La barque électrique démarra facilement et glissa sur l’eau liquoreuse, sur cette phosphorescence grise et finement ridée qu’était devenue la mer, comme si le soleil, coulé au fond, l’illuminait par en dessous et révélait tous les défauts de sa peau de vieux saurien. La Houleuse, sauterelle bizarre, étendait de tous côtés ses multiples pattes de ferraille ; ses coupoles de protection s’appliquaient comme des ventouses sur un ciel au point de riz. Son squelette irréel et fragile se dandinait imperceptiblement. Le cœur de Jipa se serra : quand elle y avait abordé, c’était vraiment pour faire survivre le dormeur ; toute cette quincaillerie approximative lui avait paru monstrueuse. Elle l’avait si souvent maudite en produisant avec Beb, tant bien que mal, des mégawattheures. Maintenant, elle pleurait presque en la quittant. C’était ça, l’ignoble privilège de la condition humaine : pouvoir s’adapter à n’importe quel milieu. De cette faculté hypertrophiée étaient nées la religion, l’intolérance, la guerre, les sociétés tribales ; car chacun, une fois en accord avec son environnement modifié par ses soins, ne pouvait supporter que d’autres pensent et vivent différemment de lui.
L’îlot de fer leur apparaissait maintenant telle une halte euphorique, un instant d’exquise irresponsabilité qu’ils savaient ne plus jamais retrouver. Et Camille-Félix en pâtirait. Ils avaient tout essayé pour remettre en état les installations. Sans y parvenir : trop de pièces leur manquaient. Jipa avait hypocritement proposé à Beb de partir sur le continent pour en trouver de rechange. Ni l’un ni l’autre ne croyait à leur propre subterfuge. Le silence marin que troublait à peine le cliquetis du petit moteur de la barque avait le pouvoir d’amplifier leur inquiétude, comme une gigantesque chambre d’écho dont les quatre murs, le plancher et le plafond eussent été constitués par une substance vitrifiée, d’un gris sale, sorte de verre cathédrale épais par où l’univers aurait projeté ses ombres. Ou, comme s’ils étaient à l’intérieur d’un gros ballon de vide, d’une énorme bulle de bande dessinée où l’auteur aurait omis d’inscrire le texte.
Cette fois, Jipa n’avait plus de plan précis, ne sachant où aller pour trouver de l’énergie. Et Camille-Félix en exigeait beaucoup, à la manière d’une pile inversée, absorbant le courant électrique sans jamais le restituer ; son épanouissement en répondait. Ils avaient choisi sans conviction de s’adresser à la section Éco de La Rochelle plutôt qu’au Bailli de Rochefort, sachant qu’ils avaient rompu leur contrat avec lui ; dès que ce dernier aurait vent de leur fuite, il lâcherait ses escadrons noirs à leur poursuite. S’ils ne parvenaient pas à trouver du matériel pour réparer La Houleuse, ils tâcheraient de se diriger vers une région de production hydraulique du centre de la France où, savaient-ils, s’étaient installées des communautés Éco. Ni Jipa ni Beb ne souhaitaient renouveler leur expérience avec des nouveaux paysans du genre de Tango.
Déjà, l’architecture dentelée de la centrale aquamotrice se résorbait au point d’apparaître comme une virgule énorme ponctuant l’horizon courbe et laiteux ; son reflet l’enracinait dans l’eau presque immobile. Ils saluèrent bientôt la tour de guet à rentrée du chenal, puis s’engagèrent dans le bassin où flottaient quelques bateaux de pêcheurs, la plupart désarmés ; l’épave d’un sous-marin émergeait ; Beb et Jipa furent saisis par l’aspect de désolation qu’offrait la ville. Trois semaines après leur départ, les vieilles maisons du port ressemblaient au ghetto après le passage des nazis. Les quais paraissaient vides ; ils profitèrent de la marée haute pour s’amarrer au gros anneau de fer proche de l’escalier du débarcadère. À peine avaient-ils mis le pied en haut des marches qu’ils furent entourés par une bande de loqueteux d’aspect peu engageant :
— Ramener du poisson ? demanda l’un d’eux.
