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Mollement suspendu dans l’air, le dormeur reposait dans la pénombre à rayures que distillaient les stores. Les Écos de La Rochelle avaient été compréhensifs quoique sans enthousiasme, et le Bailli de Rochefort-en-Terre avait pesé de son influence dans leur décision ; ses cyclistes noirs donnaient du poids à ses arguments. Depuis deux semaines déjà, Beb et Jipa étaient maîtres à bord de La Houleuse, première unité de production aquamotrice et probablement le seul prototype. Quant à Camille-Félix, il jouissait désormais de tous les appareils dont le Pr Kurt Ander avait recommandé l’usage ; les frères Trousselier, en abandonnant leur usine, les avaient fournis à leurs dépens. Le plan élaboré par Jipa avait intégralement abouti.

La peau du dormeur avait pris une teinte rosée et ses membres avaient épaissi ; dans cette ambiance aseptique, nourri quotidiennement de bouillies de gruau, de poissons et de yaourts, le vieux bébé avait profité. Jipa croyait déceler sur son visage un air de satisfaction béate, tel celui d’un Bouddha couché dans un temple asiatique.

— Tu n’as pas tort, avait commenté Beb, il ne paraît pas plus vivant qu’un tas de viande.

Jipa ne s’était pas vexée. Beb commençait à éprouver une jalousie plutôt venimeuse à l’égard de l’enfant, après avoir supporté jusque-là l’indifférence amusée que lui vouait son amie depuis la découverte du dormeur. Il évitait toujours sa présence et passait des heures entières à la pêche au gros, installé sur les poutrelles d’ancrage de la centrale, au lieu de lui apporter son soutien. Il ne craignait ni la pluie ni le froid ; arrimé au métal par une épaisse courroie de cuir, il cherchait à se confondre avec les éléments, guettant distraitement sa ligne, dans l’intention de se laver de tout ce qu’il venait de supporter comme affronts répétés de la part des événements. Certes, la mer n’était pas vierge de toute souillure non plus, Beb avait assez protesté contre les marées noires, les rejets des centrales thermiques, la pollution pour en être convaincu, mais elle donnait l’impression d’être pure et la disparition progressive de l’activité industrielle le confortait dans ce sentiment. Alors, il se gorgeait de sel et d’embruns pour effacer de sa mémoire toutes traces des stress subis avec l’arrivée du dormeur dans son existence. Comme le raid contre le député Kermabon ou le coup de main des cyclistes noirs sur Chapuzeau-Trouville ; l’affaire du moine masturbateur ne le culpabilisait pas, il la reléguait au chapitre des manies superstitieuses et des marottes religieuses que ses anciennes sympathies pour un hindouisme militant ne pouvaient lui faire condamner, même s’il n’y cédait plus.

Beb, dans ces moments d’euphorie marine, ressentait presque le désir d’improviser à nouveau. Le soir, parfois, il lui arrivait de caresser sa guitare avec envie, puis de jouer quelques notes ; alors, rapidement, il gagnait en un glissando le refuge d’un vieil air de hard rock et s’y laissait flotter, épanoui ; plus rien n’avait d’importance. Les « Incohérents » étaient morts tout doucement de langueur dans un monde absurde et sans espoir. Il n’y avait rien à regretter, tout finissait comme un vol d’éphémère ; l’idéal de ses dix-sept ans, pétri de lys et de rose, à la lueur trouble de la réalité, avait pris l’aspect d’une infâme bouillie. Ce n’était tout de même plus à lui, Beb, de refaire encore une fois le monde, il s’y était déjà laissé enjôler avec innocence. Alors pourquoi Jipa essayait-elle de s’illusionner à nouveau en reportant son désir d’idéal sur cette misérable chrysalide humaine, aux yeux globuleux d’opiomane envapé, à la chair moite et maladive ? Malgré ce qu’elle avait tiré comme enseignements de sa conversation avec Kurt Ander, personne ne pouvait croire, comme elle le prétendait, que ce hideux enfant de vingt ans portait dans son sommeil un peu de l’avenir de l’humanité. Ses rêves énigmatiques – s’il rêvait – transformeraient-ils les conceptions que l’homme avait de son futur ; sur quoi fondait-elle cette réflexion ? « Une intuition », disait-elle quand Beb l’interrogeait d’une manière serrée, l’avait persécutée une fois jusqu’à ce que la conversation n’ait plus de sens parce que les mots n’étaient plus porteurs de symboles, masquant simplement les convictions intimes de chacun des interlocuteurs réfugiés derrière leurs phrases vides.

