Une réforme dionysiaque
« Le ridicule vient à bout de tout ; c'est la plus forte des armes. »
« On ne tue point par la colère mais par le rire. Allons, mort à l’esprit de lourdeur. »
J’écris pour agir
Voltaire écrit à Vernes le 25 avril 1767 : « Jean-Jacques n’écrit que pour écrire, moi j’écris pour agir2. » La troisième Inactuelle renoue avec cette exigence : « Je tiens pour inutile toute parole qui a été écrite sans avoir derrière elle cette incitation à l’action3. »
La réforme philosophique et morale de la sortie du christianisme – que le théisme conduit à l’ultime frontière du religieux – est une action sur les consciences, dont les effets se font sentir sur tout le devenir de la communauté humaine. Si elle se refuse à la politique au sens restreint, elle a une visée politique au sens large, ce que Nietzsche appelle « la grande politique4. » Depuis Platon et les présocratiques, la philosophie est travaillée par cette inquiétude politique, comme en témoignent les réformes menées par les philosophes pythagoriciens dans les colonies de Grande-Grèce et la tentative de Platon en Sicile. La philosophie est fondamentalement politique par ses effets sur les « mœurs » et sur la civilisation.
Voltaire, écrivain d’avant la politique de l’ère révolutionnée, était libre du jeu des partis et des appartenances de régime. Nietzsche, un siècle plus tard, veut agir par l’écrit et multiplie des libelles analogues à ceux que le Français catapultait de Ferney. Le sous-titre de la Généalogie de la morale est « pamphlet », ou, plus précisément, « écrit de combat »5. Ses deux livres polémiques contre Wagner ne sont pas placés sous le signe du combat, mais sous celui de « l’affaire », tout aussi propre à Voltaire. La préposition latine de Nietzsche contra Wagner renvoie à la langue du tribunal, tandis que l’expression « le cas Wagner », outre ses connotations médicales, pourrait être traduite par « l’affaire Wagner ». Ces écrits font écho à deux pratiques de la polémique de Voltaire : la lutte contre Wagner, par ses « valeurs », son « goût » et ses formes, rappelle le combat contre Shakespeare, dont Nietzsche reprend bien des éléments, en parfaite cohérence avec son orientation antiromantique. En même temps, « l’affaire Wagner » n’est pas « l’affaire Calas » : Nietzsche ne suit pas Voltaire sur le terrain humanitaire. Au début de l’année 1889, il projette un pamphlet politique, le Promemoria, dirigé contre les Hohenzollern6. Nietzsche fut, comme Voltaire, un réformateur par l’écrit – mais avec cette distance d’une efficace différée, due à une posture plus complexe et plus réservée vis-à-vis de la société de son temps. Reprendre une polémique à la Voltaire à la fin du XIXe siècle est aussi une forme ironique de refus de démocratie, là où le geste de Voltaire pouvait en être, en aval, la matrice.
L’action n’en reste pas moins l’horizon de cette écriture et, pour ainsi dire, la règle des règles. Elle impose à l’écrit sa discipline et sa forme, son « bridage » en somme. Le classicisme est précisément cette forme d’art qui se tient volontiers dans la dépendance de valeurs qu’il place au-dessus de lui. Il ne se limite pas au respect de « conventions » arbitraires ou mondaines, mais sait se subordonner à des fins supérieures. Il sait limiter son domaine pour l’articuler à la vie et à l’action. Cette apparente négation est en fait sa détermination. La « mélodie infinie » a contrario se targue, par un jeu de mots qui n’est qu’un escamotage de sens, d’offrir des ouvertures sur l’infini, mais elle ne fait que trahir son incapacité à « en finir », impuissance digestive et indécision camouflée dans le « flou artistique », triomphe de l’informe sous couvert d’une épiphanie de l’infini7. La forme classique marque l’exigence de la fin.
« Ridendo reformare mores »
L’ironie aussi est un instrument de « bridage » de la vérité, et le rire une manière décisive d’en finir. « Il y a là de quoi rire longtemps » : Voltaire clôt dans ce sarcasme en manière de point d’orgue l’article « Orgueil » du Dictionnaire philosophique, dirigé contre un adversaire ridicule. « Il y a de quoi rire », répète Nietzsche8, et il termine, à son tour, tel aphorisme de Humain, trop humain par le grand éclat de « rire homérique » que mérite la métaphysique9.
Le rire est l’un des congés les plus efficaces et les plus élégants qui peut être donné aux interminables querelles de la métaphysique et de la théologie. Il est le sursaut de survie et la volte-face à l’entrée de ce labyrinthe que Voltaire n’évoque jamais que pour refuser d’y pénétrer. Le ridicule est une arme de choix, un grand moyen d’éducation dont Nietzsche note qu’il manque à l’Allemagne, mais que connaissait évidemment le pays de ce Voltaire qui servit de modèle à Méphistophélès10.
L’Essai d’autocritique, préface tardive à La Naissance de la tragédie présente explicitement le rire comme la conclusion logique du pessimisme : « Il vous faudrait d’abord apprendre l’art de la consolation dans l’ici-bas, – il vous faudrait d’abord apprendre à rire, mes jeunes amis, si toutefois vous vouliez absolument rester pessimistes ; peut-être qu’alors, sachant rire, vous jetteriez un jour au diable toutes les consolations métaphysiques, – et d’abord la métaphysique »11 !
Chaque terme de la formule « l’art de la consolation dans l’ici-bas » est pesé. Le rire est un art. Il n’a rien de « naturel », il n’a pas été donné dans un « état de nature ». C’est une acquisition de l’espèce, un résultat et un signe de sa « probité » dans la recherche de la vérité. l’homme est l’animal rieur par excellence dans la mesure où il a sécrété cette « consolation » à la blessure de la connaissance12. Le rire est une réaction instinctive comparable au « goût » : c’est l’irruption d’une « seconde nature » gagnée par l’éducation de l’homme et son avancée dans la connaissance. C’est une forme d’automédication qui répond à la floraison des remèdes contre nature et surnaturels dans l’histoire humaine. Il témoigne de la résistance humaine, à la manière du foie sans cesse renaissant de Prométhée. Cultiver le rire, ce n’est pas seulement pratiquer la dérision. Son usage polémique ne doit pas occulter sa nature consolatrice et révélatrice des avancées de l’esprit dans la tragédie de la connaissance.
Rire avec Apollon et Dionysos
Nietzsche a décrit très tôt le comique dans son rapport au dionysiaque.
Dans La Naissance de la tragédie, la vision dionysiaque du fond de l’Être fait courir le risque d’une réaction à la manière de Hamlet : une léthargie de l’agir née de la connaissance13. Ici encore, l’art intervient pour désamorcer ce danger : « Ici, dans ce très haut péril de la volonté, s’approche, comme une magicienne salvatrice experte en l’art de guérir, l’art14 ; elle seule peut ployer ces pensées de dégoût sur l’horreur ou l’absurde de l’être en des représentations avec lesquelles on peut vivre : ce sont le sublime comme bridage de l’horreur et le comique comme décharge du dégoût de l’absurde. Le chœur satyrique du dithyrambe est le fait salvateur de l’art grec15. »
Ce premier livre propose une analyse de la naissance du comique, qui ne se limite pas à une analyse de l’origine de la nouvelle comédie dans la dégénérescence du tragique16. Tragique et comique sont apparentés et s’enracinent dans une vision des profondeurs de l’Être. Nietzsche peut mirer sa dualité dans celle de Voltaire, maître à la fois d’un « bridage » et d’une « décharge ».
