Nietzsche a-t-il lu Voltaire ?
C’est un cliché d’Elisabeth Förster, la sœur de Nietzsche1, repris trop souvent par les commentateurs : Nietzsche n’aurait pas lu Voltaire2.
Bien sûr, si « lire Voltaire » consiste à s’engager, crayon à la main, dans cette œuvre immense sans négliger, à côté des contes philosophiques, ni les tragédies, ni les comédies, ni les épîtres, ni les satires, ni les sommes historiques, ni les ouvrages et « mélanges » philosophiques, ni les textes critiques, scientifiques et politiques, ni la volumineuse correspondance, ni tout le reste… qui peut se vanter d’avoir lu Voltaire ? La conjonction de l’ampleur et de la diversité rend toujours insaisissable l’œuvre de ce graphomane.
Certes, cette œuvre contient en elle-même l’antidote de son gigantisme fragmenté : le ton de Voltaire. L’insolence de Voltaire se saisit et même s’attrape à quelques phrases, son ironie agit comme une contagion. Pour un musicien de l’écoute littéraire comme Nietzsche, lire est bien autre chose qu’embrasser le vaste cercle de la production d’un écrivain. C’est capter un ton qui porte une atmosphère et trahit des valeurs. C’est prêter l’oreille à un tempo révélateur, percevoir dans la légèreté une figure de la liberté. Aussi est-ce d’abord dans l’écriture de Nietzsche, comme « l’arbre à ses fruits », que l’on doit reconnaître sa « lecture » d’un écrivain. L’imitation d’une attitude, l’assimilation d’un sourire, l’énergie dansante d’un sarcasme en disent aussi long sur la profondeur d’une lecture que la somme des pages dévorées.
Pourtant, ce préambule n’est pas une esquive : le philosophe allemand n’a pas eu besoin, comme un archéologue qui reconstruit un temple à partir d’une poignée de fragments, d’imaginer Voltaire d’après une pénurie de bribes. Il suffit, pour s’en convaincre, d’explorer ses archives et de parcourir les rayons de sa bibliothèque.
Un manuscrit inédit de Nietzsche sur Voltaire
Dans une lettre à sa mère et à sa sœur, datée de la fin du mois de novembre 1861, Nietzsche mentionne Voltaire pour la première fois3. Le pensionnaire du collège de Pforta, âgé de 17 ans, y raconte comment, ce jour-là, ses camarades et lui ont appris le français dans Athalie de Racine et dans un ouvrage assez inattendu : L’Histoire de Charles XII, roi de Suède, les premiers pas de Voltaire historien, en 1732. Ce livre oublié aujourd’hui, où le jeune auteur est encore un admirateur de l’héroïsme, était alors « universellement lu4 ». C’est probablement dans une anthologie en français autrefois conservée dans sa bibliothèque et qui contient aussi des passages d’Athalie que Nietzsche a découvert des extraits de ce texte, ainsi que d’autres morceaux choisis de l’écrivain français, tirés de La Henriade, de sa tragédie Mérope, ou encore de Zadig5.
L’intérêt de Nietzsche pour la littérature française n’a été ni un goût tardif ni une pure réaction de bravade au patriotisme culturel du Reich. Un an et demi à peine après cette première mention de Voltaire, qui n’est probablement pas un premier contact6, le futur philosophe se plonge dans un ouvrage qui faisait à l’époque autorité, la somme du critique hégélien Hermann Hettner, le découvreur d’Ibsen7, sur la littérature française du XVIIe siècle. Il prend des notes sur le volume, comme il le confie à sa mère, dès avril 18638. Le livre l’occupe encore deux mois plus tard9. Le nom de Hettner apparaît plusieurs fois sous sa plume à cette époque, toujours pour ce même ouvrage10. Or, ces notes de Nietzsche existent encore. Elles ont été conservées dans ses archives à Weimar, où nous les avons retrouvées. Elles forment un manuscrit détaillé sur : « La Vie et la Personnalité de Voltaire » et « Voltaire philosophe »11, que l’on pourra trouver en appendice de cet essai12.
Ces notes d’étudiant témoignent déjà d’une lecture attentive et personnelle. Elles révèlent des choix significatifs d’une vision déjà teintée d’immoralisme. Nietzsche enregistre un parallèle entre Voltaire et Byron, qu’il reprendra13, prend note de la « nature méphistophélique » de l’écrivain français, retient l’« âme de vaurien » que lui prête Frédéric II. Il se souviendra de cette notation, pas moins de dix ans plus tard, dans une version préparatoire de la troisième Considération inactuelle sur « Schopenhauer éducateur » : « Mais pour (reconnaître) (ressentir) (du moins par une comparaison) (toute) la grandeur personnelle et l’avantage de Schopenhauer, on doit le comparer à Voltaire, qui souffrait également d’une (telle) (certaine) dualité – au point seulement qu’elle a pu être caractérisée ainsi par Frédéric le Grand “c’est pitié qu’à un génie si noble soit attachée une âme de vaurien” »14. La comparaison entre Voltaire et Schopenhauer deviendra récurrente sous la plume de Nietzsche qui note ici encore l’attachement surprenant de Voltaire aux preuves téléologiques de l’existence de Dieu, un point qui l’arrête encore cinq ans plus tard dans Le Monde comme volonté et comme représentation15. Nombre d’informations présentes dans le livre de Hettner se retrouveront dans son œuvre. Nietzsche y rencontre le fameux « Écrasez l’Infâme » qu’il citera plusieurs fois16, il y découvre les réticences du « patriarche » contre l’égalité sociale. Ces notes témoignent d’un intérêt intense pour Voltaire et esquissent la silhouette d’un philosophe crédible et d’une vraie personnalité d’écrivain immoraliste.
Du reste, le « roi Voltaire » se taille la part du lion dans le livre de Hettner : plus d’une centaine de pages, contre quatre-vingts pour Rousseau, une cinquantaine pour Diderot et à peine une vingtaine pour Montesquieu. À l’époque, Voltaire est encore tenu pour le premier des « philosophes » français du XVIIIe siècle. Après les développements consacrés à « La vie et la personnalité de Voltaire » et « Voltaire philosophe », une dernière section, sur laquelle Nietzsche ne semble pas avoir laissé de notes, traite même de « Voltaire poète ». C’est un panorama, enrichi de nombreuses citations en français, qui va de La Pucelle à l’« Ode à la Liberté », poème d’un « auteur arrivant dans sa terre près du lac de Genève », jadis considéré comme une anticipation de la Révolution française17.
Grâce à Hettner, le jeune Nietzsche se constitue ainsi, dès 1863, une bonne culture voltairienne de base. Loin de rester lettre morte dans un compartiment de sa mémoire, celle-ci s’est élargie et vivifiée par la suite, comme en témoignent les ouvrages conservés dans sa bibliothèque personnelle18.
Voltaire dans la bibliothèque de Nietzsche
Les œuvres de Voltaire n’y manquent pas. On y trouve de vieilles œuvres complètes en allemand, des Voltair’s sämmtliche Schriften, publiés à Berlin en 1785, trois gros volumes présents encore au milieu du XXe siècle, mais dont il manque aujourd’hui le troisième. Ce livre manquant était-il riche d’annotations importantes de la main du philosophe ? Nous ne le saurons sans doute jamais, mais nous pouvons constater la richesse de ces trois volumes.
Ils concentrent leur attention sur les œuvres du polémiste, l’une des facettes les plus intéressantes de l’écrivain : des « petits romans », des contes et des dialogues en nombre, bref les innombrables pièces d’artillerie lancées contre « l’Infâme » par le « patriarche de Ferney ».
On y retrouve les principaux contes : Candide, Zadig, Micromégas, L’Ingénu, La Princesse de Babylone, L’Homme aux quarante écus, Les Voyages de Scarmentado, Memnon, Le Blanc et le Noir, Le Monde comme il va, Jeannot et Colin, Les Deux Consolés, L’Histoire d’un bon bramine, Les aveugles juges des couleurs, Bababec et les fakirs, Jusqu’à quel point on doit tromper le peuple, Timon, L’Aventure indienne, Le Songe de Platon et même le bizarre Pot-pourri.
Les dialogues aussi s’y pressent en foule : les dix-sept entretiens de L’A,B,C, La Conversation de Lucien, Érasme et Rabelais dans les Champs-Élysées, Le Chapon et la Poularde, Le Sauvage et le Bachelier, L’Intendant des menus plaisirs du Roi et l’abbé Grizel, Marc-Aurèle et un récollet, Dialogue entre un brahmane et un jésuite sur la nécessité et l’enchaînement des choses, Dialogues entre Lucrèce et Posidonius, le « Dialogue entre un mourant et un homme qui se porte bien » tiré du Traité sur la tolérance, de nombreux dialogues tirés du Dictionnaire philosophique…
Nietzsche a-t-il lu tout cela ? L’a-t-il simplement feuilleté ? Il est difficile de le dire. Pas de traces de lecture visibles à part quelques pages cornées, des passages de Zadig et une page dans le dialogue entre L’Intendant des Menus plaisirs du Roi et l’abbé Grizel, un opuscule qui déploie une apologie du théâtre contre les attaques de l’Église.
La bibliothèque de Nietzsche contient un autre ouvrage en allemand, un Esprit des œuvres de Voltaire, selon un usage ancien du terme « esprit » qui désignait une anthologie19. Le livre contient une présentation détaillée de la vie de Voltaire et de son action, des études sur son caractère, sa philosophie, un « jugement » sur son œuvre, une notice bibliographique détaillée de ses écrits et de la littérature consacrée à Voltaire. Il présente encore et toujours Zadig et Candide (avec sa suite par Dulaurens, donnée ici pour du Voltaire) et des « mélanges d’essais sur la religion, la politique et la philosophie ». Ce sont des extraits du Philosophe ignorant20, de Memnon, du Dictionnaire philosophique et des Questions sur l’Encyclopédie21, des opuscules comme la Lettre de M. Cubstorf, pasteur de Helmstadt, à M. Kirkef, pasteur de Lauvtorp, des dialogues comme le Catéchisme du curé, des extraits de L’A. B. C. et le « Dialogue entre un mourant et un homme qui se porte bien » tiré du Traité sur la tolérance, le minuscule conte anti-rousseauiste Timon, Jusqu’à quel point on doit tromper le peuple, le deuxième Discours en vers sur l’homme « sur la liberté »… On trouve à la fin de l’ouvrage un choix de lettres entre Voltaire et Frédéric II, dialogue au sommet entre un « philosophe » français et un souverain allemand qui intéressa beaucoup Nietzsche. Difficile de dire, là encore, que Nietzsche a lu tout cela.
Si cette riche anthologie offre l’essentiel de la polémique philosophique de Voltaire, ce n’est pas la seule facette de son talent qui soit représentée dans la bibliothèque de Nietzsche. Le dramaturge tragique, qui arrêta aussi le philosophe allemand, n’y est pas oublié, avec deux exemplaires de Zaïre, l’un en allemand aux pages non découpées et l’autre en français, marqué intégralement de traits au crayon qui servaient peut-être à distinguer les répliques pour une lecture dans le cercle familial. Nietzsche a-t-il lu Voltaire à haute voix, en français, en famille ? Verba volant.
Voltaire en anthologie
Scripta manent : il existe d’autres indices plus solides que Nietzsche a bien lu Voltaire. Nous commencerons par des pages passées inaperçues parce que les critiques n’ont pas pensé à examiner les anthologies, dans lesquelles si souvent l’on rencontre un auteur. Nietzsche a lu avec intérêt un ouvrage intitulé L’Art d’écrire enseigné par les grands maîtres, dû à un certain Charles Gidel, professeur célèbre en son temps22. L’ouvrage, publié en 1879, moins d’un an après Humain, trop humain et sa dédicace à Voltaire ne contient pas moins de cent dix pages de l’écrivain français, des morceaux choisis sur lesquels Nietzsche a concentré la quasi totalité de ses annotations, alors qu’il a laissé parfaitement vierges les marges d’auteurs aussi négligeables que Fénelon, Vauvenargues, Joubert, Goethe, Coleridge ou Buffon… C’est bien dans Voltaire avant tout qu’il a cherché un « grand maître » de « l’art d’écrire ».
Ce livre présente de copieux extraits du Temple du goût, cet opuscule capricant, récit mêlé de vers et de prose, où Voltaire met en scène ses jugements littéraires sévères jusqu’à la satire. Il donne à lire l’article « Style » que l’écrivain a inséré dans ses Questions sur l’Encyclopédie, cette vaste somme de ses idées par ordre alphabétique, et l’article « Goût » qu’il a composé pour l’Encyclopédie, où il définit cette faculté comme la capacité à démêler le bon et le mauvais notamment dans les œuvres d’art. Gidel a complété cette initiation par des extraits de la correspondance consacrés aux enjeux de cet « art d’écrire » si cher à l’écrivain français comme au philosophe allemand23.
Nietzsche retrouve dans ces pages les vues de Voltaire sur la tragédie et sur l’opéra. Il souligne, par exemple, un passage où le nouveau Trimalcion du Temple du goût, homme de beaucoup d’argent et de peu de jugement, s’entiche de « musique italienne »24. Il s’intéresse aussi à des développements sur l’« élégance » dans le style25. Il perçoit peut-être déjà le lien entre le goût de Voltaire et sa critique biblique et souligne : « Les Orientaux étaient presque tous esclaves : c’est un caractère de la servitude de tout exagérer : ainsi l’éloquence asiatique fut monstrueuse. » Citons encore, parmi d’autres, une sentence remarquée par le philosophe : « Sans le style, il est impossible qu’il y ait un seul bon ouvrage en aucun genre d’éloquence et de poésie. La profusion des mots est le grand vice du style de presque tous nos philosophes et anti-philosophes modernes26. » Voltaire apparaît bien comme un maître d’élégance et de brièveté.
Sans recueillir ici tous les marginalia, il est clair que ces pages ont permis au philosophe de compléter l’apprentissage littéraire qu’il avait entrepris auprès de Voltaire dans un autre ouvrage de sa bibliothèque, les deux riches volumes de ses Lettres choisies en français, qu’il a annotées plus abondamment encore.
Les Lettres choisies de Moland 27
Tout comme Gidel, Moland a fait son choix de lettres « spécialement du point de vue littéraire ». Ce parti-pris a pu orienter la lecture de Nietzsche en attirant d’emblée son attention, derrière le philosophe rationaliste des Lumières, sur l’artiste du style et le praticien du goût. Ces lettres choisies sont même accompagnées d’un bref traité consacré à la Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française, qui développe les conceptions littéraires de Voltaire par ordre alphabétique28.
