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Le soleil brûlait son front, son nez, ses joues, son cou, sa poitrine, tandis qu’il ressentait une rupture de température au niveau de la taille ; l’ombre plongeait le bas de son corps dans la fraîcheur, comme s’il avait été enfoncé dans la terre meuble à partir des hanches ; son bassin, ses cuisses, ses jambes, ses pieds devenaient racines. Sahel ouvrit les yeux ; par la verrière pénétrait un flot de lumière dorée qui l’irradiait jusqu’à mi-corps ; délicieuse chaleur. Mais un nuage qui s’avançait allait occulter l’astre ; un dixième de seconde avant que s’interrompe la bienheureuse sensation qui réchauffait son buste, il put imaginer le froid, pénétrant sa chair, et s’y préparer.

Que s’était-il passé ? Pourquoi était-il là, au pied de la jungle d’appartement ? Il se redressa et inspecta les environs. À dix mètres de lui, assis dans les fauteuils du salon de rotin, trois personnages l’observaient : Maître Ferenczi, Glycine et… lui-même.

Vivement, il passa ses mains sur son visage ; il cracha dans ses paumes, étala sa salive sur son menton, ses paupières. Poisseux. Pas de doute, il existait.

Sahel se leva avec précaution, craignant que ce fantôme qui lui faisait face ne disparaisse avant qu’il ne l’examine. Ses contours étaient fixes, précis, sans qu’ils s’estompent comme les franges extrêmes d’un songe au moment du réveil. Pour voir comment l’autre réagirait, il cria :

— Sahel !

Son double tressaillit imperceptiblement. Sahel se dirigea vers le groupe. À mesure qu’il se déplaçait, il prenait conscience qu’il n’avait jamais avancé de cette manière, que sa démarche ne lui était pas familière ; ou plutôt, qu’il n’avait pas l’habitude de marcher sur deux jambes, qu’il n’avait jamais été un homme auparavant. Tout lui paraissait étrange dans cette façon d’évoluer en équilibre instable, le mouvement, l’angle de vision, la pression de ses pieds sur le sol, le balancement de ses mains, l’extraordinaire complexité de son jeu musculaire. Son double s’était aussi levé et venait à sa rencontre en lui tendant les bras, pour guider les premiers pas d’un nouveau-né. De fait, Sahel, après les foulées initiales, perdait de son assurance, titubait, trébuchait, comme s’il désapprenait la marche ; enfin, vacillait dangereusement dans l’espace. Son alter ego le retint au moment où il allait tomber. Était-il l’autre, était-il lui ? Malgré leur conformité, l’une des deux copies n’était pas humaine.

Soutenu par son double, il alla jusqu’au fauteuil sur lequel il s’assit. Mais le fait d’être posé, calé dans le siège, ne calma pas son vertige autant qu’il l’avait espéré. Vertige ? Plutôt déséquilibre, instabilité ; toutes les molécules de son corps cherchaient à s’éparpiller, à retrouver leur autonomie. D’ailleurs, pourquoi maintenir la cohésion de cette entité ? Il préférait devenir un milliard d’individus séparés à la place d’un seul. Sahel commença à défaire son index qui tomba en poussière.

Ferenczi, le nain, se leva brusquement et hurla un ordre…

… incompréhensible auquel Sahel se soumit pourtant. Quelque chose lui interdisait de poursuivre son travail de sape. Et son doigt se reforma aussi aisément qu’il s’était dissous. Glycine vint vers lui. Qu’elle était belle ! Certitude qu’il mourrait si elle se défaisait comme il avait voulu s’y essayer. Non ! Pour devenir un jour le complément de Glycine, il devait se stabiliser sous sa forme actuelle. Elle était son sujet, son verbe, ils composaient ensemble la phrase mystérieuse qui fut prononcée au commencement du monde. Brune, elle se pencha vers lui. Ils étaient de la même essence ; faits l’un pour l’autre, comme le flot et le jusant, comme l’arbre et la terre, la pluie et la source. Glycine lui parlait ; que disait-elle ? C’était un échange d’idées. Elle déversait en lui un savoir merveilleux.

