Depuis combien de temps sa chair s’était-elle enracinée dans celle d’Elsa ? Sahel n’aurait su le dire. Dormait-elle ou fermait-elle simplement les yeux ? Il observait son visage pour déceler le moindre cillement de ses paupières. Masque de cire. Ainsi abandonnée, ses cheveux tirés, roulés sous sa nuque au cours d’un déplacement nocturne de son corps, quelle créature évoquait-elle ? Sahel plongea dans ses souvenirs pour rechercher l’image de ce front ferme et bombé, marqué par une légère dépression linéaire en son centre, qui amorçait un creux profond entre ses arcades sourcilières. Révélateur, ce nez minuscule à la courbe spirituelle ? Par sa peau plus veloutée que celle de son visage, il seyait mal à la rigueur de ses traits.
En fait, Sahel connaissait mieux cette Elsa qu’indiquait un nez espiègle, cette Elsa qu’il venait d’aimer durant plusieurs nuits ; mais il ignorait celle qui se dissimulait derrière la physionomie exigeante apparue au cours de son sommeil. Qu’il découvrit dès son réveil. Une étrangère. Quelle était cette jeune femme dont l’expression trahissait l’intransigeance et la rigueur ? N’existait-elle que pendant ses heures de repos, mystérieux double dévoilé par la nuit, et n’avait-elle aucune vie propre, seulement satisfaite de hanter les rêves et de s’y matérialiser ? Sahel détacha du sein d’Elsa sa main qui s’y était fixée, comme un coquillage ; il se déracina tout entier de la jeune femme et roula du sofa sur la moquette-climat. Il prit entre ses orteils quelques fleurettes poussées depuis hier et joua avec leurs calices. Pourquoi avait-il tenté de puiser dans son enfance une évocation du visage nocturne d’Elsa ? Ses souvenirs étaient-ils perturbés par ces mois d’amour, ces années de luxure, ces siècles de passion qu’il venait de vivre en quelques nuits ? Cherchait-il à retrouver les traits de sa mère dans ceux d’Elsa ? Sa mère qu’il n’avait jamais connue. Absence, le mot le fit dériver vers ce monde du doute et de la tristesse qu’il avait édifié jadis autour de cette créature anonyme.
Un soupçon de bleu teinta l’écaille des murs-fenêtres. Le jour qui pointait absorba vite le brun du ciel et la liqueur dorée du soleil pénétra jusque dans l’aquarium où un gros poisson-éventail déploya sa queue d’arc-en-ciel. Sahel se transporta en imagination derrière les parois de verre et s’y referma comme une huître ; il avait impérieusement cherché un moyen d’éluder la question en s’identifiant au décor aquatique. Il ressortit mentalement de l’eau et, rasséréné au cours de cet avatar, revint s’étendre auprès d’Elsa.
Le jour avait nettoyé le visage de la jeune femme, adouci son masque ; il ne restait plus trace de cette austérité que Sahel avait cru y lire. Du revers de la main, il caressa le duvet blond de son bras. La paix. L’air avait pris une consistance nouvelle qui exagérait les dimensions des choses : le décor était devenu univers, les murs-aquariums, mer, la moquette-climat, clairière. C’était l’heure et le lieu où l’héroïne du conte qu’il venait de vivre devait s’éveiller. Sahel ne pouvait plus attendre ; il désirait se gorger à nouveau de la réalité d’Elsa. Qui ouvrit les yeux et lui sourit, soumise à son appel muet. Comme elle était douce et naturelle et comme la riante expression de son visage suffisait à dissiper les hallucinations de l’aube ! Elsa le jour. Elle déplia ses bras et s’étira longuement ; son ventre adorable bombait au-dessus de son pubis rosé. Elle vit le désir dans le regard de Sahel et posa vite son doigt sur les lèvres du jeune homme en un geste d’exorcisme. Il lui sourit à son tour, plissant les ailes de son nez. Le nuage crépu de sa chevelure rayonnait dans le soleil. Elle s’attendrit sur son torse plat où les muscles pectoraux semblaient dessinés en relief par un mauvais peintre.
