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Alzine avait subi plusieurs séances de caisson étanche, soumise à des rayonnements et à des traitements chimiothérapiques ; plusieurs fois on lui avait intégralement renouvelé le sang. Son état ne s’améliorait guère. Sa vue surtout empirait ; maintenant la taie formait une capsule dure et blanche, le monde lui apparaissait sous une loupe de verre dépoli. Et ses yeux lui faisaient mal à crier le matin quand elle se réveillait ; la douleur s’estompait à mesure qu’elle s’accoutumait à la lumière. Son espoir de retrouver une vision normale décroissait chaque jour au point qu’elle se considérait déjà comme aveugle et refusait d’ouvrir les yeux quand Moulis venait.

Son moral s’en ressentait ; depuis qu’elle était installée dans une des jolies chambres capitonnées de rose, à l’hôpital du Centre de survie, Alzine voyait ses forces diminuer ; elle avait abandonné tout espoir d’être rétablie. La gravité de sa maladie lui était apparue brutalement avec le marché que le Loup avait accepté ; il fallait qu’il estime sa santé très précaire pour se rendre aux propositions de Leurquin ; et ce qui aurait dû lui apporter un extraordinaire réconfort, l’aveu implicite des sentiments de Moulis, la plongeait au contraire dans une contrariété agressive qu’elle se reprochait douloureusement après chacune de ses visites. Toute sa vitalité s’était réfugiée dans la manifestation d’une solide rancune à l’égard de ce compromis consenti à l’adversaire, aversion qu’elle reportait sur tous ceux qui y touchaient de près ou de loin : les adorateurs du dormeur, Moulis, Leurquin, elle-même, jugée également responsable. Ces tortures mentales qu’elle s’infligeait entravaient pour une part la réussite de son traitement.

Ses bras acquéraient une couleur bizarre, comme un vieux marbre tout craquelé dont les veines intérieures ressortent sous la patine ; les fissures s’étaient creusées au point d’apparaître comme de longues cavités purulentes qu’aucun pansement ne pouvait calmer ; d’ailleurs Alzine ne supportait plus qu’on la soigne pour ces douleurs, préférant la cruelle et tenaillante morsure de la maladie à la souffrance provoquée par le moindre traitement. Son visage s’effondrait comme un masque dont le carton mal encollé se déchirait par plaques. Toute sa beauté noire était soumise à une sorte de séisme interne qui en ravageait la surface, en liquéfiait l’harmonie. Aucun miroir ne lui permettait d’en vérifier les progrès, mais elle sentait cette lave froide et séreuse soulever sa chair et la repousser en plaques urticantes, vénéneuses. Alzine se félicitait presque de cette torpeur qui la prenait dès les premières heures du jour, cette lassitude puissante qui laissait ses membres mous, ses muscles sans tonus. Désormais, elle redoutait les exsanguino-transfusions qui lui remettaient le corps en feu ; cette ardeur nouvelle qui s’infusait dans son organisme lui apparaissait comme la manifestation maléfique d’un pouvoir occulte, destiné à réanimer son cadavre déjà en voie de putréfaction.

Parfois, de brèves rémissions lui procuraient une accalmie nerveuse dont elle profitait pour s’abandonner à la conversation avec son infirmière bénévole. Cette dernière s’appelait Luita, son âge dépassait le demi-siècle ; brune et ravinée, desséchée, osseuse, elle portait une chevelure d’un noir luisant et brillantiné, torsadée en deux gros macarons qu’elle déroulait selon des rites tout à fait imprévisibles. Les longues mains tannées de Luita décrivaient d’expressives arabesques dans l’espace en parlant, quand elle ne se les tordait pas l’une contre l’autre dans une improvisation exaltée. Malgré sa maigreur, elle avait l’art de s’habiller de tuniques de soierie damassée qui faisaient de son corps un fuseau souple et attrayant. Alzine était fascinée par sa présence et passionnée par ses révélations.

La conversation avec Luita n’avait rien de banal, car elle portait généralement sur Camille-Félix Trézel qu’elle connaissait mieux que personne, prétendant être son père.