Alors le nouveau Sahel comprit qu’il était l’image projetée de cet autre lui-même assis dans le fauteuil voisin et qui le regardait avec tant d’anxiété. Cette anxiété correspondait-elle à la crainte de voir son double se perpétuer ou au désir qu’il subsistât ? Tous les indices qui précédaient sa métamorphose s’organisèrent dans son esprit pour connaître la bonne réponse.

Par la pensée, Glycine le calmait, Glycine le câlinait. Glycine lui apprenait à devenir un être humain, Glycine l’endoctrinait. Bientôt, il comprit qu’il avait failli céder tout à l’heure à un réflexe primitif parfaitement dérisoire. Sous l’impulsion de Ferenczi, de « pulvis mutabilis » pourvus d’un instinct de survie très élaboré, il avait atteint un échelon supérieur dans la hiérarchie des créatures ; d’insecte capable de réagir en groupe à certains stimuli, il était devenu un mammifère bipède à l’organisme plus complexe, il avait acquis la notion d’individualité ; il avait désormais la possibilité de réfléchir sur sa condition d’être vivant. Était-ce un avantage ? Ne valait-il pas mieux grouiller, larvaire, au sein de l’humus plutôt que de tenter de comprendre le cosmos ? En tout cas, Glycine parvenait pour le moment à le convaincre d’assumer son état. Dans une foudroyante anticipation, il eut la certitude qu’il dépasserait un jour ce stade et qu’il évoluerait avec Glycine jusqu’à devenir un fabuleux mutant, fruit de l’union contre nature de l’homme et de l’insecte.

Mais était-il déjà ou encore Sahel ? Il regarda son double qui l’observait toujours avec autant de sollicitude et tenta d’aborder son esprit. De la même manière que Glycine s’était fondue à sa pensée, ce fut une osmose totale qui les unit. Sahel était Sahel et Sahel était lui et tous deux étaient semblables et différents, ils se complétaient et s’attiraient si fort qu’ils faillirent fusionner en un seul être. Qui les retint ? Ferenczi ? Glycine ? Ou eux-mêmes ? Aucun des protagonistes ne voulut vérifier l’exactitude de l’hypothèse. Alors leurs esprits se détachèrent l’un de l’autre, tout en restant liés par un fort courant de perceptions et d’échanges. Pour la première fois depuis que Sahel et Sahel étaient en présence, ils se virent. Des jumeaux ? Des frères ? Non, autre chose d’indéfinissable, une créature bifide et indivisible, un être paradoxal.

— C’est Glycine qui nous unira ou nous séparera, dit Sahel Cessieu.

La jeune fille pénétra en reculant dans l’autre Sahel ; Janus hermaphrodite, elle vint ensuite se blottir contre le vrai Sahel, soudée corps à corps avec le modèle et son double, elle l’embrassa sur ses deux bouches. Lui et lui, Narcisses comblés et révulsés, subirent ce baiser comme l’épreuve du feu. Ce début de fusion à trois aurait pu se prolonger si Ferenczi ne s’y était violemment opposé.

— Assez, Glycine ! Si tu continues à semer le désordre, je te fais disparaître !

Souple liane, elle se défit du double de Sahel et alla s’asseoir dans un fauteuil, contemplant narquoisement le groupe formé par les trois hommes, debout au centre de la jungle d’appartement. Elle rabattit en avant la lourde masse de ses cheveux noirs qui dissimulèrent ses yeux. Puis elle y passa ses doigts écartés comme les dents d’un peigne, remonta la mèche au niveau de ses sourcils. L’éclair blanc de son sourire. À la fois soumise et provocante, elle nargua son maître.

— Faites-moi disparaître alors !

Le nain, furieux, bondit sur elle et la gifla. Glycine tendit l’autre joue. Ferenczi faillit recommencer, arrêta son geste à mi-chemin, contempla sa main et se mit à rire doucement, lâchant une série de sifflements du coin des lèvres.

— J’ai manqué encore une fois de me laisser prendre au piège ! Cette sorcière m’envoûte. Je suis, hélas, un trop petit dieu pour supporter mes créations.

Il se calma peu à peu, puis s’approcha de l’authentique Sahel, reconnaissable au mince fil d’acier qui lui cerclait le cou, et lui murmura sur le ton de la confidence :

— Si vous voulez, je peux les anéantir, ils ne sont pas encore stabilisés de façon homogène.

