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Dans le port d’Amsterdam

Y a des marins qui pleurent,

Dans le port d’Amsterdam

sanglota une dernière fois la voix de Jacques Brel. Des larmes vinrent aux yeux d’Arnaud van Brucke, puis son nez se mit à couler abondamment. Toujours ainsi quand il s’émouvait : une sorte d’allergie bienheureuse aux grands sentiments. Il souleva précautionneusement la gravure sur cire du chanteur, pressée à une époque où débutaient à peine les enregistrements en microsillons. Arnaud passait un maximum de ces vieilles faces, dédaignant les DVD qui les avaient remplacées et répugnant aux cassettes. S’il y avait eu des rouleaux audibles, ou mieux, des disques taillés à la main dans le bois à une époque où le phonographe n’avait pas encore été imaginé, il ne s’en serait pas privé. Impossible, hélas ! Les objets technologiques commençaient avec l’invention de la technologie. Arnaud compensait cet inconvénient en faisant des émissions dans une langue plus authentique que celles employées au XXe siècle ; cela lui semblait plus compatible avec sa déontologie. Son passé d’autonomiste wallon l’y avait préparé. D’emblée, la station de radio parallèle qu’il avait créée au moment de la séparation des trois Belgiques avait reçu le succès qu’il escomptait. En se montrant précurseur, il n’avait pu se révolter ultérieurement contre la fragmentation de son pays en une multitude de petits États indépendants où se regroupaient les populations selon leurs affinités ethnologiques : les communautés espagnoles se réclamaient de l’antique royaume des Flandres, les Polonais importés dans les pays miniers annexaient d’anciens terrils ; les Italiens qui avaient constitué les premiers travailleurs immigrés entre les deux vieilles Guerres mondiales revendiquaient judicieusement des terres. La majorité d’entre ces étatuscules pratiquait des patois impossibles, flamands, wallons, mais aussi sardes, napolitains, nastillans, prussiens et défendait âprement leurs origines.

Arnaud n’avait pu que renchérir, se privant, dans un premier temps, d’un public de plus en plus nombreux à mesure qu’il se spécialisait dans les idiomes, dans les langues, dans les dialectes. Par miracle, il avait pu sauver son installation en récupérant une vieille éolienne et des panneaux photovoltaïques qui lui permettraient d’émettre durant encore longtemps. S’il y avait un autonomisme délimité par la géographie, voire la géologie, il fallait aussi tenir compte de l’autonomisme linguistique. Après tout, les communautés actuelles, qui se réclamaient d’un passé culturel précis, choisissaient de le faire revivre avec le plus d’authenticité possible. Ils situaient leur combat par rapport à une réalité qui datait de quelques siècles au plus.

Arnaud décida de remonter le temps, de pousser son enquête jusqu’à ses dernières conséquences en étudiant sérieusement à qui appartenait vraiment le territoire qu’occupaient ces minuscules États et quelle langue on devait officiellement y parler.

Actuellement, il renouait avec le succès, grâce à ses émissions en lotharingien.