Les faux mouvements du cinéma
Un film opère par ce qu’il retire au visible, l’image y est d’abord coupée. Le mouvement y est entravé, suspendu, retourné, arrêté. Plus essentielle que la présence est la découpe, non seulement par l’effet du montage, mais déjà et d’emblée par celui du cadrage, et de l’épuration dominée du visible. Il importe absolument au cinéma que ces fleurs montrées, comme dans telle séquence de Visconti, soient des fleurs mallarméennes, qu’elles soient les absentes de tout bouquet. Je les ai vues, ces fleurs, mais le mode propre selon lequel elles sont captives d’une découpe fait qu’il y a, indivisiblement, leur singularité et leur idéalité.
Toute la différence avec la peinture étant que ce n’est pas de les voir qui fonde en pensée l’Idée, mais de les avoir vues. Le cinéma est un art du passé perpétuel, au sens où le passé est institué de la passe. Le cinéma est visitation : de ce que j’aurais vu ou entendu, l’idée demeure en tant qu’elle passe. Organiser l’effleurement interne au visible du passage de l’idée, voilà l’opération du cinéma, dont les opérations propres d’un artiste inventent la possibilité.
Ainsi le mouvement, au cinéma, doit-il être pensé de trois façons différentes. D’une part, il rapporte l’idée à l’éternité paradoxale d’un passage, d’une visitation. Il y a une rue, dans Paris, qui s’appelle le passage de la Visitation, elle pourrait s’appeler la rue du Cinéma. Il s’agit là du cinéma comme mouvement global. D’autre part, le mouvement, par des opérations complexes, est ce qui soustrait l’image à elle-même, ce qui fait qu’elle est imprésentée, quoique inscrite. Car c’est dans le mouvement que s’incarnent les effets de coupe. Même et surtout, comme on le voit chez Straub, quand c’est l’arrêt apparent du mouvement local qui fait voir l’évidement du visible. Ou, comme chez Murnau, quand c’est l’avancée d’un tramway qui organise la topologie segmentaire d’un faubourg ombragé. Disons que nous avons là les actes du mouvement local. Et enfin, le mouvement est circulation impure dans le total des autres activités artistiques, il loge l’idée dans l’allusion contrastante, elle-même soustractive, à des arts arrachés à leur destination.
Il est en effet impossible de penser le cinéma en dehors d’une sorte d’espace général où appréhender sa connexion aux autres arts. Il est le septième art en un sens tout particulier. Il ne s’ajoute pas aux sept autres sur le même plan qu’eux, il les implique, il est le plus-un des six autres. Il opère sur eux, à partir d’eux, par un mouvement qui les soustrait à eux-mêmes.
Demandons-nous par exemple ce que Faux Mouvement de Wim Wenders doit au Wilhelm Meister de Goethe. Il s’agit là de cinéma et de roman. Il faut bien admettre que le film n’existerait pas, ou plutôt n’aurait pas existé, sans le roman. Mais quel est le sens de cette condition ? Ou, plus précisément : à quelles conditions propres au cinéma cette condition romanesque d’un film est-elle possible ? Question tortueuse, difficile. On voit bien que deux opérateurs sont convoqués : qu’il y ait récit, ou ombre de récit ; qu’il y ait personnages, ou allusions de personnages. Quelque chose dans le film opère filmiquement en écho, par exemple, du personnage de Mignon. Cependant, la liberté de la prose romanesque est de ne pas donner à voir les corps, dont l’infinité visible échappe à la plus fine description. Ici, le corps est donné par l’actrice, mais « actrice » est un mot du théâtre, un mot de la représentation. Et voici que déjà le film arrache le romanesque à lui-même par un prélèvement théâtral. Or on voit bien que l’idée filmique de Mignon est précisément logée, pour une part, dans cet arrachement. Elle est mise entre théâtre et roman, mais aussi bien dans un « ni l’un ni l’autre », dont tout l’art de Wenders est de tenir le passage.