— Nous sommes l’équipage de La Houleuse, la première unité aquamotrice. Nous avons subi une grosse panne ; nous venons chercher des pièces et du renfort.
— Ah ! oui, ricana quelqu’un noyé au sein du groupe, électricité énergie propre !
Jipa se rebella, le poids du dormeur dans son dos lui donnait le sens de la revendication.
— Tout de même, je suppose que l’hôpital ne fonctionne pas tout seul ; il y a besoin d’énergie pour les grands opérés, pour la maternité !
— Encore des partisans de la médecine, allez vous faire vacciner, salauds !
Beb réagit sainement ; d’une main, il calma Jipa qui s’était hérissée.
— Vous voyez bien que nous sommes de votre bord. Alors conduisez-vous en responsables.
Un vieux barbu d’une propreté relative sortit de la bande et se planta devant les nouveaux arrivés. Il se gratta la gorge et affirma, d’une voix assez prétentieuse :
— Il n’y a plus de section Éco à La Rochelle, nous l’avons dissoute depuis une semaine. Chacun a repris sa liberté politique, fini les mots d’ordre !
— Néo-mystiques, naturels, néo-pétainistes, dépolitiques, de quelle tendance étiez-vous ?
— De toutes et même de nouvelles, mais ça n’a plus d’importance, les gens se débrouillent comme ils peuvent avec leur conscience.
— Ce sont quand même les Écos de La Rochelle qui ont construit La Houleuse, indiquez-nous seulement le dépôt de matériel.
— Nous l’avons liquidé. La dernière éolienne s’est cassée après que votre aquamotrice a cessé de fournir. Nous avons pris ça pour un avertissement salutaire et nous avons tout fait sauter dans la région, les lignes de transport qui restaient debout, l’entrepôt. Y’en a plus d’électricité !
— Et les hommes du Bailli ne vous ont pas rendu une petite visite, questionna insidieusement Jipa, vos installations de distribution sont bien communes ?
— Faudrait voir, répondit un ancien obèse, singulièrement amaigri, dont les bajoues s’agitaient, faudrait voir à ce qu’y ne se frottent pas aux Croisés de la pureté ; les cyclistes noirs n’ont pas assez de tripes pour ça !
Tout s’expliquait, La Rochelle avait été prise en main par les Croisés ! Beb, par expérience, connaissait leurs mœurs. Tous ces Écos morts de trouille n’avaient aucun moyen de s’opposer au roi Jean ; ils s’étaient inclinés. Quant à la force de frappe du Bailli, elle était celle de mercenaires contre des fanatiques, c’est-à-dire aléatoire. Le mieux pour l’instant, c’était de s’éclipser dans les plus brefs délais.
— Qu’est-ce que vous avez dans le dos ?
L’Éco qui interpellait Jipa avait une stature remarquable, mais un visage de rongeur sur une tête grosse comme un poing ; elle n’y vit rien de bon.
— Un enfant, mon enfant.
— Déballe.
Le museau de l’Éco se penchait derrière elle sur la capuche jaune du ciré qu’elle avait rabattu sur l’emmitouflage de tee-shirts et de pull-overs dont elle avait affublé le dormeur.
— Il fait trop froid, je ne veux pas risquer de l’enrhumer.
Impuissante, Jipa le laissa glisser un doigt dans l’entrebâillement des vêtements qui couvraient Camille-Félix jusqu’au front et tirer l’encolure vers le bas.
— Drôle de gueule, il est plutôt fripé ton môme.
