Pouvoir et des impasses du désir. La comédie est le jeu des petits pouvoirs, des rôles de pouvoir, et de la circulation phallique du désir. Ce que pense la tragédie est en somme l’épreuve étatique du désir. Ce que pense la comédie en est l’épreuve familiale. Tout genre qui se prétend intermédiaire traite la famille comme si elle était un État (Strindberg, Ibsen, Pirandello…), ou l’État comme s’il était une famille ou un couple (Claudel…). Le théâtre pense, en fin de compte, dans l’espace ouvert entre la vie et la mort, le nœud du désir et de la politique. Il le pense sous forme d’événement, c’est-à-dire d’intrigue ou de catastrophe.

 

4. L’idée-théâtre est, dans le texte ou le poème, incomplète. Car elle y est retenue dans une sorte d’éternité. Mais, justement, l’idée-théâtre, tant qu’elle n’est que dans sa forme éternelle, n’est pas encore elle-même. L’idée-théâtre ne vient que dans le temps (bref) de la représentation. L’art du théâtre est sans doute le seul qui ait à compléter une éternité par ce qui lui manque d’instantané. Le théâtre va de l’éternité vers le temps, et non l’inverse. Il faut alors comprendre que la mise en scène, qui gouverne – comme elle le peut, tant elles sont hétérogènes – les composantes du théâtre, n’est pas une interprétation, comme on le croit communément. L’acte théâtral est une complémentation singulière de l’idée-théâtre. Toute représentation est un achèvement possible de cette idée. Du corps, de la voix, de la lumière, etc., viennent achever l’idée (ou, si le théâtre manque à lui-même, l’inachever plus encore qu’elle ne l’est dans le texte). L’éphémère du théâtre, ce n’est pas directement qu’une représentation commence, s’achève, et ne laisse à la fin que des traces obscures. C’est avant tout qu’il est ceci : une idée éternelle incomplète dans l’épreuve instantanée de son achèvement.

 

5. L’épreuve temporelle contient une forte part de hasard. Le théâtre est toujours la complémentation de l’idée éternelle par un hasard un peu gouverné. La mise en scène est souvent un tri pensé des hasards. Soit que ces hasards complètent en effet l’idée, soit qu’ils la dissimulent. L’art du théâtre réside dans un choix, simultanément très instruit et aveugle (voyez comment travaillent les grands metteurs en scène) entre des configurations scéniques hasardeuses qui complètent l’idée (éternelle) par l’instant qui lui manque et d’autres configurations, parfois très séduisantes, mais qui demeurent extérieures et aggravent l’incomplétude de l’idée. Il faut donc donner vérité à l’axiome : jamais une représentation de théâtre n’abolira le hasard.

 

6. Dans le hasard, il faut compter le public. Car le public fait partie de ce qui complète l’idée. Qui ne sait que, selon que le public est tel ou tel, l’acte théâtral délivre ou non l’idée-théâtre, en la complémentant ? Mais si le public fait partie du hasard, il doit lui-même être aussi hasardeux que possible. Il faut s’élever contre toute conception du public qui y verrait une communauté, une substance publique, un ensemble consistant. Le public représente l’humanité dans son inconsistance même, dans sa variété infinie. Plus il est unifié (socialement, nationalement, civilement…), moins il est utile à la complémentation de l’idée, moins il soutient, dans le temps, son éternité et son universalité. Ne vaut qu’un public générique, un public de hasard.

 

7. La critique est chargée de veiller au caractère hasardeux du public. Son office est de porter l’idée-théâtre, telle qu’elle la reçoit, bien ou mal, vers l’absent et l’anonyme. Elle convoque les gens à venir à leur tour compléter l’idée. Ou elle pense que cette idée, venue tel jour dans l’expérience hasardeuse qui la complète, ne mérite pas d’être honorée par le hasard élargi d’un public. La critique travaille donc elle aussi à la multiforme venue des idées-théâtre. Elle fait passer (ou ne pas passer) de la « première » à ces autres premières que sont les suivantes. Évidemment, si son adresse est trop restreinte, trop communautaire, trop marquée socialement (parce que le journal est de droite, ou de gauche, ou ne touche qu’un groupe « culturel », etc.), elle travaille parfois contre la généricité du public. On comptera donc sur la multiplicité, elle-même hasardeuse, des journaux et des critiques. Ce que le critique doit surveiller, ce n’est pas sa partialité, qui est requise, c’est le suivi des modes, la copie, le papotage sériel, l’esprit « voler au secours de la victoire », ou le service d’une audience par trop communautaire. Il faut reconnaître à cet égard qu’un bon critique – au service du public comme figure du hasard – est un critique capricieux, imprévisible. Quelles que puissent être les vives souffrances qu’il inflige. On ne demandera pas au critique d’être juste, on lui demandera d’être un représentant instruit du hasard public. Si, par-dessus le marché, il ne se trompe guère sur la venue des idées-théâtre, il sera un grand critique. Mais il ne sert à rien de demander à une corporation, pas plus à celle-là qu’à une autre, d’inscrire dans ses statuts l’obligation de la grandeur.