Si maintenant je demande ce que Mort à Venise de Visconti doit à Mort à Venise de Thomas Mann, me voici aussitôt déporté dans la direction de la musique. Car la temporalité du passage est dictée, songeons à la séquence d’ouverture, beaucoup moins par le rythme prosodique de Thomas Mann que par l’adagio de la Cinquième Symphonie de Mahler. Supposons que l’idée soit ici la liaison entre la mélancolie amoureuse, le génie du lieu et la mort. Visconti monte la visitation de cette idée dans la brèche qu’une musique ouvre dans le visible, au défaut de la prose, puisque là rien ne sera dit, rien ne sera textuel. Le mouvement soustrait le romanesque à la langue, et le retient dans une lisière mouvante entre musique et lieu. Mais, à leur tour, musique et lieu échangent leurs valeurs propres, en sorte que la musique est annulée par des allusions picturales, cependant que toute stabilité picturale est dissoute dans la musique. Ces transferts et dissolutions sont cela même qui, à la fin, aura fait tout le réel du passage de l’idée.
On pourrait appeler « poétique du cinéma » le nouage des trois acceptions du mot « mouvement », dont tout l’effet est que l’Idée visite le sensible. J’insiste sur le fait qu’elle ne s’y incarne pas. Le cinéma dément la thèse classique selon laquelle l’art est la forme sensible de l’Idée. Car la visitation du sensible par l’Idée ne lui donne aucun corps. L’Idée n’est pas séparable, elle n’existe au cinéma que dans son passage. L’Idée elle-même est visitation.
Donnons un exemple. Que se passe-t-il dans Faux Mouvement quand un gros personnage lit enfin son poème, dont il a maintes fois annoncé l’existence ?
Si l’on se réfère au mouvement global, on dira que cette lecture est comme une découpe sur les courses anarchiques, l’errance de tout le groupe. Le poème est installé comme idée du poème par un effet de marge, d’interruption. Ainsi passe l’idée que tout poème est une interruption de la langue, conçue comme simple outil de communication. Le poème est une mise en arrêt de la langue sur elle-même. Sauf que, bien entendu, la langue n’est ici, filmiquement, que la course, la poursuite, une sorte d’essoufflement hagard.
Si l’on se réfère au mouvement local, on dira que la visibilité du lecteur, son propre effarement le montrent en proie à l’annulation de soi dans le texte, dans l’anonymat qu’il devient. Poème et poète se suppriment réciproquement. Le résidu est une sorte d’étonnement d’exister, étonnement d’exister qui est peut-être le vrai sujet de ce film.
Si enfin on considère le mouvement impur des arts, on voit qu’en réalité le poétique dans le film est arrachement à soi du poétique supposé au poème. Car ce qui compte est justement qu’un acteur, lui-même impurification du romanesque, lise un poème, qui n’est pas un poème, pour que soit monté le passage d’une tout autre idée, à savoir que ce personnage ne pourra pas, ne pourra jamais, en dépit de son désir éperdu, s’arrimer aux autres, constituer à partir d’eux une stabilité de son être. L’étonnement d’exister, comme souvent chez le premier Wenders, avant les anges, si je puis dire, est l’élément solipsiste, celui qui, fût-ce de très loin, énonce qu’un Allemand ne peut, en toute tranquillité, s’accorder et se lier à d’autres Allemands, faute que soit aujourd’hui prononçable, en toute clarté politique, l’être allemand comme tel. La poétique du film est ainsi, dans le nouage des trois mouvements, le passage d’une idée qui n’est pas simple. Au cinéma, comme chez Platon, les véritables idées sont des mixtes, et toute tentative d’univocité défait le poétique. Dans notre exemple, cette lecture du poème fait apparaître, ou passer, l’idée d’un lien d’idées : il y a un lien, proprement allemand, entre ce qu’est le poème, l’étonnement d’exister et l’incertitude nationale. C’est cette idée qui visite la séquence. Et pour que sa complexité, sa mixité soient ce qui nous aura convoqués à penser, il faut le nouage des trois mouvements : le mouvement global, par quoi l’idée n’est jamais que son passage, le mouvement local, par quoi elle est aussi autre que ce qu’elle est, autre que son image, et le mouvement impur, par quoi elle se loge dans des frontières mouvantes entre suppositions artistiques désertées.
Et de même que la poésie est arrêt sur la langue par l’effet d’un artifice codé de son maniement, de même les mouvements que noue la poétique du cinéma sont bien des faux mouvements.
