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Lorsque l’étrange chose mi-végétale mi-animale fut si proche de lui qu’elle sembla le menacer. Sahel se leva et lui donna un vigoureux coup de pied ; la boule s’éparpilla en un nuage de poussière dont les grains paraissaient doués de mouvements autonomes. Suivant des itinéraires complexes, ils vinrent se regrouper à l’orée du jardin d’appartement pour produire une entité entièrement différente de la première, plante grimpante tout à fait ordinaire qui se mêla aux frondaisons de la serre. Du haut de la loggia que supportaient des piliers de grès, Sahel crut entendre un rire féminin ; il regarda vers l’épais mur de feuilles et de fleurs qui tapissait le balcon. Un frémissement léger, peut-être, il ne pouvait l’affirmer.

Ce soupçon le rendit soudain maussade, il pensa à Elsa. Mélancolie. Pourtant, il savait qu’il ne devait pas se laisser aller à son humeur, que la situation se révélait dangereuse, qu’il devait se préparer à tout affrontement. De mélancolique, il devint triste. Elsa, Elsa, comment avait-il pu l’oublier aussi vite ? Le cauchemar qu’il vivait depuis son arrivée au camp avait agi comme une gomme sur sa mémoire. En était-il ainsi de tout ? Peut-on effacer de sa vie les êtres les plus chers, les souvenirs les plus éblouissants quand il faut s’adapter aux circonstances ?

Sahel avait d’abord construit son existence autour de l’image adorée de son père ; maintenant qu’il l’avait contestée, l’univers se désorganisait, le Marcom se désagrégeait. Il avait peur. Qu’étaient devenues son inconscience, son insouciance passées ? Disparues au cours de son séjour ­effroyable du camp de rééducation ?

Une toile d’araignée frôla son visage, Sahel tenta de s’en débarrasser ; il ne put faire le moindre geste, un invisible filet l’enserrait, le ligotait.

— Ne vous inquiétez pas, vous ne risquez rien, je veux simplement vous utiliser pour une expérience sans danger. Oh ! une journée ou deux de votre temps et vous serez libre. Je consentirai même à vous donner quelques conseils pour survivre dans le camp si vous collaborez sagement avec moi.

L’inconnu se tenait devant Sahel, vêtu d’une cape qui dissimulait son petit corps ; sa tête énorme, disproportionnée, révélait des signes de nanisme ; ses paupières supérieures tombaient, basses sur ses yeux globuleux, conférant à son regard une étrange fixité qu’accentuait encore le caractère cireux de sa peau.

Devant ce masque de Mardi gras, Sahel fut pris d’une incoercible envie de rire. Il ne put la retenir, explosa en une suite de hoquets, presque douloureux, qui lui arrachaient des râles ; chaque spasme d’hilarité provoquait un nouveau fou rire qui s’achevait par des sanglots ; manquant de s’étouffer, il ruisselait de larmes, hoquetant, grimaçant ; il tentait de bloquer son rire. La contraction de sa gorge, la crispation de ses côtes rendaient cet effort insoutenable, plus la douleur augmentait, plus elle entraînait d’autres vagues d’un fou rire qui ne semblait vouloir s’achever qu’à son épuisement total. L’inconnu l’observait avec calme, s’efforçant de masquer par un sourire le tic spasmodique qui déformait sa joue gauche. Le rire de Sahel se terminait en convulsions, en gloussements, en cris qui le secouaient tout entier ; il cherchait éperdument à contenir ces derniers soubresauts en respirant à pleins poumons pour contrarier ses hoquets par de longues aspirations ; bientôt, il s’apaisa et s’affala dans le fauteuil en rotin. Il renifla à plusieurs reprises, voulut essuyer ses larmes ; son bras était immobilisé par le filet. Il faillit se laisser reprendre par sa folle hilarité ; mais la force lui manquait.

D’un geste de la tête, le nain appela la créature qui se cachait dans les feuillages de la loggia. Elle descendit par l’escalier à hélices, légère passerelle de métal entre la verrière et le sol : c’était une jeune fille très brune, gracile, presque maigre, vêtue d’un simple sari de toile claire qui découvrait la naissance ombreuse d’un sein menu. Fasciné par la souple démarche de ses jambes minces et nerveuses, l’agréable mouvement de ses pieds cambrés se posant sur les marches de fer, toute la fatigue de Sahel l’abandonna subitement ; apparition mystérieuse et enchantée. Il voulait voir son visage, mais la jeune fille tournait la tête à chaque spire de l’escalier, enveloppant sa figure dans la flamme noire de sa chevelure.

