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Belgacen appréciait l’atmosphère de la mosquée ; il se sentait à l’aise dans cet immense quadrilatère où régnait une ambiance diffuse. Ombres projetées par les colonnes, pans de fumée provoqués par les cassolettes d’encens et où s’accrochaient les rayons de lumière filtrée par les moucharabiehs. Il voyait dans cette alternance presque géométrique de l’obscurité et de la clarté le dessin d’un labyrinthe abstrait dont la forme changeait à mesure que le soleil se déplaçait autour de l’édifice. Parfois, il s’asseyait pour observer les rêves d’un fidèle, à d’autres moments il s’allongeait sur une natte durant des heures, humant l’odeur acidulée de l’encens et se laissant emporter par le sommeil fertile en songes qu’il procurait. Cette vie de quiétude et d’indolence lui permettait d’attendre ces moments plus intenses lorsque le prêtre le soignait.

Car Belgacen n’était pas encore tout à fait remis du choc causé par les armes neurologiques ; de profonds traumatismes perturbaient sa compréhension du monde et le rendaient inapte à affronter le Marcom. Tout autre que Belgacen, qu’un sens aigu de la fatalité avait préparé à cette attente, ne se serait pas résigné si facilement ; mais l’homme des payvoides savait qu’il ne pourrait mener à bien sa mission sans recouvrer ses facultés intactes.

À plusieurs reprises, son comportement aberrant avait failli attirer l’attention d’un des nombreux enquêteurs qui rôdaient dans la mosquée aux heures d’affluence. L’intervention de Léo Deryme était parvenue à éviter le pire ; pourtant, ce dernier n’était pas toujours présent et l’incident grave demeurait possible.

De grands pans de réalité avaient été effacés dans l’esprit de l’espion des payvoides à la suite du court-circuit entre le conscient et l’inconscient dont il avait été victime, et remplacés par un nouveau décor mental, issu de l’univers des refoulements et du stress.

— Belgacen, dites-moi, vous voyez cette jeune femme, là, dans le coin, à l’assise de cette colonne ?

— Parfaitement.

— Que fait-elle ?

— Elle nourrit son enfant…

— Comment le nourrit-elle ?

— Au sein, elle lui donne le sein pour l’allaiter.

— Qu’en concluez-vous ?

Belgacen blêmit. Depuis qu’il avait repris conscience, il avait affirmé à plusieurs reprises qu’il tétait sa mère par le nez.

— Vous voyez pourquoi je vous traite par l’onirothérapie ; il faut que je répare ce grand désordre mental qui fait de vous un infirme.

— Combien de temps cela va-t-il encore durer ?

— Tout dépend de votre aptitude à visualiser les rêves. J’ai déjà fait quelques essais, quand vous étiez inconscient. J’ai bon espoir.

— L’homme est un coffre scellé où est enfermé le film de sa vie. Qui a le droit de l’ouvrir ?

— Moi, déclara Deryme, car je suis un élément déterminant de votre destinée, celui qui vous permettra d’assurer votre mission.

Belgacen accepta et l’oniromancien se mit immédiatement au travail, choisissant les heures nocturnes pour éviter qu’un observateur s’aperçût qu’il se livrait à des pratiques interdites.

L’homme des payvoides flottait sur un bateau de papier jaune posé sur une mer de sang ; le vaisseau avait la forme d’une arche à plusieurs étages ; il était composé d’une infinité de tiroirs faits de feuilles de journal qui rendaient compte des principales étapes de sa vie. Belgacen parlait à une femme d’un enfant qui lui appartenait et qu’elle aurait vendu. Pour prouver ces affirmations, il alla chercher le tiroir où était consigné le souvenir de ce crime. Il le trouva après des heures de fouille, entrecoupées d’épisodes baroques durant lesquels intervenaient toutes sortes de personnages confus. Mais en l’ouvrant, il découvrit que celui-ci était rempli d’une boue rouge et putride qu’il jeta à la mer. La femme s’esclaffa. Belgacen s’inquiéta : s’agissait-il seulement d’un rêve où il ne pourrait rechercher son fils ? Celui-ci n’habitait pas l’illusion, mais la réalité.

Alors il fit disparaître le bateau, et l’image onirique de la mosquée se superposa à celle de la vraie ; peu à peu, elle envahit tout l’espace et le supplanta. Deryme observait cette transformation avec inquiétude : la mosquée imaginaire de Belgacen, reconstitution précise où chaque détail, personnage, architecture, la reproduisait minutieusement, l’avait maintenant engloutie. Cette image rêvée possédait une telle intensité qu’elle ressemblait à s’y méprendre à la réalité.

C’était extrêmement dangereux ! Déjà, la veille, un jeune fidèle s’était imprudemment approché tandis que l’homme de la Ligue matérialisait un paysage de neige dans un épisode onirique ; le néophyte avait été brutalement emporté par une bourrasque avant que Léo Deryme ait eu le temps d’intervenir. Aussitôt, le paysage avait disparu. Le rêveur s’était perdu, sans doute mort de froid dans un repli de l’inconscient de Belgacen Attia. Des fragments de fantasmes interféraient avec sa vie consciente, mais, en revanche, comme si la maladie mentale provoquée par les armes neurologiques obéissait à des principes physiques d’équilibre, des portions de réalité s’enclavaient dans son univers onirique.