La manière dont La Vision dionysiaque du monde réécrit ce passage est très instructive. Le terme de « ridicule » y remplace celui de « comique ». Nietzsche ajoute que l’« étouffement » ou la « répression » du bridage et de la décharge seraient non seulement impossibles, mais dangereux : la pulsion dionysiaque exploserait ailleurs et ferait peser une menace de démembrement. Il va plus loin et suggère que dans l’art tragique même une place est laissée au « ridicule », qui crée du « jeu » avec l’horreur originelle dont il est une « imitation » : « Ces deux éléments [le sublime et le ridicule] entrelacés l’un avec l’autre s’unissent en un seul ouvrage d’art, qui imite l’ivresse, qui joue avec l’ivresse. »
Ce soupçon de « ridicule » offre la distance nécessaire à cet intermédiaire entre la « beauté » et la « vérité » que réalise l’art tragique. La vérité y apparaît voilée, comme l’homme dionysiaque s’y présente dans le jeu d’un acteur masqué, mais reconnaissable. Ce que « nous reconnaissons » dans la forme risible de la « décharge » ou dans le sublime du « bridage », c’est « le poète, chanteur, danseur instinctif ». Le rire n’est pas la beauté, car il porte en lui une « contradiction ». Il n’est pas davantage la vérité, mais sa « transfiguration voilée », tout comme le « sublime ». Il offre à la vérité une modélisation esthétique sans laquelle elle ne serait pas supportable ni même visible ou sensible. Cette dualité appartient à Dionysos, divinité intermédiaire : « Ils se séparèrent alors en deux groupes, quelques-uns seulement demeurèrent en suspens entre les deux, divinités tantôt sublimes, tantôt ridicules. Avant tout Dionysos reçut lui-même cette double nature17. »
Nietzsche réunit en un seul dieu le tragique et le comique, comme Socrate à la fin du Banquet de Platon18. Il s’y mêle peut-être encore une nuance d’admiration romantique pour Shakespeare, qui fait songer à l’union du « sublime » et du « grotesque » dans le drame chez Hugo, ainsi d’ailleurs qu’à ces masques à double face évoqués par Voltaire dans l’Épître de Sémiramis19.
Ce texte pointe l’importance du satyre, la figure unificatrice du comique et du tragique dans le dionysiaque originaire, à laquelle Nietzsche revient dans l’avant-propos tardif de La Naissance de la tragédie :
« D’où devait donc provenir la tragédie ? Peut-être du plaisir, de la force, d’une santé débordante, d’un trop-plein ? Et en termes physiologiques, quelle signification a cette folie, d’où ont grandi l’art tragique comme le comique, cette folie dionysiaque ? Comment ? La folie n’est-elle pas nécessairement le symptôme d’une dégénérescence, d’une décadence, d’une culture trop tardive ? Peut-être existe-t-il – une question pour psychiatre – des névroses de la santé ? De la jeunesse du peuple et de son adolescence ? À quoi fait allusion cette synthèse du dieu et du bouc dans le satyre ? À partir de quelle expérience personnelle, sous l’effet de quelle pulsion le Grec devait-il concevoir l’illuminé dionysiaque et l’homme originel comme satyre »20 ?
Le premier Nietzsche a déjà mis en place une conception du dionysiaque qui prépare l’assimilation aux catégories de sa pensée d’un personnage comme Voltaire. La confusion du comique et du tragique dans le satyre éclaire la notion et la pratique de la satire dans son œuvre de destruction du christianisme21. La Naissance de la tragédie oppose déjà le satyre des Grecs au « berger de l’idylle » moderne, qu’il renvoie implicitement au rousseauisme : « Le satyre comme le berger de notre moderne idylle est né de la nostalgie de l’origine et de l’état de nature. Mais quelle poigne chez le Grec, et quelle intrépide vigueur à concevoir son homme des bois ! Et que de sensiblerie pudibonde dans le batifolage de nos modernes avec la complaisante image de leur pâtre à pipeau, mièvre et gracile22 ! »
Le Grec ne se faisait pas non plus une image humiliante de la nature de l’homme, le singe, cité par Nietzsche dans la suite du texte, critique de Darwin en filigrane. Le satyre représente une plénitude humaine. Le rire et le tragique sont des puissances vitales, des symptômes de santé.
Le rire n’est pas seulement le baume de ceux qui ont été « profondément blessés » par le savoir, mais décharge et destruction23. Il est dévoilement, mais aussi déchirement du sarcasme, démasquage de la contradiction entre l’apparence et la réalité, comme un combat ou, comme Nietzsche l’affirme pour lui-même, un simple délassement.
L’arme du ridicule
Le rire tragique, porteur de la dualité dionysiaque, donne en un même mouvement le mal et le remède, la connaissance et sa consolation. Il appartient au programme d’un gai savoir qui compense la destruction des certitudes par l’énergie comique.
La désacralisation par le rire réutilise à ses propres fins la vieille méthode ascétique de lutte contre les instincts, qui consiste à associer une image repoussante à leur assouvissement24. Un simple jeu de mots imprime à une idée, un théologien, à un philosophe, une marque de ridicule qui correspond à la marque d’infamie des éducateurs sacerdotaux, avec cette différence qu’il vise à augmenter la joie et non l’effroi. Le rire, même facile, indique la distance entre les nuées et le « sens de la terre ». Il est affaire de décalage et consiste dans la découverte par un esprit vivant de ce que la pensée des faux amis de la sagesse peut avoir de mécanique. La métaphore comique naît moins d’une volonté de rabaisser que de l’échec de la tentative sincère de se représenter les chimères des métaphysiciens. Il s’agit encore de l’exercice de la lecture comme représentation et incarnation des idées. La métaphore comique n’est pas une construction, comme le croient volontiers les bâtisseurs de systèmes, qui verraient volontiers dans une œuvre de « gai savoir » l’édification appliquée d’un système de la joie de même nature que leurs étouffants édifices. Elle obéit à une muse propre, elle a un dieu, Momus, et un lyrisme dont Aristophane est le poète tutélaire25. Le rire survient comme une sanction quand la pensée cherche à donner corps et forme à une idée, et que cet effort aboutit à un édifice difforme, sublimement désincarné ou ridiculement contorsionné. Quand la montagne métaphysique accouche d’une vérité microscopique.
Le rire devient ainsi une forme de vengeance, capable de rendre le sentiment de sa « dignité » au lecteur mortifié par une longue imposture.
Fragments d’un discours satirique
L’audace comique de Nietzsche et de Voltaire tranche avec l’écriture philosophique traditionnelle. Le mot d’esprit, qu’ils sèment à foison, est la première accroche de la liberté de l’esprit. Voltaire raille Photius et Ignace, qui ne pouvaient « être pères que de l’Église26 ». La première Inactuelle ose un jeu de mots intraduisible sur Strauss, à la fois nom de l’érudit et nom d’oiseau, « autruche » en allemand. Un calembour assimile Spinoza à un autre animal, l’araignée (Spinne en allemand). De même, lorsqu’il évoque le cant anglais, typique, selon lui, de l’hypocrisie d’outre-Manche, Nietzsche pense aussi bien sûr à Kant. Le jeu de mots le plus célèbre de Nietzsche, malheureusement intraduisible, est sans doute le titre Crépuscule des idoles, Götzendämmerung pour Götterdämmerung.
Le calembour peut évidemment être rapproché de l’attention à la langue qui caractérise le philologue et le poète, comme il résulte de la défiance anti-idéaliste face à la tendance de prendre les mots pour des choses. Il incarne une sorte de revanche de l’esprit sur la lettre, ramenée, à son tour, au ridicule. Après une longue latence derrière les idées, les mots reviennent au premier plan, la convention du langage semble rompue et les mots reprennent du relief, dansent et redeviennent « fous ». Le jeu de mots manifeste et transmet un état d’esprit d’insouciance vis-à-vis des chaînes du sérieux que les mots imposent, la grâce d’une myopie comique qui aide à déjouer l’imposture du langage.