 

8. Je ne crois pas que la principale question de notre temps soit l’horreur, la souffrance, le destin ou la déréliction. Nous en somme saturés et, en outre, la fragmentation de tout cela en idées-théâtre est incessante. Nous ne voyons que du théâtre choral et compassionnel. Notre question est celle du courage affirmatif, de l’énergie locale. Se saisir d’un point, et le tenir. Notre question est donc moins celle des conditions d’une tragédie moderne que celle des conditions d’une comédie moderne. Beckett le savait, dont le théâtre, correctement complété, est hilarant. Il est plus inquiétant que nous ne sachions pas visiter Aristophane ou Plaute qu’il n’est réjouissant de vérifier une fois de plus que nous savons donner force à Eschyle. Notre temps exige une invention, celle qui noue sur scène la violence du désir et les rôles du petit pouvoir local. Celle qui transmet en idées-théâtre tout ce dont la science populaire est capable. Nous voulons un théâtre de la capacité, non de l’incapacité.

 

9. L’obstacle sur la voie d’une énergie comique contemporaine est le refus consensuel de la typification. La « démocratie » consensuelle a horreur de toute typification des catégories subjectives qui la composent. Essayez de faire gigoter sur scène et d’ensevelir sous le ridicule un pape, un grand médecin médiatique, un ponte d’institution humanitaire ou une dirigeante du syndicat des infirmières ! Nous avons infiniment plus de tabous que les Grecs. Il faut, peu à peu, les briser. Le théâtre a pour devoir de recomposer sur scène des situations vives, articulées à partir de quelques types essentiels. Et de proposer pour notre temps l’équivalent des esclaves et domestiques de la comédie, gens exclus et invisibles qui soudain, par l’effet de l’idée-théâtre, sont sur scène l’intelligence et la force, le désir et la maîtrise.

 

10. La difficulté générale du théâtre, à toutes les époques, est son rapport à l’État. Car il y est toujours adossé. Quelle est la forme moderne de cette dépendance ? Elle est délicate à régler. Il faut se soustraire à une vision de type revendicatif, qui ferait du théâtre une profession salariée comme les autres, un secteur gémissant de l’opinion publique, un fonctionnariat culturel. Mais il faut aussi se soustraire au seul fait du prince, qui installe au théâtre des lobbies courtisans, serviles au regard des fluctuations de la politique. Pour ce faire, il faut une idée générale qui, le plus souvent, utilise les équivoques et les divisions de l’État (ainsi, le comédien-courtisan, comme Molière, peut jouer le parterre contre le public noble, ou snob, ou dévot, avec la complicité du roi, qui a ses propres comptes à régler avec son entourage féodal et clérical ; et Vitez le communiste peut être nommé à Chaillot par Michel Guy, parce que l’envergure ministérielle de l’homme de goût flatte la « modernité » de Giscard d’Estaing, etc.). Il est vrai qu’il faut, pour maintenir auprès de l’État la nécessité de la venue des idées-théâtre, une idée (la décentralisation, le théâtre populaire, « élitaire pour tous », et ainsi de suite). Cette idée est pour l’instant trop imprécise, d’où notre morosité. Le théâtre doit penser sa propre idée. Ne peut nous guider que la conviction qu’aujourd’hui plus que jamais le théâtre, pour autant qu’il pense, n’est pas une donnée de la culture, mais de l’art. Le public ne va pas au théâtre pour s’y faire cultiver. Il n’est pas un chou, ou un chouchou. Le théâtre relève de l’action restreinte, et toute confrontation avec l’Audimat lui sera fatale. Le public vient au théâtre pour être frappé. Frappé par les idées-théâtre. Il n’en sort pas cultivé, mais étourdi, fatigué (penser fatigue), songeur. Il n’a pas rencontré, même dans le plus énorme rire, de quoi le satisfaire. Il a rencontré des idées dont il ne soupçonnait pas l’existence.

 

11. Peut-être est-ce ce qui distingue le théâtre du cinéma, dont il est l’apparent rival malheureux (et d’autant qu’ils se partagent bien des choses : intrigues, scénarios, costumes, séances…, mais, par-dessus tout, les acteurs, ces brigands bien-aimés) : qu’au théâtre il s’agisse explicitement, presque physiquement, de la rencontre d’une idée, alors qu’au cinéma – c’est du moins ce que je m’apprête à soutenir –, il s’agit de son passage, et presque de son fantôme.