— Branchez-moi sur la haute fréquence et appelez-moi le Centre de survie France, commanda le Bailli de Rochefort.
Depuis que l’administration des postes et téléphones s’était liquéfiée en même temps que son personnel, nul ne pouvait communiquer autrement que par radio ; mais les ondes étaient encombrées par les appels des walkies-talkies et les émissions des stations autonomes. Ho avait révélé l’usage des lignes de transport à haute tension au Bailli ; peu à peu, comme un petit nombre d’initiés, ce dernier avait appris à utiliser le réseau électrique partiellement pour ses communications urgentes. L’homme lui tendit le combiné. Le Bailli de Rochefort, fixant obstinément les coffrets gris où s’opérait la conversion hertzienne, lui fit signe de sortir.
— Allô, passez-moi Leurquin. Ah ! c’est vous. Bien, comme je vous l’avais annoncé, il est en ma possession. Oui, en parfait état… Non, non, ne vous inquiétez pas, je vais le mettre en lieu sûr. Naturellement, personne ne se doute de sa présence ici, les témoins ont été effacés.
Il se tut, écouta attentivement son interlocuteur. Les épaisses rides de son front se plissèrent en vagues grasses au-dessus de ses sourcils. Ainsi, il avait l’air d’un vieux chien fatigué, avec ses deux grandes oreilles pendantes, son nez camus et la ligne rouge qui bordait ses paupières inférieures.
— Mais non, pas question de C.I.A. ni de services secrets soviétiques, qu’est-ce que vous allez inventer ! Vous savez bien qu’ils ont provisoirement abandonné toute forme d’action en Europe. Qui voulez-vous qu’ils fassent intervenir ? Le gouvernement à Paris est complètement impuissant et cherche à préserver ses billes. Quant aux multitudes de provinces, de communautés Écos, de fédérations, de petits États socialistes ou monarchiques qui se sont créés, les étrangers attendent que tout ça se stabilise un peu pour commencer leur jeu. Oui, il y a encore des observateurs, j’en ai reçu personnellement plusieurs, mais ils ne sont pas efficaces. Qu’est-ce que vous voulez, je n’ai pas de préoccupations mystiques comme vous, je ne crois qu’en moi ! Au sujet des Centres de survie, je ne pense pas qu’ils soient au courant… ce n’est pas sûr ? C’est votre problème. En tout cas, pour récupérer le dormeur, mes conditions sont inchangées.
Fatigué soudain, il posa l’écouteur, alla chercher une chaise et s’assit ; puis, sans même entendre ce que lui disait Leurquin, poursuivit :
— Et ne m’envoyez pas tout à la fois, je préfère que vous commenciez par le sucre ; c’est ce dont j’ai le plus besoin pour les biscuits… Oui, parfait, vous pouvez étaler les livraisons sur un mois, ce sera plus sûr. Je comprends que vous soyez pressés de récupérer le petit Trézel. Pour le blé, on verra plus tard, mais ne cherchez pas à me rouler. Je ne veux pas de cette espèce non panifiable, mes experts sont là pour vérifier…
Il resta encore quelques minutes au bout du fil pour noter les précisions que lui donnait Leurquin sur la filière de livraison. Tout cela paraissait l’ennuyer au plus haut point. Le Bailli ne pouvait jamais s’empêcher d’incarner scrupuleusement son propre rôle.
— Nous sommes d’accord, je prends dès aujourd’hui des mesures pour que le petit Trézel vous parvienne en bon état lorsque j’aurai reçu la marchandise.
Il raccrocha, se massa le menton avec un air de profonde perplexité ; le bruit de sa barbe dure pourtant rasée de frais sembla le détendre ; un sourire d’amusement passa sur ses lèvres minces : ce n’était pas cher payé pour ces tonnes de sucre et de blé, un bébé de vingt ans encore endormi. Longtemps il avait cru à un piège, une conspiration pour s’emparer de son pouvoir par une manœuvre occulte ; mais non, ses informateurs le confirmaient chaque jour, les Centres de survie étaient prêts à donner une récompense énorme pour récupérer ce dormeur, disparu dans la région de Royan. Le Bailli en savait peu sur cet être singulier qui semblait avoir l’importance d’un dieu pour un individu d’apparence aussi matérialiste que Leurquin. Ho, qui était initié sur bien des sujets, n’avait pu le renseigner. À tout hasard, quand il avait appris qui recherchait le jeune Camille-Félix Trézel, il avait fait placer des hommes dans la région. Et la pêche se révélait fructueuse. Il sonna.
En voyant Jipa, Beb et le dormeur entrer sous la conduite de deux cyclistes noirs, le Bailli ne put s’empêcher de penser que les Écos n’avaient aucune allure ; des gens aussi pauvrement accoutrés n’avaient aucune chance de s’imposer. Par quel miracle avaient-ils réussi à désagréger la société ? Tout Siegfried en puissance recevait sans s’en apercevoir une feuille entre les deux omoplates quand il se baignait dans le sang du dragon qui le rendait invulnérable. Les Écos avaient trouvé par hasard celle des nations européennes !
Le Bailli ordonna qu’on le laisse tranquille et pria les prisonniers de s’asseoir sur un divan.
— Vous n’approuvez pas mes méthodes, je suppose ?