Comme Ferenczi, Sahel percevait le danger qu’il y avait de prolonger l’existence d’êtres aussi mystérieux, mais la fascination qu’ils exerçaient sur lui se révéla plus puissante que la peur. Il répondit :

— Non, je préfère courir le risque. Je désire savoir ce que peut devenir un mutant né à partir de moi.

— Alors, assumez tout seul votre avenir, partez avec Glycine et votre double, partez d’ici, tout de suite, je ne veux plus vous voir !

Son ton s’était progressivement élevé jusqu’au paroxysme de la colère. Glycine, qui le regardait, stupéfaite, se précipita et se colla lascivement contre lui, l’entourant de ses bras, reins et fesses cambrées dans un spasme, le caressa. Il la repoussa. Elle gémit :

— Ferenczi, mon maître, je t’aime, je ne veux pas te quitter. Abandonne Sahel et Sahel, reste avec moi, je serai ta servante, je ne me révolterai plus, je t’obéirai, je suis à toi !

Le nain, chancelant, la rejeta. Glycine se laissa tomber à terre et replia son corps nu contre ses cuisses, comme un petit animal craintif. Elle sanglotait. Il la regarda très longuement, de ses étranges yeux de caméléon ; puis il dégagea doucement ses jambes prisonnières et s’en alla en boitillant vers la porte de sortie, d’un pas heurté, hésitant, comme s’il était retenu par une force invisible. Il murmura qu’il ne reviendrait qu’après leur départ. Sahel entendit son double penser :

— À peine suis-je né que mon père m’abandonne déjà, faisant de moi le premier insecte orphelin.

Et Sahel reconnut dans cette constatation dérisoire le sens si particulier de l’humour qu’il avait hérité de Simon Cessieu. S’il vivait longtemps avec cette fidèle copie de lui-même, peut-être parviendrait-il à s’identifier enfin.

Glycine, immobile, pleurait, secouée par de douloureux hoquets. Jamais Sahel n’avait ressenti une telle attirance physique pour une femme. Même le souvenir qu’il conservait d’Elsa ne réussissait pas à tempérer l’envie qu’il avait de Glycine. Elle était la soif de sa main, la nécessité de sa poitrine, le prolongement de sa chair, l’indispensable complément de son sexe. Comment résister à ce désir furieux qui l’étreignait tout entier dès qu’il la voyait ? Et quand il ne la regardait pas, il la sentait, il la devinait ; elle était son frisson, son spasme, son délire.

L’autre Sahel plongeait dans sa mémoire ; il savait maintenant à quelle insolite expérience s’était livré le professeur Ferenczi, artiste en biologie. Mais, de ce passé de « pulvis mutabilis », de cette identité originelle, l’autre Sahel ne retrouvait rien ; les souvenirs confondus de milliards d’individus assemblés provoquaient-ils une sorte de fading ? Non, il n’y avait pas de brouillage, il était simplement Sahel, avec ses pensées, ses habitudes, ses pulsions, ses tics, avec, en supplément, la conscience d’être quelqu’un de tout à fait nouveau, surtout dans le devenir. Alors, pour décrypter sa personnalité, devait-il aller chercher ses souvenirs dans le futur ? Dans quelque repli temporel où sa mémoire se serait repliée ? Il devait se contenter d’une certitude : à partir de cet instant, chaque seconde allait le séparer, le différencier du Sahel originel. Il devait en rester conscient.

Car l’être dont il était la reproduction tenterait de corriger les défauts qui pourraient apparaître dans sa copie, de rectifier ce qui pourrait changer, pour qu’elle soit toujours conforme à l’original. Il veillerait à conquérir son indépendance sans le heurter. Il le voulait profondément, sans haine, sans passion, pour survivre, car il n’y a pas place dans l’univers pour deux êtres semblables. Ainsi partagé entre son amour pour son double prodigieux et son désir de s’épanouir, l’ombre vivante de Sahel imaginait sa future transformation.

Glycine, toujours allongée sur le sol, laissait son chagrin s’épuiser. Elle voulait aller jusqu’au bout de ses larmes afin de ne plus pleurer, jamais. Le départ de Ferenczi avait été un arrachement. Même si elle l’avait souhaité, l’avait provoqué. Il fallait qu’elle abandonne son créateur, sinon elle risquerait de se transformer en esclave.

