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Moulis se sentait froid, plus froid qu’il ne l’avait jamais été ; pris en glace. Pis encore, il évitait de penser à Alzine. S’il avait pu se laisser aller à la mélancolie, la tristesse, la détresse, la douleur, ressasser leurs souvenirs, le Loup aurait éprouvé un soulagement artificiel. Là, au contraire, en refoulant l’idée d’Alzine, son absence gangrenait la moindre de ses pensées. Sourdement, comme si la maladie contractée à Pouzeauges avait eu le pouvoir de contaminer sa mémoire.

Si encore elle n’était pas morte confite en religion – et quelle religion ! –, le Loup aurait pu se laisser aller à la nostalgie, abdiquer pour une fois toutes ses défenses et se laisser soulager par le bain émollient de ses regrets. Mais il en était incapable, l’amertume qu’il avait conçue en constatant jour par jour le délabrement intellectuel d’Alzine laissait un goût ineffaçable. Jamais il n’avait prononcé une seule parole pour s’opposer à cette destruction sournoise de sa personnalité ; maintenant, il ne pouvait pas supporter cette défaite. Alzine s’était méfiée de lui, interdisant plusieurs fois sa porte, se réfugiant dans une humeur maussade ou dans le silence quand il venait la visiter ; mais cela n’excusait rien. Même si cette dernière avait souhaité adoucir ses derniers jours en se réfugiant dans un rêve mystique, Moulis aurait dû s’y opposer, de toutes ses forces. Aujourd’hui, il ne pouvait même plus se consoler avec les images toujours vivantes de sa rencontre avec la jeune Éco, des mois d’apprentissage, de leur singulière randonnée.

La haine-amour avait tout effacé.

Devant lui, l’usine du Bailli, fabrique de yaourts et de biscuits. Décidément, quand on démontait les pièces de la farce, chaque morceau s’effritait entre les doigts. Quelle grotesque prétention avait poussé ce besogneux de l’industrie à se parer d’un titre qui n’était que l’étiquette de sa naissance ?

Moulis poussa la lourde porte de tôle galvanisée. Une puissante odeur de pourriture le refoula. Comme s’il avait déclenché une série d’automatismes en ouvrant l’usine, le Loup vit immédiatement jaillir un personnage aux yeux exorbités, vastes oreilles pendantes de bouledogue.

— Attention, ça va sauter !

Il se recula imperceptiblement pour le laisser passer, puis le retint durement par l’encolure de son manteau de fourrure.

— Qu’est-ce qui va sauter ?

L’autre le dévisagea comme s’il avait perdu l’esprit.

— Mais les bacs, tous les bacs. Ça fait une semaine que je n’ai plus d’électricité. La fermentation lactique, vous comprenez, la fermentation lactique !

— Allons, venez avec moi, vous m’expliquerez ça de près.

Moulis tordit les bras du personnage dans le dos et le poussa dans l’usine, malgré les gesticulations et les cris de ce dernier.

— Répondez, vous êtes le Bailli ?

Le prisonnier hocha la tête en signe d’affirmation.

— Qu’est-ce que vous avez fait de vos troupes, les fameux cyclistes noirs dont m’a parlé Leurquin ?

— Partis, tous partis.

L’odeur était prégnante, gigantesque, omniprésente ; « comme un gigantesque rot de bébé », pensa Moulis. Il s’obligea à respirer, pour sursaturer sa haine. Les bacs de stockage étaient effectivement dilatés à l’extrême, leur métal inoxydable semblait chauffé à blanc.

— Vous dites qu’ils vont exploser, dans combien de temps ?

— Mais tout de suite !

— Parfait.

Avisant des bandes souples en plastique, destinées à cercler les paquets, le Loup s’en empara et fit avancer le Bailli d’un coup de genou dans le bas des reins. Puis, méthodiquement, il le ligota à un ensemble de tuyaux, à proximité de la plus grosse des cuves. L’ancien petit tyran l’observait avec des yeux révulsés ; muet de peur.

— Maintenant, vous allez me dire où se trouve le dormeur, sinon vous allez bientôt vous transformer en morceau d’ananas dans le yaourt.

— Mais je ne sais pas ! Il est parti, c’est tout !

Moulis lui tourna le dos et se dirigea vers les bureaux de verre qui dominaient le grand hall de l’usine ; il grimpa alertement par l’escalier de fer. Le Bailli criait en vain. À cet étage, il découvrit un homme, gémissant à terre ; son torse était nu, tavelé de brûlures de cigarettes. Le Loup lui souleva la tête, il respirait encore.

— Ne me faites rien, soupira-t-il, je dirai où il se trouve ; à condition que vous n’en disiez rien au Bailli !