Beb et Jipa ne répondirent pas, ne réagirent pas. Ces Écos n’étaient probablement pas agressifs. Ils s’ennuyaient sur leur quai, à constater leur misère et leur impuissance, au cœur de ce décor ruiné, répugnant. Plus une vitre aux fenêtres, des tas d’immondices pourrissaient sur la chaussée, encombraient les colonnades qui entouraient le bassin ; de grandes traînées noirâtres balayaient les façades, séquelles d’incendies, çà et là des appartements éventrés vomissaient leurs parquets cloisonnés, leurs plafonds à lambris, dans une cascade de plâtre et de bois. Ici une commode ventrue avait éclaté sur le toit d’une Toyota abandonnée, là un haut miroir de cheminée avait explosé en milliers d’étincelles fixes ; plus loin du linge défraîchi et souillé fumait comme un tas de feuilles mortes à l’automne, dégageant une odeur nauséabonde ; partout, des épaves de voitures déchiquetées ou brûlées, vidées de leur contenu, de leurs accessoires, de leurs moteurs formaient des barricades rouillées. Au milieu de ces décombres, quelques boutiquiers de fortune tenaient échoppe, vendant on-ne-sait quelles raclures de décharge qu’ils faisaient frire dans une huile rance.
— Laisse-les partir, dit le vieux barbu, après tout, on n’en a rien à foutre de cet enfant. Du moment qu’ils ont réussi à mettre hors d’état La Houleuse, on ne peut que les féliciter. Sans eux, on devrait encore s’éclairer.
À regret, le grand rat se releva, Beb le devinait contaminé par l’idéologie des Croisés ; dans quelques jours, il les rejoindrait dans leur recherche de la pureté par le sang. Jipa glissa ses deux mains sous les fesses du dormeur, le hissa légèrement pour soulager la bandoulière qui lui sciait l’épaule, et se dirigea d’un pas ferme vers le centre de La Rochelle, sans même jeter un regard sur la bande d’ahuris qui rigolaient sottement.
Par la porte de la ville, ils s’engagèrent dans une venelle étroite promue au rang de rue piétonne sous les splendeurs de la Cinquième ; elle possédait encore toutes les caractéristiques néo-médiévales en vogue à l’époque de la fantasy à tout va, faux dallage à l’ancienne, lanternes en fer forgé, boutiques en bois et en grès ; tout cela partiellement brisé, brûlé, arraché avec le talent instinctif des vandales. Beb, qui marchait devant, s’arrêta près d’une barricade de pavés entassés qui paraissait avoir été conçue dans le plan général par l’architecte paysagiste de la municipalité.
— Asseyons-nous, proposa Jipa, je vais donner à boire au dormeur.
Sans même répondre, Beb se posa sur une sorte de banc naturel inscrit dans le tas de pierres ; Jipa ouvrit le gros sac qu’il portait et fouilla dedans pour en extraire la poire, la canule et le récipient qui contenait la nourriture de Camille-Félix. Elle accomplit tous les gestes qu’il fallait en suivant un parfait automatisme, sans se rendre compte de la lumière qui déclinait ni de l’ardeur goulue du dormeur. Ses yeux vagues s’attardaient sur le mur d’en face, déchiffrant confusément les grandes inscriptions badigeonnées les unes sur les autres par les manifestants successifs. Une phrase émergea des entrelacs, alors qu’elle ne faisait aucun effort pour la lire : « MORT À L’ÉTAT BOURGEOIS. »
Cela lui fit l’effet d’un électrochoc. Dans cette zone de l’Europe, il était bien mort l’État bourgeois et Jipa ne le regrettait pas. Si les circonstances s’y prêtaient à nouveau, elle lutterait avec la même passion pour le faire disparaître. Mais elle se souvenait aussi d’une phrase que son père lui répétait volontiers quand il jouait à l’ancien combattant : « L’IMAGINATION AU POUVOIR. » Dommage qu’elle soit oubliée au programme, car Jipa se serait fait une joie de porter le deuil de l’Europe bourgeoise ; au lieu de quoi elle suivait le morne convoi qui menait cette société à la fosse commune de l’Histoire, avec l’impression d’accompagner son propre enterrement. Le manche de la guitare de Beb s’était enfilé dans le col de sa veste et la soulevait, comme s’il était pendu à un clou.