Luita, à ce propos, ne se contentait pas d’affirmations vagues, mais donnait au contraire un grand nombre de précisions sur la manière dont elle s’était procuré le sperme et sur les méthodes magiques, alchimiques utilisées pour le sélectionner à la banque ; elle n’était pas non plus avare de confidences sur ses rapports sexuels avec la mère du dormeur, Camille, et abondait en renseignements sur la lubricité de la cérémonie au cours de laquelle toutes deux l’avaient conçu.

Malgré la salacité de Luita, Alzine appréciait ce récit qui attisait sa part lesbienne et lui rappelait des après-midi de chaudes caresses avec Jipa.

Par son art exceptionnel du conte, Luita avait su lui faire admettre la plausibilité de cette conception peu ordinaire, même à la trouver banale, évidente. Cette simplicité ancrait la naissance du dormeur dans la légende ; elle permit à Alzine de suivre avec Luita les pages d’un nouvel évangile dont l’attrait subversif puisait à un freudisme de bazar terriblement efficace. Sans prétendre comme Leurquin que le dormeur tenait dans ses rêves le sort de l’Europe, du monde et peut-être de l’univers, Luita grignotait subtilement le scepticisme d’Alzine en lui racontant des anecdotes sur l’enfance de Camille-Félix où celui-ci jouait toujours avec innocence le rôle du destin. Ainsi en était-il de sa rencontre avec le père de la nouvelle religion.

Comme les parents prête-nom de l’enfant étaient morts peu après sa naissance, Luita avait fait valoir ses droits à la paternité auprès de l’assistance publique ; durant ces années-là, les stratèges de la Cinquième avaient axé une importante partie de leur propagande électorale sur l’émancipation de la femme et la réévaluation de ses droits ; la garde du dormeur lui avait donc été accordée, plus en raison de sa profession d’infirmière que de sa bonne foi. Luita en avait profité pour utiliser l’hôpital où elle travaillait comme une seconde mère technologique.

En atteignant ses deux ans, Camille-Félix ne se réveillait toujours pas ; une sorte d’indifférence avait succédé dans les milieux hospitaliers à l’émulation première où le moindre interne se donnait des airs d’apprenti sorcier en essayant des thérapeutiques nouvelles destinées à tirer du sommeil l’énigmatique rêveur. Afin d’offrir à Camille-Félix une série d’informations, d’induire une sorte de mécanisme intellectuel, suivi de son éveil tout court, l’un d’eux avait cependant imaginé un appareil qui projetait les pages d’une encyclopédie devant ses yeux clos. Il prétendait que celui-ci, durant ses brefs instants de lucidité, pourrait assimiler quelques informations. Après plusieurs semaines de ce traitement, le jeune docteur en médecine demanda à Luita si elle avait pu observer un progrès dans le comportement du dormeur, cette dernière se prononça par la négative. L’interne supprima l’installation.

— Savez-vous ce qui s’est produit ?

Alzine ferma les yeux en signe d’impuissance.

— J’ai informé Camille-Félix de la décision du médecin. Il était là, tout chaud, tout nu sur son matelas « alternating », je venais de le changer. Je ne pourrais pas affirmer qu’il a compris, car j’étais prête à sangloter, les larmes au bord des yeux, mais j’ai senti quelque chose, une vibration, je ne sais quoi. Alors j’ai décidé de lui laisser son matériel de lecture ; après tout, ça ne pouvait pas lui faire de mal ! Dans l’après-midi, je suis revenue pour lui donner une gâterie supplémentaire, comme j’avais l’habitude de le faire, du miel d’acacia mélangé à du lait. Ce que j’ai vu m’a toute retournée. J’ai appelé le jeune médecin qui était à l’origine de l’expérience. « Regardez, regardez » lui ai-je dit. La main du dormeur était posée sur une page de l’encyclopédie ouverte à la lettre R ; elle représentait un requin. « Le requin, c’est vous ! »

Naturellement, Luita n’avait pas pu préciser à Leurquin – car c’était de lui qu’il s’agissait – si elle se souvenait d’avoir ouvert le livre à cette page. Son récit répété, recoupé, recroisé ne permettait pas de conclure formellement à la préméditation ou au hasard. Mais Leurquin, qui avait été formé à une école freudienne férue de calembours révélateurs, avait été fortement frappé par la coïncidence. Aussi se passionna-t-il pour le cas de Camille-Félix Trézel au point d’en oublier ses autres malades.