Ce choix de correspondance offre à la fois la défense et l’illustration des valeurs de Voltaire et de son goût. La maîtrise virtuose de l’art épistolaire renvoie à l’art de vivre d’une sociabilité aristocratique dont l’écrivain incarne le type à la perfection. Les éditeurs des Lettres choisies insistent sur un terme essentiel, l’« esprit » : « Voltaire, épistolier, remplit toute l’idée que nous nous faisons de l’esprit », écrivent-ils, avant de dresser, à l’appui, une longue liste des genres d’« esprit », dont un seul aurait manqué à Voltaire, « l’esprit précieux ». La stratégie est exactement l’inverse de celle de Goethe. Dans une note de sa traduction du Neveu de Rameau, bien connue de Nietzsche, le poète allemand n’accumulait les innombrables qualités de style de l’écrivain français que pour mieux isoler deux manques cruels, la « perfection » et la « profondeur ». Ici, le manque n’est pas une lacune, et « l’esprit » voltairien semble bien indépassable, cet « esprit » dont la référence « en français dans le texte » émaille l’œuvre de Nietzsche et qui en irise la prose ironique.
La notice qui ouvre les Lettres choisies, à côté d’éléments biographiques, évoque une piste intéressante, le Voltaire de Sainte-Beuve, l’une des grandes sources de Nietzsche, en particulier de sa connaissance du XVIIIe siècle français. La correspondance du philosophe le montre en conseiller éditorial officieux d’une anthologie en allemand des Causeries du lundi consacrées aux « hommes du XVIIIe siècle », publiée en 1880 chez l’éditeur de Humain, trop humain29. La traductrice n’est autre qu’Ida Overbeck, l’épouse de son ami et collègue Franz Overbeck. Voltaire est forcément omniprésent dans ce choix : Sainte-Beuve rend compte de sa vie à Cirey à travers le témoignage de Madame de Graffigny30, mais il apparaît aussi sans cesse dans les lundis consacrés à Madame du Châtelet, Vauvenargues, Fontenelle, Diderot ou Beaumarchais31. Nombre d’autres Causeries sont consacrées à Voltaire32 et elles constituent certainement une source capitale du philosophe. L’expression d’Ecce Homo qui fait de Voltaire un « grand seigneur de l’esprit » y apparaît telle quelle33.
Certes, Nietzsche considérait que Sainte-Beuve n’avait pas rendu justice aux grands écrivains français, notamment à Voltaire : « Il ne s’en sort ni avec les côtés forts de Voltaire, ni avec Montaigne, Charron, Chamfort, La Rochefoucauld, Stendhal : – Il s’irrite en effet, avec une sorte d’envie, du fait que ces connaisseurs de l’homme aient tous, en sus, une volonté et un caractère dans le corps34. » Les Causeries n’en préfigurent pas moins, sur un mode mineur et sans l’arrière-plan philosophique, la psychologie littéraire de Nietzsche, qui refuse le cloisonnement prôné par Proust entre le moi social et le moi de l’écrivain. Son analyse, qui s’appuie sur la psychologie des auteurs et des forces profondes qu’elle traduit, ne pouvait que s’intéresser à la biographie, ainsi qu’à l’expression personnelle inhérente à la littérature épistolaire.
C’est pourquoi les Lettres de Moland, en plaçant Voltaire au centre du XVIIIe siècle, tout comme le faisait Hettner, n’effacent pas l’intérêt de Nietzsche pour les autres maîtres français du XVIIIe siècle, tel Fontenelle, mais elles les présentent dans leur relation à son centre rayonnant35. Elles nous montrent Voltaire à l’œuvre au cœur de l’Europe des Lumières, s’efforçant d’agir sur son temps par l’instrument épistolaire, donnant des leçons de style au jeune Helvétius, dispensant louanges et conseils à Vauvenargues, un précurseur du philosophe allemand qu’il a probablement découvert dans ces pages.
Nietzsche y a puisé d’innombrables informations et stimulations intellectuelles. Il écrit, par exemple, dans le Voyageur et son ombre : « Voltaire se vengea de Piron avec cinq lignes qui prononcent un jugement sur toute sa vie, toute son œuvre et toute son activité : autant de mots, autant de vérités ; c’est ainsi qu’il se vengea aussi de Frédéric le Grand (dans une lettre qu’il lui adressa de Ferney)36. » Nietzsche fait ici référence à une lettre que l’éditeur Moland lui-même recommandait à ses lecteurs : « Lisez, écrit-il, la curieuse lettre du 21 avril 1760 […] où Voltaire dit au monarque quelques vérités assez franches », des « vérités » que Nietzsche a soulignées dans son exemplaire des Lettres37.
Quant à l’anecdote sur Piron, Nietzsche la tire précisément de Sainte-Beuve et de la Causerie du lundi consacrée à ce célèbre ennemi de Voltaire, qui était selon la critique, « la gaieté même38 ». L’aphorisme du Voyageur et son ombre réalise donc la fusion de deux anecdotes de provenance différente, mais convergente. Nietzsche, méditant sur l’idée de vengeance, a cherché, par la même occasion, à brosser un portrait psychologique cohérent de Voltaire. Certes, la « vengeance par la vérité », un thème aux variations multiples39, n’est pas encore la vision de la vérité comme vengeance, mais les Lettres choisies ont révélé à Nietzsche un fin connaisseur de la psychologie de la vengeance. Voltaire se vante d’avoir « goûté la vengeance de consoler un roi qui [l]’avait maltraité40 » et formule à cette occasion l’idée d’une vengeance par le bonheur : « Le roi de Prusse me mande quelquefois que je suis plus heureux que lui ; il a vraiment grande raison ; c’est même la seule manière dont j’ai voulu me venger de son procédé41. »
La Naissance de la tragédie de Voltaire
Bien avant de lire ces lettres, où nous relèverons bientôt des emprunts bien plus significatifs, Nietzsche avait déjà rendu un bel hommage à Voltaire, d’une manière qui est restée totalement inaperçue de la critique. Pourtant, dans le texte en question, il s’inspire ostensiblement de son prédécesseur, le cite, le prolonge et même le démarque. Le Drame musical grec, conférence préparatoire à la Naissance de la tragédie, prononcée au Muséum de Bâle le 18 janvier 1870 s’ouvre sur Voltaire : « Ce que l’Athénien concevait comme “tragédie”, nous pouvons le ranger à peu près sous le concept d’“opéra” : c’est tout au moins ce qu’a fait Voltaire dans une lettre au cardinal Quirini42. » Il s’agit de la première apparition du nom de Voltaire dans un texte public du jeune philosophe, âgé alors de 25 ans.
Dans les éditions de Nietzsche, pas la moindre note. Personne n’a donc retrouvé cette lettre de Voltaire ? De fait, il n’y a pas de lettre au cardinal Quirini dans les Lettres choisies43. Et la quinzaine de lettres adressées au prélat par Voltaire entre 1745 et 1752, typiques des réseaux européens de la « République des Lettres », ne disent pas un mot d’opéra et de tragédie44. La solution est ailleurs : la formulation du Drame musical grec est ambiguë. Nietzsche ne pense pas à une « lettre » privée, mais à un texte public, une épître – l’Épître dédicatoire de la tragédie de Sémiramis ou Dissertation sur la tragédie ancienne et moderne, adressée par Voltaire au cardinal Quirini45. Cette Dissertation appartient à la série des grandes épîtres programmatiques que Voltaire aimait à placer en préambule de ses tragédies46. Remarquons d’abord la saveur de la provocation du jeune philologue, en plein apogée de la science allemande : ouvrir sa conférence, en 1870, par une référence, non aux maîtres de l’heure et de la discipline, mais à un écrivain français du siècle passé qui souffre d’une réputation de légèreté. Cet hommage à l’orée du premier texte public ressemble à la répétition générale de plusieurs autres saluts posthumes à Voltaire, la dédicace d’Humain, trop humain et la clôture d’Ecce Homo par « Écrasez l’Infâme » qui précède sa version modernisée : « Dionysos contre le Crucifié47. »
Si provocatrice qu’elle puisse paraître, la référence n’en est pas moins pertinente : la première partie de l’Épître de Voltaire développe en effet une comparaison entre la tragédie grecque et l’opéra italien, tandis que la seconde se concentre sur la tragédie française et que la troisième vise à justifier Sémiramis, ce bizarre remake babylonien de Hamlet, par rapport à son modèle. Plus généralement, elle vise à démolir l’esthétique de Shakespeare dans des termes célèbres, qui préfigurent les jugements de Nietzsche. Voltaire s’en prend au « sauvage ivre » et au manque de goût du dramaturge anglais dont il a été l’un des principaux introducteurs en France, mais dont il se déprend chaque jour davantage, à mesure que son succès croissant lui semble de nature à bouleverser le goût classique.
Pourquoi cette allusion à l’Épître dédicatoire de Sémiramis ? C’est qu’en réalité ce texte aujourd’hui oublié a connu, avant Nietzsche, une fortune extraordinaire auprès des plus grands critiques allemands. Il est la cible par excellence du combat contre les idées esthétiques de Voltaire mené par la critique anticlassique allemande, dès le XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle. En le citant, Nietzsche ne se contente pas de lire Voltaire, il prend place et parti dans un débat esthétique séculaire.
Lessing – dont Nietzsche cherche précisément à dépasser l’esthétique48 et qu’il rapproche souvent de Voltaire49 – est le premier grand écrivain allemand à discuter de Sémiramis et de sa « préface ». C’est même l’une des tragédies sur lesquelles la Dramaturgie de Hambourg s’attarde le plus, notamment parce que la pièce est représentée plusieurs fois dans le théâtre dont Lessing était le directeur50. Lessing y conduit une réflexion sur le rôle de la musique au théâtre et propose une généalogie de l’orchestre moderne comme héritage du chœur antique, tout à fait dans la ligne problématique de l’Épître de Voltaire et de la conférence de Nietzsche : « Puisque l’orchestre dans nos spectacles joue pour ainsi dire le rôle de l’ancien chœur, les connaisseurs ont depuis longtemps déjà souhaité que la musique jouée avant, pendant et après la pièce soit davantage en harmonie avec son contenu51. »
Surtout, la première représentation de Sémiramis est l’occasion d’une analyse extrêmement détaillée de la tragédie et de sa préface. Lessing rappelle que la pièce a « fait époque » dans « l’histoire de la scène française »52. L’Épître est, de fait, le manifeste d’une réforme scénique. Voltaire, vexé par l’accident arrivé sur les planches à son « Ombre », qui s’est empêtrée en entrant en scène, mène une campagne d’opinion contre « l’habitude barbare de tolérer les spectateurs sur la scène, où ils laissent aux acteurs à peine la place requise pour leurs mouvements les plus nécessaires53 ». Il veut rompre avec la vieille coutume de réserver des sièges aux grands de ce monde, pour permettre à la tragédie d’accueillir un plus grand spectacle. Ces innovations paraissent bien timides à Lessing, qui, en voltairien anti-voltairien, réduit la pièce à un agglomérat de gribouille : « Une reine qui réunit les états de son empire […], un fantôme qui sort de sa tombe pour […] venger sa mort […], tout cela était de fait pour les Français quelque chose de tout à fait nouveau » et il précise : « Cela fait un tel tapage sur la scène, cela demande de la pompe et des transformations comme on n’en a l’habitude jamais que dans un opéra54 ». Pour lui, entre autres éreintements, l’auteur crée moins un « nouveau genre de tragédie » qu’il n’infléchit la scène classique dans le sens d’un genre décrié, l’opéra. Nietzsche, qui fait allusion ailleurs à la sortie de l’« école » dramatique des Français opérée par Lessing, connaissait certainement ces pages et la mauvaise réputation du théâtre de Voltaire en Allemagne55.
La Dramaturgie de Hambourg n’est pas le seul relais allemand de l’Épître jusqu’au Drame musical grec. Les fragments préparatoires de l’opuscule et de la Naissance de la Tragédie montrent que Les Leçons sur la littérature et l’art dramatique du grand théoricien romantique August Wilhelm Schlegel ont constitué aussi une source considérable du philosophe56. Parmi les pages fort détaillées qu’il consacre au tragique français, Schlegel range Sémiramis au nombre des « fameuses tragédies qui fondent la principale gloire de Voltaire dans le genre dramatique57 ». Son jugement, défavorable, s’appuie sur le précédent de Lessing : cette pièce n’est qu’un ramassis de pâles imitations des Grecs, des Anglais et des prédécesseurs français de Voltaire aussi médiocres que Crébillon père, ce piètre rival.
Schlegel s’en prend violemment à la compétence philologique du dramaturge : « Voltaire est en effet allé jusque-là dans le traité sur la tragédie des anciens et des modernes, qu’il a mis en tête de sa pièce de Sémiramis. Il cherche à confondre les admirateurs de la tragédie antique, et il se plaît en conséquence à grossir la foule des prétendues inconvenances du théâtre grec. Voici entre autres une de celles qu’il allègue : “Aucune nation, dit-il (excepté les Grecs), ne fait paraître ses acteurs sur des espèces d’échasses, le visage couvert d’un masque, qui exprime la douleur d’un côté, et la joie de l’autre”58 ». Schlegel réfute cette idée des masques doubles, que n’étaye, selon lui, aucune source antique. Surtout, il s’attaque au cœur de l’argumentaire de l’Épître et conteste la « fausse comparaison de l’opéra et de la tragédie grecque ». Selon lui, « on n’en peut pas imaginer de moins juste et qui montre moins de connaissance de l’esprit de l’Antiquité. La danse et la musique des Grecs n’avaient presque rien de commun avec les arts auxquels nous donnons aujourd’hui les mêmes noms59 ».
Schlegel repousse pareillement l’assimilation de la déclamation et du récitatif, développée par Voltaire dans son Épître, et à laquelle Nietzsche reviendra pour justifier la « mélodie continue » de Wagner : « On lit dans plusieurs ouvrages que la manière de déclamer des Anciens devait rendre leur dialogue dramatique assez semblable à notre récitatif actuel. Cette opinion ne peut se fonder que sur le grand nombre d’intonations sonores et musicales qu’offre la langue grecque, ainsi que la plupart des idiomes méridionaux. » Or, Schlegel n’y croit pas, car la déclamation « était soumise à un rythme beaucoup plus décidé, et n’avait point d’aussi savantes modulations ». En somme, « la poésie dominait absolument dans la tragédie grecque »60. Dans cette critique de Voltaire par Schlegel, nous sommes bien aux antipodes de « l’esprit de la musique » par lequel Nietzsche entend refonder la tragédie.
À la comparaison mondaine et hardie de la tragédie antique avec l’opéra, Schlegel oppose la solennité des « vieilles chansons nationales » et de ces « anciens chants qui retentissent encore sous les voûtes de nos églises »61. Nietzsche aussi retrouvera, dans son opuscule, la trace d’un spectacle total dans la liturgie de la messe, mais ce sera pour en dénoncer la tristesse et la pâleur, contrastant avec le spectacle « lumineux » de la tragédie grecque. Cette comparaison de la messe et de l’opéra existe également chez Voltaire, dans des tonalités antichrétiennes comparables : tous deux opposent le grand spectacle national, ressourcé dans l’Antiquité, aux murmures de la liturgie62.