Le mouvement global est faux, de ce que nulle mesure ne lui convient. La substructure technique règle un défilement discret et uniforme dont tout l’art est de ne tenir aucun compte. Les unités de découpe, comme les plans ou les séquences, sont finalement composées, non dans la mesure d’un temps, mais dans un principe de voisinage, de rappel, d’insistance ou de rupture, dont la pensée véritable est une topologie bien plutôt qu’un mouvement. C’est comme filtré par cet espace de composition, présent dès le tournage, que s’impose le faux mouvement par quoi l’idée n’est donnée que comme passage. Disons qu’il y a idée parce qu’il y a un espace de composition, et qu’il y a passage parce que cet espace se délivre, ou s’expose, comme temps global. Ainsi, dans Faux Mouvement, la séquence des trains qui se frôlent et s’éloignent est une métonymie de tout l’espace de composition. Son mouvement est pure exposition d’un site où proximité subjective et éloignement sont indiscernables, ce qui est en fait l’idée de l’amour chez Wenders. Le mouvement global n’est que l’étirement pseudo-narratif de ce site.
Le mouvement local est faux, car il n’est que l’effet d’une soustraction de l’image, ou aussi bien du dire, à eux-mêmes. Il n’y a pas non plus ici de mouvement originel, de mouvement en soi. Ce qu’il y a, c’est une visibilité contrainte qui, n’étant pas reproduction de quoi que ce soit – disons en passant que le cinéma est le moins mimétique des arts –, crée un effet temporel de parcours, pour que ce visible même soit attesté en quelque sorte « hors image », attesté par la pensée. Je pense par exemple à la séquence de La Soif du mal, d’Orson Welles, où le gros policier crépusculaire rend visite à Marlène Dietrich. Le temps local n’est ici induit que parce que c’est bien à Marlène Dietrich que Welles rend visite, et que l’idée n’a nulle coïncidence avec l’image, qui devrait être celle d’un policier chez une putain vieillissante. En sorte que la lenteur presque cérémonieuse de l’entretien résulte de ce que cette image apparente doit être parcourue par la pensée jusqu’au point où, par une inversion des valeurs fictives, ce soit de Marlène Dietrich et d’Orson Welles qu’il soit ici question, non d’un policier et d’une putain. Par quoi l’image est arrachée à elle-même pour être restituée au réel du cinéma. Ici, du reste, le mouvement local s’oriente vers le mouvement impur, car l’idée, qui est celle d’une génération finissante d’artistes, s’installe à la lisière du cinéma comme film et du cinéma comme configuration, ou, comme art, à la lisière du cinéma et de lui-même, ou encore du cinéma comme effectivité et du cinéma comme chose du passé.
Et enfin, le mouvement impur est le plus faux de tous, car il n’existe en réalité aucun moyen de faire mouvement d’un art à un autre. Les arts sont fermés. Nulle peinture ne se changera jamais en musique, nulle danse en poème. Toutes les tentatives directes dans ce sens sont vaines. Et pourtant, le cinéma est bien l’organisation de ces mouvements impossibles. Cependant, ce n’est encore qu’une soustraction. La citation allusive des autres arts, constitutive du cinéma, les arrache à eux-mêmes, et ce qui reste est justement la lisière ébréchée où aura passé l’idée, telle que le cinéma, et lui seul, en autorise la visitation.
Ainsi le cinéma, tel qu’aux films il existe, fait nœud de trois faux mouvements. Cette triplicité est ce par quoi il délivre comme pur passage la mixité, l’impureté idéale qui nous saisissent.
Le cinéma est un art impur. Il est bien le plus-un des arts, parasitaire et inconsistant. Mais sa force d’art contemporain est justement de faire idée, le temps d’une passe, de l’impureté de toute idée.
Mais cette impureté, comme celle de l’Idée, n’oblige-t-elle pas, pour seulement parler d’un film, à d’étranges détours, à ces « longs détours » dont Platon établit la nécessité philosophique ? On voit bien que la critique de cinéma est toujours suspendue entre le bavardage de l’empathie et la technicité historienne. À moins qu’il ne s’agisse que de raconter l’histoire (impureté romanesque fatale), ou de vanter les acteurs (impureté théâtrale). Peut-on si aisément parler d’un film ?
Il y a une première manière d’en parler qui est de dire « Ça m’a plu », ou « Ça ne m’a pas enthousiasmé ». Ce propos est indistinct, car la règle du « plaire » laisse sa norme cachée. Au regard de quelle attente tombe le jugement ? Un roman policier peut aussi plaire ou ne pas plaire, être bon ou mauvais. Ces distinctions ne font pas du roman policier en question un chef-d’œuvre de l’art littéraire. Elles désignent plutôt la qualité, la couleur du bref temps passé en sa compagnie. Après quoi vient une indifférente perte de la mémoire. Appelons ce premier temps de la parole le jugement indistinct. Il regarde l’indispensable échange des opinions, lequel porte souvent, dès la considération du temps qu’il fait, sur ce que la vie promet ou soustrait de moments agréables et précaires.