La première chose qu’il fit fut d’installer un électro-encéphalographe à quartz branché en permanence sur le cerveau du dormeur afin de le soumettre à un certain nombre de tests révélateurs ; ensuite il procéda à une série d’analyses pharmacologiques, neurologiques et chimio-biologiques. Luita ne chercha pas à enfumer Alzine sous un pseudo-discours scientifique, mais passa vite aux conclusions de Leurquin. Toutes indiquaient une activité onirique du dormeur presque continuelle, bien plus élevée que chez la plupart des humains. Quant à maîtriser les sujets de ses rêves, à cette époque-là, personne ne connaissait le moyen de les explorer.

Pourtant, en étudiant plus précisément le sommeil paradoxal de Camille-Félix, proche de la narcolepsie, en affinant l’analyse de son électro-encéphalogramme et de ses perturbations neurochimiques, Leurquin finit par en tirer des conclusions. Il constata qu’un certain tracé, joint à une modification typique de sa contraction pupillaire et à des taux de noradrénaline et de sérotonine particuliers, se répétait systématiquement lorsqu’il approchait du dormeur au cours d’un épisode onirique. Ces dosages et ces tracés changeaient en présence de Luita et se composaient différemment quand ils étaient ensemble. Bientôt, Leurquin fit admettre à d’autres personnes de sa connaissance dans l’entourage de Camille-Félix que chaque individu était suivi d’une sorte d’enregistrement, d’un code. En comparant ces analyses, ces tracés, à ceux que ses amis révélaient durant leurs périodes de rêve, il découvrit que ces taux et que ces ondes étaient identiques à ceux qu’on décelait chez le dormeur quand ils se trouvaient en sa présence.

En abordant le récit ultime, celui de la révélation, Luita manifesta une telle émotion qu’elle dut aller prendre des calmants. Alzine venait de subir une nouvelle exsanguino-transfusion, son corps battait, sa peau grattait, ses yeux souffraient, elle s’accrochait au commentaire de la vie du dormeur avec la dévotion du pèlerin de Lourdes espérant un miracle. Son impatience se révélait si grande qu’elle devait agripper ses mains aux rebords du lit pour neutraliser les contractions de ses muscles. Le retour de son infirmière ne fit qu’accroître ces malaises, la conduisit au seuil de la syncope. Dorlotée par Luita, Alzine finit aussi par s’apaiser. Elles étaient toutes deux en convalescence de leurs transes.

— Le plus convaincant, peut-être, lui confia Luita, c’est que Leurquin n’a jamais joué au mage ni au prophète, il a toujours entretenu avec moi des rapports d’égal à égal, me mettant sans cesse dans la confidence de ses travaux et adaptant les résultats à mes connaissances. Je l’ai aimé, Alzine, terriblement aimé et je suis certaine que nous aurions pu… s’il n’y avait pas eu le dormeur. Je te dis ça parce que Leurquin est probablement le seul homme avec qui j’aurais voulu faire l’amour. Notre accord physique aurait répondu à cet accord onirique que révélait le tracé spécifique de Camille-Félix quand nous étions tous deux en sa présence. Nous n’y avons jamais cédé, je crois que c’est notre grande force.

Sans qu’elle soit attendrie par ces aveux, Alzine Rodonne se persuada que le dormeur détenait un redoutable pouvoir ; elle admit son ingérence sur ce monde de mort et de décomposition dont elle était désormais la victime condamnée.

Luita fit une pause. L’évocation de ce souvenir éveillait sa sensualité. Elle caressa d’une main attendrie les cheveux d’Alzine, seul endroit de son corps qui ne souffrait pas.

— Comment en êtes-vous venus à l’idolâtrer ?

