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Luis rentrait de chez Elsa, très affaibli. Son métabolisme résistait mal aux efforts qu’il devait accomplir pour prouver sa virilité. Bientôt, il ne pourrait plus surseoir à la greffe d’organes. À soixante-dix ans, c’était inéluctable. Mais voilà, chaque fois qu’il s’y décidait, un avatar politique l’en dissuadait. Cette fois, l’élection du gouvernement secret allait avoir lieu dans peu de temps ; Llapasset devait tenir jusque-là s’il voulait se voir reconduit dans sa fonction de ministre de l’Information.

Une pulsation lumineuse sur son bracelet-com l’avertit qu’un appel urgent l’attendait. Il le bascula sur la console et brancha le décodeur. Un visage apparut sur un écran rond, celui du chef des enquêtes.

— Monsieur Llapasset, des nouvelles importantes !

C’était la voix électromagnétique de son « bureau de ministre » qui traduisait les informations. L’homme avait l’air véritablement inquiet. Quelle lassitude ! Il devait réagir :

— Oui, dites-moi, brièvement, je n’ai pas de temps à perdre !

— Le central nous a signalé que deux enquêteurs étaient morts à la gare de l’Est de l’aérotrain. Au moment où ils vérifiaient l’identité d’un voyageur qui se promenait sans carte de crédit.

— Ont-ils envoyé ses coordonnées au central ?

— L’inconnu les a probablement assassinés tout de suite. Ils n’ont même pas eu le loisir d’expédier sa photo. Sans doute n’avaient-ils pas de soupçons précis.

— Et alors, c’est tout ce que vous avez à me dire, qu’est-ce que vous voulez, que je vous félicite ?

— J’ai envoyé immédiatement deux autres hommes sur la piste. L’étranger venait de l’Alpe-d’Huez, aucun doute à ce sujet. Mais, au-delà, on perd ses traces. Enfin, pas tout à fait.

Le chef des enquêtes semblait hésiter.

— Allons, expliquez-vous, dit Llapasset d’une petite voix sèche.

— C’est que… c’est tellement énorme ! Voilà, comme nous n’avions aucune preuve de son séjour dans la station de loisirs, pas de trace dans les hôtels, dans les pensions, les maisons meublées, aucun moyen de vérifier sa présence puisque la carte d’identité encéphalographique n’est pas obligatoire hors des villes de résidence, nous avons mis en place un chien électronique. Eh bien… enfin, nous en sommes presque sûrs… cet homme venait de la frontière. Il existe de fortes présomptions pour qu’il soit passé par la Confédération helvétique.

— Mais c’est impossible, le système de protection est infaillible !

Si c’était vrai, la nouvelle ne devait filtrer à aucun prix ! L’inviolabilité du Marcom n’avait rien d’une légende bien qu’elle soit devenue légendaire ; toute la sécurité intérieure des citoyens était fondée sur cet axiome. Llapasset rageait : il avait toujours préconisé l’annexion de la Suisse, mais n’avait jamais su dégager une majorité au sein de la Fédération pour le suivre dans ce projet. Comme pour son intention de réduire les prêtres de l’oniromancie, les dissidents. Pris en bloc, les membres des gouvernements secrets des treize États n’avaient pas de couilles ; ils craignaient de détruire l’équilibre du Marcom en employant la violence !

Pour le moment, Llapasset portait seul la responsabilité de l’incident ; il demanda :

— Qu’avez-vous fait des deux corps ?

— J’ai appliqué vos instructions, nous les avons fait disparaître.

— Et les enquêteurs que vous avez expédiés à l’Alpe-d’Huez, sont-ils revenus de leur mission ?

— Oui, mais je les ai consignés dans les locaux du service, personne d’autre que moi ne les a vus.

— Très bien ! Vous allez les envoyer en camp de rééducation psychologique, d’urgence. Et sans réduction de peine, vous m’avez compris.

L’homme le regardait, incrédule. Mais l’attitude de Llapasset défiait la contradiction.

— Prévenez-moi dès que ce sera fait. Et supprimez toutes les traces des enregistrements primaires de l’enquête au central. J’annule également notre conversation. Il ne faut pas qu’il reste le plus infime témoignage de cette affaire.