Sans doute le goût de Voltaire est-il plus exigeant que celui de Nietzsche et recourt moins volontiers au jeu de mots et davantage au mot d’esprit. Voltaire exploite le fameux comique de répétition. La répétition est comme une méthode arithmétique pour avoir les mots à l’usure. Par une sorte d’effet Koulechov de l’écriture, le lecteur aura tendance à prêter un ton différent au même terme répété à plusieurs reprises. La première page de la Conversation de l’intendant des menus avec M. l’Abbé Grizel, répète tant de fois le mot « ordre » qu’elle finit par le vider de sa légitimité et ridiculiser la vanité sociale de l’adversaire27. Le comique de répétition de la phrase tronquée du « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes », comme un motif allègre sur la basse continue de catastrophes qui vont crescendo, est le premier ressort de Candide. La syllabe « oint », une des diphtongues les plus disgracieuses de la langue des Welches28, martelée dans l’article « Messie » du Dictionnaire philosophique, s’avère idéale pour désacraliser la notion araméenne dont elle est la traduction maladroite et l’importune importation. L’attente millénaire des Hébreux et l’un des articles de foi des chrétiens est réduit à ce petit gémissement nasal29. L’article « Verge » use de la polysémie du terme, attestée dès le bas latin et le Roman de Renart, et pousse la répétition à l’extrême (chaque phrase contient au moins une fois l’innommable titre de l’article) pour ridiculiser cet emblème magique et jouer avec un tabou30.
L’effet de rime n’est sans doute pas involontaire lorsque Voltaire écrit dans l’article « Ange » des Questions sur l’Encyclopédie : « La doctrine des anges est une des plus anciennes du monde, elle a précédé celle de l’immortalité de l’âme : cela n’est pas étrange31. » Le même type d’écho, entre les homophones presque parfaits « Adam », « âme », « émanation », « damne », « condamné », se retrouve dans l’article « Péché originel » : « Saint Augustin, qui les damne, dit pour raison que les âmes de tous les hommes étant dans celle d’Adam, il est probable qu’elles furent toutes complices. Mais comme l’Église décida depuis que les âmes ne sont faites que quand le corps est commencé, ce système tomba malgré le nom de son auteur. D’autres dirent que le péché originel s’était transmis d’âme en âme par voie d’émanation, et qu’une âme venue d’une autre arrivait dans ce monde avec toute la corruption de l’âme-mère. Cette opinion fut condamnée. » Dans l’article « Âme » des mêmes Questions, la désacralisation passe encore par le calembour : « Le corps de l’Église entière a décidé que l’âme est immatérielle32. »
De même, Nietzsche joue sur les termes de « gelobte Länder » (« terres promises ») et de louer (loben) pour désacraliser la croyance des Hébreux33. La prédication de Zarathoustra recourt fréquemment au jeu de mots – ainsi, dans ce même passage sur les « terres promises », le terme de « patries » (Vaterländer) est ramené à son étymologie (« pays du père ») en Urväterländer (« pays des premiers pères », des pères primitifs). Quelque chose du refus du retour en arrière à « nos premiers parents » et à leur « jardin », chanté par Voltaire dans Le Mondain, se fait entendre à nouveau dans ces jeux de mots.
Parodie biblique, Ainsi parlait Zarathoustra recourt au calembour, à l’imitation de la rhétorique christique, comme par exemple le jeu de mots sur lequel fut fondée la puissance papale : « Tu es pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église », qui irritait tant Voltaire : « Un fameux luthérien d’Allemagne (c’était Mélanchton) ne pouvait souffrir que Jésus eût dit à Simon Barjone, Cepha ou Cephas : “Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon assemblée, mon Église.” Il ne pouvait concevoir que Dieu eût employé un pareil jeu de mots, une pointe si extraordinaire, et que la puissance du pape fût fondée sur un quolibet. Cette pensée n’est permise qu’à un protestant34. » Nietzsche joue aussi sur cette sentence fameuse dans Le Gai Savoir35.
Le calembour avoué, décharge et libération, vaut mieux que le calembour involontaire qui se cache au fond de toute soumission excessive à la langue, comme celle qui se fait jour chez les journalistes. Zarathoustra dit ainsi : « N’entends-tu pas comme l’esprit est ici devenu jeu de mots ? Quel répugnant jeu de mots usés il fait jaillir ! – Et ils font encore des journaux avec ces mots usés36. » Cette dénonciation est elle-même un calembour, un jeu entre Spiel (jeu) et Spülen (rincer), que nous avons essayé de rendre par un jeu entre « mots usés » et « eaux usées ».
Zarathoustra use et abuse des maximes christiques reposant sur des jeux de langage. « Le prince propose, mais l’épicier – dispose ! » (der Fürst denkt, aber der Krämer – lenkt !)37, dit-il encore38, tandis que « De la mort volontaire » se termine sur un jeu de mots de parodie évangélique entre verziehen (s’attarder) et verzeihen (pardonner). Ailleurs, dans les fragments posthumes, la charge peut être plus brutale. La critique des « jouvenceaux allemands, Siegfried cornus et wagnériens », se condense avec les ambitions coloniales suivistes et tardives de l’Allemagne, pour susciter le couple burlesque des îles de Bornéo et Cornéo39.
L’ironie se double souvent d’autodérision : ce retournement du regard comique contre soi est l’une des matrices de la dualité. Le regard critique revient sur ses propres propos en une forme de retour en arrière sur soi : c’est aussi le sens de l’adjectif « éveillé » que Paul Valéry utilise à propos de Voltaire, cette vigilance à son propre discours, qui différencie l’écrit plein d’esprit de la lettre morte. Les bons mots de Voltaire naissent souvent d’un tel retour, qui est comme la conscience de l’autre en soi propre à l’art de la conversation. L’article « Grâce (De la) » des Questions sur l’Encyclopédie revient sur une définition donnée par un auteur et surprend la vigilance du lecteur : « Saint Thomas appelle la grâce une forme substantielle, et le jésuite Bouhours la nomme un je ne sais quoi ; c’est peut-être la meilleure définition qu’on en ait jamais donnée40. »
Si tout jeu de mots n’est pas de bon goût, il y a un kairos du bon mot, et Nietzsche et Voltaire insistent également sur la nécessité de ne pas chercher à trop montrer son esprit, par l’effet d’une limitation courtoise et par fidélité au mouvement spontané du jeu de mots, qui ne doit pas devenir système, puisqu’il est essentiellement insolence contre le système de la langue. Voltaire reproche à L’Esprit des lois de Montesquieu qu’on y trouve surtout l’esprit de son auteur. Un bon mot comparable vient sous la plume de Nietzsche à propos de Mandeville et d’Helvétius : « C’était un mérite d’Helvétius, une affaire de brave, de se saisir de l’intérêt41 […] : tout à fait comme Épicure (au contraire de l’intérêt aux paradoxes, comme chez Mandeville)42. » Voltaire, malgré son sentencieux Mémoire sur la satire43, est bien un fils d’Apollon et de la Folie, selon un mot qui circulait en son temps, et possède une composante dionysiaque. Goethe ne s’y est pas trompé qui le qualifiait de « canaille de Dieu » dans une lettre à Charlotte von Stein que Nietzsche avait consignée en note à partir de l’histoire littéraire de Hettner, et peut-être imitée dans un fragment posthume : « Goethe à Frau von Stein : “Tu trouveras que c’est comme si un dieu, par exemple Momus, mais une vraie canaille de dieu, écrivait sur […] ce qu’il y a de plus élevé dans le monde.”44 »
S’il n’avait pas, comme Socrate, couru au-devant de sa mort, pour sceller sa morale aux yeux du peuple, par un sacrifice, Jésus se serait dédit, « il était assez noble pour cela », et « il aurait appris le rire ». Par cette étrange assertion, Zarathoustra cherche moins à blasphémer contre le fondateur du christianisme qu’à sanctifier le rire et à indiquer un manque essentiel dans la tradition évangélique. Nietzsche remarque que le Nouveau Testament ne contient « pas une seule bouffonnerie », et qu’un livre sans bouffonnerie se trouve, par là même, réfuté45. L’absence de bouffonnerie est le signe d’un manque de vie, d’une « corruption » de la vie. Cette valorisation du rire du point de vue de la vérité signe une rupture avec la tradition philosophique qui laisse une place nouvelle à Voltaire. Le rire de Voltaire n’est plus séparé du contenu de sa pensée. Il n’y a pas d’un côté les vérités toutes faites du possédant Voltaire, de l’autre la mise en scène stratégique d’un rire fait pour les diffuser, mais une nature satyrique et bouffonne, qui exprime un débordement d’énergie dionysiaque, un abandon à la cruauté bénigne et immoraliste du rire qui fait exception dans l’histoire de l’écriture philosophique. L’agacement face aux volte-face de l’esprit rieur de Voltaire, la tradition de réprobation de Voltaire au nom de la gravité et de la « profondeur », cache l’incapacité à suivre cette forme éclatante de la vérité et révèle une dévalorisation invétérée du rire et son exclusion de l’ordre de l’esprit. En somme, les instincts de l’« esprit de pesanteur », en retirant toute valeur épistémologique au rire, trahissent la confusion de la vérité avec des attitudes religieuses et morales face auxquelles Nietzsche oppose la conception d’un dieu bouffon. Les dieux révèlent les instincts et les valeurs d’une civilisation : celle que Voltaire incarne avait atteint des hauteurs ironiques inappréciables. Dans le même esprit, Voltaire inventait non de nouveaux dieux, mais de nouvelles preuves burlesques de l’existence de Dieu, comme cette preuve par le plaisir, qui est la réfutation même d’un dieu enseignant le péché et la souffrance.
