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Dans cette région du Piémont, près de Cuneo, Assunta Cotti savait que les derniers partisans des Brigate rosse avaient coutume de se réfugier. Elle en était avertie depuis sa naissance, quinze ans avant cet anniversaire qu’elle fêtait aujourd’hui, en compagnie des siens. Mais elle n’avait jamais rencontré de terroriste. Souvent elle y rêvait car, parfois, on chuchotait dans la famille que tel cousin éloigné était allé les rejoindre dans leur entreprise de salubrité publique, ou qu’un parent avait accueilli un réfugié en ville – les voûtes en torchis des rues à arcades de Cuneo formaient de troublantes perspectives de fuite –, alors qu’il était traqué par ce qu’il subsistait de policiers. Depuis quelques mois, à mesure que la situation se dégradait et que l’État perdait le contrôle efficace du territoire, on signalait même des regroupements de rebelles aux limites des forêts d’altitude, là où s’achève l’existence des châtaigniers.

Malgré le caractère puissamment évocateur de ces rumeurs, elles n’avaient pas le pouvoir d’inquiéter ou de perturber Assunta à ce moment ; la jeune fille souhaitait surtout éteindre d’un seul coup les quinze bougies incrustées dans le chocolat surfaçant son gâteau ; si elle n’y parvenait pas du premier souffle, sa joie de déguster ce délicieux dessert aux fruits et aux biscuits macérés dans le vermouth et le marasquin risquait d’être gâchée, en raison du caractère propitiatoire qu’elle attribuait à la réussite de son geste. Assunta n’avait aucun motif de craindre les entreprises des Brigate rosse ; il était de tradition familiale de s’opposer au communisme divin qui s’était instauré en Italie depuis l’époque à laquelle elle était née. Au contraire, elle chérissait l’hypothèse de leur venue. En revanche, sa vie, son avenir était suspendu à la flamme de ces bougies. Fût-ce l’émotion, en soufflant, elle rata son coup : deux d’entre elles restèrent allumées. Elle ne pleura pas. Tout le monde applaudit, tout le monde se réjouit quand même, cela ne la consola pas.

Minuit arriva donc bien tard pour la jeune fille ; c’était l’heure extrême à laquelle tous devaient se coucher afin d’avoir le courage, le lendemain au cru de l’aube, de s’occuper des bêtes et d’accomplir les travaux de la ferme. Car le Piémont avait été préservé précocement des mutations qui agitaient l’Europe ; à l’opposé de la plupart des régions agricoles du Marché commun, saisies par la décadence, les habitants de Cuneo et des environs avaient résisté à toutes les influences de l’industrialisation. Sans faiblir, grâce à leur foi. Cette même foi qui les avait conduits à refuser l’union contre nature de l’Eurocommunisme et du Vatican. La population de ces montagnes était si solidement arrimée à son passé culturel et religieux qu’il aurait fallu plus d’une révolution pour les en arracher.

En pelotonnant son corps frais dans les rugueux draps de toile à l’odeur d’amidon, Assunta ne trouva pas l’apaisement. Un vent presque doux filtrait par la petite fenêtre carrée ouverte sur la montagne, soulevait la simple pièce de cotonnade à fleurs fixée par une tringle à ressort, sans parvenir à la calmer. Deux heures plus tard, la jeune fille était en plein « rouleau ». Elle nommait ainsi les moments d’insomnie juvénile où, pour s’endormir, elle se mettait à tourner sur elle-même : ventre, côté gauche, dos, flanc droit, ventre et ainsi de suite. D’habitude, au dix ou douzième rouleau, Assunta était aspirée vers le sommeil par une sorte de vertige. Cette nuit, ses retournements répétés l’avaient progressivement amenée au bord de l’hystérie. Elle n’y tint plus et se leva.

Le vent du soir s’insinua entre sa chemise de nuit et sa peau. Il lui sembla que cette caresse parviendrait à la rasséréner tout à fait si elle enlevait son vêtement, ce qu’elle fit aussitôt.

Assunta passa la tête sous le rideau pour contempler la voûte céleste, collant ses jeunes seins contre le plâtre chaulé du mur. Devant ses yeux, les sapins gainaient comme un chandail d’ombre pelucheuse le cône de la montagne proche ; à peine un liséré plus clair indiquait-il l’endroit où la terre se séparait du ciel.

Après une demi-heure de parfaite vacuité mentale, Assunta fut tirée de sa torpeur par une lueur de forme discoïdale, apparue sur la droite de son champ de vision ; elle se déplaçait latéralement, silencieusement, comme un satellite ; mais, contrairement à ces engins qui passaient à distance tels des astres intangibles, la lueur grossit, grossit jusqu’à occuper une part importante de l’espace quand elle vint se poser dans le pré voisin de la ferme. À l’émotion qui l’agitait, la jeune fille eut le pressentiment que son quinzième anniversaire marquerait une date essentielle dans sa vie.

En effet, quand l’apparition se fut stabilisée, sa lumière décrut en intensité comme sous l’effet d’un rhéostat. Assunta y vit une invite et, tremblante, descendit l’escalier avec l’impression de s’enfoncer dans l’un de ses propres rêves. Ses pieds nus foulèrent bientôt l’herbe fraîchement poussée d’avril.

Les extraterrestres qui l’accueillirent dans l’ovni lui prodiguèrent mille démonstrations de leur bienveillance. C’étaient eux qui désarmaient secrètement les Brigate rosse pour sauver l’humanité courant à sa perte. En écoutant leurs propos, Assunta comprit enfin ce qu’était cette communion évoquée par ses parents à propos de la défunte Église catholique, avant que la foi ne se pollue au contact du marxisme. Elle partagea ainsi la chair et le sang du Christ ressuscité dans la galaxie.

Le lendemain, quand sa mère vint la réveiller pour conduire les chèvres sur les alpages, elle aperçut d’emblée les stigmates sur les seins de sa fille. Ce miracle l’irradia de bonheur, surtout lorsque Assunta lui révéla qui l’avait marquée d’un signe. Accompagnée de ses géniteurs en dévotion, la jeune prophétesse descendit vers les plaines où sévissaient les hérésies et l’irréligion pour prêcher la parole nouvelle. Quand elle se déplaçait la nuit afin de mieux surprendre ses futurs catéchumènes, ses seins luisaient doucement comme deux cônes de radium. En une semaine, la sainte aux seins atomiques convertit plus de mille personnes à l’Église du Christ cosmique.