— Je viens de lui préparer son lit de mort.

— Le dormeur est caché dans une centrale en construction près de La Rochelle.

Après avoir vérifié si le propriétaire de l’usine était bien attaché, Moulis rejoignit paisiblement la voiture qui démarra en souplesse. Une demi-journée plus tard, il aperçut Jipa qui sortait d’un bâtiment en construction, avec Camille-Félix Trézel en bandoulière.

Il sourit, sans savoir vraiment ce qui, de la mort grotesque du Bailli dans l’explosion de l’usine ou de la découverte de sa proie, le réjouissait le plus. Peut-être cette dernière, car elle portait sur l’avenir. Oh ! un avenir bien court, puisqu’il avait décidé de faire passer le goût du lait à ce répugnant somnambule.

Pas par vengeance, simplement pour vérifier une chose : si Alzine était morte au sein d’une paix intérieure qui en valait la peine, ou pour de la foutaise. Moulis voulait aussi avoir la preuve que le dormeur ne dirigeait pas ses actes en rêvant sa vie.

Dans le cas bien improbable où l’hypothèse se vérifierait, il souhaitait le priver de cette jouissance exorbitante. Même si cette histoire n’était qu’une vaste fumisterie, comme il le croyait, cela valait la peine d’aller jusqu’au bout de l’enquête. Quelles que soient les conclusions, il aurait la certitude absolue de leur authenticité. Si le dormeur avait vraiment le pouvoir que Leurquin lui attribuait, alors le cauchemar prendrait fin avec sa disparition et les adeptes de sa religion périraient puisqu’il ne pourrait plus rêver d’eux. Ce qui signifierait la fin des Centres de survie. Sinon, ce monde absurde ne disparaîtrait pas, le cauchemar se poursuivrait, ce qui n’était pas tellement pour déplaire à Moulis qui se réservait le soin de favoriser le chemin vers la tombe des bedonnants fidèles de Camille-Félix.

Le Loup recourut à toute sa ruse, à tout son savoir de pisteur pour ne pas se faire repérer par Jipa et son conducteur. La difficulté résidait dans l’écart indispensable à maintenir entre la Peugeot noire et la Renault électrique, suffisant pour les suivre, pas trop éloigné afin de les conserver en vue. Il y parvint.

Maintenant, il les tenait, là-haut, minuscules silhouettes sur le pont d’un cargo en cale sèche. Les flancs du navire, noirs, luisants, tranchaient le ciel à la verticale. Tout au fond des bassins de radoub, derrière l’ultime perspective de ces surfaces d’eau croupies découpées en parts inégales, vertes, lisses, recouvertes par endroits d’îles flottantes, chimiques œufs à la neige des lavandières, la ville de Bordeaux paraissait s’enliser dans la brume du soir.

Quand Jipa vit surgir Moulis de l’échelle de coupée, la menaçant de son arme, elle s’immobilisa, consciente de retrouver un vieux cauchemar dont elle avait oublié jusqu’au souvenir. Ho chercha à s’interposer. Que dit-il ? Elle ne l’entendit pas. Elle vit à peine la scène du combat qui les opposa, ce fut très bref. Le Loup ne souhaitait tuer que le dormeur ; il rengaina son Beretta et se battit avec Ho sans pitié mais sans haine ; celui-ci connaissait bien quelques passes d’arts martiaux ; mais pas assez pour résister. Bientôt, Moulis l’étendit sur un tas de cordages, presque avec attention. Puis il se retourna vers Jipa, massive et dure, protégeant Camille-Félix de son corps. Ses yeux le fixaient avec intensité. Il eut un instant d’hésitation, puis se rua sur Jipa qui, malgré sa résolution, ne tint pas le choc. Elle bascula en arrière.

Profitant de sa faiblesse, Moulis voulut ôter le dormeur de son dos ; durant quelques secondes, malgré toute sa force, il n’y parvint pas ; puis l’enfant se laissa arracher, comme s’il s’offrait à lui, à sa mort, à sa délivrance.

Un toboggan de planches descendait jusqu’au sol, à vingt mètres du pont. « Sa dernière glissade », rêva Moulis à haute voix. Le dormeur ne manifestait aucun signe de crainte, mais respirait difficilement.

Il déposa doucement Camille-Félix Trézel sur le toboggan et le poussa d’une chiquenaude vers le bas. Sans manifester la moindre réaction, le dormeur, emmailloté dans sa capuche jaune et ses culottes de golf, alla s’écraser sur l’asphalte du bassin asséché.

Que l’odeur de la marée montante ne tarda pas à envahir.