Jipa se mit à rire avec une violence qui la surprit, un déferlement de hoquets douloureux l’agita tout entière. Le dormeur était secoué, chrysalide blême qui tétait avec voracité ; cela redoubla le rire de Jipa qui faillit s’étrangler. Beb l’observait avec consternation. Des larmes chaudes coulèrent des yeux de Jipa ; elle exultait, toute remuée par cette folie viscérale qui l’emportait, qui l’emportait loin de ce merdier. Puis, peu à peu, comme rien ne venait renouveler son hilarité, elle s’éteignit doucement. Pourtant, en y songeant, il lui sembla retrouver des échos très intimes à son rire, comme une suite en mineur. Le dormeur l’avait-il accompagnée en sourdine et lui envoyait-il maintenant un message emphatique ? Elle n’en surprit aucune trace sur son faciès calme, repu. Progressivement, il s’accordait à elle. Jipa se sentit heureuse, dilatée.
— Tu ne trouves pas que ça manque d’imagination ici ?
— Ça manque surtout de musique.
C’était un peu la même chose.
Ils achevaient à peine de ranger le matériel et de remmailloter le dormeur lorsqu’ils entendirent un bruit de motos, juste derrière eux. Beb ne laissa pas à Jipa le temps de s’inquiéter, il la saisit et l’entraîna brutalement à l’abri d’une porte cochère. Elle le sentait haleter contre lui.
— Camille-Félix, on ne peut pas l’abandonner là, chuchota-t-elle.
Le dormeur reposait comme une courte momie en culotte de golf dans l’anfractuosité où elle l’avait installé pour le préparer.
— C’est ta vie ou la sienne, il faut choisir. Les Croisés de la pureté ne plaisantent pas. Souviens-toi de Kermabon.
— S’ils le découvrent, ils viendront nous chercher ensuite.
Le raisonnement paraissait juste, ce qui n’empêcha pas Beb de se terrer derrière le battant de bois. Le bruit se rapprochait ; Jipa n’hésita plus et se rua vers Camille-Félix au moment même où la première moto franchissait la barricade. Comme dans un classique du cinéma, elle fut aussitôt entourée par une quinzaine d’engins que les Croisés faisaient ronfler sur place à coups d’accélérateur ; puis, dans un decrescendo de bruits d’échappement, elle vit apparaître le roi Jean. Conforme à la description que lui en avait faite Alzine : un ancien sportif homosexuel en rupture d’entraînement, avec des épaules carrées, un long cou, des longs bras, des jambes interminables ; tout cela mal rembourré comme après un jeûne prolongé ; ce parti pris d’ascétisme athlétique se retrouvait sur son visage plat où saillaient les os des maxillaires. Les images érotiques qui tatouaient sa peau, incrustées dans le hâle, frappèrent moins Jipa qu’elles n’avaient excité l’imagination d’Alzine.
— Je croyais bien avoir interdit cette partie de la ville aux Rochellais, dit-il, presque sans aucune intonation dans la voix.
— Je viens de Bordeaux, répondit Jipa du même ton neutre, je ne savais pas.
Le Roi descendit souplement de sa moto qu’il confia à l’un de ses hommes, puis alla se planter devant Jipa, posa ses mains sur ses hanches pour développer encore sa silhouette, effectuant une sorte de rituel destiné à subjuguer l’adversaire. De la pointe de sa botte, le chef des Croisés dessina un demi-cercle, puis leva la tête qu’il tenait obstinément fixée vers le sol, silencieux depuis près de trente secondes. Il avait dû juger que sa victime était folle de terreur, à sa merci. Dardant droit son regard dans celui de Jipa, il fut étonné d’y découvrir de la résistance.