Ce n’est sans doute pas la seule quête de la vérité qui demande soumission, humilité, lenteur, qui craint la suspension du doute, l’allegro, l’exubérance et l’irrévérence, mais des instincts fatigués et affaiblis, qui ne cherchent dans la vérité que certitude, confort, fermeté, fixité.
Voltaire était un « bouffon » de haut rang, une qualité rare dans la tradition de la pesanteur. C’est parce qu’il a « les instincts de Voltaire dans le corps » et par cet élément comique que Socrate a conservé assez d’énergie pour triompher dans les rixes dialectiques, cette forme dégradée de la joute poétique et gymnastique. Il ne manque à Voltaire, comédien devant les grands, par opposition à Rousseau, comédien devant le peuple, qu’à être un tout autre type de comédien, comme Bismarck et Napoléon, pour être parfaitement noble – une distinction qui recoupe les inachèvements et insuffisances de Zadig par rapport à Zarathoustra, le rire destructeur par rapport au rire législateur46.
La « gaieté parisienne » de Voltaire le rapproche d’Offenbach47, nouvelle « antithèse ironique » de Wagner après Bizet. Offenbach est considéré par Nietzsche, qui rencontre ici Alphonse Daudet, comme « voltairien »48 : « Offenbach : musique française, avec un esprit voltairien, libre, insolent, avec un petit ricanement sardonique, mais clair, spirituel jusqu’à la banalité (il ne farde pas) et sans la mignardise49 d’une sensualité maladive ou blonde à la viennoise50. » À travers Offenbach comme aussi Heinrich Heine, Nietzsche s’intéresse au rapport entre l’esprit parisien et la capacité d’adaptation mimétique qu’il prête aux Juifs51, mais aussi à Voltaire52.
L’instinct satirique pressent les points faibles du discours, il repère immédiatement les paralogismes cachés sous le masque avantageux des mots et déniche les liens logiques défectueux. La formule « Credo quia absurdum » en est le modèle. Nietzsche s’en prend aussi au Nouveau Testament : « Le Nouveau Testament est compromis par ses “car”…/ Toujours le saint égoïsme des Juifs en arrière-fond du sacrifice et de la négation de soi : par exemple Marc, 8, 34 : “Qui veut me suivre, qu’il se nie lui-même et prenne sa croix sur lui et me suive. Car (qu’on prête attention aux ‘car’ dans le Nouveau Testament – ils contiennent sa réfutation –) qui veut conserver sa vie, il la perdra ; et qui perd sa vie pour moi et pour l’Évangile, il la conservera 53.” » Cet usage contradictoire des conjonctions subit aussi l’attaque dissolvante de l’ironie voltairienne. Celle-ci repose souvent sur les connecteurs logiques : l’antiphrase mime les inversions illogiques des Écritures pour mieux les miner et restaurer le bon sens. Face aux inversions évangéliques qui exigent une foi d’autant plus absolue qu’elle se sent « absurde », l’antiphrase voltairienne offre un plaisir intellectuel raffiné qui repose à la fois sur la joie devant l’illogique et l’absurde, la « folie » au sens érasmien, par l’apparence d’une inversion réjouissante et bouffonne de la logique. Ce plaisir est renforcé par celui, plus solide, d’un rétablissement implicite de la vérité, d’autant plus appréciable qu’il est laissé à l’élucidation et au travail du lecteur. L’ironie est la forme même du discours théiste dans la mesure où elle ménage au lecteur cette part d’activité qui est réclamée à l’homme par l’équilibre du monde. Elle permet, par le passage de l’absurde au rationnel qu’elle engage à franchir, de donner à voir l’écart entre la soumission à la croyance et la vérité désirable. Les deux termes, l’erreur et la vérité, sont mis en présence, et le soin de choisir est laissé au lecteur entre eux. La joie de la connivence avec l’auteur vient s’ajouter à celle d’une découverte qui n’a rien de difficile, car elle n’est que celle de l’évidence. En même temps, l’antiphrase est une critique inversée. Elle révèle les réflexes du discours et la tentation de l’esprit de s’engager dans des développements figés. À côté de la satire biblique, l’attention de Voltaire aux liens logiques du discours se retrouve encore dans le jeu de répétition de la satire des « Car » contre Le franc de Pompignan54.
L’attentat contre la logique est un geste de prédilection des charlatans intellectuels, décrits dans Humain, trop humain : « ils emploient précisément les formes logiques, là où tout, dans le fond, est insolemment improvisé et construit dans l’air. (“Donc” veut dire chez eux, “Âne de lecteur, ce ‘donc’ n’est pas pour toi, – mais pour moi” – à quoi il faut répondre : “Âne d’écrivain, pourquoi écris-tu donc ?”55 » Où l’on retrouve les « donc » ironiques des discours indirects libres de Voltaire56.
Toutes les ressources typographiques sont exploitées pour donner vie à l’écrit et y accueillir une parole aussi libre que l’esprit. La prose de Nietzsche multiplie guillemets, tirets, points de suspension. Cet usage du sous-entendu participe de la nature interactive de la lecture et accumule les points d’orgue ironiques voire comiques. Il est parfois l’occasion d’un bon mot, voire d’un calembour grivois. La généalogie, qui substitue les explications physiques et naturelles aux complexités métaphysiques, aboutit logiquement à la satire. Le démasquage des instincts à l’œuvre dans la connaissance découvre non seulement l’œuvre de la paresse57, de la « vanité », mais aussi la sexualité. La fin de l’article « Rare » des Questions sur l’Encyclopédie est un exemple : « On admira dans Paris un rhinocéros, il y a quelques années. S’il y avait dans une province dix mille rhinocéros, on ne courrait après eux que pour les tuer. Mais qu’il y ait cent mille belles femmes, on courra toujours après elles pour les… honorer58. » La clausule ironique plus leste peut-être que légère est utilisée de la même manière par Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles à propos du « virtuose qui compose » Franz Liszt : « Liszt : ou le style courant… après les femmes59. » Quel est le sens de ces apparentes facilités ?
L’idéal du bouffon divin
Quand Dieu ne rit pas, le rire est dégradé au niveau du ricanement du diable et de l’homme dépravé. Réprouver le rire participe du programme qui vise à sortir l’homme de sa nature au lieu de la cultiver. A contrario, un Goethe, par ailleurs retenu et respectueux envers lui-même, « peut oser s’offrir toute la richesse de l’âme et de la naturalité (jusqu’au burlesque et au bouffon)60 ».
