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Un parterre d’algues courtes et moussues s’étendait de part et d’autre de l’horizon, serpentant au gré d’une houle lente ; dans les anfractuosités rocheuses poussaient des bouquets d’anémones. Salvador Alguilel se laissait bercer par cette agitation douce, ce mouvement sombre qui fluait et refluait silencieusement sur le champ sous-marin. Tout au bout, très loin, la perle blanche de l’habitacle luisait, puisant son opalescence dans les feux des projecteurs circulaires qui la balayaient selon des rythmes programmés.

Alguilel était le dernier membre de l’opération survie. Une vieille utopie scientifique qui avait été initiée à l’époque où le gouvernement espagnol, euphorique à l’idée de participer enfin au Marché commun, avait donné les crédits nécessaires à un groupe de chercheurs pour étudier les possibilités d’adaptation de l’homme au milieu aquatique. Tout avait commencé quinze ans plus tôt, quand cette boule de plastique armé, réalisée avec un soin exceptionnel, avait été larguée sur le fond marin, à cent trente mètres de profondeur. Depuis, en dehors des permissions en surface auxquelles il répugnait, Salvador Alguilel n’avait jamais quitté son nouvel univers. Ses dernières incursions à travers la civilisation ne l’incitaient guère à vouloir recommencer sa vie ailleurs que sous la mer.

En revanche, ce qu’il acceptait mal, c’était sa solitude. À mesure que leurs contrats étaient venus à échéance, ses compagnons de la première heure avaient un à un abandonné la cellule pour retourner à l’atmosphère extérieure. Malgré la détérioration de la situation européenne, ils prétendaient ne plus supporter ce long crépuscule glauque qui leur servait de jour, ni la promiscuité à laquelle les contraignait la sphère de survie, relativement exiguë ; ou encore, tout bêtement, ils déclaraient vouloir respirer un autre air que celui diffusé par les masques de sortie ou les bouches d’oxygénation des cellules.

« Imbéciles », murmura Alguilel au souvenir des hautes tours de béton qui encerclaient la plage de Mojacar, au large de laquelle l’opération survie se déroulait. C’était justement parce qu’il était originaire de cet endroit de l’Espagne qu’il ne voulait plus revenir à terre. Ce lieu sauvage et secret avait été un des derniers à subir une métamorphose touristique, comme désormais la totalité des côtes ibériques. Salvador avait vu progressivement les vastes plages sur lesquelles il courait jadis pieds nus se transformer en terrains balnéaires, le sable avait été remplacé par du gravier fin artificiel, fait à base de bouteilles de Coca-Cola pilées et poncées, la mer s’était couverte d’engins disgracieux et bruyants, pédalos, chris-craft, planches à surf et à voile, bateaux de tous tonnages, au point qu’on risquait sa vie à nager quatre brasses.

Et surtout, son territoire avait subi l’invasion du béton. Salvador n’avait pu supporter l’assaut des immeubles et des villas hâtivement construites, souffert de voir cette pollution vacancière s’attaquer aux tumulus pointus qui se dressaient comme des pics lunaires au milieu de la pénéplaine primaire. Les étranges tombeaux où il jouait enfant, témoins de civilisations ensevelies, servaient désormais de night-club. Ou avaient servi de night-club. Car maintenant, la cité était désolée, la population locale s’étant réfugiée vers l’intérieur pour tenter de survivre avec l’agriculture ; le flot de touristes internationaux s’était interrompu avec la fin des grandes vacances de la surconsommation et l’éclatement des États. Quand Salvador Alguilel s’était-il surpris pour la première fois à sectionner les filets des pêcheurs ? Cinq ans auparavant peut-être. Aujourd’hui la réputation de cette partie de la côte était établie, personne ne venait plus s’y risquer. Depuis qu’il s’amusait à tirer au canon dans les coques des bateaux. Cela justifiait-il le départ général de ses confrères en survie ? Alguilel se souvenait vaguement des heurts qui l’avaient opposé aux derniers membres de l’opération. Mais tout cela était loin, bien trop loin dans sa mémoire pour l’émouvoir encore. Salvador était devenu une créature de la mer. Il vivait au milieu des poissons, ses frères, et partageait avec eux la nourriture que dispensaient largement les champs d’algues qu’il cultivait, les terriers d’anémones qu’il entretenait et les réserves de mollusques qu’il alimentait. Jamais plus il n’avait eu besoin de tuer une libre créature marine.

Salvador Alguilel s’appuya sur une amphore qu’il avait dressée là comme une borne. Oui, cette fois son expérience de survie en milieu aquatique touchait à sa fin. Il le sentait, sa métamorphose était parvenue à terme. Lui seul l’avait réalisée.

L’eau liquoreuse glissait sur les algues qu’un courant, venu avec le reflux, agitait de larges convulsions. Il se grisait de ce vent liquide. Alguilel ôta son masque à oxygène d’un geste sauvage et respira à pleins poumons ; sa mutation accomplie, il changeait symboliquement de milieu. Jamais plus il ne reverrait le monde hostile des humains qui se décomposait. La pénétration de l’eau salée sur ses muqueuses pulmonaires l’emplit d’une brève ivresse. Salvador Alguilel mourut sans s’en apercevoir, persuadé qu’il avait des ouïes.