— Cette femme n’est sûrement pas seule, cherchez autour.
Les Croisés quittèrent à regret leurs machines, comme s’ils tiraient d’elles leur puissance, se répandirent dans les rues piétonnes et fouillèrent les entrées. Ils en ramenèrent Beb qui affectait la nonchalance.
— Comme on se retrouve !
Le Roi le désigna d’un ongle pointu.
— Tu es l’Éco qui accompagnait Kermabon ?
— Tout juste.
Beb souriait avec mansuétude. Jipa comprit qu’il avait accompli sa mue, que le Beb arrogant qui se découvrait là se préparait pour la dernière parade. Elle frémit pour lui. Le jour déclinait ; cela se sentait à ces teintes indécises dont s’imprégnaient le ciel et les pierres. Avec un peu de chance, les Croisés de la pureté ne verraient pas le dormeur, pensa Jipa. Beb avait eu raison de surseoir à ses exhortations et de ne quitter La Houleuse qu’en fin d’après-midi. Désormais, il se dévouait en affrontant Le Roi ; elle l’en remercia mentalement, préférant abandonner Camille-Félix dans sa tanière de pierre plutôt que de l’entraîner dans une aventure qui risquait bien d’être la dernière. Beb et le roi Jean se figèrent dans leurs attitudes. Le chef des Croisés rompit le premier, pris d’une subite inspiration. En fait, il cherchait des recrues ; la situation générale ne s’était pas assez décomposée pour que les gens aient envie de noyer dans la terreur leur angoisse du lendemain.
— Je vais te donner le moyen de mettre tes idées en pratique, es-tu d’accord ?
— Si ce sont bien mes idées, pourquoi pas ?
— Voilà, nous venons de découvrir que la station solaire de la région, qu’on croyait démantelée, est en état de marche ! Pis, elle fonctionne !
Jipa fut saisie d’espoir ; un plan échevelé s’échafauda dans son esprit : si la centrale produisait de l’électricité, elle devait s’y rendre par n’importe quel moyen, malgré ses préventions à l’égard de cette forme d’énergie. Le sort du dormeur en dépendait.
— Vous avez des preuves ?
— Pas besoin, nous le savons. J’ai acquis le pouvoir de déceler l’énergie mauvaise où qu’elle se trouve. Depuis que nous avons quitté Paris pour Bordeaux, sans mettre fin à ce gouvernement de fantoches qui y résiste encore, nous avons détruit toutes les installations électriques qui subsistaient sur notre passage. Maintenant, la nuit naturelle est revenue, la vie pure d’autrefois renaît partout où nous allons.
Il semblait sincèrement ému.
— Ce soir, nous avons décidé d’attaquer la station et de la détruire coûte que coûte. Et nous massacrerons tous ces technocrates sacrilèges qui profanent notre sol !
Beb eut un sursaut d’indignation. Certes, le solaire était l’ennemi à abattre, mais pas dans ces conditions-là ; sa fibre pacifiste se révulsait ! Tout à l’heure, recroquevillé dans son trou, il avait compris la contradiction profonde existant entre son caractère rêveur, désinvolte, passionnément épris de musique et d’imaginaire, et les idées qu’il avait prises en charge. Pourquoi avait-il adhéré si spontanément au mouvement Éco ? Parce que l’idéologie qu’il véhiculait prônait la liberté d’une manière inconditionnelle. Aujourd’hui, il venait de s’apercevoir que ce parti pris était porteur de mort si elle n’était pas tempérée par des règles individuelles strictes. Et Beb était incapable de s’y soumettre ; son tempérament s’accordait d’un milieu défini ; il avait besoin du soutien des autres pour assumer son destin. Ce report de responsabilité lui permettait de s’occuper librement de ce qui l’intéressait, jouer de la guitare, s’enivrer de musique. Maintenant que la révolution avait tout balayé, il se retrouvait seul, inapte à réagir de manière constructive. Peut-être… Si Jipa n’avait pas découvert le dormeur !