Le nain l’arrêta avant qu’elle n’atteigne le plancher, la fit virevolter de façon qu’elle se présente de dos à Sahel. D’un geste gracieux, elle tordit ses cheveux en une lourde mèche qu’elle releva en chignon sur le côté, découvrant son long cou, plus pâle que le reste de sa peau, où couraient des frisons sombres. Sahel admira sa taille élancée, ses fesses hautes, ses chevilles délicates. L’inconnu se planta devant elle, fit une révérence grotesque et déclara :

— Voici Glycine, ce n’est pas une jeune fille comme les autres, elle n’existe pas réellement !

Il attendit que ces paroles fassent l’effet de surprise qu’il escomptait. Sahel ne manifesta aucun signe d’étonnement.

— Vous avez tort de rester indifférent. Mais je crois que cela ne durera pas. Permettez-moi de me présenter : Enrico Ferenczi, artiste en biologie. Cette jeune fille est ma dernière création, le fruit de difficiles recherches. Vous allez pouvoir juger de sa réalité.

Il tapa dans ses mains et la jeune fille se défit comme la chose que Sahel avait aperçue tout à l’heure. Elle coula comme une statue de sable, s’émietta en une infinité de grains à la limite de la visibilité qui se répandirent sur le sol de la serre, se glissèrent sous l’épais couvert des plantes et disparurent.

— Vous voyez, Glycine n’est plus. Ou plutôt, elle s’est fragmentée et s’est matérialisée sous une autre forme dans ma jungle d’appartement.

Sahel se sentit gagné par le vertige ; depuis qu’il avait pénétré dans le camp de rééducation psychologique, le monde basculait dans l’incohérence, les fondements de la société s’écroulaient. Cette fois, même le sens des apparences était remis en question. Le nain s’approcha de lui ; le jeune homme observait avec un certain effroi l’artère qui battait sur sa tempe. Si ce fou mourait, comment regagnerait-il le monde réel ? N’avait-il pas été téméraire d’affronter son père, de bafouer les règles du Marcom ? N’avait-il pas perdu sa baraka en perdant Elsa ? Il décida de composer avec l’homme en qui résidait sa seule chance de survie. Du ton le plus humble possible, il demanda :

— Voulez-vous m’expliquer ce miracle, Ferenczi ?

— Maître Ferenczi ! Je revendique ce titre, il était noble jadis ; on le donnait aux artistes de génie.

Il s’arrêta de parler, fixa Sahel de ses yeux de caméléon, fit craquer une ou deux fois ses articulations en remuant ses mâchoires et reprit son discours :

— Ce n’est pas la peine d’avoir peur, jeune homme, vous êtes tombé entre de bonnes mains ; patience, je vais tout vous expliquer ; il le faut d’ailleurs pour réussir l’expérience que je veux entreprendre avec vous.

— Pouvez-vous me détacher ? demanda Sahel.

— Plus tard, c’est nécessaire que vous soyez ainsi ficelé pour ma démonstration. Je vais relâcher un peu le filet.

Le nain vint s’asseoir dans le fauteuil qui faisait face à Sahel, cilla des paupières ; quelques secondes après, le jeune homme pouvait étirer ses bras et ses jambes.

— Voyez-vous, commença Ferenczi, j’ai quitté le Marcom depuis près de quinze ans ; ou plutôt, on m’a envoyé dans ce camp pour neutraliser mes tentatives en art biologique. J’avais eu le tort d’opter pour la nouveauté et de proposer des œuvres qui n’imitaient pas celles du passé. Avant moi, aucun créateur de ce genre n’avait existé, sinon dans les films d’épouvante et les romans-feuilletons. Je prétends à cette filiation, comme eux, je veux être un pur produit de l’imagination, je revendique les pouvoirs de l’illusion.