Luis coupa la communication. Peut-être tenait-il un atout majeur avec cette intrusion d’un espion en Marcom ? Au cas où ses amis du gouvernement secret l’obligeraient à prendre une retraite prématurée avant les prochaines élections, cette nouvelle pourrait lui servir de carte maîtresse pour les en dissuader. La menace de publier une information aussi subversive – ce qui n’était pas difficile pour le ministre responsable de ce secteur – suffirait à convaincre ses confrères de lui assurer son investiture. Ainsi, il pourrait, sans risque, séjourner une semaine ou deux en clinique. Afin d’en ressortir en pleine santé après une greffe totale d’organes, prêt à se battre pour conserver son poste durant cinquante années. Et pourquoi limiterait-il ses ambitions ?

Le chef d’enquête l’appela à nouveau. Llapasset grimaça un sourire.

— Oui ?

— C’est réglé, Monsieur.

— Très bien, restez en communication, j’ai d’autres instructions à vous donner.

Luis appuya sur le bouton secret qu’il avait démasqué. Le visage de son interlocuteur disparut. Ce désintégrateur hertzien fonctionnait bien, dommage qu’il n’ait pas l’occasion de s’en servir plus souvent. Si le ministre de l’Information l’avait pu, il aurait fait place nette en se débarrassant de ses collaborateurs directs et en les remplaçant par des ensembles électroniques, plus discrets, plus obéissants. Mais voilà, il existait des contrôles, sinon, il serait trop facile pour un responsable gouvernemental de son importance d’abuser de ses pouvoirs. Une petite dérogation à ces règles ne se remarquerait pas. Il maquillerait la disparition de ce subordonné en fuite vers la dissidence.

Première décision à prendre maintenant : arrêter discrètement le transfuge, probablement un espion et le tenir au secret. Luis Llapasset s’étendit sur un lit de camp. Il avait sobrement meublé son appartement, détestant le style dégravité et préférant le mobilier ancien. Allongé sur son matelas de plumes, son dos pesant sur le tissu de soie, il tenta de réfléchir calmement à un plan pour capturer l’inconnu.

Mais comment s’y consacrer en toute quiétude ? Son tempérament irascible s’y opposait. Llapasset n’agissait que par impulsions. Il aurait souhaité, comme tout grand politique, devancer l’événement par la spéculation ; son caractère instinctif le lui interdisait. À peine allongé, il fut soulevé d’une vraie fureur à l’idée qu’un étranger avait réussi à franchir un mur de forces inviolable.

Se levant brusquement, il parcourut son appartement de long en large, jetant des coups d’œil irrités sur ses collections de bouteilles en plastique et de revues pédophiliques scandinaves du XXe siècle. Chacun de ces objets représentait un cadeau, une offrande ; il les accumulait pour sacrifier à la mode ; il les détestait. Luis saisit au hasard un cendrier art déco et le projeta à terre avec violence. Cela le soulagea de le voir s’écraser.

Il régla son ralentisseur temporel à la force douze ; Llapasset en avait besoin pour réfléchir.

Qui choisir pour retrouver et arrêter l’inconnu ? Tous les employés de son ministère y étaient aptes, enquêteurs, indics, sondeurs d’opinion, commissaires à la pollution, dénonciateurs, mais ils dépendaient trop du système informatique pour que leur action demeure secrète. La machinerie du Marcom était bien huilée, les ministères de l’Information, de l’Ordre, de l’Intérieur formaient un ensemble complexe dont les éléments ne fonctionnaient pas séparément. Si Luis s’adressait à ses confrères pour leur demander de l’aider, ils s’empresseraient d’utiliser l’information au bénéfice de l’État. Et il ne fallait pas tabler sur la division toute théorique du Marcom en treize nations, la solidarité fédérale n’était plus à démontrer. Malgré un souverainisme larvaire, tout ce qui se passait quelque part était aussitôt connu ailleurs ; le réseau de liaison par câbles quadrillait intégralement l’ensemble du pays.