Durant ces quatre jours, Elsa lui avait beaucoup parlé d’elle, dévoilant sa personnalité par lambeaux afin de se retrouver plus nue devant son amant, plus vraie. Mais elle savait que ce jeu ne l’engageait pas, qu’il était superficiel, autant que le contrat qui la liait à Llapasset. Halte improbable et de courte durée. Le souvenir de son échec avec Simon Cessieu ne s’estomperait jamais. Elsa avait conscience de divaguer depuis longtemps et se délectait même de cette errance ; le fait d’aborder un nouveau rivage sous l’effet de vents favorables n’empêcherait pas les courants de la mémoire de l’entraîner vers la mort, son seul espoir sur cette terre.
Pourtant, lorsqu’elle se réveillait ainsi, après avoir fait l’amour, Elsa avait l’impression fugace de retrouver la fraîcheur de sentiment de ses dix-sept ans, aube au parfum de citronnelle, tout sentait bon autour d’elle, la lumière, l’eau des murs-aquariums, la chair chaude de Sahel, ses cheveux ; mais cette douce émotion se dissipait rapidement dès qu’elle prenait conscience d’elle-même, faisait place à une indéfinissable mélancolie, chaleureuse et tendre, comparable à celle que doit ressentir le grabataire au moment de la rémission. Sans agir ni parler, elle maintenait Sahel dans une attente intolérable.
— Veux-tu manger quelque chose ? lui demanda-t-il.
Elle esquissa une mimique qu’il interpréta comme un oui. Il se leva indolemment et marcha vers la salle de repas, essayant de se persuader qu’il vivait sept fois moins vite que ceux qui ne possédaient pas le temps ralenti ; il en chercha la preuve en comparant la lumière extérieure qui tombait des fenêtres avec celle de l’intérieur : rien ne les différenciait dans leur essence. Pourquoi se serait-il soumis au pouvoir des cabines ? Depuis qu’il vivait avec Elsa, Sahel s’efforçait de la persuader de le suivre, de fuir hors du Marcom ; un fiasco après quatre jours pour la convaincre. Son projet allait-il aboutir à une impasse ?
Il éleva la voix afin qu’elle porte jusqu’au sofa, affirmant en même temps sa volonté :
— Quand partons-nous ? Il faut prendre une décision, et vite ! Llapasset ne nous laissera pas éternellement sans réagir.
Elsa se tordit sur son lit et bougonna :
— Tais-toi, Sahel, tu m’empêches de dormir.
— Réveille-toi plutôt, c’est le moment. Tu m’as bien dit que ton ministre venait ici plusieurs fois par semaine. Étonnant qu’il ne soit pas encore arrivé. Je ne tiens pas à le rencontrer.
— Tu as peur de Llapasset ?
— Ce n’est pas ça… J’ai tout simplement horreur des vaudevilles. D’ailleurs le problème ne se situe pas à ce niveau, tu le sais bien. Ce qu’il faut pour le moment, c’est rejoindre les dissidents. Après, nous pourrons gagner la frontière.
— Ouhnouhn, toujours cette folie ! Tu es bien le petit caractériel fugueur qu’évoquait Simon.
Le rappel de cet aveu d’Elsa au sujet de ses relations avec son père le bouleversa ; il aurait tant souhaité oublier.
— Je t’en prie, Elsa, ne me parle plus de lui, ne m’en parle plus jamais !
— Excuse-moi, Sahel, je ne voulais pas… Mais je n’ai pas l’intention de partir ; enfin pas tout de suite.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui te retient en Marcom, ton appartement, ton contrat, ta sécurité ?
— Non, non, non, ce n’est pas ça…
— Alors ce sont des raisons philosophiques. Tu estimes sans doute que nous sommes parvenus à l’âge d’or ? L’âge d’or de la merde, oui ! Réfléchis, Elsa, regarde autour de toi, ce monde est vide, cette société est morte. Tu pourris à l’intérieur d’un vaste cimetière. L’espoir est de l’autre côté des frontières !