Nietzsche propose, en 1888, de distinguer trois idéaux. Il comprend l’idéal chrétien comme une création hybride entre l’idéalisme anémique qui provient d’états où le monde est vu comme « plus vide, plus pâle » et un idéal de négation qui part d’états où le monde est ressenti comme « absurde, mauvais, pauvre, trompeur ». Il y oppose l’idéal païen, qui présente une vision du monde « plus ronde, plus achevée ». Il contient l’idéal classique, « expression du caractère bien venu de tous les instincts principaux », le « grand style » dans lequel l’instinct le plus redouté ose se reconnaître, et enfin le bouffon, le type le plus élevé61. La parenté entre le bouffon et le classique se fait donc sous le signe du paganisme et de l’affirmation des instincts.
Antichrétienne, la bouffonnerie est considérée par Nietzsche comme « anti-allemande »62, ce que révèle la musique : « Modernité, la musique romantique allemande, son absence d’intellectualité, sa haine contre “Lumières” et “raison”, rétrécissement de la mélodie, la même chose que le rétrécissement de l’“idée”, de la dialectique, de la liberté du mouvement intellectuel – combien de combats contre Voltaire dans la musique allemande !… combien de gaucheries, d’embarras, qui se développent en nouveaux concepts et même en principes – on a toujours les principes de ses dons contre la haute tragédie et la spiritualité railleuse, contre le bouffon63. »
Du picaresque en philosophie
Nietzsche, défenseur de l’élément bouffon, exprime un penchant marqué pour le genre picaresque. Gil Blas de Lesage était l’un de ses romans de prédilection64, ce qui explique sans doute qu’il crut un moment au talent d’un certain Bungert, musicien allemand qui avait composé un opéra à partir du roman65. À travers l’Espagne, territoire spirituel rendu « accessible » aux Allemands par les transpositions françaises66, il lui semblait avoir accès à l’Orient et jusqu’à l’élément « anti-allemand » du « bouffon » et de la « danse maure »67.
Ce goût du picaresque est un plaisir de musicien au tempo allègre, celui de Pétrone et de Voltaire68, un rythme riche d’effets philosophiques, de la même manière que Carmen rend « plus philosophe »69. Le genre picaresque met en scène une série d’obstacles et de problèmes, accumulés par l’allegro, mais aussi surmontés par lui. Il est le contrepoint méditerranéen à la démarche pesante et empruntée de l’idéalisme et du moralisme germaniques. La musique du picaresque promet la réfutation de la téléologie et des reconstructions dialectiques de l’histoire : par son insistance sur le hasard et les effets de fabuleux des rencontres et des retrouvailles en même temps que par son sens de la profusion du réel, le picaresque offre un regard sur « l’innocence du devenir70 ». Il vole avec entrain sur les successions événementielles, les effleure sans jamais les figer dans le calcul des causes, des effets et des fins. Seul un récit à un tel rythme peut donner un tel lissé à la surface des choses et offrir une vision à la fois si cruelle et si légère des catastrophes de la vie. La vie est donnée à voir, dans un même mouvement, d’une prodigalité tout aussi fabuleuse dans l’invention de cruautés que de résolutions surprises, toujours incomplètes et tronquées. De même que le médecin ne peut que retrancher, la vie ne se montre prodigieusement ingénieuse qu’en résolutions soustractives.
Nous retrouvons ici Candide, qui marque l’aboutissement philosophique du picaresque. Le conte offre une radicalisation des potentialités philosophiques qui animent l’aspect parodique du genre depuis Don Quichotte. Par une intuition géniale, Voltaire a exprimé la tendance philosophique fondamentale du picaresque en l’appliquant au problème du Mal. Il a senti que ce genre qui accumule obstacles imprévus et retrouvailles fortuites, avançant toujours par-delà la résolution bancale des problèmes, pouvait le mieux mettre en scène, avec une lucidité cruelle et jubilatoire, le déroulement aveugle du devenir, la ridicule ténacité à vivre et le caractère de survie de la vie. Par là, il était bien le genre le plus adapté à la réfutation parodique de l’optimisme, car il fait ressortir, dans cette construction théorique elle-même, l’inextinguible et intempestive « volonté de vivre » même de la vie usée jusqu’à la corde et montre que le mobile de l’existence n’est certainement pas l’optimisme de Pangloss, mais une force sans nom. Voltaire met ainsi le lecteur directement en phase avec le caractère aveugle et moralement indéterminé du « vouloir-vivre » de ses personnages et la vanité des prétextes qui sont censés le fonder en raison. Condamnés à se frayer un chemin par-delà catastrophes et espoirs provisoires, ils sont placés dans une situation de « probité » bouffonne, involontaire par rapport à l’impulsion vitale, qui les rend plus humains et plus sympathiques que la plupart des silhouettes satiriques des écrits de Voltaire.
Compromis génial entre littérature et philosophie, quelques millénaires après le dialogue platonicien, le conte philosophique picaresque offre aussi la forme moderne de la théodicée, inscrite dans le cadre de la conception scientifique de la nature comme enchaînement de causes et d’effets. Il joue avec ce nouveau sentiment d’irresponsabilité qui, grâce à la pensée scientifique, relaye l’intuition christique dans le monde contemporain71.
Comment je trouve de si bons titres
Le picaresque joue avec l’opposition de la vie et de la vérité en suggérant que la résolution des problèmes n’existe pas autrement que sous la forme tronquée d’une fuite en avant perpétuelle. Voltaire sut conserver, pour la plus grande efficacité ironique de Candide, les tournures interrogatives indirectes des titres picaresques, qui témoignent à merveille de cette tension entre le récit et le problème72.
Nietzsche aussi retrouve la pétulance du picaresque dans certains de ses titres et sous-titres, surtout dans ses œuvres tardives, quand la légèreté s’est pleinement incorporée à son style philosophique : « Pourquoi j’écris de si bons livres73 », « Pourquoi je suis si avisé74 », « Pourquoi je suis si malin75 ». Ces titres mettent souvent en scène le « je » du philosophe. Aux antipodes de l’écriture systématique, anonyme et défensive, il s’agit d’une prise de parole personnelle qui suggère une qualité d’engagement de la subjectivité au service de la « probité ». Puisque toutes les philosophies, derrière leur façade logique, ne sont, pour le regard perçant du psychologue, que des « mémoires » sublimés, le « je » philosophique répugne à cette mascarade du moi et multiplie les masques transparents76. Voltaire déjà se montrait autant qu’il se cachait sous les faux masques de ses pseudonymes et de ses personnages, un jeu entre distance et proximité nécessaire à cet éducateur qu’est le réformateur. Le protagoniste de la liberté de l’esprit met en scène les vicissitudes de sa pensée sous la forme distanciée et figurée des aventures du héros picaresque. Le « philosophe ignorant » errant de « doutes » en « doutes » comme d’archipels en archipels, aboutit naturellement à un récit de voyage philosophique digne de Candide et de Scarmentado, dans lequel il manque d’être noyé jusqu’à ce qu’enfin il retrouve Locke, la terre ferme77.
Entre aristocrates de l’esprit, on ne cherche pas à en imposer par des tableaux hiératiques, des façades surfaites, mais on goûte les charmes de la connivence et de la distance vis-à-vis des règles du jeu de l’écriture. L’auteur se laisse deviner pour partager avec ses lecteurs sa conscience de n’être pas le Créateur absolu d’un deuxième monde vrai. Cette prise de parole ironique d’un auteur qui avoue ne pas être Dieu, mais qui, en cohérence avec son projet de réforme, assume son humanité, culmine dans un ouvrage au titre évocateur : Ecce Homo. Le réformateur est un « Dieu » qui se sait humain contrairement à toute la lignée des fondateurs divinisés.
