Un gros camion-citerne grimpait allégrement les derniers lacets de la route qui menait au sommet du puy de Dôme. Clovis Lacombe, le conducteur improvisé, ne semblait pas se soucier du chargement qu’il transportait ; dangereux pourtant, les trois mille hectolitres d’alcool ; il suffisait d’un virage mal abordé, d’un coup de frein intempestif pour que le camion s’engage hors de la chaussée, se retourne sur les pentes de plus en plus abruptes de la montagne et flambe. Mais Clovis ne se souciait pas de ces détails, pas plus qu’il ne réfléchissait aux gestes qu’il accomplissait : les automatismes du poids lourd conduisaient à sa place ; il lui suffisait de tourner le volant, comme dans un rêve enfantin.
Comment s’était-il procuré ce véhicule, ce chargement en ces temps de disette ? Il aurait bien été incapable de le préciser. Il se souvenait seulement qu’il avait longtemps désiré en posséder un, avec une telle patience, une telle rouerie que les choses s’étaient probablement matérialisées d’elles-mêmes. Maintenant Clovis flottait vaguement au sein de la réalité qu’il avait contribué à définir pour la première fois de sa vie, il se laissait envahir par son obsession ; celle-ci était apparue quelques années après sa naissance. Déjà, tout petit il écoutait la terre ; sa mère le trouvait souvent penché vers le sol, une oreille collée sur la portion d’argile qu’il avait découverte en arrachant un fragment de pelouse où il jouait.
— Qu’est-ce que tu fais là, Clovis ? demandait-elle pour meubler le silence.
Sans répondre, il la fixait de ses yeux vides, puis passait ses doigts sur sa bouche et salivait.
Qui lui avait appris plus tard que la planète était une sorte de couvercle au cœur duquel bouillonnait le magma ? La connaissance de ce détail n’avait plus guère d’utilité aujourd’hui ; désormais, c’était en lui que brûlait le feu sourd de la certitude. Il avait à peine fallu dix-sept ans à Clovis Lacombe pour apprendre que la fin du monde était pour demain, faute d’énergie. Dans l’asile pour enfants retardés où ses parents l’avaient placé, il avait bâti son projet de sauvetage de la civilisation à l’aide des informations erratiques qu’il recueillait. Puisqu’on le délaissait, il allait se venger en apportant le bien-être à l’humanité, par l’utilisation de la géothermie. Toute une utopie énergétique à base de vapeur et de tuyaux avait mûri dans son imagination.
Quand l’assistance publique n’avait pu poursuivre son action de gardiennage d’enfants délaissés, faute de crédits, de personnel, faute de gouvernement, une section locale d’Écos était venue délivrer les malheureux qui allaient périr de faim dans la solitude.
Clovis Lacombe avait alors fonctionné comme une bombe à retardement. Cette libération avait déclenché en lui une série d’actions mécaniques qui l’amenaient maintenant au seuil du cratère. La cicatrice de l’ancien volcan, ronde, nette, se détachait au sommet du puy de Dôme, son fond et ses bords frangés d’herbe rase émergeaient du ciel. Dans son esprit, il évoquait un gros nénuphar.
Clovis déroula le serpent de plastique disposé sur le flanc du camion, puis le dirigea vers le cratère, ouvrit les vannes et laissa se déverser les milliers d’hectolitres d’alcool contenus dans la citerne ; il donnait l’impression d’avoir répété ce cérémonial toute sa vie. L’obsession qui avait germé dans sa pensée et l’avait dévorée expliquait peut-être la précision de ses gestes, surtout de la part d’un dyslexique semi-débile. Comme l’or s’amalgame au mercure, tout ce qui se référait à la réussite de son projet s’était fixé dans son cerveau vide et aboutissait à sa conclusion dérisoire.
Il craqua une allumette qui flamba haut et la jeta dans le lac d’alcool. Clovis Lacombe voulait réveiller les volcans d’Auvergne.