Cette déclaration sembla l’émouvoir. Il prit un temps de réflexion, poursuivit :

— Mes débuts dans le camp furent difficiles. Vous avez pu vous rendre compte que tout n’y est pas rose ; or, à l’époque où je suis arrivé, les plus résistants n’y vivaient que quelques années. Les fauves s’entretuaient et les survivants retrouvaient rapidement leur sens civique pour regagner le Marcom. Vous pouvez me croire, en ce temps-là, il fallait être un renard parmi les grands carnassiers si l’on voulait subsister, ou un mouton pour être accepté au-dehors. Il n’y avait aucun semblant d’organisation. J’avais pourtant décidé de rester dans le camp ; à cause d’une idée fixe, malgré le danger : j’avais la liberté de poursuivre mes expériences.

Ferenczi leva la tête vers les cintres d’où tombait une lumière glauque, comme s’il cherchait une inspiration dans les entrelacs des plantes grimpantes qui montaient à l’assaut des balustres.

— J’y suis parvenu, après des années d’un difficile combat. J’ai commencé par réunir autour de moi des peintres, des sculpteurs, des artistes en électronique, des physiciens, des chimistes, des biologistes, des scénaristes pour constituer un ordre clandestin et nous opposer à l’anarchie sauvage qui régnait ici. Nous avons organisé des commandos de défense qui intervenaient chaque fois qu’un des membres de notre clan était menacé. Après des années de lutte acharnée – pas mal d’entre nous y passèrent –, nous avons obtenu un statu quo : les bandes criminelles nous épargnent, nous leur laissons le champ libre pour rançonner, tuer et piller les nouveaux arrivants, sauf s’ils appartiennent aux disciplines qui nous intéressent. C’est un ordre moral contestable ! Ici, il se justifie. À partir de ce moment, tous les créateurs ont pu reprendre leurs travaux…

— Glycine, murmura Sahel.

— N’allons pas aussi vite, s’il vous plaît. En réalité, au départ, j’étais expert en parasitologie. J’ai eu ainsi l’occasion d’étudier un petit insecte de la jungle amazonienne dont les qualités de mimétisme de groupe avaient attiré mon attention. Pour échapper à leur ennemi traditionnel, un lémurien qui se nourrit exclusivement d’insectes, ils parviennent à se conglomérer pour imiter certaines gales, certains chancres végétaux. Parfois, il faut un million d’individus pour former un simulacre dont la taille n’excède pas un centimètre carré, car ils sont absolument minuscules. Leur coloration multichromatique leur permet, à la manière d’une trame d’imprimerie où la combinaison des pixels crée la nuance, de composer n’importe quelle gamme de teintes, n’importe quel effet de matière.

Au ton légèrement emphatique qu’avait pris Ferenczi, Sahel comprit qu’il allait aborder l’aspect le plus fantastique de sa démonstration.

— C’est à partir de ces insectes que j’ai élaboré mon projet. Maintenant encore je sais qu’il était bâti sur une hypothèse délirante ; mais la patience, l’obstination et surtout… mon génie m’ont permis de réussir. Les membres de notre « clan » de créateurs avaient assez d’appuis à l’extérieur du camp, leur puissance occulte s’était développée au point d’avoir une influence politique auprès des opposants au gouvernement secret. Grâce à cela, j’ai pu me procurer les premiers spécimens d’insectes nécessaires à la réalisation de mes œuvres biologiques ; ils végétaient au milieu des phasmes dans un vivarium oublié.

Le nain prit une profonde inspiration.

— Par rapport à la tâche que j’ai accomplie pour éduquer mes collaborateurs lilliputiens, les douze travaux d’Hercule semblent dérisoires. Ces insectes que j’avais découverts et que j’avais nommés « Pulvis mutabilis » ont la particularité de se reproduire à un rythme très rapide tout en se transmettant des caractères acquis sous certaines conditions. En les soumettant à un cycle écologique artificiel, je les ai d’abord contraints à créer pour se défendre d’autres formes que les gales et les chancres qu’ils avaient l’habitude d’imiter. Je les ai placés dans cette serre, où j’ai reconstitué approximativement le décor et le climat de la jungle amazonienne, et j’y ai joué le rôle de prédateur. Il a suffi que je capture exclusivement les simulacres que produisaient mes insectes pour que, en quelques générations, une famille de « pulvis » parvînt à imiter une feuille d’eucalyptus. Le processus était entamé. Il m’a fallu des années d’un labeur insensé pour accélérer et améliorer cette faculté de mimétisme. L’année dernière, j’ai enfin atteint le résultat que je m’étais fixé : désormais, les « pulvis mutabilis » étaient capables de reproduire la forme que je souhaitais leur faire prendre avec la plus parfaite fidélité. Je suis même parvenu à entrer en communication avec eux, ou plutôt, j’ai établi une symbiose entre nous ; ce lieu est devenu leur cosmos et ils m’ont choisi comme Dieu.