Nietzsche s’est toujours montré friand de titres insolites et de tous les « paratextes », dédicaces et préfaces, dès ses années bâloises, comme en témoignent son « Avant-propos à lire avant les conférences bien qu’il n’ait aucun rapport avec elles78 » ou ses Cinq préfaces à des livres non écrits79. La légèreté ironique du titre va de pair avec la brièveté de l’œuvre, prise de parole rapide qui affecte la désinvolture. C’est une question de distance aristocratique que ce grain de mépris vis-à-vis de la production de leur esprit, qui obéit à une stratégie typique, selon Nietzsche, de l’esprit français80. « Le meilleur auteur est celui qui a honte d’être écrivain81. » Le grand homme n’est pas un écrivain professionnel et moins encore un « pauvre diable » contraint d’écrire pour vivre82. Le livre doit être la transcription analogique d’un homme complet, le support occasionnel de sa pensée, de ses valeurs et de la vie, il ne doit pas être la tablette sacrée du salut, comme l’a rêvé Rousseau dans les Confessions83. Le « grand seigneur de l’esprit » comme Voltaire « par opposition à tout ce qui a tenu la plume après lui » sait garder une saine distance entre le moi et le texte84. Rousseau ouvre une ère de foi sans limite en l’écrit et trahit l’origine religieuse, augustinienne et calviniste, de son confessionnal littéraire. Voltaire, comme un homme de cour renaissant utilise l’écrit pour agir sur les hommes et non pour se rendre transparent à Dieu. La fameuse « Prière à Dieu » du Traité sur la tolérance indique, par sa position en clôture du texte, que son élévation contraste avec les vingt-deux premiers chapitres, ce que confirme son incipit : « Ce n’est donc plus aux hommes que je m’adresse ; c’est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes, et de tous les temps85. » Le moment d’adresse à Dieu est nettement circonscrit dans le texte de Voltaire, il est placé à sa clôture, qui est aussi sa frontière.
Face à la transparence absolue de Rousseau qui fait de l’écrit le lieu de la révélation impudique de la vérité intime de l’auteur, Nietzsche et Voltaire jouent sur la transparence relative du masque et n’égrènent qu’avec parcimonie les épiphanies de l’ego. Le difficile art d’écrire doit être l’inscription et la transcription d’un art de vivre aristocratique, et non l’enregistrement du texte de l’intériorité. Le style de l’écrivain est le résultat d’un travail artistique dans la mesure où il scelle la stylisation artistique de la vie elle-même. La littérature de confession, solidaire du mythe misanthropique de « l’état de nature », suppose une nature brute, reproductible dans la transparence de l’absence à la société. A contrario, la littérature de Voltaire, sociable et sociale de part en part, se propose une action rhétorique de « grand style » et le triomphe sur un « grand ennemi ». Elle révèle que Voltaire n’est homme de lettres qu’en tant qu’il est un artiste de l’histoire, selon l’élargissement de la notion d’art à l’action politique, religieuse et morale suggérée à Nietzsche par Burckhardt, et contenue dans le terme même de réforme. La littérature voltairienne ne peut être comprise qu’à l’aide d’une définition moins étroitement scripturaire de la littérature, dans les deux sens, graphique et biblique, du terme. Rousseau, en sacralisant son propre ouvrage, consacre le Livre, reprend la tradition de la lettre sacrée, et fonde la nouvelle sacralité littéraire qui hantera le XIXe siècle. La liberté de l’esprit, qui refuse l’inspiration divine aux livres de foi, ne se laisse pas entraîner non plus dans le culte laïc des auteurs profanes : l’admiration vibrante que Nietzsche et Voltaire sont capables de réserver à un auteur ne les conduit jamais à une suspecte idolâtrie.
La littérature n’enferme pas l’ultime vérité morale de l’auteur, mais elle est l’inscription fugitive d’une existence supérieure. Cette conception de l’écriture explique la prolixité paradoxale de deux philosophes qui ont abondé dans des genres courts. Le livre à écrire est à la fois objet de désir, de dégoût et de retours incessants. Le passage à l’acte de l’œuvre s’autorise souvent d’une circonstance, comme Humain, trop humain du centenaire voltairien : l’œuvre est concise, parce qu’elle cherche à être décisive. Ce sont des interventions rapides, furtives, dans un domaine où, en un sens, ils condescendent, comme si la danse virtuose était moins importante que la maîtrise virtuelle que confère l’exercice dans les chaînes. La liberté de l’esprit et la réforme de la civilisation sont les fins qui enveloppent et subjuguent l’ambition littéraire. Quand Voltaire définit dans une lettre à Madame Du Deffand le projet du Dictionnaire philosophique comme un compte qu’il doit se rendre, par ordre alphabétique, de « tout ce que je dois penser sur ce monde-ci et sur l’autre », il s’agit bien d’être définitif pour lui-même, comme Nietzsche lorsqu’il rassemble « ce que je dois aux Anciens ». Si l’écriture est un combat, le héros n’y consent jamais qu’après un long dédain digne d’Achille. Chez ces deux bretteurs de l’esprit, nulle image idéale de l’homme de lettres, encore moins de l’homme de livres comme chez un Anatole France, continuateur de Voltaire et contemporain de Nietzsche. La vraie philosophie se moque de la philosophie et sait « brider » la vérité, le vrai écrivain se moque de la littérature : Nietzsche admire la manière dont Shakespeare a ridiculisé le personnage de Cicéron dans Jules César, un parti pris qui traduit le suprême dépassement de Shakespeare par lui-même86.
Asinus asinum fricat
L’esprit satirique sait jouer des hasards et des trouvailles anecdotiques de l’érudition pour les convertir en sarcasmes, et c’est ainsi que Nietzsche et Voltaire s’attardent avec malice sur la même référence à un étrange mystère médiéval consistant en une cérémonie en l’honneur de l’âne. Voltaire évoque dans l’Essai sur les mœurs :
« On célébrait toujours dans plusieurs églises la fête de l’âne, ainsi que celle des innocents et des fous. On amenait un âne devant l’autel, et on lui chantait pour antienne : Amen, amen, asine ; eh eh eh, sire âne, eh eh eh, sire âne.
Du Cange et ses continuateurs, les compilateurs les plus exacts citent un manuscrit de cinq cents ans, qui contient l’hymne de l’âne.
Orientis partibus
Adventavit asinus
Pulcher et fortissimus.
Une fille représentant la mère de Dieu allant en Égypte, montée sur cet âne, et tenant un enfant entre ses bras, conduisait une longue procession ; et à la fin de la messe, au lieu de dire Ite, missa est, le prêtre se mettait à braire trois fois de toutes ses forces, et le peuple répondait par les mêmes cris87. »
Voltaire signe d’ailleurs, à la suite de l’Encyclopédie, un article « Âne » dans les Questions, dans lequel il rapporte une nouvelle fois le mystère reproduit par Du Cange. Certes, cet article est avant tout l’occasion de revenir sur les fables de métamorphoses et de métempsycoses ; mais le Christ n’est pas non plus absent de ce texte, puisque Voltaire y évoque, tout comme dans l’article « Apocryphes », l’étrange Évangile de l’enfance, où un mulet reprend « figure humaine » grâce à la magie du « Maître de la nature ». Une autre section de l’article concerne cette fois « l’âne de Vérone », que l’on « portait en procession deux fois l’an » : il s’agit du deuxième âne de l’Évangile, non pas celui qui présida à la naissance du Christ, mais celui qui transporta Jésus « dans son entrée à Jérusalem », et qui est censé avoir cheminé jusqu’à Vérone. Voltaire attribue cette fête italienne passée en France à cette particularité zoologique que les ânes « ont une espèce de croix noire sur le dos ». Il s’agit là d’un véritable conte anticlérical, une fable profanatrice, dirigée contre l’Église et, à travers le cérémonial, contre la figure du Christ lui-même88. La même inspiration burlesque lui fait doter Jeanne d’Arc d’un âne ailé comme monture dans La Pucelle89.