Les pages de Schlegel montrent le peu de crédit que les critiques romantiques accordent à l’érudition de Voltaire ainsi qu’à la sincérité de son hellénisme. Sa conception de la tragédie est pourtant marquée, avant le séjour en Angleterre, par une forte attirance pour le modèle grec. Dès Œdipe, en 1718, il rêve de réintroduire les chœurs sur la scène tragique et d’en exclure l’amour galant. Quelques décennies plus tard, l’épître dédicatoire d’Oreste constitue un document extraordinaire de l’hellénisme voltairien. L’écrivain y retrace ses premiers émois de jeune poète devant les tragédies grecques rendues accessibles par le travail du philologue Malézieu qui hantait les salons de la Duchesse du Maine63. Voltaire y rapporte, contre toute attente chez ce célèbre émule des dramaturges du Siècle de Louis XIV, qu’il commença à traduire Sophocle et Euripide avant de lire Corneille64. Cette prégnance de l’idéal grec est sensible dans bien des aspects de sa pensée65.
Cette Sémiramis aujourd’hui bien oubliée, malgré l’opéra qu’elle inspira à Rossini66, Nietzsche avait pu, avant de lire Schlegel, en découvrir l’existence dans le livre de Hettner dont il avait noté quelques détails concernant la rivalité avec Crébillon. Le critique y revenait à plusieurs reprises, mentionnant l’importance historique de la pièce et rapportant, à son tour, ses innovations scéniques et l’apparition de la fameuse « Ombre »67 sur les planches. Il s’y montrait tributaire des positions de Lessing et de Schlegel68, exprimait son admiration pour les saillies de la Dramaturgie de Hambourg contre les « forfanteries » de « la préface de Sémiramis » et reprenait le topos selon lequel Voltaire n’aurait pas connu les Anciens69. Hettner cite même partiellement en français « cette célèbre préface de Sémiramis », pour mieux s’inscrire en faux contre les attaques selon lesquelles Hamlet serait une pièce qui « ne serait même pas tolérée par la plus vile populace », un terme dédaigneux qui revient fréquemment sous la plume de Nietzsche et de Voltaire70. Nietzsche avait donc pu s’imprégner par strates successives de la riche tradition exégétique de cette prétendue « lettre de Voltaire au cardinal Quirini » : trois sources convergentes, parfois même redondantes, qui expliquent l’apparition inattendue de Voltaire au seuil de son étude sur le Drame musical grec.
Une autre actualité, souvent négligée, ramenait l’écrivain français sur le devant de la scène : l’existence d’une monographie sur Voltaire de David Friedrich Strauss, future cible des Inactuelles, un livre publié seulement en juin 1870, quelques mois après l’opuscule de Nietzsche, mais constitué de conférences prononcées en 1869. Or, Sémiramis et son Épître dédicatoire occupent aussi une place importante dans cet ouvrage, d’ailleurs augmenté de nombreux textes de Voltaire en traduction71. Strauss évoque l’Ombre de Ninus gênée par la présence des spectateurs sur la scène, et la campagne contre cette pratique nuisible au théâtre72. Surtout, l’auteur de la Vie de Jésus mentionne et même paraphrase longuement l’« introduction de Sémiramis »73 et en cite notamment la longue critique de Hamlet, pour exposer l’esthétique voltairienne de la tragédie.
Un détail est peut-être significatif : aucun de ces relais ne mentionne le cardinal Quirini. C’est peut-être le signe que Nietzsche, attiré par tant de références jusqu’à l’Épître dédicatoire, est allé puiser directement à la source pour lire Voltaire. En tout cas, loin de s’inscrire docilement dans cette tradition sévère, il cite l’écrivain français en ouverture pour la simple raison qu’il s’apprête à lui emboîter le pas et à en exploiter et même en imiter le geste herméneutique dans son propre opuscule. Engageons-nous à présent dans une lecture comparée des deux textes.
Pour ces deux poètes philologues, tout commence par le langage dont les évolutions expriment et expliquent bien des phénomènes. Nietzsche écrit : « Il n’y a que les dénominations qui, de bien des manières, ont changé, se sont déplacées », et Voltaire insiste aussi sur les décalages que le temps introduit dans les termes : « Où trouver un spectacle qui nous donne une image de la scène grecque ? C’est peut-être dans vos tragédies, nommées opéras, que cette image subsiste »74.
L’amour du modèle grec dessine une deuxième convergence. Voltaire écrit au cardinal Quirini : « Un célèbre auteur de votre nation dit que, depuis les beaux jours d’Athènes, la tragédie, errante et abandonnée, cherche de contrée en contrée quelqu’un qui lui donne la main et qui lui rende ses premiers honneurs, mais qu’elle n’a pu le trouver. »
Nietzsche utilise une autre métaphore pour rendre cette dépendance foncière du modèle hellénique, celle de l’enracinement, qui sous-tend toute la conférence et implique une vision organique du développement de la tragédie et de la philosophie dans la Grèce antique, mais l’idée est bien celle d’un modèle grec omniprésent et toujours inaccompli : « Notre théâtre actuel ne présente pas seulement des souvenirs, des rappels des arts dramatiques de la Grèce : non, ses formes essentielles s’enracinent dans le sol grec, soit par une croissance naturelle, soit à la suite d’une dérivation artificielle. »
Sous le décalage des termes s’est creusé, au cours des siècles, un écart des pratiques qui va jusqu’à la fracture. Pour le mettre en scène, Nietzsche et Voltaire recourent à la même fiction rhétorique, à la manière de Lettres persanes miniatures : « Un Hellène, écrit Nietzsche, ne reconnaîtrait dans notre tragédie presque rien qui corresponde à sa tragédie75. » Reprenant, dans l’autre sens, ce déplacement de point de vue propre à l’écriture des Lumières et déjà perspectiviste, il ajoute : « Je pense même que si l’un de nous se trouvait transporté soudain dans une représentation solennelle à Athènes, il n’y verrait d’abord qu’un spectacle tout à fait étranger et barbare76. » Voltaire utilise une figure semblable pour rendre sensible la distance accumulée entre les tragédies antiques et modernes : « Si un étranger avait demandé dans Athènes : “Quel est votre meilleur acteur pour les amoureux dans Iphigénie, dans Hécube, dans les Héraclides, dans Œdipe et dans Électre ?”, on n’aurait pas même compris le sens d’une telle demande77. »
Quand Nietzsche décrit le spectacle auquel serait confronté « l’un de nous » s’il était soudain transporté en Grèce, il reprend cette fois Voltaire presque mot pour mot : « Il verrait un immense espace ouvert rempli d’hommes : tous les regards dirigés vers un groupe d’hommes masqués qui, tout en bas, font d’étranges mouvements, et vers quelques poupées de taille plus qu’humaine qui se déplacent avec une extrême lenteur sur une scène longue et étroite. Car de quel autre nom que celui de poupées désigner ces êtres qui, perchés sur les échasses des cothurnes, le visage couvert de masques énormes, vivement coloriés, plus hauts que leurs têtes, la poitrine, le corps, les bras, les jambes couverts jusqu’à perdre tout naturel de coussins et de rembourrages, peuvent à peine se mouvoir, écrasés sous le poids d’un manteau à longue traîne et d’une imposante coiffure. »
Ce morceau rassemble et résume deux passages de l’Épître de Voltaire. L’un vient de la première partie : « S’il entend qu’aucune nation n’a de théâtres où des chœurs occupent presque toujours la scène et chantent des strophes, des épodes, et des antistrophes, accompagnées d’une danse grave ; qu’aucune nation ne fait paraître ses acteurs sur des espèces d’échasses, le visage couvert d’un masque qui exprime la douleur d’un côté et la joie de l’autre […]. » L’autre est tiré de la deuxième partie de l’Épître : « Les acteurs ne parurent pas élevés, comme dans Athènes, sur des cothurnes, qui étaient de véritables échasses ; leur visage ne fut pas caché sous de grands masques, dans lesquels des tuyaux d’airain rendaient les sons de la voix plus frappants et plus terribles. » Nietzsche avait écrit dans le même esprit : « Ces figures doivent parler et chanter aussi fort que possible par de larges embouchures pour se faire comprendre d’une masse de plus de vingt mille spectateurs78. »
Nietzsche, après lui avoir rendu hommage au seuil de son exposé, emboîte le pas du dramaturge français. Il poursuit son effort philologique pour se représenter physiquement et concrètement la scène tragique antique. Comme lui, l’ambition qui l’anime est celle d’une réforme de la scène et d’une renaissance de la tragédie. Il cherche à dépasser l’approche spéculative de l’idéalisme allemand, qui semble vouloir dégager l’essence du tragique au détriment de la réalisation artistique de la tragédie79. La référence à Voltaire, non seulement théoricien, mais praticien du genre tragique, signale son exigence d’un aboutissement pratique de ces réflexions savantes, dont Nietzsche crédite alors Wagner alors que Voltaire se fait critique à son propre profit.
Les deux auteurs entourent leur comparaison entre tragédie et opéra de toutes les ambages que leur semble nécessiter leur audace interprétative80. Voltaire use de l’interrogation oratoire : « Quoi ! me dira-t-on, un opéra italien aurait quelque ressemblance avec le théâtre d’Athènes ? Oui81. » Nietzsche concède dans un brouillon tout aussi rhétorique : « Je sais bien pourtant qu’en prononçant le mot d’“opéra”, je vous propose une caricature : même si peu d’entre vous me l’accordent tout d’abord. Mais je serai satisfait si vous êtes à la fin convaincus que par rapport au drame musical antique nos opéras ne sont que des caricatures82. » Il veut surtout atténuer la hardiesse d’un geste qui conteste la primauté du « livre »83, une irrévérence envers la philologie, mais aussi, par ricochet, envers le fonds religieux du respect littéraire. Le sens voltairien de la scène et l’amour nietzschéen de la musique se rejoignent et s’unissent à leur antichristianisme pour mettre à distance la « littérature » au sens à la fois livresque et testamentaire du terme. La réduction traditionnelle de la tragédie à un art littéraire porté à la scène marquerait-elle une incapacité au grand spectacle musical et visuel du « pessimisme de la force84 » ? La concurrence entre la communion créée par le théâtre et le lien social de la religion n’est-elle pas aussi à l’œuvre ici ?
Ces précautions s’expliquent aussi par le dédain dans lequel ces auteurs, et probablement leurs lecteurs, tiennent le genre de l’opéra, qui joue, pour l’un et l’autre, le rôle d’un simple élément de comparaison. C’est pourquoi ils insistent également sur les défauts du genre. Pour le disciple de Wagner, l’opéra n’est rien d’autre que « le produit de la distraction et non de la concentration, l’esclave de la pire rimaillerie et d’une musique indigne », « tout y [est] mensonge et impudence »85. Voltaire critique les imperfections et les facilités des opéras français et italien : « Parmi nos défauts, nous avons, comme vous, une infinité d’airs détachés […]. Les paroles y sont presque toujours asservies aux musiciens, qui, ne pouvant exprimer dans leurs petites chansons les termes mâles et énergiques de notre langue, exigent des paroles efféminées, oisives, vagues, étrangères à l’action, et ajustées comme on peut à de petits airs mesurés. » Les « airs détachés » extérieurs à l’action nuisent à ce que Nietzsche appelait la « concentration », les « paroles asservies aux musiciens » et « ajustées comme on peut » annoncent ce genre « esclave de la pire rimaillerie », et les « petits airs mesurés » sont bien le propre d’une « musique indigne ».
Ces réserves de Voltaire ouvrent la voie à la surprenante exploitation de son propos au bénéfice du « drame musical » de Wagner. La critique de la frivolité de l’opéra et des « airs détachés » semble justifier à l’avance la notion de « mélodie continue », un concept capital, parce qu’il permet de relier l’art wagnérien à la force métaphysique informelle et éternelle de la « Volonté » chez Schopenhauer.
Les deux textes mettent donc en place la même comparaison tempérée par de semblables nuances. Pour Nietzsche : « Il n’y a pas d’autre moyen de s’expliquer Sophocle que de deviner à travers cette caricature l’image primitive, en écartant par la pensée, en un moment d’enthousiasme, toutes les déformations et les distorsions. » Pour Voltaire : « Malgré ces défauts, j’ose encore penser que nos bonnes tragédies-opéras, telles qu’Atys, Armide, Thésée, étaient ce qui pouvait donner parmi nous quelque idée du théâtre d’Athènes, parce que ces tragédies sont chantées comme celles des Grecs ; parce que le chœur, tout vicieux qu’on l’a rendu, tout fade panégyriste qu’on l’a fait de la morale amoureuse, ressemble pourtant à celui des Grecs, en ce qu’il occupe souvent la scène86. » Pour Voltaire, l’opéra n’est donc que « la copie et la ruine » de la tragédie grecque ; pour Nietzsche, il en est la « caricature »87.
Parfois bien sûr, l’analyse bifurque. L’Épître assimile sans hésiter le récitatif à la « mélopée des Anciens », une « déclamation notée et soutenue par des instruments de musique », tandis que les airs d’opéra sont « exprimés avec une musique différente du récitatif comme la strophe, l’épode et l’antistrophe étaient chantées, chez les Grecs, tout autrement que la mélopée des scènes ». Le Drame musical grec, en revanche, vise à exalter l’élément musical et cherche à éviter toute scission au sein du lyrisme tragique, au point d’inventer l’idée d’un « demi-récitatif » : « On ne pouvait pas chanter tout ce qui avait été écrit et il arrivait que, comme dans notre mélodrame, on parlât avec accompagnement d’instruments. Mais il faut nous représenter cette diction comme un demi-récitatif, si bien que le ton soutenu qui lui était propre n’introduisait aucun dualisme dans le drame musical : l’influence dominante de la musique se faisait sentir aussi sur la parole »88.
Malgré cette légère disjonction, les deux philosophes communient dans un même enthousiasme et nourrissent une même nostalgie pour la source première de la tragédie antique devenue le centre introuvable de la moderne : le chœur.
Voltaire constate que l’abandon du chœur a laissé un grand vide dans les tragédies classiques. En même temps, cet effacement est ambivalent. D’un côté, il a entraîné, par compensation, d’inappréciables améliorations de l’intrigue, qui fondent même, à ses yeux, la supériorité des classiques français sur les tragiques grecs. D’un autre côté, cette lacune a occasionné un grand « défaut », contre lequel le poète s’est toujours élevé : le plaquage d’intrigues amoureuses convenues, totalement extérieures à l’action89.