Alors ? Luis procéda à un examen des dernières nouvelles confidentielles auprès du central pour vérifier si l’étranger n’avait pas été touché par les armes neurologiques en pénétrant dans L’Isle-d’Abeau.

Pour y échapper, il aurait fallu qu’il eût des accointances en Marcom ou qu’il se fût emparé de la carte d’identité encéphalographique de l’un des informateurs. Sa marge de sécurité ne saurait durer.

D’après les derniers relevés, un homme venait d’être frappé. Était-ce l’étranger ? Il y avait de fortes présomptions pour que ce fût lui ; rares étaient les citoyens qui se risquaient à sortir sans papiers. Les armes neurologiques concernaient tous les Marcom’s dont le tracé encéphalographique ne correspondait pas exactement à celui de leur carte d’identité, soit parce qu’ils s’étaient trompés, soit parce qu’ils subissaient un début de déviation psychologique. Mais l’attaque était légère. Or, dans le cas qu’il examinait, Luis vérifiait que la puissance des armes était réglée au maximum. Un sort réservé aux dissidents qui tentaient des incursions en ville.

Il fallait neutraliser l’enquête à l’origine. Llapasset avait le privilège d’agir directement sur le central. Il prit contact pour l’interroger :

— Connaît-on l’identité de l’individu qui vient d’être atteint par les armes neurologiques ?

La machine répondit aussitôt, avec cette diction particulière qui caractérise toutes les voix artificielles, malgré les efforts pour les rendre plus humaines :

— Nous n’avons aucune idée de son tracé encéphalographique. Quand nous avons déclenché le tir, il ne portait pas de carte.

— Est-ce un dissident ?

— Non, il ne possède pas de cellule de contrôle.

— L’enquête est-elle lancée ?

— Nous attendions des instructions.

— L’homme émet-il encore ?

— Nous avons perdu son empreinte.

Luis se fit donner les dernières coordonnées relatives à la position de l’étranger, puis il ajouta :

— Ne procédez à aucune recherche, je m’en occupe personnellement, priorité ministérielle.

Simultanément, il diffusait sur le réseau une impulsion codée qui l’identifiait.

— Ordre annulé, dit la machine.

— Vous effacerez aussi l’incident sur l’enregistrement primaire.

Llapasset n’avait pas le droit d’effectuer, sans en référer au gouvernement, ce genre de manipulation dans les archives de l’Information. Tout acte de procédure devait demeurer en mémoire. Mais, à ce stade d’exception, il faudrait une enquête très approfondie pour découvrir sa forfaiture.

Deux heures venaient de s’écouler, les habitants du Marcom n’avaient vécu que dix minutes. Heureusement que le petit ministre avait pensé à forcer son installation de temps ralenti, sinon, des policiers se seraient déjà engagés à la recherche de l’étranger ou de ce qu’il en restait. Pourtant, il fallait se méfier, les armes neurologiques ne tuaient pas, elles broyaient la personnalité ; il était probable que l’espion allait se relever, repartir, malgré les profondes lésions qu’avaient subies ses facultés. Ce qui lui laissait un certain délai, maintenant que Llapasset avait déchargé l’ordinateur central de sa mission de chasse.

Luis se leva, lourd, en proie à un vrai malaise.

Car il avait trop abusé du ralentissement temporel, son organisme usé ne le supportait pas, et, surtout, sorti trop brusquement de son appartement, la rupture de rythme physiologique se révélait rude ; la vie le lâchait. Il descendit vers le sous-sol de communication pour prendre sa voiture, se traîna jusqu’au véhicule, parvint à s’y asseoir et commença à le programmer, espérant récupérer ses forces durant le trajet.

Le cœur de Luis Llapasset battait au ralenti ; le flux sanguin irriguait encore faiblement ses artères, alimentait ses cellules. Il percevait toujours le monde au moyen de ses sens, mais les impressions qu’il recevait de ses organes olfactifs et visuels, auditifs et gustatifs, tactiles, semblaient passées à travers un filtre. L’univers s’éloignait, son esprit ne réagissait plus aux stimuli extérieurs, son corps s’ankylosait.

Incapable de se ressaisir lorsqu’il vit le premier rôdeur s’approcher de la voiture et en arracher la porte.