Il y a une deuxième manière de parler d’un film, qui est précisément de le défendre contre le jugement indistinct. De montrer, ce qui suppose déjà quelques arguments, que ce film n’est pas seulement situable dans la béance entre plaisir et oubli. Ce n’est pas seulement qu’il soit bien, bien dans son genre, mais qu’à son propos quelque Idée se laisse prévoir, ou fixer. Un des signes superficiels de ce changement de registre est que l’auteur du film est mentionné, mentionné comme auteur. Alors que le jugement indistinct mentionne prioritairement les acteurs, ou les effets, ou une scène frappante, ou l’histoire racontée. Cette deuxième espèce du jugement cherche à désigner une singularité dont l’auteur est l’emblème. Cette singularité est ce qui résiste au jugement indistinct. Elle tente de séparer ce qui est dit du film du mouvement général de l’opinion. Cette séparation est aussi celle qui isole un spectateur, qui a perçu et nomme la singularité, de la masse d’un public. Appelons ce jugement le jugement diacritique. Il argumente pour la considération du film comme style. Le style est ce qui est opposé à l’indistinct. Liant le style à l’auteur, le jugement diacritique propose qu’on sauve quelque chose du cinéma, qu’il ne soit pas voué à l’oubli des plaisirs. Que du cinéma quelques noms, quelques figures soient remarqués dans le temps.
Le jugement diacritique n’est en réalité que la négation fragile du jugement indistinct. L’expérience montre qu’il sauve moins les films que les noms propres d’auteurs, moins l’art du cinéma que quelques éléments dispersés des stylistiques. Je serais assez tenté de dire que le jugement diacritique est aux auteurs ce que le jugement indistinct est aux acteurs : l’index d’une remémoration provisoire. Au bout du compte, le jugement diacritique définit une forme sophistiquée, ou différentielle, de l’opinion. Il désigne, il constitue le cinéma « de qualité ». Mais l’histoire du cinéma de qualité ne dessine à la longue aucune configuration artistique. Elle dessine bien plutôt l’histoire, toujours surprenante, de la critique de cinéma. Car c’est, à toutes les époques, la critique qui fournit ses repères au jugement diacritique. La critique nomme la qualité. Mais, ce faisant, elle est encore elle-même beaucoup trop indistincte. L’art est infiniment plus rare que la meilleure critique ne peut le supposer. On le savait déjà en lisant aujourd’hui les critiques littéraires lointains, mettons Sainte-Beuve. La vision que leur sens indéniable de la qualité, leur vigueur diacritique, donne de leur siècle est artistiquement absurde.
En réalité, un oubli second enveloppe les effets du jugement diacritique, dans une durée certes différente de l’oubli que provoque le jugement indistinct, mais finalement aussi péremptoire. Cimetière d’auteurs, la qualité désigne moins l’art d’une époque que son idéologie artistique. Idéologie dans quoi, toujours, l’art véritable est une trouée.
Il faut donc imaginer une troisième manière de parler d’un film, ni indistincte ni diacritique. Je lui vois deux traits extérieurs.
Tout d’abord, le jugement l’indiffère. Car toute position défensive est abandonnée. Que le film soit bien, qu’il ait plu, qu’il ne soit pas commensurable aux objets du jugement indistinct, qu’il faille le distinguer, tout cela est silencieusement supposé dans le simple fait qu’on en parle et n’est nullement le but à atteindre. N’est-ce pas la règle qu’on applique aux œuvres artistiques établies du passé ? S’avise-t-on de trouver significatif que l’Orestie d’Eschyle ou La Comédie humaine de Balzac vous aient « bien plu » ? Qu’elles soient « franchement pas mal » ? Le jugement indistinct est alors ridicule. Mais tout autant le jugement diacritique. Il n’est pas non plus requis de s’échiner à prouver que le style de Mallarmé est supérieur à celui de Sully Prudhomme, lequel, entre parenthèses, passait en son temps pour être de la plus excellente qualité. On parlera donc du film dans l’engagement inconditionné d’une conviction d’art, non afin de l’établir, mais afin d’en tirer les conséquences. Disons que l’on passe du jugement normatif, indistinct (« c’est bien ») ou diacritique (« c’est supérieur ») à une attitude axiomatique, qui demande quels sont pour la pensée les effets de tel ou tel film.