Aussi l’oniropracteur se glissa-t-il rapidement dans le songe de Belgacen, sous l’aspect d’un personnage que celui-ci évoquait fréquemment, sans doute un chef de l’armée appartenant à la Ligue des payvoides. Il lui dit d’un ton ferme :

— Vous faites erreur, Attia, vous avez inventé ces images pour échapper à votre mission. C’est sur le bateau que vous découvrirez le secret que vous recherchez, la femme le détient.

Cela sembla agir sur Belgacen, il effaça le décor de la mosquée qui réapparut dans sa réalité. L’arche à tiroirs se dessina à nouveau, mais la forme en était profondément modifiée. À vrai dire, ce n’était plus du tout le même bateau que dans le rêve précédent, mais, comme dans certains songes, il donnait l’impression d’être semblable. Léo Deryme comprit qu’il s’agissait bien du paysage antérieur, autrement exprimé par l’homme des payvoides. D’ailleurs, aussitôt, la femme apparut, ses cheveux avaient changé de couleur. Belgacen Attia se précipita sur elle avec violence, l’accula au bastingage, lui lia les bras à la rambarde à l’aide de tentacules de poulpe ; puis il entreprit de la torturer pour lui faire avouer où elle avait dissimulé l’enfant. Il pressait avec fureur des moitiés d’oranges sur ses seins ; le liquide fermentait en coulant sur le ventre de la femme où naquirent des embryons verdâtres qui lui perforaient la peau ; cette éclosion lui arrachait des cris de douleur.

Le prêtre se retira du rêve ; une dizaine de fidèles s’étaient amassés autour de la natte sur laquelle reposait Belgacen ; ils firent semblant de ne pas s’apercevoir du retour de Deryme. Le prêtre pensa qu’il venait de commettre sa première erreur : comment s’assurer du silence de tous ces hommes ? Il débrancha son casque, éteignit l’ampli. La projection de l’image onirique disparut. Le montreur de rêves entreprit alors de persuader les adeptes de la religion qu’il avait dû intervenir exceptionnellement dans ce cas où le sujet risquait de partir en surrêve.

 

— Comme vous le voyez, expliqua-t-il à Belgacen, en visualisant vos songes et en modifiant leur cours, je peux extirper le caillot de réel qui s’y est infiltré. Chaque fois que j’élimine un fragment de réalité, il se produit un vide dans votre inconscient où se réinsère exactement la part intime qui en avait été expulsée par les armes neurologiques. Il faudrait un biochimiste plus compétent que moi pour vous expliquer les phénomènes qui se produisent au niveau de vos cellules cérébrales, et même, je doute qu’il puisse vous renseigner. L’auto-activité spontanée des neurones durant les périodes de rêve est un domaine encore très mal connu. Ce dont je suis certain, par contre, c’est de l’efficacité de mon intervention ; dans quelque temps, vous aurez intégralement retrouvé votre personnalité.

Léo Deryme passa la main dans la longue mèche noire qui lui pendait du front et la releva ; il profitait d’une période de calme dans la mosquée pour parler librement avec l’homme des payvoides.

— Je sens effectivement que mon paysage mental s’épure, répondit Belgacen. Je parviens même à repérer spontanément les scories de réalité dans mon subconscient et à les éjecter par un simple effort de volonté.

Le prêtre fit quelques pas de côté et alla s’asseoir auprès d’une colonne, fixant l’étranger d’un air dubitatif. La veille au soir, il avait découvert le cadavre gelé du fidèle emporté par une bourrasque de songe et que le ressac d’un autre rêve avait ramené dans le réel. L’instant était-il enfin venu de lâcher l’espion de la Ligue à travers la ville ? Avant tout, il fallait connaître le but exact de sa mission ; il attaqua :

— Écoutez-moi, Attia, ce n’est plus le moment de finasser, le temps presse. J’ai bien failli vous faire disparaître lorsque je vous ai découvert dans le combinat des objets, je vous l’avoue, car politiquement, vous ne m’êtes plus d’aucune utilité. Si je vous ai gardé, si je vous ai aidé, c’est par respect envers mon passé. Mais, aujourd’hui, je prends des risques de plus en plus grands en vous retenant ici, des fidèles vous ont repéré et…

Il laissa sa phrase en suspens. Belgacen avait l’impression de reconnaître un de ses compatriotes dans ce prêtre dont le regard sombre filtrait à ­travers de longs cils. Le soleil éclaira tout à coup la mosquée ; ses rayons s’insinuaient par les arabesques des fenêtres et projetaient une dentelle de lumière dans la pénombre. Deryme se leva d’un bond, comme s’il attendait ce signal, prit le bras de Belgacen et l’entraîna dans la crypte des initiés.