Nietzsche veut replacer le chœur au centre et à la source de la tragédie grecque. Il souhaite inverser les valeurs esthétiques en cours et replacer le « pathos », l’élément musical et premier, au-dessus de l’action. L’action est, à ses yeux, un dernier aboutissement presque superflu de l’œuvre tragique, dont l’origine est à chercher dans la musique et dans le chœur. La notion d’« intérêt » lui apparaît comme une fausse valeur, ce que confirme le recours des Grecs au matériau mythique : « Retenir les gens jusqu’à la fin en les séduisant par quelque chose d’intéressant, c’était pour les tragiques grecs un souci inconnu : la matière de leurs chefs-d’œuvre […] était familière depuis l’enfance aux spectateurs90. »
Or, malgré sa tentative de retour au chœur dès Œdipe, et ses éloges des chœurs des « tragédies-opéras » de Métastase, ses « dramma per musica »91, Voltaire était plus sensible à la déclamation soutenue illustrée par Quinault et Lully, et avait pris l’habitude d’accorder une grande importance à l’intrigue, comme en témoignent les reproches qu’il adresse, de ce point de vue, aux chœurs grecs : « Ou [le chœur] parlait dans les entractes de ce qui s’était passé dans les actes précédents, et c’était une répétition fatigante ; ou il prévenait ce qui devait arriver dans les actes suivants, et c’était une annonce qui pouvait dérober le plaisir de la surprise ; ou enfin il était étranger au sujet, et par conséquent il devait ennuyer92. »
Nietzsche ne pouvait, bien sûr, souscrire à ce jugement, mais son analyse du phénomène est, au départ, la même : le vide laissé par la disparition du chœur a dû être comblé par des intrigues superflues et la recherche constante de l’intérêt et de la « nouveauté » : « Les drames des Anciens ressemblent, d’après leur structure, à un seul acte de nos tragédies, et le plus souvent au cinquième acte qui conduit à pas brefs et rapides vers la catastrophe. La tragédie française classique, parce qu’elle ne connaissait son modèle, le drame musical grec, que sous la forme d’un libretto et se trouvait embarrassée par l’introduction du chœur, devait assimiler un élément tout à fait nouveau, n’était-ce que pour remplir les cinq actes prescrits par Horace93 : ce lest, sans lequel cette forme d’art ne pouvait se risquer sur la mer, était l’intrigue, c’est-à-dire une énigme pour la raison et un champ de bataille pour les petites passions, celles qui au fond ne sont pas tragiques94. »
Ces « petites passions » rappellent très précisément l’hostilité de Voltaire à l’introduction obligée d’une « intrigue d’amour, plus propre à la comédie qu’au genre tragique » à laquelle il opposait les amours véritablement tragiques : « La scène française s’est lavée de ce reproche par quelques tragédies où l’amour est une passion furieuse et terrible, et vraiment digne du théâtre ; et par d’autres, où le nom d’amour n’est pas même prononcé. »
Si le philosophe allemand est plus radical, un même idéal de pureté tragique inspire les deux auteurs. Nietzsche lutte contre la décadence de la tragédie et sa métamorphose en « comédie nouvelle », un genre qui n’a pas supplanté seulement la « comédie ancienne » d’Aristophane, mais la tragédie elle-même. Le poète de cette transition fatale fut Euripide95, dont la gloire était immense parmi les auteurs de la comédie nouvelle96. Voltaire blâme de même ici, chez Euripide, l’interpolation de morceaux de bravoure rhétorique qui font tendre ses pièces à la comédie97.
L’un des sceaux de la pureté du genre est la dignité du « ton ». Les similitudes sont, là encore, frappantes. Voltaire écrit : « La plupart de ces pièces ressemblent si fort à des comédies, que les acteurs étaient parvenus, depuis quelque temps, à les réciter du ton dont ils jouent les pièces qu’on appelle du haut comique ; ils ont par là contribué à dégrader encore la tragédie : la pompe et la magnificence de la déclamation ont été mises en oubli. On s’est piqué de réciter des vers comme de la prose ; on n’a pas considéré qu’un langage au-dessus du langage ordinaire doit être débité d’un ton au-dessus du ton familier98. »
Nietzsche revient à plusieurs reprises sur cette décadence de la grandeur du ton tragique (fidèle à son optique, il y ajoute le rythme). Le succès d’Euripide s’explique parce qu’avant lui, « on ne savait pas comment laisser parler décemment sur la scène la réalité quotidienne ». Soudain, « la moyenne bourgeoisie sur qui reposaient tous les espoirs politiques d’Euripide prenait la parole »99. Voltaire méprisait la « populace » séduite par les excès de Shakespeare, Nietzsche s’en prend, pour l’instant, à la prétention de la « moyenne bourgeoisie » à se regarder dans le miroir de la scène : les connotations sociales de la chute du tragique dans le prosaïsme sont cinglantes chez les deux auteurs. Leur conception exigeante du théâtre tragique va de pair avec une vision aristocratique de l’art et de la société. Celle-ci peut se comprendre aussi, plus largement, comme une conséquence du théisme et de la « mort de Dieu » : si la communion autour de la tragédie remplace la liturgie traditionnelle, le creusement de la distance symbolique et l’exaltation de l’homme par l’homme dans l’art tragique viennent compenser la perte de la transcendance abolie.
Bien sûr, derrière ces idéaux communs et ces analyses convergentes, des nuances stimulantes se profilent. La critique allemande rappelait à quel point Sémiramis et sa préface avaient « fait époque », pour avoir permis de débarrasser la scène de ses spectateurs mondains. Or, Nietzsche a prêté attention à cette pratique du théâtre classique. Il y a vu un signe révélateur de l’essence aristocratique de la tragédie française et même une forme résiduelle de fidélité au modèle grec. Il l’interprète comme un équivalent moderne du chœur antique voire son ultime reliquat : « Le chœur […] était aussi nécessaire pour le poète antique que pour l’auteur tragique français les personnes de qualité qui prenaient place des deux côtés de la scène et la transformaient, d’une certaine façon, en une antichambre princière. De même que le tragique français, par égard pour cet étrange “chœur” qui participait et ne participait pas au jeu, ne devait pas changer le décor et modelait sur ces gens le langage et la gestuelle de la scène : de même le chœur antique exigeait que toute l’action dans tous les drames fût connue du public et voulait un lieu à ciel ouvert comme espace de la tragédie. »
Ironie de l’histoire, c’est donc bien Voltaire, en qui Nietzsche a voulu voir la « perfection » du « goût de cour »100 et le dernier grand tragique européen101, qui a mis fin, précisément dans Sémiramis, à cette « antichambre princière » où le philosophe voyait à la fois un dernier éclat du chœur grec et la matrice de l’élégance et de l’éloquence puriste de la tragédie française.
De surcroît, les motifs scénographiques qui ont inspiré Voltaire pour se débarrasser des petits marquis qui encombraient les planches, sont liés à sa volonté d’une réforme de la scène dans le sens, fort peu nietzschéen, de l’action : « [Le théâtre] doit être susceptible de la pompe la plus majestueuse […]. Comment cela peut-il s’exécuter sur une scène étroite, au milieu d’une foule de jeunes gens qui laissent à peine dix pieds de place aux acteurs ? De là vient que la plupart des pièces ne sont que de longues conversations ; toute action théâtrale est souvent manquée et ridicule102. »
Voltaire, sous prétexte de renouer avec les Grecs, cherche à tirer la tragédie française vers le modèle anglais, tout en rabotant ses excès les plus sensibles103. C’est tout le paradoxe de cette rencontre : Nietzsche, en assimilant les spectateurs présents sur la scène à un « chœur » silencieux, témoigne de son attachement à une forme de tragédie française que Voltaire cherche précisément, dans Sémiramis même, à dépasser.
Sans doute, Nietzsche peut-il se reconnaître dans l’idéal de « pompe » prôné par le tragique français. Voltaire souhaite l’augmenter dans le décor et accroître la taille d’un théâtre qu’il veut « très vaste », et Nietzsche rêve pareillement d’un « immense espace ouvert rempli d’hommes ». Il y a pourtant, là encore, une différence de taille : Voltaire ne réclame pas que le théâtre soit un lieu « ouvert », un point considéré par Nietzsche comme significatif du lien originel du théâtre antique avec la nature et les cortèges printaniers des Dionysies. Le Français décrit, au contraire, les processions bachiques de Thespis comme un folklore méprisable104, un mixte repoussant entre la procession des convulsionnaires et les vendanges de La Nouvelle Héloïse. Le fond de « retour à la nature » qui anime le premier Nietzsche ne trouve pas son pendant dans l’apologie voltairienne de spectacles fermés, cérémonies citadines et civilisées.
Toutefois, la notion de nature est présente dans l’esthétique dramatique de Voltaire, quoique sans nostalgie du retour. Pour lui l’homme naturel n’est pas l’homme originel, mais un homme concret et corporel en même temps qu’un homme complet. C’est sur cette idée de l’homme qu’il exige, comme Nietzsche, que soit refondé le spectacle tragique. C’est pourquoi tous deux peignent avec acuité les effets des spectacles sur les sens des spectateurs.
Nietzsche note qu’avec l’habitude d’attacher une couleur à une note, « on en vint à composer non plus pour l’oreille, mais pour les yeux […]. C’étaient les yeux qui devaient admirer l’habileté contrapuntique du compositeur105. » Sa vision de « l’art total » wagnérien repose sur l’idéal de « l’homme complet » et le refus de la séparation des arts. Il s’en prend « au principe esthétique selon lequel la réunion de deux ou plusieurs arts ne relève pas la jouissance artistique, mais bien au contraire représente une confusion barbare du goût »106. Nietzsche combat une fragmentation qui est l’inverse du démembrement de Dionysos : « C’est là le signe de notre incapacité à jouir comme des hommes complets : les arts isolés nous mettent en pièces et nous ne jouissons nous-mêmes que par morceaux, tantôt hommes de l’écoute, tantôt hommes du regard. » Un spécialiste du théâtre de Voltaire résume la même idée chez l’auteur de Sémiramis : « Or, parler à la fois aux yeux, aux oreilles et à l’âme, tel était déjà son idéal107. » L’Épître est, de fait, explicite : le spectacle « doit en imposer aux yeux, qu’il faut toujours séduire les premiers », mais il faut aussi « parler à l’oreille et à l’âme ». Il y a un ordre des sens : les yeux sont suivis par « l’oreille ». La hiérarchie traditionnelle demeure qui place le sens interne, « l’âme », au-dessus des sens physiques : « Ces [tragédies-opéras] sont la destruction [de la tragédie d’Athènes], parce qu’elles ont accoutumé les jeunes gens à se connaître en sons plus qu’en esprit, à préférer leurs oreilles à leur âme. » Chez Nietzsche, la référence à l’âme n’apparaît pas, tout au plus les fragments préparatoires parlent-ils d’« entendement ». Dans son système fondé sur la musique, en revanche, l’« oreille » joue un rôle fondamental, mais le cauchemar nietzschéen de l’homme minuscule porté par une oreille gigantesque108 suggère que sa prééminence ne doit pas être tyrannique : l’essentiel réside bien dans l’idée de l’équilibre des organes des sens et de l’union harmonieuse des arts dans la tragédie. L’art est une sublimation des sens, il ne consiste ni dans l’hypertrophie d’un seul d’entre eux, ni dans leur négation ascétique.
L’apport de l’Épître dédicatoire de Sémiramis à la réflexion de Nietzsche sur la tragédie est donc considérable et le philosophe a continué de s’en inspirer dans la Naissance de la tragédie. Le chapitre consacré à la « civilisation de l’opéra » évoque la « vanité [des] chanteurs de théâtre » et reprend la peinture voltairienne de la vaine parade des « airs détachés » qui déclassent l’opéra moderne : « Le danger précis qui menace alors [du fait de l’importance du récitatif] est de donner à contretemps la prépondérance à la musique […] et cela d’autant plus que [le chanteur] se sent toujours poussé à se décharger musicalement et à faire étalage de sa virtuosité vocale. »
Sans en faire un argument structurel aussi net contre la scission entre récitatif et aria, Voltaire écrivait dans l’Épître : « Je sais que ces tragédies [les opéras modernes], si imposantes par le charme de la musique et par la magnificence du spectacle, ont un défaut que les Grecs ont toujours évité [qui] consiste à mettre, dans toutes les scènes, de ces petits airs coupés, de ces ariettes détachées, qui interrompent l’action, et qui font valoir les fredons d’une voix efféminée, mais brillante, aux dépens de l’intérêt et du bon sens109. » Pour Nietzsche, le poète, dans l’opéra, est trop asservi au « chanteur », auquel il doit « ménager, en nombre suffisant, les occasions d’exclamations lyriques, de répétitions, de mots, de formules, etc. tous passages où le chanteur, sans tenir compte des paroles, peut se délasser dans l’élément purement musical110 ». Voltaire écrivait de même : « Les paroles [des “airs détachés”] y sont presque toujours asservies aux musiciens, qui […] exigent des paroles efféminées, oisives, vagues, étrangères à l’action, et ajustées comme on peut à de petits airs mesurés. » Du reste, pour le philosophe allemand, la naissance de l’opéra exprimait une forme d’utopie rousseauiste du « bon sauvage » aux antipodes de la civilisation grecque avant de l’être de la voltairienne.
En somme, bien avant sa période dite « positiviste », le philosophe de la Naissance de la tragédie avait déjà abondamment exploité les réflexions du dramaturge français, en renversant l’héritage d’une longue tradition dépréciative. Nietzsche, dès 1870, avait donc non seulement lu, mais bel et bien réécrit et repensé Voltaire. Il pouvait déjà reconnaître en lui bien davantage que la silhouette schématique d’un écrivain rationaliste au « hideux sourire » : un analyste profond et précis de la scène tragique. Son usage d’une autre grande tragédie de Voltaire, Mahomet ou le Fanatisme, le confirme amplement.
Lire (et relire) Mahomet
Huit ans plus tard, en 1878, l’aphorisme « La révolution dans la poésie », dans Humain, trop humain, présente un éloge vibrant de cette tragédie : « Qu’on lise seulement de temps en temps le Mahomet de Voltaire pour avoir clairement présent à l’âme ce qui, avec cette interruption de la tradition, a été perdu une fois pour toutes pour la civilisation européenne. Voltaire fut le dernier des grands auteurs dramatiques, qui sut dompter son âme polymorphe, née aussi pour les plus grands orages tragiques, avec la mesure grecque111. »
On reconnaît dans les termes employés l’appareil interprétatif et le vocabulaire de la Naissance de la tragédie. L’image de l’âme « polymorphe » correspond non seulement à un lieu commun de la réception allemande112, mais il ramène ce talent à l’élément dionysiaque, mis en balance ici avec la « mesure » apollinienne. Pourquoi cet éloge de Voltaire ? N’est-ce là qu’une boutade inactuelle ? La volonté de rendre hommage à un esprit capable à la fois du tragique et des Lumières ? Nietzsche avait-il lu Mahomet ? La tragédie de Voltaire semble, à première vue, étrangement absente de sa bibliothèque.