Parlons donc de jugement axiomatique.
Et s’il est vrai que le cinéma traite l’Idée dans la guise d’une visitation, ou d’un passage, et qu’il le fait dans un élément d’impureté sans remède, parler axiomatiquement d’un film reviendra à examiner les conséquences du mode propre sur lequel une Idée est ainsi traitée par ce film. Les considérations formelles, de coupe, de plan, de mouvement global ou local, de couleur, d’actants corporels, de son, etc., ne doivent être citées qu’autant qu’elles contribuent à la « touche » de l’Idée et à la capture de son impureté native.
Un exemple : la succession des plans qui, dans le Nosferatu de Murnau, marquent l’approche du site du prince des morts. Surexposition des prairies, chevaux effarés, coupes orageuses, tout cela déplie l’Idée d’un toucher de l’imminence, d’une visitation anticipée du jour par la nuit, d’un no man’s land entre la vie et la mort. Mais, aussi bien, il y a une mixité impure de cette visitation, quelque chose de trop manifestement poétique, un suspens qui déporte la vision vers l’attente et l’inquiétude, au lieu de nous la donner à voir dans son contour établi. Notre pensée n’est pas ici contemplative, elle est elle-même emportée, elle voyage en compagnie de l’Idée plutôt qu’elle ne s’en empare. La conséquence que nous en tirons est que, justement, la pensée est possible d’une pensée-poème qui traverse l’Idée, qui est moins une découpe qu’une appréhension par la perte.
Parler d’un film sera souvent montrer comment il nous convoque à telle Idée dans la force de sa perte ; au rebours de la peinture, par exemple, qui est par excellence l’art de l’Idée minutieusement et intégralement donnée.
Ce contraste m’engage dans ce que je tiens pour la difficulté principale qu’il y a à parler axiomatiquement d’un film. C’est d’en parler en tant que film. Car quand le film organise réellement la visitation d’une Idée – et c’est ce que nous supposons puisque nous en parlons –, il est toujours dans un rapport soustractif, ou défectif, à un ou plusieurs autres arts. Tenir le mouvement de la défection, et non la plénitude de son support, est le plus délicat. Surtout que la voie formaliste, qui amène à de prétendues opérations filmiques « pures », est une impasse. Redisons-le : rien n’est pur, au cinéma, c’est intérieurement, et intégralement, qu’il est contaminé par sa situation de plus-un des arts.
Soit par exemple, derechef, la longue traversée des canaux au début de Mort à Venise de Visconti. L’idée qui passe – et que tout le reste du film à la fois suture et résilie – est celle d’un homme qui a fait ce qu’il avait à faire dans l’existence, et qui est donc au suspens, soit d’une fin, soit d’une autre vie. Or, cette idée s’organise par la convergence disparate de quantité d’ingrédients ; il y a le visage de l’acteur Dirk Bogarde, la qualité particulière d’opacité et de question que ce visage charrie, et qui relève bien, qu’on le veuille ou non, de l’art de l’acteur ; il y a les innombrables échos artistiques du style vénitien, tous en fait rattachés au thème de ce qui est achevé, soldé, retiré de l’histoire, thèmes picturaux déjà présents dans Guardi ou Canaletto, thèmes littéraires de Rousseau à Proust ; il y a, pour nous, dans ce type de voyageur des grands palaces européens, l’écho de l’incertitude subtile que trament, par exemple, les héros de Henry James ; il y a la musique de Mahler, qui est aussi bien l’achèvement distendu, exaspéré, d’une totale mélancolie, de la symphonie tonale et de son appareillage de timbres (ici, les cordes seules). Et l’on peut bien montrer comment ces ingrédients à la fois s’amplifient et se corrodent les uns les autres, dans une sorte de décomposition par excès, qui justement donne l’idée, et comme passage, et comme impureté. Mais qu’est-ce qui est ici proprement le film ?
Après tout, le cinéma n’est que prise et montage. Il n’y a rien d’autre. Je veux dire : rien d’autre qui soit « le film ». Il faut donc bien soutenir qu’envisagé selon le jugement axiomatique un film est ce qui expose le passage de l’idée selon la prise et le montage. Comment l’idée vient-elle à sa prise, voire à sa sur-prise ? Et comment est-elle montée ? Mais surtout : qu’est-ce que le fait d’être prise et montée dans le plus-un hétéroclite des arts nous révèle de singulier, et que nous ne pouvions antérieurement savoir, ou penser, de cette idée ?