Or, Nietzsche évoque précisément le même mystère dans le premier chapitre de Par-delà Bien et Mal consacré aux « préjugés des philosophes » : « Dans toute philosophie il y a un moment où la “conviction” du philosophe entre en scène : ou bien, pour le dire dans la langue d’un ancien mystère :
Adventavit asinus
Pulcher et fortissimus90. »
Certes, il fait un usage bien particulier de ce mystère, en l’appliquant aux « préjugés des philosophes » et à l’entrée en scène de leur personnalité, alors que l’Essai sur les mœurs se contentait de mentionner une bizarrerie. Certes, il semble aussi que Nietzsche emprunte cette anecdote à Lichtenberg, le moraliste de Göttingen91. Toutefois, outre que Lichtenberg lui-même pouvait la tenir de Voltaire, la rencontre savante et blasphématoire signe à nouveau une parenté dans le mauvais esprit. L’âne, symbole traditionnel de la bêtise, compagnon du bœuf dans l’étable originelle, animal sur lequel cahote le picaresque Sancho Panza, figure en bonne place dans le bestiaire des satiristes. Comme Schopenhauer fustigeait l’« hegelânerie92 », ils parsèment leurs lectures d’annotations marginales vengeresses comme « Âne ! ». Pour Gilles Deleuze, « l’âne est d’abord l’animal chrétien : il porte le poids des valeurs dites “supérieures à la vie”93 ».
Cette cérémonie cocasse annonce la présence fréquente de cet animal dans Ainsi parlait Zarathoustra, par exemple dans le chapitre sur « l’esprit de lourdeur » où l’âne qui dit « Oui-han, oui-han » à tout94, d’une manière qui fait écho aux onomatopées du prêtre des Questions sur l’Encyclopédie, qui braille au lieu de prononcer la formule consacrée : « Ite missa est. » L’âne offre la caricature du « Oui » prôné par le prophète de Nietzsche. Zarathoustra réclame l’affirmation qui émane des « grands mépriseurs » – le dépassement de Pococuranté – et non pas celle, mécanique et nihiliste, des « satisfaits-de-tout », qui trahissent par là qu’ils n’ont pas « le meilleur goût »95.
La fameuse « fête de l’âne », à la fin du livre, dépeint la rechute des « hommes supérieurs » convoqués par Zarathoustra au fil de ses errances et accueillis dans sa caverne. Cette péripétie se présente comme un coup de théâtre avant la fin. Zarathoustra s’est absenté et, à son retour, il entend « des bruits et des rires » et hume un parfum d’encens autour de sa caverne. À peine avait-il le dos tourné que ses amis eux-mêmes sont « redevenus pieux ». Le premier moment de la fête de l’âne propose l’alternance burlesque de louanges excessives de la part des « hommes supérieurs » et de la réponse de l’âne, limitée à son cri, un peu comme l’entremêlement des voix aux comices agricoles dans Madame Bovary. Cette « litanie » développe une parodie de la Bible, à la manière du mystère rapporté par Voltaire : « Il porte notre fardeau, il a pris l’apparence d’un esclave, son cœur est patient et il ne dit jamais Non ; et qui aime bien son dieu le châtie bien. – Mais l’âne alors cria : Oui-Han96. » L’âne est l’animal à longues oreilles, l’inverse de ces petites oreilles aristocratiques qui savent percevoir les nuances. Il est un animal gris, qui se fond dans la masse, qui suit son chemin sans broncher, sans jamais exercer son esprit critique97. Même ses défauts deviennent, pour des croyants, de grandes vertus : le fait de ne pas parler, comme Jésus qui n’a rien écrit ; le fait de ne repousser personne et de « laisser les petits enfants venir à [lui] », parodie évidente de la formule de l’Évangile « sinite ad me parvulos98 ».
Les « hommes supérieurs » sont encore incomplets : ils se prosternent tous devant ce succédané ridicule et minimal de croyance en quelque chose, nécessaire après la mort de Dieu99. Même « l’ombre du voyageur », pourtant un « esprit libre », tombe dans cette adoration digne d’enfants et de « petites vieilles »100. Zarathoustra, qui dépasse l’affirmation servile du « Oui-han » par l’affirmation grandiose du Surhomme, a la finesse de reconnaître un « progrès » dans cette « réaction » et rechute de ses « hommes supérieurs », l’arrêt à un palier plus élevé que le point de départ. Il s’agit d’une invention consciente de convalescent, d’un objet transitionnel d’autant plus transitoire qu’il se sait absurde et se connaît lui-même comme une forme vide de la vieille croyance en Dieu. On peut y lire une indulgence de Nietzsche pour la forme résiduelle, abstraite et volontariste du théisme.
La rhétorique de la réforme
L’objectif de la réforme abolit les frontières entre poésie et rhétorique, dont l’écart est accusé dans le romantisme. Action sur les consciences, la réforme est rhétorique de part en part. L’art est naturel, y compris l’éloquence, et l’écriture philosophique puise dans ses trésors antiques et modernes sans compter.
La capacité de conviction repose sur tous les avatars du dialogue philosophique, en forme ou par le biais d’objections, d’interjections, de répliques et de réponses qui créent une interaction avec le lecteur. Dans l’« Essai d’autocritique », Nietzsche suscite une objection à son propre propos, qui va jusqu’à la citation d’un passage de La Naissance de la tragédie, puis il répond lui-même, en démasquant par l’adresse l’identité des questionneurs : « Non, trois fois non ! Ô jeunes romantiques : cela n’était pas inévitable ! Mais il est très vraisemblable que cela se termine ainsi, que vous finissiez ainsi. » Les exemples sont innombrables, à la mesure de la certitude commune aux deux auteurs de la nature rhétorique et littéraire de la langue, de leur volonté de modeler les consciences et de la pétulance de leur personnalité. Voltaire, dans les Lettres philosophiques ne dialogue pas seulement avec Pascal en mettant « les réponses au bas », il ne cesse de mettre en scène des rencontres, par exemple avec les quakers dans les premières lettres, ou des débats, comme celui, entre Français et Anglais, qui ouvre la lettre sur l’inoculation, et de recourir à des objections hypothétiques et les réfuter à l’infini101. Il ne s’agit pas d’un procédé purement didactique de mise en dialogue, mais aussi du signe de l’importance de l’incarnation personnelle dans l’élaboration de la vérité. En parfaite cohérence avec la critique de l’Incarnation du point de vue religieux, la satire de Voltaire s’en prend aux faiblesses humaines des philosophes, lesquelles les ramènent souvent à des manques en termes de valeurs. Le courage de la liberté de l’esprit face aux injonctions brutales ou insidieuses des « mœurs » importe désormais. L’esprit critique fait preuve d’une fécondité réjouissante, il engrange avec un plaisir non dissimulé les aperçus nouveaux et la moisson d’insolences qui ne sont que des vérités insolites. C’est la fermeté même de l’irrévérence de Voltaire qui lui offre d’inventer une nouvelle manière d’écrire l’histoire : les valeurs sont aussi heuristiques que les méthodes.
Puissance de l’ironie
L’ironie ne se contente pas de jouer sur des réflexes sociaux, elle crée la connivence. C’est la puissance du texte ironique de relier (ce terme montre bien la rivalité originelle de l’ironie et de la religion) l’auteur et les lecteurs d’une manière nouvelle, et qui, pourtant, semble donnée comme une origine parce qu’elle a gagné l’évidence d’une « seconde nature ». L’ironie est l’instrument le plus efficace de la réforme de la civilisation, car elle est à la fois critique d’un état de fait et porteuse d’une communauté nouvelle, qui remplace le lien de l’âge religieux et y substitue la matrice d’une communauté sécularisée. Elle s’adresse aux forces intimes de l’interlocuteur, pour en transformer l’économie. Certes, Voltaire joue sur l’idée d’un public et du consentement acquis de la « bonne compagnie », mais son ironie fonctionne encore, parce que, tendanciellement, toute ironie dépasse son usage « ici et maintenant » par un polémiste. De même, le projet nietzschéen consiste bien à exploiter le caractère réalisateur de l’ironie, pour faire naître ces esprits libres qu’il a pour moitié inventés. C’est à ce titre qu’il reprend – non sans ironie – l’usage straussien du pronom pluriel « nous »102 : « nous les Hyperboréens », nous les « Argonautes de l’esprit », nous les esprits libres. La civilisation des esprits libres est d’abord la communauté volontariste d’ironistes qui se promettent de partager une « seconde nature ».