C’est pourtant une pièce célèbre, souvent évoquée par Voltaire dans les Lettres choisies113 et citée longuement dans le traité sur la Connaissance des Beautés qui leur sert d’annexe114. La Dramaturgie de Hambourg, qui n’en donne qu’une idée générale, n’a pu se substituer à une lecture effective et les Cours de littérature dramatique d’August Wilhelm Schlegel pas davantage115. Ces deux ouvrages l’évoquent forcément parmi les grandes tragédies, mais regrettent également que le message philosophique y brouille la qualité tragique et les charmes de l’exotisme116. Mahomet n’apparaît pas dans les notes prises sur le Hettner, bien que le critique hégélien lui ait consacré presque une page entière117, citant les images dont Voltaire caractérise son protagoniste : « Tartuffe le grand », « Tartuffe les armes à la main » – Nietzsche pourtant, sensible à cette référence moliéresque, emploiera le terme de « tartufferie » une cinquantaine de fois dans son œuvre. Si ces différents relais font une place de choix à Mahomet, c’est le Voltaire de Strauss qui donne la clef de cette rencontre : Mahomet est, avec Tancrède118, l’une des pièces de Voltaire que Goethe avait traduites en allemand pour le Théâtre National de Weimar, en 1800119.
Et c’est ainsi que l’on retrouve le Mahomet de Voltaire dans la bibliothèque de Nietzsche, parmi les œuvres complètes de Goethe qu’il possédait, à côté de Tancrède120. Nulle surprise donc si, trois ans après Humain, trop humain, Nietzsche mentionne à nouveau la tragédie : « Chère Lisbeth, à lire en société, je recommande le Mahomet de Voltaire, traduit par Goethe (dans toutes les éditions de Goethe)121. »
Le retour du même conseil de lecture dans les sphères publique (Humain, trop humain) et privée (cette lettre) semble indiquer que Nietzsche entretenait un rapport privilégié avec ce texte, témoignant d’une réelle fréquentation (il s’agit bien de la lire « de temps en temps »). L’éloge de Mahomet n’est pas une boutade.
La médiation de Goethe est capitale122. Nietzsche reprend ailleurs, à partir des Conversations avec Eckermann, à ses yeux « le meilleur livre allemand qui soit123 », l’idée que « Voltaire [était], selon Goethe, “la source générale de la lumière”124 ». Eckermann se réjouit de l’estime que Byron porte à Voltaire, jugeant sensible l’influence du Français sur l’Anglais. Goethe affirme que le poète anglais « savait trop bien, où il y avait quelque chose à prendre, et il était trop sensé pour ne pas avoir puisé aussi dans cette source générale de lumière ».
La fin de l’aphorisme « La révolution dans la poésie » retrace ces solidarités : « Lord Byron a dit un jour : “En ce qui concerne la poésie, plus j’y réfléchis, plus je suis fermement convaincu que, tous autant que nous sommes, nous sommes sur la mauvaise voie, les uns et les autres. Nous suivons tous un système révolutionnaire profondément faux, – notre génération ou la suivante en arrivera à la même conviction.” » Et Nietzsche ajoute les réserves, toutes voltairiennes, de Byron sur Shakespeare et pose la question : « Au fond, la vision artistique mûrie de Goethe, dans la deuxième moitié de sa vie, ne dit-elle pas exactement la même chose ? »
Malgré le ton provocateur, il ne s’agit pas ici d’un jugement personnel et arbitraire, hors contexte, sur Voltaire dramaturge, mais bien, comme dans le cas de la préface de Sémiramis, d’une prise de position qu’il est nécessaire de replacer dans un riche contexte intellectuel. Nietzsche fait bien plus que « lire Voltaire », il s’empare de tout un complexe historique et critique, pour reconstruire et repenser, le temps d’un aphorisme, le retour sur soi du romantisme et le sentiment tardif des dommages causés par la « rupture de la tradition ».
Le Mahomet de Goethe est d’ailleurs extrêmement fidèle au texte original : c’est bien Voltaire que Nietzsche a lu dans la version du grand poète allemand. Certes, il a inséré une amplification pathétique au début du quatrième acte et, afin d’adoucir le personnage de l’imposteur, n’a pas traduit le bref monologue final où Mahomet ne témoignait d’aucun remords après le suicide de Palmyre, mais cette traduction est tout sauf une trahison et Goethe n’a pas suivi l’avis de Schiller, qui lui avait conseillé de modifier l’intrigue. L’aphorisme de Humain, trop humain est d’ailleurs une réponse terme à terme aux stances que Schiller adressa « À Goethe, lorsqu’il porta à la scène le Mahomet de Voltaire ». Schiller s’en prenait à la « fausse contrainte des règles » pour louer le « retour à la vérité et à la nature » opéré par son grand ami. Il défendait en patriote l’« art indigène » contre les « idoles étrangères », alors que l’exemple de Voltaire correspond au désir contraire qu’a Nietzsche de se « dé-germaniser »125. Schiller établissait un lien entre la forme politique de la France d’Ancien Régime et les contraintes esthétiques honnies126, dans un esprit de « révolution dans la poésie » aux antipodes de l’aphorisme127.
Nietzsche fait de Voltaire dramaturge tragique le dernier jalon de l’une des grandes traditions de « dressage », dont il évoque le souvenir et rassemble les fragments pour envisager une « surhumanité » fondée sur les qualités paradoxales de l’auteur de Mahomet : une « liberté de l’esprit » unie à une « mentalité absolument pas révolutionnaire ».
Cette tragédie n’est pas seulement le prétexte d’une tardive campagne antiromantique. La lecture de Mahomet continue son cours et son œuvre, elle s’enrichit au fil des lectures, des réflexions du philosophe. Nietzsche se remémore la rencontre de Goethe avec Napoléon dont l’entretien porta en partie sur cette pièce de théâtre. Il note, en 1884, le jugement de Napoléon : « Voltaire, lorsqu’il s’est mépris sur Mahomet, est sur la voie contre les natures élevées ; Napoléon avait raison de s’en indigner128. » La remarque a quelque chose d’injuste. Car entre le Mahomet de la tragédie et celui que dépeint Voltaire historien, il y a toute la différence qui sépare un type de l’imposteur universalisable à toutes les confessions et une réalité historique nécessairement plus nuancée129. Nietzsche avait pu saisir de lui-même ce que la lecture de Benjamin Constant lui confirmait : Voltaire, contrairement à Schiller, crée des types plus qu’il ne ressuscite des personnages historiques130. Même lorsqu’elle emprunte son matériau à l’histoire, la tragédie classique le traite avec une certaine liberté. Les textes philosophiques permettent, en revanche, plus de nuances, mais aussi plus de sinuosités, qu’une tragédie. Voltaire s’y efforce de détruire ce qu’il identifie comme des préjugés chrétiens sur l’islam, avant de faire un portrait de Mahomet en « sublime et hardi charlatan », réformateur incomplet de l’ancienne religion des mages, dont il a conservé usages et dogmes, tels que la circoncision et la foi en un jugement dernier131. La réforme du « prophète », un progrès en son temps, ne lui semble pas moins inadaptée à la modernité. Du reste, les « moyens » de Mahomet, « la fourberie et le meurtre », furent « affreux ». La tragédie de Voltaire s’inspire donc, en la radicalisant et en l’universalisant, de sa perception de l’histoire, mais il refuse, ici comme ailleurs, les jugements à l’emporte-pièce, et sa virulence polémique n’empêche pas la modération dans l’analyse. S’il retrouve un semblant de théisme dans le mahométisme et y décèle un progrès par rapport à l’archaïque adoration des étoiles, il ne veut pas suivre le comte de Boulainvilliers sur le terrain d’un attachement outré aux Arabes, en lesquels le philosophe ne veut voir, comme dans les Juifs, qu’un « peuple de brigands »132.
Les stratégies polémiques de Voltaire deviennent, avec le temps, trop ambiguës et trop complexes pour ne pas exposer son œuvre au malentendu. Mahomet est à la fois une pièce d’inspiration historique et une tragédie de l’imposture universelle, conçue comme le masque plus ou moins transparent d’une campagne antichrétienne et, en même temps, une pièce que Voltaire a dédiée au pape avec une insolente soumission.
Quelques décennies plus tard, aux yeux du vainqueur des Pyramides, qui se contemplait dans le chef de guerre et réformateur grandiose de l’Orient libéré, la vision de Voltaire paraissait déjà étroite. Son type trop fourbe, trop bavard ressemblait à une caricature caractéristique de la platitude des Lumières. Nietzsche fait écho à ces reproches en insistant notamment, à propos de Napoléon, et d’après lui, sur le caractère taciturne des grands hommes133. Le futur signataire du Concordat, peu admiratif, d’ailleurs, du talent tragique de Voltaire134, lui reproche d’avoir noirci et dégradé le portrait de son grand « Tartuffe »135.
Pour Napoléon, « la haute tragédie » devait être « l’école des grands hommes »136. Pour lui, comme pour Goethe dans ses textes personnels, Mahomet ne pouvait être qu’une figure du « génie » romantique. Un décalage de perspective considérable s’est donc installé avec le temps. Le fanatisme n’est plus l’ennemi et rien n’irrite davantage que les obstacles à l’enthousiasme. Nietzsche note encore que « pour expliquer les succès de Mahomet en treize ans : “Peut-être y avait-il eu avant de longues guerres civiles (pense Napoléon), sous lesquelles de grands caractères, de grands talents, d’irrésistibles impulsions, etc. s’étaient formés”137 ». Il hérite donc ici d’un débat dont l’enjeu s’est transformé : la tragédie de Voltaire ne cherchait pas à caractériser le « génie » d’une époque dans la série héroïque de la « philosophie de l’histoire », mais à faire la satire de l’imposture138. Du reste, Nietzsche lui-même brosse volontiers ailleurs des portraits de fondateurs de religion qui n’ont rien à envier à la psychologie du fanatisme de Mahomet ; mais les jugements sévères qu’il rapporte ici font écho à son aversion épidermique pour les conceptions réductrices de cette humanité supérieure qui constitue son espoir et sa lignée139.
La référence historique à l’islam n’est, à bien des égards, qu’un prétexte. En 1741, Voltaire cherche à railler le fanatisme en général et le christianisme en particulier. En 1800, Goethe et son mécène veulent réformer la scène allemande et peut-être satiriser secrètement le tyran français qui les envahit. Napoléon voit dans le fondateur de l’islam un alter ego, un capitaine inspiré qui vient exploiter l’énergie d’une longue époque de guerres civiles.
Quant à Nietzsche, sa lecture de Mahomet est très riche, ancrée dans deux contextes de réception divergents. Elle lui sert à construire un éloge inactuel du classicisme français et, en même temps, à réfléchir sur le surgissement historique de « l’homme supérieur ». En creux, malgré ses réticences, il se souviendra de l’approche à la fois tragique et satirique de Voltaire et n’oubliera pas le type de l’imposteur religieux.
Un relais négligé, Josef Popper Lynkeus
Nous voyons par ces quelques exemples comment Nietzsche a lu Voltaire et a construit, à partir de ses lectures, des objets complexes, enrichis par un contexte historique à plusieurs étages, rattaché à des interrogations philosophiques profondes. Pour Nietzsche, lire et citer un auteur, c’est toujours agir sur le système d’interprétations qui s’est cristallisé autour de lui. C’est aussi parfois défier l’actualité qui le galvaude en prétendant l’illustrer. Les années 1870 marquent un retour à Voltaire, dont Strauss n’est pas le seul tenant. Par exemple, un académicien berlinois d’origine huguenote, Emil Du Bois-Reymond, autre cible de Nietzsche140, avait, lui aussi, donné un discours remarqué sur « Voltaire homme de science » dans lequel il présentait Voltaire comme un « positiviste »141.
Une coïncidence plus négligée encore relie la parution de Humain, trop humain, en 1878, à un autre livre, publié au même moment, dédié lui aussi à Voltaire et conservé dans la bibliothèque de Nietzsche. Le Droit de vivre et le devoir de mourir142 est un ouvrage d’un écrivain original qui fut aussi un ingénieur, un inventeur, et un réformateur philanthrope, Josef Popper, surnommé plus tard Lynkeus, auteur autrichien reconnu par Freud comme l’un de ses prédécesseurs, et qui fut le grand-oncle du philosophe Karl Popper. Le livre ne porte que des pages cornées en guise de traces de lecture, mais nous savons que Nietzsche ne s’est pas arrêté à la coïncidence des dédicaces et qu’il l’a véritablement lu. Si Popper n’est jamais cité ni dans son œuvre publiée, ni dans ses fragments posthumes, il apparaît en revanche dans deux lettres adressées à Nietzsche. Dans la première, datée de janvier 1880, l’éditeur de Popper à Leipzig le remercie de son intérêt pour son auteur, exprimé dans une lettre apparemment perdue143. L’éditeur y prend acte du souhait de Nietzsche d’entrer en contact avec le Viennois, dont il lui transmet l’adresse personnelle – aucune lettre de Nietzsche à Popper n’a été retrouvée. La deuxième lettre, signée Köselitz, mentionne, la même année, sa rencontre dans la presse avec trois essais de Josef Popper sur un « libre penseur anglais », ce qui indique que Köselitz connaissait l’intérêt de son ami pour cet écrivain atypique144.
Cet intérêt provient bien d’une confraternité de voltairiens du monde germanique à la fin du XIXe siècle. Le Droit de vivre et le devoir de mourir, en lien avec la signification de Voltaire pour les temps nouveaux, première édition parue pour le centième anniversaire de la mort de Voltaire (30 mai 1778) est plus que placé sous le patronage de l’écrivain français. La première moitié de l’ouvrage consiste en une étude dithyrambique de son œuvre et de sa pensée. Quant à la deuxième partie, elle est conçue comme un prolongement de son action réformatrice. Elle développe des théories sociales hardies sur le système judiciaire et sur le service militaire. Ce sont des considérations plutôt utopiques, mais qui ont dû éveiller l’attention de Nietzsche, notamment le premier point dans lequel Popper cherche à fonder un système judiciaire capable de faire l’économie du « châtiment145 ». Comme Nietzsche, Popper assimile cette notion à la simple « vengeance146 », reconnaissant que l’invention du pardon par le Christ fut une folie religieuse, dont pourrait toutefois s’inspirer, à distance, l’invention d’une nouvelle éthique. Popper, en une approche psychologique qui annonce souvent Aurore, veut voir dans la « vengeance » le réflexe irrationnel de la colère ressentie au dommage reçu, c’est-à-dire « une erreur »147, une opération incapable de réparer la perte qu’elle n’a su empêcher. En voltairien, il critique l’idée puérile et médiévale de « proportionnalité » de la peine et du délit, qui sont « incommensurables » et estime impossible d’établir un juste rapport entre les deux148. Popper, comme Nietzsche, prolonge les interrogations du Voltaire disciple de Beccaria sur le système judiciaire et punitif.