— Oh ! ça s’est passé simplement, pas du tout comme dans la Bible ou dans le Coran, à grand renfort de signes prémonitoires et de menaces divines. Non, Camille-Félix n’est pas un dieu au sens théologique du terme, ce n’est qu’un phénomène biologique aux pouvoirs exceptionnels. Parmi le cercle d’initiés que nous avions admis autour de lui, il y avait un jeune journaliste, Lenoir. C’était pendant la guerre d’Indochine, pas la première ni la deuxième, la troisième. Son quotidien l’avait envoyé comme correspondant de guerre sur le front laotien. Il est décédé après un coup de main sanglant, torturé inutilement. Nous avons pu savoir la durée exacte de l’épisode, embuscade, supplice et mort comprise, et sa date. Nous avons pu aussi constater sans équivoque que le tracé spécifique de Lenoir n’a pas quitté l’enregistrement de l’électro-encéphalogramme du dormeur durant tout ce temps.

Consciente de la portée de son effet, Luita se tut.

— Et tu crois qu’il aurait pu rêver de moi pendant l’explosion de cette bombe ?

— S’il ne te connaissait pas, ce n’est pas… excuse-moi, je suis stupide, évidemment, il t’a rencontrée, dans la Peugeot.

Car Alzine, pour épuiser sa douleur, avait raconté certains épisodes de sa vie à Luita.

— Mais les autres gens qui étaient avec moi, ceux du front marxiste paysan, n’ont jamais aperçu Camille-Félix.

— Aucune importance. C’est d’ailleurs ce qui fait la puissance et la gravité de son influence : il implique le sort de tous les participants de la scène où vit celui qu’il « prend en rêve ». Pas moyen d’y échapper. Voilà pourquoi Leurquin s’effrayait quelquefois ; Camille-Félix élargit sans cesse l’étendue de ses facultés à mesure que sa connaissance des habitants de la planète se propage. Par rêve interposé, il conquiert peu à peu les esprits. Avant qu’il ne soit enlevé, son tracé encéphalographique devenait si complexe qu’il perdait toute lisibilité. À force d’enregistrements superposés, il se rapprochait d’une onde qui est celle du coma. À la vérité, ce tracé représentait l’avenir de centaines de milliers d’individus. Car les capacités de son cerveau sont presque infinies, du moins à l’échelle humaine. Au lieu de se détruire, ses cellules cérébrales prolifèrent depuis qu’il est né.

— Donc, il est immortel ? murmura Alzine.

— Chut ! fit Luita, personne n’a le droit de dire cela. C’est depuis l’instant où il a soupçonné la menace qui pesait sur ses activités que le directeur des casinos et des boîtes de nuit de cette partie de la côte atlantique, un certain Pravaud, a kidnappé le dormeur. Nous sommes certains maintenant qu’il projetait de le faire périr dans l’incendie du Monagamba.

— Sans ce Pravaud, Moulis n’aurait jamais découvert la Peugeot ! Tu sais qu’il l’a assassiné pour la lui voler ?

— C’était un des premiers admirateurs de Camille-Félix, l’un de ceux qui, dans un premier temps, ont le plus contribué à la création des Centres de survie et à la propagation de la religion. Leurquin, tous ses fidèles ne comprennent pas encore pourquoi il a réagi de cette manière.

« Et Jipa qui joue à la mère de ce monstre, songea Alzine, sait-elle maintenant qu’elle couve un dieu en gestation dont l’empire s’étend insidieusement à travers les rêves de ses sujets ? » Formulée ainsi, l’idée lui semblait irréelle. Néanmoins, elle ne pouvait s’empêcher de se laisser aspirer par sa séduction. À cause de sa vision déformée par la dure corne de ses yeux, Luita lui apparaissait telle une souche tordue dont les quatre branches auraient confusément représenté les membres. Ses deux petites prunelles de feu s’apparentaient plus à quelque sorcière se déplaçant sur son balai dans un paysage de brume qu’à un être humain. Alzine n’avait même plus le courage de s’amuser de cette comparaison ; ses veines et ses artères dans lesquelles circulait un sang régénéré la faisaient souffrir à l’égal d’un réseau de résistances électriques enflammant sa chair. Tout son esprit, fuyant l’intolérable souffrance, s’accrochait à cette mythologie perverse que son infirmière lui distillait au goutte-à-goutte. Surtout que Luita n’agissait pas sans habileté, qu’elle étayait les thèses mystiquement élaborées par Leurquin avec une sorte d’orgueil maternel monstrueux !