Ferenczi traçait avec son bras une large figure dans l’espace. Il s’arrêta de parler durant quelques secondes, visiblement plongé dans un rêve mégalomaniaque.

Il n’y a pas un artiste au monde, pas un savant qui ait pu aboutir à ce résultat. La création de Glycine a marqué le point culminant de mon expérience. J’ai d’abord obtenu que les « pulvis mutabilis » imitent des êtres vivants, mulots, mangoustes, paresseux, félins ; ils réalisaient des simulacres de plus en plus gros, de plus en plus perfectionnés, jusqu’à ce qu’ils atteignent le sommet de l’échelle des êtres, l’homme. J’ai achevé mon œuvre en leur faisant imiter une jeune fille. J’avais cru parvenir au terme de mon expérimentation ; je l’avais dépassé. Rapidement, je me suis aperçu que la créature illusoire, formée par l’assemblage d’insectes microscopiques, disposait d’une autonomie de pensée bien supérieure à celle que j’escomptais. Le modèle que j’avais choisi pour le copier aux « pulvis mutabilis » avait été violé et battu de fraîche date. Les Marcom’s de son genre ne durent pas longtemps dans le camp. Ceux qui ne se soumettent pas immédiatement aux lois de la Communauté en réclamant leur réintégration meurent presque toujours de façon violente. Ce pauvre être que le « clan » avait recueilli était sur le point de décéder ; je l’ai bien observée, elle n’avait pas les moyens physiques et intellectuels de se défendre. Or, le leurre de Glycine en est capable. Mes insectes l’ont reproduite dans ses détails les plus infimes. Tous les « individus » qui la composent, de la taille approximative d’une molécule, peuvent contrefaire à la perfection chacune des cellules d’un être humain. Pourtant, depuis qu’elle « existe » – j’insiste sur ce terme – alors que le modèle initial est mort, il me semble que Glycine a évolué, que son comportement s’est modifié. Je crois que mes insectes ont surpassé l’original, qu’ils ont, pour me plaire, changé un certain nombre de ses caractéristiques initiales en fonction de mes goûts. Aujourd’hui, j’obtiens difficilement qu’ils se séparent, ils préfèrent désormais exister en groupe sous la forme de la jeune fille plutôt que de vivre en entités distinctes. Et j’observe jour après jour les progrès intellectuels et physiques de Glycine. Ces insectes ont accompli une sorte de mutation collective sous ma direction ; voilà pourquoi je voudrais parachever mon œuvre. Il faut que je donne un Adam à cette nouvelle Ève. C’est la raison pour laquelle je vous ai fait prisonnier, vous allez me servir de modèle et… d’appât.

En formulant cette conclusion, le nain jaugeait Sahel avec une certaine convoitise. Trop stupéfait par ce qu’il venait d’apprendre, le jeune homme ne réagissait pas.

— Comprenez-moi bien ! Si je le désire, je n’ai qu’un geste à faire pour vous offrir aux « pulvis » l’occasion de se surpasser. Mais je veux obtenir votre consentement. D’abord, vous me paraissez idéalement convenir à Glycine, d’un point de vue esthétique et intellectuel, ensuite, je pense qu’il est indispensable que vous serviez d’éducateur au simulacre que les insectes vont créer à partir de vous, cela permettra de maintenir la cohésion ultérieure de l’ensemble, de le perfectionner en utilisant vos propres motivations, enfin de faire un surhomme qui soit enfanté par l’homme. Alors, acceptez-vous ? Il ne s’agit pas de vous priver de la possession de votre corps, mais, au contraire, de le multiplier.