— C’est d’accord, s’entendit-il répondre.
Le roi Jean se retourna vers Jipa et l’interrogea avec solennité :
— Je suppose que vous suivez votre compagnon ?
Valait-il mieux emmener Camille-Félix et l’exposer aux dangers des combats ou bien le laisser ainsi enroulé dans la nuit ? Jipa ne pouvait mettre un terme au dilemme. Pourtant, les arguments en faveur de la seconde solution l’emportaient : qui, en effet, aurait voulu se charger de ce vieux bébé impotent par ces temps de famine ? De plus, il y avait peu de raisons pour qu’un Rochelais vienne dans les parages, puisque les Croisés de la pureté l’avaient interdit. Mais c’était un arrachement. Du coin de l’œil, elle considéra la petite masse brunâtre enclavée dans la barricade, aspirant à une brusque manifestation de ses facultés télékinétiques qui l’aurait soudée à lui. Mais non, il dormait, gavé, larve molle. Elle l’aimait. Dès qu’elle pourrait s’échapper, elle reviendrait !
— Je vous suis.
— Allez, montez !
Agrippée à la taille du roi Jean, Jipa le sentait respirer. Ses muscles jouaient sous le cuir quand il prenait un virage. Cette randonnée sur les routes désertes la grisait ; les arbres défilaient sur les côtés, carbonisés par la nuit, la lune passait comme un obus à travers leurs silhouettes sombres. Un vent frais lui fouettait les jambes, courait le long de ses cuisses, s’insinuait dans sa vareuse. La tiédeur de ce dos l’écœurait, mais elle ne pouvait se retenir d’y poser la joue. À mesure que les phares s’engouffraient dans le tunnel nocturne, Jipa avait l’impression d’être aspirée par l’asphalte, par les troncs dont le rythme se répétait à une fréquence croissante, vers son destin écrit de tout temps par un dieu gâteux.
Elle crut apercevoir Beb se hisser à sa hauteur. Il parlait, criait :
— C’est ça, la moto verte !
À demi engourdie de froid, elle lui fit un petit signe de connivence. Elle n’existait plus que par cette minuscule zone de vie qui se maintenait entre sa poitrine et le dos du roi Jean ; même son obsession du dormeur s’était réfugiée dans un coin inaccessible de sa conscience. Une heure plus tard, ils bifurquèrent par une série de petites routes sinueuses, diminuant les gaz pour rouler le plus discrètement possible, puis s’arrêtèrent, tous phares éteints. Le ciel s’était couvert de nuages ; ni lune ni étoiles ; l’herbe que Jipa toucha du pied semblait avoir absorbé l’humidité comme un buvard. En se dépliant, elle crut que ses membres allaient craquer et se répandre autour d’elle à la manière d’un poulet qu’on désosse. Au lieu de cela, son corps était assez alerte, plus que le tas de viande surgelée qu’elle croyait être devenue. Même cette plaisanterie intime ne la délivra pas de sa peur panique.
— Beb, chuchota-t-elle.
— Taisez-vous, ce n’est pas une partie de plaisir !
Devant elle se dressait la forme disproportionnée du chef des Croisés ; puis, peu à peu, Jipa vit se rassembler les membres du commando ; ombres parmi l’ombre ; bientôt elle fut entourée d’une muraille humaine d’une noirceur subtilement différente de celle de la nuit. La main de Beb se glissa dans la sienne. Elle la reconnut au toucher.
— Voilà, dit Le Roi, le plus doucement possible. Nous sommes à cinq cents mètres de la centrale.
Un murmure courut dans les rangs des assaillants, comme s’ils redoutaient inconsciemment que la foudre venue du soleil ne les frappe pour punir l’humanité d’avoir défié la Nature.