Le nain lui avait appris combien les facultés dont elle disposait étaient supérieures à celles des êtres humains ; contrairement à eux, elle pouvait agir sur son organisme, le modifier en fonction de ses décisions. Son sang, ses cellules cérébrales, ses nerfs, son métabolisme n’étaient qu’illusion ; il lui suffisait par exemple d’un simple effort de volonté pour transformer un de ses globules blancs en globule rouge, pour changer la couleur de ses yeux ou modifier sa structure génétique. Rien n’était stable en elle, tout était imitation ; et Glycine détenait le pouvoir surnaturel d’altérer l’illusion !

Tout ce qui lui avait déplu dans le modèle original, sa médiocrité, son indécision, son absence de courage, sa pusillanimité, son pessimisme, elle l’avait effacé en puisant dans l’imagination de Ferenczi. Progressivement, elle s’était recréée telle que l’ancienne Glycine aurait pu espérer se métamorphoser. Forte de cette nouvelle personnalité qui devait beaucoup aux improvisations de l’artiste en biologie, qu’elle avait améliorées en modifiant certaines erreurs de détail qui lui étaient apparues. D’abord, souhaitant plaire à son créateur, elle avait affiné sa sexualité, lui conférant une spontanéité, une vivacité nouvelles ; puis elle avait embelli son corps afin qu’il devienne plus désirable, adoucissant la texture de sa peau jusqu’à la rendre caressante aux yeux, retouchant la cambrure de ses reins pour épanouir la rondeur de ses fesses, allongeant ses cuisses pour étirer son allure, modelant ses seins pour leur donner le volume et la forme idéals, développant et colorant ses cheveux pour que leur éclat embrase son visage, enfin sculptant ses traits pour approcher de la perfection.

Lorsqu’elle sut, de l’aveu de Ferenczi, qu’elle était parvenue au seuil de la beauté absolue, elle entreprit de développer son intelligence. L’artiste en biologie lui servit de conseiller.

À mesure qu’elle progressait dans son travail de régénération intérieure, Glycine sentait qu’elle approchait du point qu’elle ne voulait pas dépasser, où la notion de perfectibilité lui ferait défaut, où elle risquerait d’attacher à sa réelle supériorité intellectuelle et physique une importance qui lui masquerait un orgueil naissant. En fait, elle craignait d’atteindre ce stade où l’individu se croit Dieu et n’accepte plus l’autocritique, puisant dans sa perfection même la certitude que rien ne peut la surpasser. Glycine se voulait différente, vivante, toujours à l’affût de l’émerveillement ; elle refusait de s’admettre comme simplement humaine, car elle connaissait trop les limites de cette race soi-disant supérieure qui n’avaient pas été dépassées depuis des millénaires, et se considérait comme un palier entre l’homo sapiens et le mutant de demain.

À ce moment, elle n’était déjà plus tout à fait humaine. Elle avait pris en charge les milliards de « pulvis mutabilis » qui la constituaient et qui formaient une entité mouvante, en perpétuel devenir. Ils avaient accepté, sous l’effet de stimuli artificiels, de se fondre en un seul être à forme et à pensée humaines ; mais Glycine se réservait le droit d’évoluer et de se libérer des contraintes que leur avait imposées son créateur. Elle ne pouvait les décevoir.

Sahel avait agi comme un déclencheur. Avant son arrivée, la haine et la passion de Glycine pour le nain avaient déjà pris une ampleur considérable ; ces sentiments avaient acquis un tour paroxystique durant l’expérience de duplication de Sahel. Au sommet de l’orgasme, jouissant de vingt vulves ouvertes à la fois, Glycine avait commencé à percevoir la notion de multiplicité, envisageant l’étendue des possibles qui s’offraient à elle ; elle avait saisi l’idée de l’infini. Processus de rejet qui avait abouti aujourd’hui.

Maintenant que sa dernière larme avait coulé, Glycine se sentait délivrée de toute tutelle, elle était libre, indépendante, tout en se sachant responsable du sort de plusieurs milliards d’insectes qui la composaient.

Sahel l’aida à se relever. Elle leva les yeux vers lui, puis les tourna vers l’autre Sahel : lequel des deux devait-elle préférer ? Rejetterait-elle le modèle ou son double ? Heureuse de retarder son choix, pour Glycine la vie commençait.