Popper était un fin lecteur de l’œuvre de son lointain maître français, auquel il consacra encore, quelques années plus tard, une longue étude, centrée sur son caractère149. Il en imita et prolongea la veine narrative dans les Fantaisies d’un réaliste, des récits qui proposent un mixte intéressant entre le « conte philosophique » et le récit de rêve. Ces textes situent ce disciple de Voltaire dans un carrefour heuristique entre Freud, les récits indissociablement oniriques et concrets de Kafka et ce « conte philosophique » d’un nouveau genre qu’est le Zarathoustra. D’ailleurs, avant même d’en perpétuer l’esprit et le style, Popper, dans cet ouvrage de 1878, donne à lire du Voltaire. Il cite ainsi de longs extraits en allemand d’Il faut prendre un parti, un opuscule que Nietzsche n’aurait sans doute pas eu d’autres occasions de lire et qui contient un morceau de bravoure pessimiste digne de Schopenhauer. Voltaire y brosse le tableau terrible de la dévoration universelle des espèces, mystérieusement inscrite dans l’ordre cruel du monde. Cette fresque sanglante confirma sans doute l’appartenance de l’écrivain français à la filiation schopenhauerienne et révéla à Nietzsche le violent sentiment de pitié qu’il ressentait pour les animaux, symptôme d’un philosophe tenté par le végétarisme150.
Les ressemblances entre le Voltaire de Popper et de Nietzsche sont frappantes. Si le style est inégal, le vocabulaire est le même. Popper parle d’« esprit libre », par rapport aux préjugés religieux, mais aussi nationaux, à propos d’un auteur français qui sut résolument préférer Newton à Descartes et presque Shakespeare à Corneille. Popper fait de Voltaire un nouvel Érasme face au fanatisme de Luther, il distingue dans l’Antiquité, la Renaissance et la France classique les trois âges qui, sur un mode élitiste dans un premier temps, ont su conquérir et enseigner « la joie » à l’humanité tout entière151. Popper met d’ailleurs en valeur la qualité « épistémologique » de la gaieté railleuse de Voltaire, trop souvent assimilée à une forme de superficialité, alors que son style léger semait généreusement des germes que d’autres penseurs ont exploités, tel, selon lui, Hartmann, le représentant pessimiste de la « philosophie de l’inconscient »152, l’une des bêtes noires de Nietzsche.
Cet « esprit libre » est resté fidèle jusqu’à sa mort à la « tâche de sa vie », une action qui débordait de beaucoup le champ littéraire. Voltaire fut avant tout un « héros de la civilisation153 », engagé avec « cœur »154 dans son œuvre, dépassé par les seuls César et Confucius. Cette tâche n’était pas une pure « révolte », cet élément négatif que Rousseau a introduit dans la Révolution française, dont il était la « divinité noire » alors que Voltaire en incarnait la « divinité blanche »155.
Si Popper, comme Nietzsche, apprécie l’hostilité de l’« esprit libre » à la facilité des « symboles » ainsi qu’aux « délires » de l’irrationnel, il reconnaît aussi en lui la capacité à brider la raison elle-même et à trouver un « correctif contre une tendance malsaine à systématiser »156. Voltaire, qui n’est pas fanatique en épistémologie, ne souffre pas non plus de ce que Popper appelle le « fanatisme de la vertu », une expression qui fait écho à la notion nietzschéenne de « fanatisme moral »157. Il retrouve le signe de cette souplesse morale dans les apologies voltairiennes du suicide, un thème central de la filiation pessimiste158.
Pour l’écrivain viennois, la qualité propre de la liberté intellectuelle de Voltaire, par rapport à un Lessing dont il raille les rechutes métaphysiques159, s’explique par sa pratique des sciences de la nature. C’est elle qui lui a conféré cette extraordinaire « faculté de juger » plus impressionnante encore que son sens comique, et ce style « objectif » qui parvient à se concentrer sur les choses au lieu de se perdre dans les nuées que la plupart des philosophes ne tirent que de leur « cerveau »160. On retrouve comme un écho des réflexions de Nietzsche sur les relations, au sein d’un même « esprit libre », entre la pratique de la science et l’écriture littéraire, sur la valeur de la science avant toute chose comme méthode161, ou encore son portrait d’un Voltaire qui sait « poser sur la glace » et regarder avec froideur les mythes, les rêves, les illusions162. La comparaison avec Popper permet toutefois aussi de faire ressortir la spécificité du vocabulaire et de l’imaginaire de Nietzsche, qui, tout en faisant l’éloge de Voltaire comme ce positiviste de son temps, n’en assouplit pas moins l’idée d’« objectivité » à l’aide de nombreux détours métaphoriques comme celle des zones climatiques de la pensée163. Cette inflexion est significative : la métaphore est, chez Nietzsche, l’instrument d’une dérationalisation des concepts. Récupérer un Voltaire « froid » à la place d’un Voltaire « objectif », ce n’est pas seulement reprendre le « drapeau des Lumières », c’est tenter le paradoxe d’une origine irrationnelle de la raison. C’est mettre en pratique, par l’interprétation des Lumières et leur annexion philosophique, l’œuvre de « destruction de la raison » dénoncée par Lukács, mais une destruction de l’intérieur, qui choisit à bon escient Voltaire, poète du goût et génie à humeurs des Lumières, pour incarner typologiquement et physiologiquement l’irrationalité foncière de l’Aufklärer. Apparemment, Nietzsche rétablit la réalité d’un Voltaire artiste face aux excès du Voltaire rationnel et desséché façonné par les romantiques. En fait, il cherche moins à corriger l’histoire littéraire qu’à construire une nouvelle typologie de l’homme des Lumières qui permette de l’annexer à sa métaphysique d’artiste. À cette fin, il s’insinue habilement dans les lacunes herméneutiques créées par les excès de l’aversion romantique. Réhabiliter le Voltaire poète, comme parler d’un Voltaire « froid » plutôt qu’« objectif », lui sert en somme à fonder le type de l’« esprit libre » sur des déterminations irrationnelles.
Dans le fond, la rencontre de Nietzsche et de Popper n’a donc rien d’irénique : critique nietzschéenne de la science et apologie de l’esclavage n’étaient pas pour plaire à l’ingénieur philanthrope qui allait prôner le « devoir d’alimentation » de la société envers ses membres. Popper lui-même ne s’y est pas trompé qui, dans son ouvrage sur La Valeur de la vie humaine, s’est élevé contre l’esthétisme cruel de Nietzsche164. Ce n’est bien sûr pas ici le lieu de détailler ces bifurcations de deux voltairianismes à l’époque positiviste, et il nous suffit de constater l’actualité de Voltaire au moment où Nietzsche s’en empare et de mesurer l’apport de Popper à sa connaissance et à sa compréhension de l’écrivain.
Œuvres complètes de Voltaire en allemand, tragédies, longs extraits copieusement annotés en anthologie, Lettres choisies abondantes et inspiratrices, exploitation directe de l’Épître dédicatoire de Sémiramis dans le contexte de la Naissance de la Tragédie, lecture récurrente et éloge de Mahomet dans la traduction de Goethe, études sur les Voltaire de Lessing, August Wilhelm Schlegel, Sainte-Beuve, Hettner, Du Bois-Reymond, David Strauss, ou encore Josef Popper (1878) : contrairement à ce qu’il a longtemps paru à la critique, la culture voltairienne de Nietzsche est loin d’être négligeable. Sa référence à l’écrivain et philosophe français Voltaire n’a rien d’une simple boutade.
1- Elle va jusqu’à affirmer que « les idées contenues dans Humain, trop humain n’ont rien en commun avec Voltaire », cité in Peter Heller, « Nietzsche in his relation to Voltaire and Rousseau », in Studies on Nietzsche, Bonn, Bouvier, 1980, p. 52.
2- Curt Paul Janz, le célèbre biographe de Nietzsche, affirme que Nietzsche n’a pas lu Voltaire, tout comme Oehler, dans le catalogue des œuvres de la Bibliothèque de Nietzsche à Weimar. Charles Andler lui-même évoque à peine Voltaire parmi Les Précurseurs de Nietzsche et extrapole très brièvement et fort librement à partir de Zadig, dans son article « Quelques sources de la philosophie intellectualiste de Nietzsche (1876-81) », Revue d'histoire de la philosophie, 1927, p. 86-87.
3- Lettre à Elisabeth Nietzsche, KSB, 1, 188.
4- Voir Annexe et Documents 1.
5- Ludwig Herrig et Georges Frédéric Burguy, La France littéraire. Morceaux choisis de littérature française. Prosateurs et poètes, G. Westermann, Brunsvic, 1864. Voir Annexe et Documents 2.
6- Les écrits de jeunesse évoquent par exemple Rousseau et Saint-Just, Louis XV et Louis XVI. Voir Jugendschriften, 1854-1868, Deutscher Taschenbuch Verlag, Hans Joachim Mette und Karl Schlechta, (4 vol.).
7- Hermann Hettner, Literaturgeschichte des achtzehnten Jahrhunderts. Vol. 2 : Geschichte der französischen Literatur im achtzehnten Jahrhundert, Braunschweig, Vieweg, 1860.
8- « Je me confectionne des extraits de la Littérature du 18e s. de Hettner, je fais en général beaucoup d’histoire littéraire », lettre du 2 mai 1863, KSB, 1, p. 239. Pour la date d’avril, voir manuscrit inédit, MP V 25.
9- Juillet 1863. Il pense alors à « emmener » les « extraits » qu’il a constitués. Jugendschriften, op. cit., vol. 2, p. 222.
10- Cahier P I 8, Nietzsche, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 803. Il s’agit toujours de son histoire de la littérature française, jamais de celle que le critique a consacrée à l’allemande ou à l’anglaise.
11- « Voltaire’s Leben und Persönlichkeit. Voltaire als Philosoph ». Le manuscrit était répertorié, mais son origine n’avait pas été reconnue. Voir Jugendschriften, op. cit., p. 458.
12- « Un Manuscrit du jeune Nietzsche sur Voltaire », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 1, janvier 2002, « Notes et Documents », p. 115-122. Voir Annexe et documents, 1.
13- Voir notamment Printemps-été 1881-1882, 11 [249], KSA, 9, p. 536.
14- Voir les variantes à « Schopenhauer éducateur » dans Nietzsche, Werke, kritische Gesamtausgabe, par G. Colli et M. Montinari, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1997, Nachbericht zur dritten Abteilung, III 5 janvier, p. 583.
15- « La nécessité dont parle Kant n’existe pratiquement plus pour notre époque : “que l’on songe pourtant que même Voltaire tenait la preuve téléologique pour irréfutable” », Cahier P I 8, Œuvres, p. 800 (citation tirée du Monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1966-1998, p. 666-667).
16- EH, 4, § 8. Voir aussi : UB, 2, § 7 ; MA, I, 8, § 463.
17- Hettner, op. cit., p. 214-216. Épître LXXXV, datée de mars 1755, X, 362.
18- Hettner évoque même l’abbé Galiani – que Nietzsche finira par préférer à Voltaire – comme un « nain napolitain, merveilleux et pétillant d’esprit, que ses amis appelaient Macchiavellino, et dont Grimm dit dans la Correspondance littéraire […] qu’il était un Platon avec le feu et les gestes d’un Arlequin ».
19- Voir Annexe 2.
20- La 1re « question », la 22e (sur Dieu) et sa continuation la 23e, la 24e (Spinoza) et la 31e (« Y a-t-il une morale ? »).
21- Articles « Âme », « Dieu », un article intitulé ici « Droit et non droit », « États, gouvernements », « Liberté », « Liberté de penser », « Religion », « Vertu »…
22- Paris, Ollendorff, 1879.
23- Celles-ci recoupent en partie le choix de Moland, dont nous parlerons plus loin. Les annotations de Nietzsche cessent d’ailleurs au moment où l’intersection entre les deux anthologies devient patente.
24- On lui montre « en vain » que cette musique « qui n’est qu’une déclamation notée, est nécessairement asservie au génie de la langue, et qu’il n’y a rien de si ridicule que des scènes françaises chantées à l’italienne », à part, bien sûr, « de l’italien chanté dans le goût français », Gidel, L’art d’écrire, op. cit., p. 183.
25- « Le grand point dans la poésie et dans l’art oratoire, c’est que l’élégance ne fasse jamais tort à la force ; et le poète, en cela comme dans tout le reste, a de plus grandes difficultés à surmonter que l’orateur ; car l’harmonie étant la base de son art, il ne doit pas se permettre un concours de syllabes rudes, il faut même quelquefois sacrifier un peu de la pensée à l’élégance de l’expression ; c’est une gêne que l’orateur n’éprouve jamais ». Réflexions tirées de l’article « Élégance » pour l’Encyclopédie, repris dans les Questions sur l’Encyclopédie, VF33, p. 39.
26- Gidel, op. cit., p. 212.
27- Garnier, Paris, 1876. Louis Moland fut le grand éditeur des œuvres complètes de Voltaire de la fin du XIXe siècle.
28- 1749. Les spécialistes débattent sur son attribution à l’écrivain, ou à l’un de ses proches disciples.
29- « J’entends avec joie que le Ste Beuve [sic] allemand croît et prospère », (à F. Overbeck, 31 juillet 1879, KSB, 5, p. 432) ; « J’ai glissé quelques mots à Schmeitzner en raison de la traduction de St. Beuve [sic], qui ont été reçus avec très une grande joie » (5 novembre 1879, KSB, 5, p. 456) ; « Le mieux ne serait-il pas de laisser de côté Monsieur Chamfort ? L’article en question n’est certes pas un chef-d’œuvre ; examinez peut-être si Fontenelle n’irait pas dans vos Hommes du XVIIIe siècle ? » (KSB, 5, p. 461). Ida suivra son conseil de bon gré (Nietzsches Briefwechsel, herausgegeben von Giorgio Colli u. Mazzino Montinari, Kritische Gesamtausgabe, Berlin, New York, Walter de Gruyter, II, 6 février, p. 1220). Voir aussi les lettres à Overbeck du 11 décembre 1879 (KSB, 5, p. 470), 11 avril 1880. Nietzsche écrit à Ida Overbeck juste après avoir reçu son ouvrage, le 18 août 1880, pour lui exprimer son ravissement (KSB, 6, p. 35). Il y revient plus tard : « J’ai jeté un nouveau coup d’œil dans Sainte-Beuve. Il a vu des choses très fines : p. 19, il parle de “l’aisance de l’expression de Fontenelle qui se comporte comme une ruse secrète contre la majesté des choses”. C’est ressenti à la manière de Pascal » (KSB, 6, 35-36). Il résume ainsi sa vision de Sainte-Beuve : « Avez-vous les « Hommes du 18e siècle » de St. Beuve [sic] ? Ce sont de splendides peintures d’êtres humains et St. Beuve [sic] est un grand peintre. Mais je vois sur chaque figure une courbe encore qu’il ne voit pas, et cet avantage, c’est ma philosophie qui me le donne » (lettre à Köselitz 20 août 1880, KSB, 6, p. 37-38).