Jipa se croyait certaine que Camille-Félix Trézel possédait les caractéristiques d’un mutant. Elle attendait son éveil comme l’espoir ultime, persuadée que les efforts menés par les Écos et les révolutionnaires de tous bords ne dépassaient pas le stade de la convulsion dans une société agonisante. L’homo sapiens semblait aboutir à son terme en tant qu’espèce, Jipa maternait le représentant de la race qui allait lui succéder.

Faute de moyens et de connaissances suffisantes, il existait une prouesse médicale qu’elle n’était malheureusement pas parvenue à réaliser : c’était l’implantation d’électrodes dans le cortex du dormeur afin de lui faire exécuter des mouvements musculaires. Aussi s’astreignait-elle quotidiennement à le soumettre à des séances de gymnastique. Ce contact physique avec Camille-Félix lui procurait beaucoup de plaisir. Jipa le manipulait comme un jouet de peluche, facilement orientable sur le matelas d’air pulsé, un gros nounours à la peau satinée de surfeur d’étoiles. C’était une image née spontanément, cette comparaison avec une vieille bédé classique, sans doute parce qu’il glissait dans ses songes, dans sa vie, comme le surfeur d’argent dans les rêves adolescents.

Le moment le plus agréable : quand elle le prenait par les pieds. Il les avait légèrement palmés, oui, il possédait une petite peau qui soudait entre eux ses orteils. Jipa le tenait comme une grenouille et le faisait ramer dans l’espace, à plat ventre ou sur le dos, ce nageur dodu ventru. Rien n’indiquait qu’il appréciait ce traitement ; en tout cas, il ne se rebellait pas en la repoussant ou en bloquant son action, comme il s’y était livré à l’égard des nouveaux paysans.

Car le dormeur avait de ces manières ! Il était capable de se coller mentalement à elle ou de s’en éloigner avec une force extraordinaire ; dans ce cas, personne ne pouvait s’opposer à ce qu’il avait décidé, aucune résistance humaine. Malgré les démonstrations qu’elle en avait données à Beb, ce dernier refusait d’accepter les preuves du phénomène. Il contestait avec violence toute supériorité de Camille-Félix, comme si, en le reconnaissant, il abdiquait sa personnalité. Beb avait vu ses illusions s’effilocher au cours des années ; maintenant il s’accrochait à l’espoir enfantin que sa révolution accoucherait à brève échéance d’une société libre et rayonnante, sans même lever le petit doigt pour en faciliter l’émergence. Voilà où l’avaient conduit ses idées vagues et généreuses, son idéalisme fumeux, sa prise en charge inconditionnelle des vieux dogmes politiques rabâchés depuis plus d’un siècle et qui avaient fait la preuve de leur stérilité.

Pour l’instant, bien sûr, Camille-Félix n’avait qu’une façon embryonnaire d’exprimer ses facultés exceptionnelles. Il fallait attendre que le sujet mûrisse pour que Jipa puisse communiquer avec lui et connaître enfin les ahurissantes pensées d’un être formé par ses propres sens, à l’exclusion de tout enseignement.

Pas exactement, car le dormeur disposait d’un autre pouvoir. Un jour, Jipa avait prolongé plus que de coutume sa séance de gymnastique, insistant sur la musculation des abdominaux par des flexions du tronc de l’enfant. Dans le laboratoire de verre qu’elle avait installé entre deux rangées de poutrelles métalliques, elle s’imprégnait de la senteur un peu fade de la petite sueur qui se formait à hauteur du nombril de Camille-Félix, s’amusant de la légère érection provoquée par les mouvements répétés du bassin. Quand, tout à coup, naquit dans ce lieu clos et aseptisé une violente odeur d’urine ; un distillat de vessie si fort qu’on l’aurait cru élaboré par un chimiste de farces et attrapes. Jipa s’arrêta net pour vérifier d’où provenait ce parfum d’urinoir : il n’avait pu naître que sur place.

— Tu as encore pissé, Camille, décidément, c’est permanent !

Elle s’en alla perplexe. Ce fut le lendemain que Jipa comprit : en entrant dans la pièce hermétiquement fermée où reposait le dormeur, elle sentit un chapelet d’odeurs de nourriture se vaporiser dans l’atmosphère en signe d’accueil, bouillie de sole, biscuits écrasés dans du lait condensé. Camille-Félix avait acquis la faculté d’exprimer ses désirs ou sa mauvaise humeur par la télé-olfactie. Mais l’interprétation de ce don ne se révélait pas si simple.