Jipa fit signe à Beb de ne pas répondre.
— Elles sont dictées par la nécessité, affirma le Bailli sans s’émouvoir. J’ai une usine capable de nourrir tous les habitants de cette région ; j’y produis des yaourts et des biscuits. Je ne sais faire que ça. Jusqu’à présent, malgré toutes les difficultés, j’ai réussi à l’entretenir pour assurer la survivance de la population. Je n’ai pas la prétention de me faire passer pour un philanthrope puisque je vends ma production fort cher, mais sans moi, des milliers d’habitants seraient morts de faim.
II fit une pause, cherchant un signe de curiosité sur le visage des Écos ; sans être décontenancé par leur attitude hostile, il poursuivit :
— Votre dormeur m’intéresse. Je ne vous en donnerai pas les raisons, mais sachez que je suis prêt à fournir tout ce qui est nécessaire pour assurer sa subsistance et son confort, sans rien en contrepartie. Et comme personne ne pourrait mieux s’en occuper que vous, je vous propose de signer un pacte de non-agression. Qu’en pensez-vous ?
— Pourquoi toute cette cruauté inutile afin d’en arriver à ce compromis ? demanda Jipa, d’un ton hardi, toute tendue de colère, les bras crispés sur la soie du divan.
Le Bailli prit un air consterné.
— Ce sont des paysans sans loi, je ne peux pas les tenir. Vous savez, les conditions que vous avez contribué à créer ne sont pas favorables à l’épanouissement des sentiments humanitaires. La vie est devenue rude, impitoyable ; je peux difficilement reprocher à mes cyclistes d’agir comme des fauves dans cette jungle.
Méprisant cette tentative de justification, Jipa décida de se comporter d’abord en gardienne du dormeur.
— Pour préserver Camille-Félix, ce qu’il faut avant tout, c’est de l’électricité. J’ai consulté le Pr Ander à Bordeaux et je sais ce qu’il faut pour maintenir en vie cet enfant.
— De l’électricité, gémit le Bailli, c’est que, justement, l’énergie me fait défaut en ce moment.
Une bouffée de rage faillit provoquer chez lui un spasme cardiaque. Depuis que Ho l’avait lâché sans raison, sans le prévenir, laissant en plan le réseau électrique, le personnel et une des éoliennes hors d’état, le Bailli était sujet à des accès de fureur incontrôlée de ce genre. Peu à peu, il était parvenu à dominer ses colères, surtout depuis que la petite équipe de bras cassés s’était montrée capable d’assurer la desserte de l’usine en bricolant des groupes électrogènes. Par contre, il avait été contraint de piller les derniers stocks de fuel existant dans la région. Les réserves s’épuisaient.
— Il existe une unité aquamotrice à La Rochelle, précisa Jipa, je sais qu’elle est abandonnée. Je pense être capable de la remettre en route, car je suis ingénieur agrégée.
Elle n’ajouta pas qu’elle était venue de Bordeaux pour cette raison. Le Bailli fit une moue obscène et poussa un soupir à fendre l’âme du plus endurci.
— Je ne suis pas en mauvais terme avec les sections Éco de La Rochelle, mais de là à leur demander un tel service !
Il pensait : « J’attends que ces imbéciles soient parvenus à la totale déliquescence pour m’emparer de leur territoire, car mes troupes ne sont pas suffisantes actuellement pour occuper toute la contrée. »
— Laissez-moi y aller, avec Beb, le dormeur et deux de vos sbires, je me charge de convaincre les Écos.
Un air de ruse obstinée le disputant à une méfiance toute paysanne se peignit sur les traits du Bailli. Il regarda Jipa comme pour la soupeser tout entière ; ce lui fut impossible d’obtenir une certitude à son sujet. Il avait l’habitude d’estimer des gens normalement programmés, de jouer avec le désir et la peur pour gagner l’obéissance, mais s’avouait à regret que pareil type de comportement ne fonctionnait pas avec ce type d’intellectuelle capricieuse. Comment connaître les ressorts intimes d’une femme qui s’était dévouée à un être comme le dormeur ? Il redoutait tous ceux qui avaient d’autres intérêts que l’argent ou le pouvoir. Ainsi, il avait offert toute sa confiance à Ho ; celui-ci avait paru lui obéir avec zèle et puis, un jour, sans donner la moindre explication, l’avait trahi. Pourtant la solution que Jipa lui proposait semblait profitable. En récupérant un peu d’énergie grâce à la production de la station aquamotrice, il plaçait du même coup Camille-Félix Trézel dans un endroit imprenable et secret.
— C’est bon, dit-il à regret ; mais ne vous croyez pas libres, chacun de vos déplacements hors de la centrale sera surveillé !
— Qu’est-ce que vous voulez que ça nous fasse ! répliqua Beb avec désinvolture, personne ne nous privera de liberté !
Jipa se retourna pour lui adresser un sourire complice : il avait raison de protester par principe. Puis elle précisa à destination du Bailli :
— Il nous faut aussi du matériel médical ; ce ne sera pas difficile, l’usine Trousselier frères se situe aux portes de Rochefort et nous y trouverons tout ce que nous désirons.
Sans commenter, le Bailli les fit conduire jusqu’à leur chambre. Il souhaitait rester seul pour analyser à loisir toutes les composantes du marché.