Toutes les convictions intimes de Sahel, en particulier la certitude de la suprématie de l’homme au sein de l’univers que lui avait inculquée son père, s’opposaient à ce qu’il participe à une entreprise qui les remettait en question. Bizarrement, il s’entendit exprimer une opinion contraire :

— J’y consens, à condition que vous m’aidiez ensuite à sortir du camp. Je peux vous avouer, Maître Ferenczi, que je me serais porté volontaire pour cette expérience même si je n’y avais pas été contraint. Un détonateur est nécessaire pour faire sauter le Marcom, qui sait si vous ne l’avez pas découvert ! Des créatures acharnées à se perfectionner et pratiquement immortelles !

En prononçant ces paroles, Sahel se sentait gagné par une formidable allégresse. Il partageait la responsabilité de l’expérience qu’allait entreprendre le nain. Pour la première fois de sa vie, il décidait.

— En effet, c’est un défi à la nature que je lance, déclara Ferenczi. En créant ce premier couple artificiel, je fabrique des mutants éternels. Qui pourrait tuer une entité dont chacune des molécules se reproduit par parthénogenèse, qui pourrait anéantir un être protéiforme et dissociable ? Le vieillissement et la dégénérescence ne peuvent atteindre mes golems, elles peuvent renouveler à perpétuité leurs cellules cérébrales. Glycine me surprend déjà par la vivacité de son intelligence, chacune des particules qui la compose est en symbiose avec les autres, les échanges d’informations entre les membres et les viscères, entre les organes sensitifs et le cerveau s’opèrent à des vitesses fantastiques, l’enrichissement de ses connaissances est sans limites. En fabriquant ce couple futur, j’associe deux formes de pensée humaine, je donne au nouvel être fait à partir des « pulvis mutabilis » la possibilité de concevoir un univers masculin-féminin dont chacun des éléments sera à la fois autonome et complémentaire, indépendant et indivisible.

Ferenczi se tut, par la fente de ses paupières filtrait l’éclair fiévreux de son regard. Il murmura rêveusement :

— Je regrette seulement que l’être humain n’y soit pas parvenu de lui-même par des moyens génétiques. L’absurdité de nos religions nous confine dans les voies étroites d’une morale primitive. Quant à moi, je suis trop vieux pour faire l’objet de l’expérience.

Puis il s’approcha de Sahel et posa la main sur le filet arachnéen qui l’immobilisait : celui-ci se défit en poussière. Alors il appela « Glycine », et la jeune fille sortit de la jungle d’appartement quelques secondes après. Nue, belle comme un lis noir, elle vint d’un pas léger jusqu’à toucher Sahel. Son odeur un peu résineuse n’était pas familière. Le jeune homme la dévisagea avec intensité, cherchant l’autre « petite différence » qui révélerait son caractère extrahumain. Il ne remarqua rien. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser que cette créature était faite à partir d’une multitude d’insectes, il pouvait en imaginer le grouillement immonde.

Normalement, il aurait dû se sentir attiré par cette nymphe merveilleuse, à la fois mince et joliment musclée, de nacre sombre. Il éprouvait une intense répugnance à son contact. Et ce n’était pas l’image d’Elsa, le souvenir toujours chaud de son amour pour elle qui provoquait ce dégoût. Sa répulsion n’avait qu’un caractère épidermique. Quand Glycine se fut éloignée, Sahel sentit que ce sentiment s’apaisait, qu’il ressentait même un certain plaisir à regarder la jeune fille. Il eut envie de l’interroger, pour connaître le son de sa voix, le son du mystère ; une insurmontable timidité l’en empêchait. Ferenczi interrompit cette confrontation muette.

— Il faut vous dévêtir. Je vais vous laisser en compagnie de Glycine durant les deux jours nécessaires à votre reproduction. Il est préférable que je ne me mêle pas de la création du nouvel être qui vous ressemblera. Maintenant, je confie l’initiative aux « pulvis ». Un apprenti sorcier ne doit pas s’immerger dans son expérience s’il ne veut pas périr par elle.

Glycine s’était à nouveau rapprochée de Sahel et défaisait les boutons de sa veste. Surmontant son malaise, il se laissa déshabiller et, quand il fut nu, constata que son sexe entrait en érection. Ferenczi fit ce commentaire :

— Vous comprenez pourquoi je ne souhaite pas m’attacher à Glycine. Pour l’instant, elle est amoureuse de moi, elle m’idolâtre. Que dire de l’avenir ? Je veux dire qu’elle n’a pas hérité des principes biologiques de l’humanité, qu’elle les a copiés, cette nouvelle Ève n’est douée d’aucune sensualité spontanée, elle imite le désir. Quand elle fait l’amour avec moi, elle rend hommage à son dieu. Et que fera-t-elle lorsqu’elle découvrira son jeune compagnon, beaucoup plus séduisant ? M’adorera-t-elle encore ? Les dieux meurent vite s’ils se brûlent aux feux de la passion.