En effet, très rarement, ces bouffées correspondaient à une manifestation de sa volonté ; la plupart du temps, les odeurs naissaient au fil de son sommeil, imprévues, à la manière du perroquet répétant les mots entendus de la bouche de son maître, surtout durant son absence ; Jipa les décrypta comme une sorte d’invocation à la réalité.

Car contrairement à ce qu’elle souhaitait, Camille-Félix Trézel ne se réveillait qu’un nombre infime de minutes au cours de la journée, de façon tout à fait imprévisible ; il n’avait fait aucun progrès dans son apprentissage de la vie ; cela, malgré tous les soins dont elle l’entourait.

Subitement, alors qu’elle lui faisait ingurgiter un verre de yaourt battu au sucre à l’aide d’une canule et d’une poire, la lumière s’éteignit, l’air cessa d’être pulsé sous le dormeur qui s’avachit sur les sangles de sécurité, la climatisation ne fonctionna plus. Beb hurlait au-dehors :

— Quelle saloperie ! Je parie que c’est encore ce sacré piston. Tu peux t’arracher un instant de ton rôle de nourrice, Jipa ?

Elle accourut pour constater le désastre. Ce n’était pas le premier incident qui intervenait sur l’ensemble mécanique destiné à récupérer l’énergie cinétique des vagues ; mais ce coup-ci, le cylindre à partir duquel se transmettait le mouvement chargé d’alimenter le système rotatif qui entraînait l’alternateur s’était bloqué ; définitivement, semblait-il ; et ils ne détenaient aucune grosse pièce de rechange à bord.

— Ce n’est peut-être qu’un joint qui lâche, à moins que ce soit le résultat d’une paille dans l’acier lors de sa construction. Enfin, j’espère que ce n’est pas trop grave, nous allons découpler l’ensemble énergétique d’avec le générateur de production thermique et ne fonctionner que sur lui.

Son optimisme fut vite déçu.

Le transformateur secondaire chargé d’alimenter l’un ou l’autre des systèmes était en feu. Pourtant le disjoncteur était ouvert, la protection avait joué. Eux jouaient de malchance.

Ils s’acharnèrent à éteindre l’incendie qui s’épandait en larges nappes, se nourrissant de l’huile jaillissant des plaques de tôles éclatées. Quand ils l’eurent neutralisé, Beb demanda :

— Mais pourquoi la centrale thermique ne fonctionne-t-elle plus ? N’est-elle pas indépendante ?

— Mon pauvre Beb, on dirait… Enfin !

Elle l’emmena jusqu’à la salle des machines. L’alternateur tournait bien, mais il ne débitait plus sur le réseau ; directement issu des projets inexploités de George Claude, il empruntait son énergie à la différence de température entre le fond et la surface de la mer.

— Constate ! Il marche parfaitement, mais il ne produit plus ; c’est une cause corollaire de l’incendie du transfo secondaire ; les deux systèmes sont couplés à ce niveau.

Rapidement, elle agit sur le tableau de commande pour soulager le circuit des échangeurs de chaleur.

— Et pourquoi n’utiliserait-on pas les turbines marémotrices que tu as mises au rancart ?

— Leur rendement est presque nul et puis ce n’est pas l’heure de la marée. Non, La Houleuse n’est qu’un affreux bricolage sans génie !

— Ce sont les Écos qui l’ont conçue !

— Justement, il aurait mieux valu que ce soit des ingénieurs. Les énergies nouvelles, c’est une excellente idée de les exploiter, mais ça demande quelque compétence pour être réalisé.

— Tu ne vas pas te mettre à défendre les technocrates.

Beb s’indignait : ce n’était pas une raison, parce que le projet audacieux dont ils espéraient des résultats tournait à l’aigre, pour renier leur combat.

— J’ai bien réfléchi à ce propos. Ce n’est pas tant les Écos qu’on devrait mettre en cause, mais l’idéologie primitive qui les anime. Notre erreur est d’avoir tout placé dans le même sac à propos de l’énergie. Tu vois, pour moi, les gens qui ont conçu la plupart des engins que nous utilisions n’étaient que des artisans, pas autre chose. Car, pour créer et faire marcher ces machines, il ne faut pas seulement un tour de main, mais un sacré tour d’esprit. Nous avons voulu le nier !

— Tu ne vas tout de même pas me dire que tu regrettes le solaire…

Beb se tenait courbé dans la salle de commande, trop basse de plafond ; il dévisageait Jipa de ses grands yeux bleus étonnés. Elle ne souhaita pas lui faire de peine.

— Non, évidemment.