— Le plan est simple. D’abord neutraliser les guetteurs. Vous, George, Tuboeuf, vous connaissez leurs emplacements. Allez-y en premier ! Tous les autres sont armés de grenades incendiaires et de grenades explosives en plus de leurs revolsers. Il y a trois objectifs à détruire : le capteur solaire, la salle du convertisseur et les bâtiments thermiques. Avec cette Éco, je me charge du capteur. Toi, Lessandieu, je te fais confiance pour déverrouiller le sas d’entrée et tout brûler à l’intérieur avec tes trois fidèles. Quant au reste, débrouillez-vous pour qu’il ne subsiste plus rien des bâtiments thermiques. C’est un gros morceau et je sais que vous n’êtes pas trop d’une douzaine pour en venir à bout. Mais je m’en remets à votre passion de la pureté. Le guitariste ira avec vous. Abattez-le au moindre refus d’obéir. Compris ? Pas d’observations ?
— Vous êtes certain que cette station est en activité, je n’en vois aucune trace, dit Beb.
— C’est une apparence. Depuis l’extérieur, iI n’y a pas de différence entre une centrale qui fonctionne et une en panne ; les refroidisseurs secs n’ont pas de panache pour les démasquer. Tout le reste marche en circuit fermé. C’est pour cette raison que ces salauds ont pu remettre en état les installations sans que personne ne s’en aperçoive !
II y eut un instant de flottement parmi les Croisés, le temps d’organiser les sections. Puis ils se glissèrent dans l’obscurité, toujours aussi intense.
Jipa essayait d’écarquiller les yeux pour parfaire sa vision sans obtenir la moindre amélioration. Le coup qu’elle reçut dans l’épaule lui parut brutal ; ce n’était que l’effet de la surprise. Le roi Jean la poussait devant lui, se dirigeant sans hésitation vers son but, comme s’il était attiré par ses émanations maléfiques. Jipa détestait sentir le souffle de l’homme sur ses omoplates ; elle éprouvait la même impression que suscitait son père quand il la chassait d’une pièce en la prenant par le fond de sa culotte. Cela l’empêchait de réfléchir.
Et cependant, ils approchaient. Et Jipa n’avait pas de plan. Son cerveau bourré de coton hydrophile, elle marchait hébétée vers une mort certaine. La pensée que celle-ci amènerait la fin du dormeur dissipa cette brume mentale.
— Le capteur est devant toi, à dix mètres, le vois-tu ?
II lui sembla distinguer un réseau de fines mailles incrustées dans la nuit. Le Roi poursuivit, sans attendre la réponse :
— Voilà deux grenades ; méfie-toi, elles sont très puissantes. Naturellement, tu sais les dégoupiller ?
— Oui, je sais.
— Tu les placeras au pied du capteur et tu fonceras droit devant toi en comptant jusqu’à dix, puis tu t’aplatiras.
Elle fit un mouvement.
— Ne pars pas tout de suite ! Attends que les autres en aient fini avec les guetteurs.
Jipa comprit soudain ce qu’elle devait accomplir, sans avoir besoin d’y réfléchir, comme si quelqu’un eût pensé pour elle et lui eût délivré le message à la dernière seconde.
— Pourquoi ne vas-tu pas déposer toi-même les grenades ? Ce serait plus sûr.
— Répète ça, salope ! Je m’en suis toujours douté : vous, les Écos, n’allez jamais jusqu’au bout de vos convictions !
Elle éleva la voix :
— Après tout, je suis peut-être partisan du solaire.
Maintenant, elle s’en souvenait bien de ce fils de curé : il jouait un rôle important au conseil de discipline de l’École d’ingénieurs. À ce moment-là, c’était un dandy au col en celluloïd, glabre, froid, sermonneur.
— … et tu n’y étais pas hostile, toi, Jean Leroy, quand nous faisions ensemble nos études.