30- « Lettres de Mme de Graffigny ou Voltaire à Cirey » (17 juin 1850) et « Mme du Châtelet, suite de Voltaire à Cirey », Causeries du lundi, vol. 2.
31- Ce livre, Menschen des XVIII. Jahrhunderts nach den Causeries du Lundi von Sainte-Beuve, Chemnitz, Leipzig, 1880, a disparu de la bibliothèque de Nietzsche.
32- « Mémoires sur Voltaire et sur ses ouvrages, par Longchamp et Wagnière, ses secrétaires », Le Globe, 9 février 1826, 8 juillet 1850 ; « Voltaire et le président de Brosses », 8 novembre 1852 ; « Lettres inédites de Voltaire, recueillies par Cayrol et François », 20 octobre 1856 ; « Lettres inédites de Voltaire, recueillies par Cayrol et François (Fin) », 27 octobre 1856 ; « Voltaire (Lettres à la duchesse de Saxe-Gotha et autres inédites) et J.-J. Rousseau (Œuvres et Correspondance inédites) », 15 juillet 1861 ; « Voltaire (Lettres à la duchesse de Saxe-Gotha et autres inédites) et J.-J. Rousseau (Œuvres et Correspondance inédites) », 22 juillet 1861.
33- Dès la première page de la causerie du 20 octobre 1856, Sainte-Beuve écrit : « Dans les affaires comme dans la littérature, comme dans le monde et partout, [Voltaire] entre la tête haute, sûr qu’il est de son fait, remettant les gens à leur place et prenant la sienne hardiment, en grand seigneur de l’esprit » (voir Sainte-Beuve, La Vie des Lettres, « Les Lumières et les salons », anthologie, Paris, Hermann, Éditeurs des Sciences et des Arts, 1992, p. 167). Un autre critique, Ximenès Doudan, emploie presque la même expression, soulignée par Nietzsche dans son édition : « On y sent une intelligence robuste et délicate ; la noblesse littéraire y est presque partout. Une sorte de grand seigneur dans l’ordre de l’intelligence » (Doudan, Pensées et fragments suivis des révolutions du goût, Paris, Calmann-Lévy, 1881, p. 36). Voir EH, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 14, KSA, 6, p. 322.
34- 26 [404], KSA, 11, p. 257. Voir encore automne 1884 - automne 1885, 38 [5], KSA, 11, p. 598, pour une autre version, cette fois sans Voltaire.
35- WS, § 214, KSA, 2, p. 296. Nietzsche évoque les Dialogues des morts de Fontenelle au milieu d’autres auteurs français dont il affirme que, contrairement aux écrivains allemands, ils auraient été compris des Grecs « aux oreilles fines », ce qui rappelle « l’oreille d’un Grec » qu’il prête à Voltaire. Le lucianisme de Voltaire dans ses contes a été évoqué par Hettner, op. cit., p. 248-249.
36- WS § 237, KSA, 2, p. 659. Nietzsche date à tort la lettre de Ferney, alors qu’elle est signée « au château de Tournay par Genève », tant l’image d’un Voltaire philosophe, retiré à « cultiver son jardin », qui se venge par la vérité et le bonheur est indissociable, en cette date charnière de 1760 – qu’il cite dans les fragments de 1887 consacrés à l’opposition entre Voltaire et Rousseau –, de Ferney, ce lieu légendaire où Nietzsche avait présenté ses « hommages » posthumes à Voltaire et qu’il évoque aussi avec quelque dédain dans un fragment posthume du printemps 1884 : « Le goût de la nature au siècle précédent. Pitoyable. Voltaire Ferney. Caserta. Rousseau Clarens ! » (25 [197], KSA, 11, p. 66).
37- Lettres choisies, op. cit., p. xxv.
38- 31 octobre 1864. Les éditeurs des œuvres complètes de Nietzsche indiquent comme référence les Œuvres choisies de Piron… précédées d’une notice de Sainte-Beuve, Paris, 1866 qui semblent absentes de la bibliothèque de Nietzsche. Sainte-Beuve parle, dans la 4e partie de son portrait de Piron, d’un Voltaire qui « donne [un] jugement aussi modéré que bref, définitif, et qui achève de régler leurs comptes à tous deux devant la postérité ». Voltaire est évidemment omniprésent dans ce texte de Sainte-Beuve. FW, § 82, KSA, 3, p. 437.
39- Même idée dans M, IV, § 259, KSA, 3, p. 209. « Vengeance dans l’éloge » (ibid, § 228, p. 197). Vengeance par la vertu (Ibid, IV, § 275, KSA, 3, p. 215).
40- 2 décembre 1758, au comte d’Argental, Lettres choisies, op. cit., p. 374.
41- Le 27 décembre 1758, à la marquise Du Deffand, Lettres choisies, op. cit., p. 379-380. Il reprend la même idée un peu plus tard : « Ô Luc ! l’avais-tu cru que je serais cent fois plus heureux que toi ! » (11 « auguste » 1760, à Thiriot, Lettres choisies, op. cit., p. 399. D9132).
42- KSA, 1, p. 516-532. Œuvres, 1, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 135-149.
43- Du reste, l’ouvrage date de 1872 et Nietzsche n’en possédait que la version de 1876.
44- D3196, D3218, D3235, D3250, D3253, D3320, D3354, D3367, D3378, D3407, D3768, D3839, D3872, D4759, D4936, D4983, D5024, D5042, D5081, à quoi s’ajoute la D3410 à Andrea Quirini, neveu du cardinal.
45- Publiée en 1749 en tête de la première édition de la pièce. IV, 487-505, ou VF30A, p. 139-164.
46- Après des Lettres sur Œdipe, il y a les épîtres dédicatoires de Brutus (1730) à milord Bolingbroke, ou Discours sur la tragédie ; de Zaïre, au négociant anglais Falkener (1733 et 1736) ; d’Alzire, à Mme du Châtelet (1736) ; de Zulime, à Mlle Clairon (1740) ; d’Oreste, à la duchesse du Maine (1750) ; de L’Orphelin de la Chine, au duc de Richelieu (1755) ; de Tancrède, à Mme de Pompadour (1760) ; de Don Pèdre, à d’Alembert (1774) ; des Lois de Minos, au duc de Richelieu (1773) ; de Sophonisbe, au duc de La Vallière (1774), etc.
47- EH, « Pourquoi je suis un destin », § 8, KSA, 6, p. 273.
48- « Il s’agit avant tout de dépasser le Laocoon de Lessing », Lettre à Rohde du 7 octobre 1869, KSB, 3, 63.
49- Voir UB, 1, § 9, KSA, 1, p. 208 puis § 10, p. 210. Printemps-automne 1873, 27 [21], KSA, 7, p. 592. JGB, « L’Esprit libre », § 28, KSA, 5, p. 46.
50- Le 29 avril 1767 (chap. X et suivants), puis le 28 juillet 1767 (chap. XXVI). Nous utiliserons l’édition Stuttgart, Reklam, « Universal-Bibliothek », 1981.
51- Lessing, Hamburgische Dramaturgie, op. cit., p. 136.
52- Ibid., p. 60.
53- Ibid., p. 61.
54- Ibid., p. 62.
55- MA, I, § 221, KSA, 2, p. 180.
56- Vorlesungen über dramatische Kunst und Literatur, 3 vol., Heidelberg, Mohr & Zimmer, 1809-1811.
57- XIe leçon, trad. Mme Necker de Saussure, Paris [Bruxelles, Leipzig et Livourne], A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1865, vol. 2, p. 67.
58- IIIe leçon, vol. 1, p. 98-99. La citation de Voltaire est exacte.
59- Ibid., vol. 1, p. 103.
60- Ibid., p. 103-104.
61- Ibid., p. 105.
62- Voltaire écrit dans « Chant, musique, mélopée, gesticulation, saltation, questions sur ces objets » des Questions sur l’Encyclopédie (1770) : « Il est très vraisemblable que la mélopée regardée par Aristote, dans sa Poétique, comme une partie essentielle de la tragédie, était un chant uni et simple comme celui de ce qu’on nomme la préface à la messe », (XVII, 130-133).
63- VF31A, notamment p. 397-399.
64- Schlegel évoque ce texte avec une certaine défiance (op. cit., vol. 2, p. 61).
65- Par exemple, la captatio de l’Éloge des officiers qui sont morts dans la guerre de 1741 développe le thème du modèle grec : « Un peuple qui fut l’exemple des nations, qui leur enseigna tous les arts, et même celui de la guerre, le maître des Romains, qui ont été nos maîtres, la Grèce enfin » (1748 ; XXIII, 249).
66- Semiramide, opera seria créé à Venise en 1823. Livret de Gaetano Rossi. Le travail était déjà à moitié fait, puisque Voltaire imite dans Sémiramis sa propre pratique de l’opéra. Il a, en effet, écrit pas moins de sept livrets : Tanis et Zélide, 1733, source possible de l’Aïda de Verdi ; Samson ou les Rois pasteurs, tragédie pour être mise en musique (1733), antécédent de Samson et Dalila de Saint-Saëns ; Pandore (commencé en 1740), « opéra philosophique » sur le problème du mal ; La Princesse de Navarre (1745) ; Le Temple de la gloire (1745) ; Le Baron d’Otrante (1768), deux « opéras comiques » suscités par la visite de Grétry à Ferney en 1767. Ses tragédies ont inspiré nombre d’opéras au XIXe siècle : quatorze adaptations de Zaïre entre 1797 et 1887, dont la Zaira de Bellini, et onze de Sémiramis, dont celle de Rossini, que Nietzsche avait vue à Gênes (carte postale du 6 novembre 1881 à Heinrich Köseltiz, KSB, 6, p. 138). Alzire a donné lieu à neuf adaptations, dont celle de Verdi (1845), autant que Tancrède. Voir R. S. Ridgway, « Voltaire’s Operas », SVEC, n° 189, 1980, p. 119-151, et, du même auteur : « Voltairian bel canto : operatic adaptations of Voltaire’s tragedies », SVEC, n° 241, 1986, p. 125-154.
67- Hettner, op. cit., p. 228-234.
68- « Les attaques de Lessing et d’A. W. Schlegel gardent toujours leur inaltérable valeur », ibid., p. 230.
69- « Il n’en parle jamais qu’avec cette arrogance complaisante, qui est le propre de l’ignorance », ibid., p. 230 et p. 231.
70- Ibid., p. 233.
71- Voltaire. Sechs Vorträge, Leipzig, S. Hirzel, 1870. Le livre contient en annexe (p. 347-438), presque cent pages de Voltaire en traduction : le Dîner du comte de Boulainvilliers, le Testament de Jean Meslier, et un choix de lettres autour de l’adoption de Marie Corneille. Nietzsche cite le Voltaire de Strauss (p. 225 et 227 de l’édition de 1872) dans le chapitre de la première Inactuelle consacré au style straussien (KSA, 1, p. 214), alors que l’ouvrage n’est pas consigné dans sa bibliothèque. Il s’y réfère aussi dans des fragments de 1873 : « Il était insolent de la part de Strauss d’offrir la vie de Jésus au peuple allemand comme une réplique de Renan, bien plus grand que lui : et il n’aurait pas dû toucher à Voltaire non plus » (27 [1], KSA, 7, p. 587). Il écrit encore : « Un de mes amis a un florilège des classicismes stylistiques du Voltaire », Printemps - Automne 1873, 27 [40], KSA, 7, p. 599.
72- Strauss, Voltaire, op. cit., p. 65.
73- Ibid., p. 72. On notera qu’« introduction » n’est pas « épître ».
74- Nous soulignons.
75- Nietzsche, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 135.
76- Ibid., p. 138.
77- Seconde partie de la Dissertation sur la tragédie ancienne et moderne, l’épître dédicatoire de Sémiramis.
78- Œuvres, op. cit., p. 139.
79- Sur ce thème, voir Peter Szondi, Essai sur le tragique, Circé, « Penser le théâtre », 2003 et notre compte rendu de l’ouvrage dans Esprit, juin 2004, p. 205 sq.
80- Elle n’est pourtant qu’un lieu commun. La comparaison, fréquente dès le XVIIIe siècle, se lit même chez Rousseau, par exemple dans son Dictionnaire de Musique, Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. 5, p. 949) dans ses lettres et fragments sur l’Alceste de Gluck, ibid., p. 445.
81- Première partie.
82- Automne 1869 - Automne 1872, 1, [1], KSA, 7, p. 9 ; la même idée est reprise en 1 [11], KSA, 7, p. 14.
83- « Parce qu’il a appris à les [Eschyle, Sophocle, Euripide] connaître par le livre. » L’usage de l’italique est significatif.
84- Préface à La Naissance de la tragédie, KSA, 1, p. 11.
85- Œuvres, op. cit., p. 137. KSA, 1, p. 515.
86- Première partie de l’Épître.
87- Œuvres, op. cit., p. 137. Nietzsche utilise aussi le terme de « singerie » (KSA, 1, p. 516).
88- Ibid., p. 148.
89- Dans Œdipe même, Voltaire avoue avoir été non seulement influencé par l’exigence des comédiens, mais avoir dû aussi combler un vide : « À l’égard de ce souvenir d’amour entre Jocaste et Philoctète, j’ose encore dire que c’est un défaut nécessaire. Le sujet ne me fournissait rien par lui-même pour remplir les trois premiers actes ; à peine même avais-je de la matière pour les deux derniers. Ceux qui connaissent le théâtre, c’est-à-dire ceux qui sentent les difficultés de la composition aussi bien que les fautes, conviendront de ce que je dis. »
90- Œuvres, op. cit., p. 142.
91- Première partie de l’Épître. Métastase est notamment l’auteur d’une Semiramide riconosciuta (1729).
92- Lettres sur Œdipe, Lettre VI, « qui contient une dissertation sur les chœurs », II, 42-44.
93- La référence, obligée, mais assumée, à L’Art poétique d’Horace (v. 189), un maître pour les deux auteurs, rappelle l’Épître, où Voltaire cite des vers très proches (v. 191 et v. 195). Reprenant plus tard la question de savoir comment combler le cinquième acte de la « tragédie des tragédies », celle de l’histoire philosophique et morale de l’homme, et s’interrogeant sur une possible fin comique, Nietzsche fait allusion à ce vers 191 de L’Art poétique : « Nec deus intersit nisi dignus vindice nodus », FW, III, § 153, KSA, 3, p. 496.