Elsa ne répondait pas. Elsa ne voulait plus parler. Tout son corps refusait viscéralement ce départ, toute sa personnalité s’insurgeait contre les propos de Sahel. Simon Cessieu avait entièrement formé son esprit, l’avait persuadée que le Marcom était une utopie réalisée ; simplement, elle, Elsa van Leyden, ne parvenait pas à s’y intégrer parce que, parce que…
Encore une fois, elle se mura dans le silence ! Sahel en sentait le poids. Comme les jours précédents, ses efforts tournaient à l’échec. Tentait-il de reconstituer leurs conversations, les mots fuyaient, les idées se déformaient, il se prenait à douter de leur réalité. Parviendrait-il à circonvenir Elsa, à la forcer d’accepter ? Parfois, il croyait qu’elle cédait, qu’elle allait céder, puis, par une brusque volte-face, alors qu’il était certain de l’avoir convaincue, qu’elle venait de dire oui, son consentement prenait un sens différent et se transformait en refus. Par quel artifice sémantique, par quel étrange glissement de sa perception du réel ?
Aujourd’hui, Sahel était décidé à en finir avec ces atermoiements ; il savait qu’Elsa s’attachait à lui, il était certain de l’aimer, il allait l’entraîner, sans s’arrêter à ses protestations, par la force, par la ruse au besoin.
En préparant des toasts de poisson aux raisins et un cocktail de légumes, il y plaça quelques grains d’un puissant somnifère dont elle usait d’ailleurs trop souvent. En précipitant l’aventure, il forcerait les apparences à se muer en certitudes. Sans quoi, en prolongeant son séjour dans cet appartement, en cédant au charme ambigu de ses rapports érotiques avec Elsa, il rejoindrait bientôt cet univers de la torpeur que savaient si bien construire les habitants du Marcom.
***
Vêtus de sobres costumes de métal filé, deux hommes flanquaient le sofa où se délassait la jeune femme, sans que Sahel les ait vus entrer. Des policiers ! Ils guignaient le corps nu d’Elsa d’une manière obscène. Celle-ci semblait indifférente. Sahel se rua en hurlant sur le plus proche des deux hommes pour lui plaquer sur le visage l’assiette qu’il portait à la main ; puis, se précipitant sur l’autre, tenta de l’étrangler. Le policier ne se débattit pas et parut s’évanouir à la première pression de ses doigts ; la hargne de Sahel se relâcha, il croyait tenir la victoire, se releva en soufflant pour voir si le premier homme ne revenait pas à la charge. Ce fut le moment que choisit le second, qui avait simulé une défaillance, pour sortir son paralyseur et en foudroyer Sahel.
Elsa contemplait sans frémir le spectacle de son amant tombé à terre, figé dans une posture grotesque. N’avait-elle pas, en secret, attendu cet instant comme une délivrance ? Tout en ressentant au creux du ventre un spasme extrêmement douloureux qui s’étendait progressivement à son estomac, à son sexe, à ses poumons, elle accueillait le rapt de Sahel comme un événement en accord logique avec sa destinée. Le sentiment de sa déroute se trouvait conforté par la scène abominable qui se déroulait devant ses yeux. Les deux policiers enfermant Sahel dans un sac élastique à mailles fines qui épousait les courbes de son corps, fixant des compensateurs de gravité sur les parois satinées, soulevant le paquet à un mètre du sol et le poussant d’une main désinvolte vers la sortie de l’appartement ; sans même se retourner pour vérifier comment Elsa réagissait, tant ils paraissaient certains de sa complicité.
Elle les regarda s’éloigner dans le couloir, consciente de son inaptitude à s’émouvoir. Llapasset avait dû les observer, les guetter durant ces quatre jours, préparant son plan, puis agissant avec les moyens d’un ministre du gouvernement secret. Tarderait-il à apparaître, pour goûter sa vengeance ? Elsa le connaissait trop pour croire qu’il éprouvât un bonheur quelconque à récupérer son bien ; par contre, elle devinait le plaisir intense que lui apporterait le fait de la mater. Il avait une revanche à prendre sur toutes les humiliations qu’elle lui avait fait subir.
Lorsqu’elle referma la porte de l’appartement, la tristesse qu’elle ressentit lui procura une jouissance confuse.