Elle avait à son heure sérieusement étudié le problème. Nul doute que les arguments en sa défaveur étaient solidement étayés, en particulier à propos du risque présenté par la projection de micro-ondes terriblement destructrices – celles du radar – depuis les capteurs orbitaux ; mais, si on lisait l’autre dossier, celui qu’avaient rédigé les défenseurs, on ne pouvait s’empêcher d’y trouver des arguments éprouvés en faveur du solaire spatial. La seule chose impossible à établir sans erreur, c’était la part du risque. Il en avait été ainsi de toutes grandes découvertes. Le choix comportait implicitement des dangers. Toute action dans le domaine de l’énergie impliquait une réaction. Beb et elle venaient d’en avoir la preuve. Cela n’avait pas empêché les Écos de lutter contre le risque sans proposer des solutions viables sur une grande échelle.

— En tout cas, cette panne ne va pas me gêner pour entendre les « Cords » sur la station des « Fils de La Rochelle ».

— Qu’est-ce que ça peut faire, tes « Cords » ! Il y a bien plus grave, le dormeur !

— Les « Cords », ce n’est pas du yaourt qu’ils trimbalent, mais du vrai rock !

Beb semblait très en colère.

— Écoute, c’est inutile de nous fâcher, pour le moment nous avons surtout besoin l’un de l’autre.

— Le dormeur, c’est le seul motif qui te retient près de moi ! Sinon, il y aurait longtemps que tu m’aurais dit : « basta, mon vieux Beb, quittons-nous bons amis » et tu serais partie avec ton baigneur pourri. N’est-ce pas que tu m’as déjà rangé au rayon des accessoires ?

Jipa s’étonnait : tant de violence ! Oui, ce n’était plus le même Beb qu’elle avait connu, qui tempérait amoureusement ses déboires avec Alzine ; ce n’était plus cet être patient et incolore avec lequel elle essayait d’user les heures sur la corde d’une guitare en attendant que la société s’écroule, s’enkystant dans un amour médiocre. Tout aurait pu durer encore très longtemps. Si le hasard ne s’était chargé d’introduire un explosif dans leurs rapports tiédasses, elle suivrait le tunnel sans fin d’une illusion de vie en commun avec le vieux Beb. Quand elle avait sauvé le dormeur d’une mort certaine, cette décision contenait en germe sa libération. Désormais, elle lui vouait son existence, pour le meilleur et pour le pire.

Beb gesticulait :

— Mais réponds-moi, Jipa, réponds ! Montre que tu me considères tout de même comme un être vivant !

— Qu’est-ce que tu espères de moi, Beb ? Je ne t’ai jamais promis un amour inconditionnel !

Elle le fixait avec ahurissement, comme au sortir d’une syncope ; ses yeux noirs avaient perdu tout éclat. Charbons corrodés. Beb, surpris, l’examina ; Jipa avait la fermeté d’une statuette de bois dur, elle en avait la forme compacte, ramassée quand elle serrait ainsi ses bras graciles contre son torse juvénile et qu’elle réunissait ses jambes comme un toton ; ses pieds un peu trop grands pour ses proportions semblaient vouloir lui assurer une meilleure assise. Et cette statuette devait symboliser une déesse terrestre, un être né de l’argile et du limon qui avait toutes les vertus, à la fois généreuse et aride, capable d’offrir le refuge le plus sûr comme d’être pertubée par les plus grands séismes, raz de marée ou éruptions volcaniques. Si Beb eût été susceptible d’aimer une fois dans sa vie, Jipa aurait probablement été l’objet de ce sentiment. Mais il n’était que tendre et sentimental, inapte à assumer la passion de son choix. Pourquoi se déchirer ? En effet, tout allait bientôt cesser entre eux deux. Qu’allait-il devenir ? Jipa, qui avait retrouvé tout son calme, proposa à Beb la seule chose qui pouvait soulager son angoisse passagère :

— Nous ne possédons pas une grande réserve de fuel sur La Houleuse, mais je crois que le mieux est de nous alimenter provisoirement sur le groupe électrogène qui entretient les auxiliaires. Ça durera bien quelques jours, le temps de nous retourner.

Beb lui adressa un petit sourire confus et partit mettre en marche le diesel.

Quelques minutes plus tard, le dormeur poursuivait sa glissade immobile sur son coussin d’air. Quand Jipa pénétra dans le laboratoire pour vérifier l’état de sa santé, l’atmosphère puait vraiment le faisandé.

Planant dans un solo de guitare électrique des « Cords » déchaînés, Beb retrouva une confiance passagère en l’univers.