94- Œuvres, op. cit., p. 144.
95- « L’agonie de la tragédie a nom Euripide, et le genre qui succéda est appelé nouvelle comédie attique ; on y voyait subsister, dégénérée, la forme de la tragédie », Socrate et la Tragédie, Œuvres, op. cit., p. 150.
96- Voir notamment Automne 1869 – automne 1872, 1 [91], KSA, 7, p. 38.
97- « La satire des femmes que fait si longuement et si mal à propos l’Hippolyte d'Euripide, qui devient là un mauvais personnage de comédie » (Deuxième partie de l’Épître).
98- Ibid.
99- Œuvres, op. cit., p. 151-152.
100- Le Gai Savoir, § 101. Voir chap. V.
101- MA, I, § 221.
102- Fin de la deuxième partie de l’Épître.
103- Voltaire affirme avoir fait une tragédie dans le goût grec : « J’ai fait représenter une tragédie dans le goût grec et bien que les Français soient très français, le goût antique a réussi », affirme-t-il dans sa lettre au cardinal Quirini (28 septembre 1748, D 3 768).
104- « Cependant tel fut le génie de Shakespeare que ce Thespis fut Sophocle quelquefois. On entrevit sur sa charrette, parmi la canaille de ses ivrognes barbouillés de lie, des héros dont le front avait des traits de majesté », Lettre de M. de Voltaire à l’Académie française, XXX, 349-370.
105- KSA, 1, p. 517.
106- KSA, 1, p. 518.
107- Henri Lion, Les Tragédies et les théories dramatiques de Voltaire, Paris, Hachette, 1895 (réimpr. Genève, Slatkine, 1970), p. 200.
108- ASZ, II, § 20, KSA, 4, p. 177.
109- On retrouve logiquement ici le même clivage : pour Voltaire, les « airs détachés » étaient nuisibles à la « vraie tragédie » parce qu’ils attentaient à « l’intérêt » et à « l’action », tandis que Nietzsche interprète la scission entre paroles et musique comme le symptôme que l’opéra moderne n’est, dès l’origine, qu’un « avorton » savant, alexandrin et socratique.
110- GT, § 19, KSA, 1, p. 120.
111- MA, I, § 221, KSA, 2, p. 182.
112- Goethe, dans la notice qu’il consacre à Voltaire dans son Histoire de la théorie des couleurs, évoque le « grand talent de Voltaire de se communiquer de toutes les manières et dans toutes les formes » où il voit la cause de sa royauté spirituelle (Geschichte der Farbenlehre, Werke, Hamburger Ausgabe, DTV, t. XIV, p. 190-191). Nietzsche notait dans le Hettner que Voltaire s’illustrait « dans toutes les formes poétiq.[ues] et scientifiq.[ues] imaginables »
113- Lettre au Président Hénault (15 mai, D 2 482), lettre à Cideville (11 juillet, D 2 542), et une autre datée de la fin 1760, à Ferney, adressée au marquis Albergati Capacelli (23 décembre, D 9 492).
114- Dans l’article « Ambition », qui reproduit intégralement une longue tirade de Mahomet (acte II, sc. V).
115- « En ce qui concerne Mahomet, il est l’extrait, la quintessence, pour ainsi dire, de toute la vie de cet imposteur ; le fanatisme, mis en action », Hamburgische Dramaturgie, § 18, Reklam, p. 101.
116- Cours de littérature dramatique, XIe leçon, op. cit., vol. 2, p. 59 et p. 71.
117- Hettner, op. cit., p. 228.
118- Nietzsche ne mentionne jamais cette pièce, citée par Schopenhauer dans La Métaphysique de l’amour (Paris, Gallimard, Folio, p. 77 et n. 13, p. 175).
119- Strauss, Voltaire, p. 74. Il précise que ces traductions ont rendu les deux pièces familières aux lecteurs allemands.
120- Goethe, Sämtliche Werke in vierzig Bänden, Vollständige, neugeordnete Ausgabe. Fünfunddreißigster Band, Stuttgart und Augsburg, J. G. Cotta, 1858. Mahomet : p. 163-244. Pas de traces de lecture sur les pages concernées. Tancrède : p. 245-332. Ouvrage acheté en 1868.
121- Le 13 février 1881. KSB, 6, lettre no 82, p. 62.
122- Pour une approche plus complète, voir notre article « Leçon esthétique et lacune philosophique : Nietzsche lecteur du Mahomet de Voltaire », Revue Voltaire, n° 7, 2007, p. 53-88. Nietzsche avait trouvé, entre autres, dans les remarques que Goethe avait ajoutées à sa traduction du Neveu de Rameau un signe de la profondeur hellénique de l’esthétique de Voltaire : le Français avait « récité » ses poésies sur un ton monotone, avec une « emphase psalmodique », une pierre pour construire un Voltaire poète et formaliste, plus proche de la solennité de la tragédie grecque que du prosaïsme naturaliste des romantiques (Automne 1869-Automne 1872, 9 [121], KSA, 7, p. 318. Tiré de l’article « Musique » des « Remarques sur les personnages et objets mentionnés dans le Neveu de Rameau », Goethe, Sämmtliche Werke, Jubiläums-Ausgabe, vol. 34, 2e partie, Stuttgart u. Berlin, J. G. Cotta’sche Buchhandlung Nachfolger [s. d.], p. 172).
123- MA, II, Le Voyageur et son ombre, § 109, KSA, 2, p. 599. Nietzsche s’est nourri de l’ouvrage, dont il cite des extraits qui sont souvent riches de rencontres voltairiennes. C’est le cas aussi de Poésie et vérité dont il évoque le long passage sur la littérature française du XVIIIe siècle, en particulier sur Voltaire, et le dégoût de Goethe pour le Système de la Nature de d’Holbach, livre « mortifère » et « cimmérien » (UB, 1, § 7, KSA, 1, p. 193).
124- 30 [160], KSA, 8, p. 550. Conversation du 16 décembre 1828.
125- MA, II, § 323, KSA, 2, p. 511.
126- « Car là où des esclaves sont à genoux, où règnent les despotes, […] / Là, l’art ne peut former le noble, / Par nul Louis il ne peut être semé ». Schiller, Sämtliche Gedichte, Francfort, Deutscher Klassiker Verlag, 1992, p. 157 (1er volume des Werke und Briefe).
127- L’opposition des deux discours se prolonge dans le vocabulaire. D’un côté, Nietzsche valorise le noble et distingué, de l’autre Schiller « das Edle », noblesse morale ; d’un côté, Nietzsche exalte les « esprits libres », Schiller, lui, les « âmes libres ». De même, quand Schiller parle de se « mettre dans les vieilles chaînes », il évoque l’époque de la « minorité », là où Nietzsche voit précisément dans ces contraintes la matrice d’une véritable maturité, tandis que « le retour à la nature » ne scelle, à ses yeux, qu’une régression. Schiller reconnaît toutefois aux Français le mérite d’avoir, en le sacralisant, protégé l’art du réalisme. Nietzsche reprend l’idée que « chez le Franc seul on pouvait trouver l’art », lorsqu’il écrit que la tragédie française était « l’unique forme d’art moderne ».
128- Fragment de 1884, 25 [187], KSA, 11, p. 64. Voir Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, 1823, p. 102 et suiv. Nietzsche revient sur cette célèbre conversation de Goethe et de Napoléon, à Erfurt, le 2 octobre 1808, telle que le poète la rapporte (Goethe, op. cit., t. X, p. 545 (Autobiographische Einzelheiten), et en donne une interprétation comiquement injuste dans Par-delà Bien et Mal, VI, « Nous les savants », § 209 : lorsque Napoléon s’écria, voyant Goethe : « Voilà un homme ! », il voulait dire : « moi qui m’attendais à ne trouver qu’un Allemand ! » (KSA, 5, p. 140).
129- Voir l’Essai sur les mœurs et les articles « Alcoran, ou plutôt le Koran » et « Mahométans » des Questions sur l’Encyclopédie (XVII, 98-107 et XX, 20-21).
130- Un fragment de novembre 1887-mars 1888 contient une référence au tyran Polyphonte, l’un des protagonistes de Mérope. Elle est tirée d’un opuscule critique de Benjamin Constant, paru pour la première fois à Genève en 1809, Quelques réflexions sur la tragédie de Wallstein [sic] et sur le théâtre allemand, en tête de la traduction, ou plutôt de l’« imitation » qu’il a donnée de l’ouvrage. Voir Benjamin Constant, Œuvres, Paris, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », p. 899.
131- Nietzsche semble penser, au contraire, que ce dogme est la seule chose que Mahomet ait empruntée à saint Paul comme moyen idéal d’oppression sacerdotale. Voir AC, § 42, KSA, 6, p. 215.
132- Nietzsche avait lu en annexe du livre de Strauss sur Voltaire, son rude dialogue Le Dîner du comte de Boulainvilliers (1767), où le comte insiste sur les succès militaires de Mahomet pour mieux l’opposer à l’inaction prêtée au Christ, VF63A, p. 376. Quelques fragments recueillent cette image d’Épinal : mars 1875, 3 [53], KSA, 8, p. 28 ; Printemps 1888, 14 [180], KSA, 13, p. 364. L’assimilation de l’islam, comme du premier judaïsme, à une religion sémitique affirmative va dans le même sens, Printemps 1888, 14 [195], KSA, 13, p. 380.
133- « Les très grands hommes demeurent muets sur ce qui se passe en eux ; pas moyen de trouver celui auquel ils se confieraient (Napoléon par exemple). Sombre », 25 [199], KSA, 11, p. 66.
134- « Il est étonnant, pour revenir à Voltaire, disait-il, combien peu il supporte la lecture. Quand la pompe de la diction, les prestiges de la scène ne trompent plus l’analyse ni le vrai goût, alors il perd immédiatement mille pour cent », Las Cases, Mémorial, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1948, vol. 1, p. 501-502.
135- « Il faisait agir un grand homme qui avait changé la face du monde, comme le plus vil scélérat, digne au plus du gibet » (ibid., p. 501).
136- Ibid., vol. 1, p. 385.
137- Printemps 1884, 25 [191], KSA, 11, p. 65. Citation de Las Cases, Mémorial, op. cit., vol. 1, p. 501-502.
138- Le duc de Weimar, admirateur de Frédéric II, avait précisément commandé cette traduction à Goethe comme un élément de propagande contre l’envahisseur napoléonien. Sans doute est-ce aussi à ces critiques implicites que répond Napoléon lorsqu’il attaque le Mahomet de Voltaire.
139- Nietzsche veut se placer lui-même dans la généalogie des « Zarathoustra, Moïse, Mahomet, Jésus, Platon, Brutus, Spinoza, Mirabeau », autant dire un « aristocrate dans l’histoire de l’esprit », Automne 1881, 15 [17], KSA, 9, p. 642.
140- Début 1874-printemps 1874, 32 [83], KSA, 7, p. 785. UB, 3, § 6, KSA, 1, p. 390. Voir aussi Printemps-Été 1874, 35 [12], KSA, 7, p. 815.
141- Voltaire in seiner Beziehung zur Naturwissenschaft, Berlin, 1868. Nietzsche a pu découvrir cet ouvrage via Friedrich Albert Lange, qui traite Voltaire avec respect et donne une bibliographie voltairienne incluant aussi Hettner, Strauss, et l’Anglais Buckle. Nietzsche a annoté d’autres discours académiques de Du Bois-Reymond, où Voltaire apparaît aussi, notamment Über eine Akademie der deutschen Sprache, où le style du Français est préféré à celui de Goethe (Berlin, F. Dümmler, 1874, p. 27), à la plus grande colère de Nietzsche et des Wagner (voir le Journal de Cosima : Tagebücher, 1, Münich, 1876, p. 843, 6 août 1874).
142- Josef Popper, Das Recht zu leben und die Pflicht zu sterben. Socialphilosophische Betrachtungen, anknüpfend an die Bedeutung Voltaire’s für die neue Zeit, zweite unveränderte Auflage. In erster Auflage erschienen zu Voltaire’s 100. Todestage (30. Mai 1778), Leipzig, Erich Koschny (L. Heimann’s Verlag), 1879.
143- Nietzsches Briefwechsel. Briefe an Nietzsche, op. cit., 1981, III, 2, p. 16-17.
144- Il s’agit de l’athée anglais Charles Bradlaugh (1833-1891). Lettre à Nietzsche à Locarno, de Venise, le 12 octobre 1880, ibid., p. 116.
145- « Strafe ».
146- « Rache ».
147- Popper, op. cit., p. 110.
148- Popper, op. cit., p. 97-98. Popper y oppose un système qu’il serait intéressant de comparer au Panoptique de Bentham. Pour lui, l’essentiel est de connaître les gens comme des « forces naturelles », et de mettre prudemment cette connaissance et le descriptif de leur vie passée au service du public (p. 99).
149- Josef Popper (Lynkeus), Voltaire. Eine Charakteranalyse in Verbindung mit Studien zur Ästhetik, Moral und Politik, Dresde, C. Reissner, 1905.
150- Printemps 1880-1881, 10 [E91], KSA, 9, p. 434 ; FW, II, § 99, KSA, 3, p. 453 ; Été-Automne 1884, 26 [96], KSA, 11, p. 175. Voir chapitre VIII sur « Un Gai Savoir pessimiste ».
151- Popper, op. cit., p. 6. Le livre s’ouvre sur la notion de « joie » et sur la reconnaissance due à Voltaire pour avoir augmenté la joie dans le monde et « la joie de notre disposition à la joie ». On reconnaît ici l’esquisse d’un « gai savoir ».
152- Ibid., p. 16-17.
153- « Cultur ».
154- Cette qualité, dit-il, n’aurait jamais été refusée à Voltaire s’il avait fait une jolie ode à la lune ou un conte attendrissant sur une campagnarde amoureuse, Popper, op. cit., p. 4.
155- Popper, op. cit., p. 3.
156- Ibid., p. 19.
157- Pour autant, il ne voit pas un tel mouvement correctif dans le théisme, qu’il juge trop rationnel et utilitaire pour constituer une croyance authentique.
158- Voir le chapitre VIII sur « Un Gai Savoir pessimiste ».
159- Notamment dans l’Éducation du genre humain.
160- Il est « sachlich », Popper, op. cit., p. 17.
161- MA, I, § 635, KSA, 2, p. 360.
162- EH, « Pourquoi j’écris de si bons livres », KSA, 6, p. 322.
163- MA, I, § 236, KSA, 2, p. 197-198.
164- Dans le premier chapitre de Das Individuum und die Bewertung menschlicher Existenz, Dresde, Reissner, 1910.