Dans l’exemple du film de Visconti, il est clair que prise et montage conspirent à établir une durée. Durée excessive, homogène à la perpétuation vide de Venise, comme à la stagnation de l’adagio de Mahler, ainsi qu’à la performance d’un acteur immobile, inactif, dont on ne requiert, interminablement, que le visage. Par conséquent, ce qui de l’idée d’un homme au suspens de son être, ou de son désir, est ici capturé, c’est en fait qu’un tel homme est par lui-même immobile. Les ressources anciennes sont taries, les nouvelles possibilités sont absentes. La durée filmique, composée dans l’assortiment de plusieurs arts livrés à leurs défauts, est la visitation d’une immobilité subjective. Voici ce qu’est un homme désormais livré au caprice d’une rencontre. Un homme, comme dirait Samuel Beckett, « immobile dans le noir », jusqu’à ce que lui vienne le délice incalculable de son bourreau, c’est-à-dire de son nouveau désir, s’il vient.
Or, que ce soit le versant immobile de cette idée qui soit livré est proprement ce qui ici fait passage. On pourrait montrer que les autres arts, soit livrent l’Idée comme donation – au comble de ces arts, la peinture –, soit inventent un temps pur de l’Idée, explorent les configurations de la mouvance du pensable – au comble de ces arts, la musique. Le cinéma, par la possibilité qui lui est propre, en saisie et montage, d’amalgamer les autres arts sans les présenter, peut, et doit, organiser le passage de l’immobile.
Mais aussi bien l’immobilité du passage, comme on le montrerait aisément dans le rapport que certains plans de Straub entretiennent avec le texte littéraire, sa scansion, sa progression. Ou aussi bien avec ce que le début de Playtime de Tati institue de dialectique entre le mouvement d’une foule et la vacuité de ce qu’on pourrait appeler sa composition atomique. Par quoi Tati traite de l’espace comme condition pour un passage immobile. Parler axiomatiquement d’un film sera toujours décevant, car toujours exposé à n’en faire qu’un rival chaotique des arts primordiaux. Mais nous pouvons tenir ce fil : montrer comment ce film nous fait voyager avec cette idée, de telle sorte que nous découvrons ce que rien d’autre ne pouvait nous faire découvrir : que, comme le pensait déjà Platon, l’impur de l’Idée est toujours qu’une immobilité passe, ou qu’un passage est immobile. Et que c’est pour cela que nous oublions les idées.
Contre l’oubli, Platon convoque le mythe d’une vision première et d’une réminiscence. Parler d’un film est toujours parler d’une réminiscence : de quelle survenue, de quelle réminiscence, telle ou telle idée est-elle capable, capable pour nous ? C’est de ce point que traite tout vrai film, idée par idée. Des liens de l’impur, du mouvement et du repos, de l’oubli et de la réminiscence. Non point tant ce que nous savons que ce que nous pouvons savoir. Parler d’un film est parler moins des ressources de la pensée que de ses possibles, une fois assurées, dans la guise des autres arts, ses ressources. Indiquer ce qu’il pourrait y avoir, outre ce qu’il y a. Ou encore : comment l’impurification du pur ouvre la voie à d’autres puretés.
Par quoi le cinéma inverse l’impératif littéraire, qui se dit : faire en sorte que la purification de la langue impure ouvre la voie à des impuretés inédites. Les risques sont du reste contraires. Le cinéma, ce grand impurificateur, risque toujours de trop plaire, d’être une figure de l’abaissement. La vraie littérature, qui est purification rigoureuse, risque de s’égarer dans une proximité au concept où l’effet d’art s’exténue et où la prose (ou le poème) se suture à la philosophie.
Samuel Beckett, qui aimait fort le cinéma, et a du reste tourné-écrit un film, dont le titre fort platonicien est Film, le Film, en somme, aimait rôder aux abords du péril à quoi s’expose toute haute littérature : ne plus produire des impuretés inédites, mais stagner dans la pureté apparente du concept. Philosopher, en somme. Et donc : repérer les vérités, plutôt que de les produire. De cette errance aux lisières, Worstward Ho reste le témoin le plus accompli.