— Ce qui m’étonne, soupira Alzine, dans un dernier effort de lucidité, c’est comment cette religion a pu s’instaurer dans les Centres de survie…

Ses mains retombèrent, lasses à force de s’être crispées aux montants du lit.

— C’est simple, limpide même, reprit la voix enflammée de Luita. Par expérience, Leurquin a pu déterminer que toutes sortes de biens amélioraient l’existence de ceux qui souhaitaient s’occuper du dormeur et rêver à ses côtés. Voilà comment, peu à peu, son audience a grandi auprès de riches financiers, d’hommes politiques influents. Ceux-ci sont venus spontanément se placer sous la tutelle de Camille-Félix, et par dévotion ont pensé à bâtir une Église nouvelle.

— Mais pourquoi cette formule dépassée ?

— Comme une certaine résistance, disons de l’ostracisme, entourait ceux qui prêchaient la religion, une diaspora a fini par créer des Centres de survie à travers l’Europe pour se protéger. Afin d’entrer en communication avec les rêves du dormeur, et tenter d’en profiter. Parmi ces fidèles, nous avons trouvé beaucoup de généreux donateurs qui, considérant que la vie était devenue trop dangereuse en Europe, ont peu à peu rendu les Centres imprenables grâce à un bouclier holographique. Avant que ce fou de Pravaud n’enlève Camille-Félix, sa représentation apparaissait simultanément dans les églises de tous les Centres. Maintenant, les prêtres répètent machinalement les offices. Mais en l’absence du dormeur, nous attendons dans la terreur que le cataclysme nous emporte !

La conversion d’Alzine à la religion ne s’effectua pas sans difficulté ; son esprit passionné, tumultueux avait des repentirs, des sursauts. Mais comme elle avait condamné sa porte à Moulis qu’elle craignait pour ses reparties impitoyables dans leur dérision, elle subissait l’influence permanente de son infirmière qui la soignait avec dévouement. Puis le Loup partit à la recherche de Jipa.

Luita, missionnaire rusée, patiente, zélée reprenait les fils qu’elle avait sommairement bâtis, ravaudait son histoire de terreur et de rêve avec l’habileté diabolique que confère souvent la foi absolue. Et Alzine, traversée par des fièvres, des périodes de fatigue surhumaine, s’intoxiqua volontairement. Toutes ses anciennes convictions se consumaient à petit feu sous l’amadou mystique entretenu à grand souffle par celle qui se considérait comme le géniteur absolu de Camille-Félix Trézel.

Tout finit par lui apparaître avec la même subversive logique qui avait servi à Leurquin pour propager sa religion. Oui, sa vie était désormais dans l’attente d’une modulation sur le tracé encéphalographique du dormeur, une modification de son rythme alpha, l’apparition d’une bouffée thêta, signes plus efficaces que ceux invoqués jadis lorsqu’on pactisait avec le diable. La nouvelle cabale, celle qu’inventait le dormeur, s’écrivait avec le sang des rêves.

Car Alzine voulait vivre encore, tout son corps l’exigeait, lui, si bien conçu pour courir, danser, jouer ; c’était par ses mouvements qu’elle existait, par sa chaleur qu’elle s’exprimait, par sa santé enivrante qu’elle jouissait. Animale, voici comment elle se sentait avant tout. Et la pauvre bête blessée se blottissait en tremblant dans l’illusoire espoir que l’enfant-dieu rêverait qu’elle guérirait. Pour cela, elle reniait toute une vie de lutte contre le pouvoir. Alzine n’avait pas prévu qu’en se révoltant contre certains tabous, elle avait peut-être contribué à en inventer de nouveaux, plus forts parce que plus vivaces, dont le contenu vague allait de pair avec la création du dogme. C’est à cette religiosité sous-jacente qu’elle cédait maintenant, vaincue. Sur sa foi brute se greffaient des convictions contraires à son idéal de liberté.