Comme au théâtre, Ferenczi disparut côté jardin après avoir débité sa réplique finale.

Sahel était forcé de constater qu’il ne rêvait pas, que la lumière nocturne tombant de la verrière, que les plantes de la jungle d’appartement dont certaines étaient animées d’un mouvement qu’aucune brise ne justifiait, que le sol parqueté de jaune, les meubles en rotin, les piliers de grès soutenant la loggia, que tout ce décor irréel n’avait rien de factice et que le personnage féminin qui l’habitait n’était pas issu de son imagination.

Avec une extrême simplicité, Glycine, en lui offrant ses deux bras tendus, bras fins et souples, lianes brunes, semblait répondre au désir qu’il manifestait ; les tendons jouaient sous sa peau satinée. En se rapprochant, il perçut à nouveau son odeur, exaltée par l’émotion ; cette fois la senteur résineuse l’écœura moins. Sahel ne s’étonna pas de la rapidité de son accoutumance, il avait souvent constaté qu’un bouton orné de poils sur la joue d’un vieillard, un lupus sur un front, des taches suspectes sur un épiderme, qui lui inspiraient d’abord de l’horreur, ne constituaient plus ensuite aucun obstacle à son affection et même, au contraire, qu’il éprouvait parfois une sorte de volupté à toucher ces disgrâces physiques.

Au parfum de la résine s’ajoutait une fragrance acide qu’il ne pouvait identifier, alliée à la suavité du tilleul. Maintenant, il trouvait l’odeur agréable, excitante. Glycine, son ventre plat, ses seins pointus et divergents, son visage. Il découvrit brusquement qu’il ne l’avait jamais examinée avec une pareille attention. Comment inventer des lèvres aussi rouges et aussi charnues, un nez si parfaitement modelé, des yeux si larges, brillants, humides, d’un noir si profond ? Glycine était plus belle encore qu’il n’aurait pu l’imaginer. Sahel était maintenant à quelques centimètres d’elle, il était pris dans sa chaleur, son sexe tendu effleura le ventre de la jeune fille. Il y pénétra. Surpris, il voulut se reculer, elle le maintint. Le nombril de Glycine s’était ouvert comme une vulve où sa verge s’enfouissait. L’affolement le gagna, il tenta de se débattre, mais elle le retenait avec tant de force qu’il céda et la prit debout, planté en elle comme une flèche.

Emporté par un mouvement si ample qu’il l’arrachait à la Terre, par l’allure furieuse de son désir, Sahel ne remarquait pas le flux invisible qui s’insinuait en lui : molécule par molécule, son corps était sondé, répertorié, chacun de ses organes était étudié, tous ses neurones étaient recensés, la forme de son cœur était relevée, la texture de ses poumons analysée, la fonction de son foie connue, la composition de son sang révélée, la moindre de ses cellules subissaient une auscultation précise, minutieuse. Les « pulvis mutabilis » microscopiques qui étaient chargés de visiter le corps de Sahel rapportaient chacun un minuscule fragment d’information ; plus tard, l’ensemble symbiotique en reconstituerait le plan en relief et grandeur nature. Il suffirait à tout insecte de reproduire par parthénogenèse un clone dont la conformation serait en tout point similaire à celle de la molécule qu’il avait identifiée.

Sahel perdit la notion du temps, il lui semblait qu’il s’accouplait depuis le commencement de l’éternité, que les ondes de plaisir qui le baignaient étaient produites par les vagues d’un océan génésique. Le mouvement le faisait vivre. S’il s’arrêtait de copuler, il mourrait. Sahel en avait la certitude. D’ailleurs, pourquoi cesser ? Plutôt s’abandonner à la fabuleuse jouissance qui l’irradiait à chaque pulsion de son corps, se laisser griser par l’odeur de Glycine, la peau sombre de Glycine, la bouche de Glycine, le regard de Glycine, le nombril de Glycine. Chacun de ses sens était sollicité, chacune de ses fibres nerveuses charriait son flot de jouissance. Maintenant Sahel perforait de toutes parts le corps de la jeune fille, son sexe s’enfonçait dans son bras, dans son sein, dans sa cuisse, il dansait un extraordinaire ballet érotique autour d’elle, frelon vertigineux la poignardant de son amour. D’un seul coup, ses forces l’abandonnèrent, il s’évanouit dans un mascaret de bonheur.