— Venez, nous serons plus tranquilles là-bas, ceux qui sont partis en surrêve ne risquent pas de rapporter notre conversation.

L’homme des payvoides ne put s’empêcher de frémir en apercevant le visage blafard de Gustave Saylon, allongé dans son sépulcre de verre. Une part de son avenir reposait en cet homme. Pour la première fois depuis qu’il avait franchi les frontières du Marcom, il admit que sa vie se coulait à nouveau dans le moule préparé par le destin. Il allait pouvoir agir, après un curieux répit. Il s’accota au vinyle froid du mur, attendant que le prêtre l’interroge. Deryme posa son index et le pouce de sa main droite sur le coin externe de ses paupières, puis il les ramena lentement vers son nez. Ce geste parut le soulager infiniment, il le répéta à plusieurs reprises.

— Voilà, je ne cherche pas à vous attendrir inutilement ni à vous affoler. Je crois simplement que le moment de l’action est venu pour vous.

Il prit un temps de réflexion, ferma les yeux, laissa échapper un léger soupir.

— Mais, avant de vous lâcher dans la nature, je veux tout savoir sur les motifs de votre mission.

— Parce que le Marcom met toute la planète en péril.

— Comment est-ce possible ?

— Les informations contenues dans votre message étaient assez imprécises ; pourtant, en établissant une série d’hypothèses et en procédant à leur simulation sur ordinateur, nos experts ont pu déduire un certain nombre d’effets de l’implantation systématique des cabines dans les appartements des Marcom’s. D’après les calculs effectués, il suffit qu’un pourcentage assez faible du territoire des treize États soit soumis à des forces de dilatation spatio-temporelles pour que la Terre tout entière soit entraînée hors de son continuum. Je suis venu ici pour mesurer l’importance du danger afin de prendre des décisions en conséquence.

— Sans détour, dites-moi lesquelles ?

Deryme l’affrontait ouvertement, il ne se contenterait pas d’une réponse évasive. Belgacen aurait pu mentir habilement, mais si le prêtre s’en apercevait, il était capable de se débarrasser d’un espion encombrant en manipulant ses rêves. Attia déclara sincèrement :

— Si le seuil critique est loin d’être atteint, nous nous contenterons d’entraver la distribution des cabines et de saboter les dilatateurs temporels à la fabrication. J’ai prouvé que les frontières du Marcom n’étaient pas infranchissables, d’autres que moi pourront suivre mes traces et rencontrer des alliés dans la place. Je suis chargé d’organiser cette chaîne.

— L’aide de la religion vous est acquise, celle du parti que je représente tout au moins. Nous souhaitons ouvrir à nouveau les frontières pour retrouver le véritable sens des relations humaines. Les fanatiques du temps ralenti cherchent obscurément l’ultime paralysie de leurs corps et de leurs pensées. Nous ne pouvons permettre ce suicide. Je vous préviens cependant que votre action ne sera pas facile. Et ne croyez pas que la révélation de la menace vous aidera à trouver d’autres alliés en Marcom.

Léo Deryme se tut, fit semblant de réfléchir et posa la question que Belgacen attendait :

— En admettant que le danger vous semble crucial, que ferez-vous ?

— La guerre ! Nous connaissons tous les points faibles que comporte cette solution ; le système de défense du Marcom est certainement redoutable. Nous risquerons néanmoins toutes nos forces dans la bataille. Nous ne pouvons craindre une épouvantable fin du monde sans réagir.

La lumière de la crypte vacilla imperceptiblement, les murs blancs se teintèrent à peine de bleu, puis de jaune. Deryme expliqua :

— Nous pensons que les initiés en surrêve manifestent ainsi leur affleurement à la réalité. Ces variations d’intensité et de coloration sont probablement d’indéchiffrables messages.

— Saylon ?

— Non, Saylon dort, tout simplement.

— Savez-vous que j’ai été, comme lui, réparateur en Marcom avant la fermeture des frontières ?

Et, devant l’air stupéfait du prêtre, il lui raconta brièvement les circonstances de son départ, les raisons de son engagement.

Le montreur de rêves fit un tour de crypte, de son habituel pas de côté, puis il revint vers Belgacen et lui serra fort le bras. Il semblait très ému.

— Croyez que j’apprécie votre venue, Attia, et je donnerais ma vie pour que vous réussissiez votre mission. Malheureusement, à partir de maintenant, je risque de ne plus vous être d’un grand secours. Car je vous ai protégé, je vous ai permis de vous reconstituer en me livrant à des pratiques interdites. Leurs conséquences sont mal connues. J’en ai abusé ces derniers temps et je me sens… je ne sais comment vous dire… Jusqu’à présent j’exerçais l’oniromancie tel un prêtre, avec la distance nécessaire pour ne pas sombrer dans une folie mystique. Aujourd’hui, lorsque je plonge dans les rêves des autres, c’est devenu comme une drogue. Je ne saurais plus m’en passer.

À voir le feu qui brûlait dans les yeux de l’oniromancien, Belgacen ne douta pas que celui-ci s’engageait dans un long et difficile voyage.