— Si tu ajoutes que c’était le bon temps, je te fais péter une grenade dans la gueule, petite connasse. L’École d’ingénieurs, pour moi, c’est l’endroit où j’ai appris la guérilla contre la technologie, un point, c’est tout.
Pendant qu’il parlait, d’une voix hachée, furieuse, haineuse, Jipa avait dégoupillé l’une de ses armes explosives, compté jusqu’à sept. Alors elle saisit la fermeture Éclair du blouson de son adversaire, l’ouvrit avec une sûreté qui l’étonna et y enfila la grenade. Puis elle se coucha aux pieds du chef des Croisés et se recroquevilla jusqu’à ce que la détonation la délivre.
Une pluie de sang, de sanie et de chair crépita autour de Jipa qui s’évanouit d’horreur.
L’algarade fut brève. Avertis par l’explosion, les défenseurs de l’ensemble énergétique sortirent en nombre, équipés de projecteurs puissants, et arrosèrent les environs au fusil mitrailleur. Les Croisés de la pureté, en infériorité, ne cherchèrent pas à résister et s’égaillèrent aussi rapidement qu’ils purent. Certains étaient morts sur-le-champ, d’autres, blessés, filèrent dans la campagne, les plus valides retrouvèrent leurs motos.
Était-ce le bruit de leurs machines s’éloignant vers La Rochelle ou la lumière d’une lampe torche zigzaguant le terrain qui la tira de son cauchemar blanc ? Jipa ne le sut pas. En revanche, lorsqu’elle vit le trou énorme qu’avait occasionné la grenade explosive dans le torse du roi Jean, Jipa pressentit qu’à partir de cet instant elle se laisserait plutôt mourir que de commettre un nouveau crime. Une odeur fade montait de ses vêtements maculés. Si elle n’avait pas réussi à le mettre hors de lui, le chef des Croisés serait peut-être en vie et elle, morte. Elle s’essuya le visage d’une main tremblante.
— C’est vous qui avez fait ça ?
La voix était légèrement nasillarde ; une lumière crue lui frappait les yeux ; elle fit un geste vague et fatigué pour s’en débarrasser. Puis expliqua son acte avec tant de lassitude qu’elle croyait ne jamais parvenir au bout de son récit. Quand elle eut fini, son confesseur improvisé lui parla avec chaleur.
— C’est bien, ce que vous avez fait. Peut-être mieux que vous ne le pensez.
Il lui tendit la main pour qu’elle se relève.
— Je m’appelle Ho. Venez, nous allons chercher votre camarade.
Ils le découvrirent mort, sa guitare brisée en deux par une rafale. Il la tenait serrée sur son ventre. Peut-être souriait-il d’un dernier accord entendu sous l’impact des balles. Jipa sanglota.
— C’est Beb !
— Nous allons l’enterrer. D’abord, il faut vous laver.
Sans force, elle se laissa guider vers la centrale. Ho lui murmurait des paroles d’encouragement dont elle saisissait uniquement la douceur. Dormir. Ah ! dormir !
La douche chaude la revigora un peu ; mais Jipa comprit qu’elle venait d’être définitivement débarrassée d’une partie d’elle-même sous ce jet anodin. Et rien ne pourrait jamais combler ce gros vide, jamais ce vide, jamais ce vide…
Elle enfila un bleu en tissu synthétique, feuilleté, molletonné, moelleux comme une crème. Sa peau se réjouissait pour elle. Soudain, dans l’espace exigu de la salle de bains, éclata un arpège d’odeurs qui variait du lait tourné au poisson cru, mais sentait aussi la mer par gros temps, celle de Jipa mêlée à celle du dormeur.
— Monsieur Ho ! cria-t-elle.
Celui-ci ouvrit la porte.
— Vite, il faut que j’aille immédiatement à La Rochelle, le dormeur est en danger !
— Le dormeur ? Quel dormeur ?
— Camille-Félix, venez, je vous expliquerai.