 

Quand Sahel se réveilla, il était seul. Son complet-veston gris et ses accessoires reposaient sur le sol, dérisoires. Où était Glycine ? Il se leva, trébucha, s’accrocha à un pilier, tituba vers la jungle où de nouvelles fleurs pourpres, comme de grands hibiscus, étaient apparues. Il fouilla à travers les feuilles pour vérifier s’il n’y distinguait pas la silhouette de la jeune fille ; tout au plus vit-il une plante bizarre se réduire en poussière. Il pénétra dans l’épais rideau végétal, mais n’y découvrit rien. Sagement, il s’assit dans un fauteuil en attendant que se matérialise sa photocopie en relief.

La qualité de la lumière qui tombait de la verrière avait changé ; plus douce, plus grise, elle conférait au décor un aspect minéral. La jungle d’appartement semblait pétrifiée, même le salon en rotin avait pris l’apparence d’une sculpture réaliste en marbre jaune. Le fauteuil dans lequel il reposait était si froid ! Il se releva et se frotta le corps avec les bras pour relancer la circulation, comme un animal après une longue période d’hibernation.

Prestidigitateur jaillissant de son chapeau, Ferenczi surgit. Sahel le vit s’approcher de lui avec une certaine incrédulité ; l’allure obséquieuse du nain, ses ronds de jambe, sa façon de marcher en traçant des volutes sur le parquet et surtout ses étonnants yeux globuleux aux paupières immobiles, à demi fermées, ôtaient toute crédibilité à son apparition. Visiblement, l’artiste en biologie ne faisait rien pour se montrer vraisemblable. Le jeune homme avait des soupçons au sujet de sa réalité depuis le début de l’aventure ; et là, à son réveil, il en doutait encore plus ; mais devait-il accomplir un signe cabalistique pour le faire disparaître telle une chimère et se retrouver soudain dans le camp de rééducation, face aux voleurs, aux anthropophages, aux assassins, aux prostituées-vampires ? Tout son être s’y refusait !

— L’expérience a parfaitement réussi, annonça solennellement Ferenczi. Excusez-moi d’avoir prolongé votre sommeil durant plusieurs jours, il était nécessaire que votre double soit présentable avant que vous le rencontriez. Glycine avait commis quelques erreurs d’appréciation, mon aide lui a été précieuse. Je crois que vous vous reconnaîtrez.

Sahel tourna la tête dans la direction que le nain lui indiqua. Un être longiligne, à la démarche hésitante, venait vers lui, s’appuyant sur l’épaule de Glycine. Ce nez aquilin, ces lèvres négroïdes, ces yeux d’un bleu sombre et ces cheveux frisés, mal taillés en boule au sommet du crâne tournaient à la caricature. Ferenczi le désigna d’un ton pompeux :

— Sahel Cessieu, je vous présente Sahel… Non, cette créature est votre exacte copie, mais ce n’est pas vous. Je crois même qu’il est indispensable que vous lui donniez un nom de baptême.

Ridicule, cette chose était ridicule ! Elle lui ressemblait aussi peu qu’un épouvantail à un homme. Pétrifié par cette vision, Sahel n’avait pas la force d’exprimer sa fureur. Le golem passa devant un miroir ; un jeu de reflets à travers la serre en renvoyait une pâle imitation dans l’autre miroir qui faisait face à Sahel. Par un hasard insolite, les deux images se superposèrent exactement. Le jeune homme, surpris, tourna brusquement le visage vers la gauche, pour déjouer ce piège que les miroirs lui tendaient ; son reflet avait maintenant deux têtes et les lèvres de l’une d’elles touchaient la joue de Glycine. Sahel voulut l’embrasser, il ne rencontra que le vide.

Alors il comprit combien il détestait son aspect physique, car l’expérience de Maître Ferenczi avait parfaitement réussi : son double lui ressemblait trait pour trait.