L’ironie peut être mise en parallèle avec un autre procédé performatif de Voltaire : feindre de vouloir faire advenir un présent presque déjà là. L’argument de l’urgence et de la facilité est une stratégie qui consiste à représenter un avenir souhaité comme un présent aisé à conquérir.
Si « chaque mot est un préjugé103 », l’écriture de la réforme n’est pas seulement une rhétorique, mais aussi une poétique de la persuasion. En ce sens, il existe une valeur philosophique de l’approche intime du langage donnée dans la poésie pour une pensée des Lumières. La poésie n’est peut-être pas ici la révélation intime de l’être, mais la connaissance et maîtrise des racines, des effets et des prestiges du langage. La figure du réformateur refuse la scission entre le philosophe, rationaliste spéculatif, et le poète, génie des passions. Les philosophes versificateurs de l’Antiquité, les présocratiques comme Pythagore et Empédocle, ou les épicuriens comme Lucrèce donnent l’exemple de cette possible unité. La poésie ne se contente pas d’apporter son riche lot d’images brillantes et frappantes à la persuasion rhétorique, comme c’est si souvent et heureusement le cas dans la prose de Voltaire et de Nietzsche. La pratique de la métaphore est originaire et non pas ornementale. Originaire, elle ne l’est pas seulement par son contact avec les tréfonds de la langue, mais parce qu’elle est à la source de la pensée dans son jaillissement. Comme le dit Voltaire, « la métaphore est la marque d’un génie qui se représente vivement les objets104 ». Elle sert à la connaissance car elle aide à la reconnaissance et à l’assignation du nouveau à de l’ancien, elle participe du mouvement d’annexion et de formalisation du réel par la pensée en développement. En même temps, elle pratique cette assimilation dans le langage même de l’individu, dans son « sang ». Par là, elle est la promesse et le sceau d’une volonté de puissance et d’une liberté de l’esprit qui digèrent les objets et les font leurs. Nul hasard si, pour Voltaire, Corneille en France et Pétrarque en Italie ont façonné la personnalité d’une langue : bien avant le contrat que Rousseau nous donne à signer et le compromis collectif et compulsif (« un plébiscite de tous les jours » !) chanté par Renan, les nations se fondent sur leur langue et sur leurs poètes. C’est pourquoi le réformateur de la civilisation n’est au fond « rien que fou, rien que poète105 ».
1- 26 juin 1766, D13374.
2- Écrite dans le contexte des « affaires », cette phrase s’étend à toute l’action réformatrice de Voltaire.
3- UB, III, § 7, Œuvres, op. cit., p. 643, KSA, 1, p. 411.
4- MA, I, § 381, KSA, 2, p. 314.
5- KSA, 5, p. 246.
6- Voir Curt Paul Janz, Nietzsche. Biographie, op. cit., t. 3, p. 394-397. « Pour moi, je travaille en ce moment à un mémoire à l’intention des cours européennes aux fins de constituer une ligue anti-allemande », écrit Nietzsche à Overbeck dans une lettre du 26 décembre 1888. Son dernier carnet de notes contient des phrases christico-voltairiennes telles que « J’apporte la guerre » ; Nietzsche y appelle les Hohenzollern une « maison de fous », à la manière des « petites-maisons » de Voltaire, et il parle de « Frédéric le Grand Voleur ».
7- « L’esprit allemand est une indigestion, il n’en finit avec rien » (EH, « Pourquoi je suis si malin », KSA, 6, p. 278).
8- MA, I, § 436 : « Ceterum censeo », KSA, 2, p. 283. Notons que la formule « Écrasez l’Infâme » a souvent été présentée comme le « ceterum censeo » de Voltaire, notamment par Hettner, dans la mesure où il conclut nombre de ses lettres, comme Caton l’Ancien terminait tous ses discours par le vœu de détruire Carthage. Nietzsche reprend cette référence dans l’Avant-propos de la deuxième Inactuelle (KSA, 1, p. 245) ou encore avec humour dans une lettre à Overbeck du 11 avril 1879 (KSB, 5, p. 405-406).
9- MA, I, § 16, KSA, 2, p. 36.
10- Voir Gai Savoir, III, § 177, KSA, 3, p. 501. Le § 178 appartient à ce même contexte qui qualifie Méphistophélès et Faust de préjugés contre la connaissance.
11- Traduction J. Marnold et J. Morland, révisée par J. Le Rider, Bouquins, I, p. 31.
12- Juin - juillet 1885, 36 [49], KSA, 11, p. 571. C’est l’un des fragments où Nietzsche compare Voltaire et Galiani.
13- Nietzsche distingue alors la paralysie de l’action née de la « connaissance » et la vaine hésitation née de la « réflexion », afin de dissocier les ratiocinations de l’aboulie et la profonde blessure de la vérité.
14- Le terme d’art est féminin en allemand.
15- GT, § 7 (fin), KSA, 1, p. 52. Autre version avec le « ridicule » à la place du comique dans GT, § 1, KSA, 1, p. 581.
16- Dès l’automne 1869, Nietzsche note que la nature dionysiaque du tragique le rend indissociable de la joie et de la « momerie » (1 [69], KSA, 7, p. 32).
17- La Vision dionysiaque du monde, § 3, KSA, 1, p. 566-568.
18- Platon, Banquet, 223d : « Socrate les contraignait progressivement à reconnaître qu’il appartient au même homme d’être capable de composer comédie et tragédie, et que celui qui est avec art poète tragique est également poète comique » (trad. Léon Robin, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 5e éd., 1951).
19- « Préface de Cromwell », dans Victor Hugo, Théâtre complet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1963, p. 409-454.
20- GT, Préface, KSA, 1, p. 15.
21- Le philosophe prévoit en été 1886 - automne 1887 un ouvrage intitulé : « Dionysos philosophos. Une Satura Menippea », 5 [93], KSA, 12, p. 224.
22- GT, § 8, KSA, 1, p. 57. [Trad. Ph. Lacoue-Labarthe].
23- La traduction apollinienne du rire est le « rire olympien ». Le rêve des divinités olympiennes est la théodicée grecque et la vision apaisante à opposer, comme un baume sur les yeux, au regard sur le tragique écoulement des choses. Cette qualité de rire est le privilège de ceux qui ont reçu de profondes blessures (juillet - août 1888, 18 [1], KSA, 13, p. 531).
24- M, II, § 109, KSA, 3, p. 96-99.
25- Si Voltaire classique et « philosophe » méprise, à la suite de Plutarque, Aristophane, « ce poète comique, qui n’est ni comique ni poète » qu’il assimile à un « farceur » et un « Tabarin » qui a préparé le poison pour Socrate (« Athéisme », 3e section, Questions sur l’Encyclopédie, XVII, 469), sa satire recourt, comme souvent, à des pratiques que réprouvent officiellement les valeurs de son « goût ».
26- XVIII, 503.
27- XXIV, 239-253.
28- Discours aux Welches, 1764, XXV, 229-247.
29- Un peu plus loin, Voltaire traduit volontairement la Bible de manière cocasse : « Et ailleurs : “Ne touchez point mes oints, et ne faites aucun mal à mes prophètes.” » Christ est la traduction grecque de l’hébreu messiah, l’oint du Seigneur.
30- (Questions sur l’Encyclopédie, Neuvième partie, 1772, XX, 256-258.
31- « Ange », 2e section, XVII, 252.
32- 1re section, XVII, 135.
33- ASZ, III, § 12, KSA, 4, p. 346.
34- « Pierre », Questions sur l’Encyclopédie, XX, 214.
35- FW, V, § 356, KSA, 3, p. 595-597.
36- Jeu sur Wortspiel et Wort-Spülicht. Le même chapitre joue d’ailleurs sur le terme de Hof, signifiant à la fois « cour » et « halo ».
37- ASZ, III, § 7, KSA, 4, p. 222.
38- Trad. d’Henri Albert, Bouquins, II, p. 422.
39- Novembre 1887 – mars 1888, dans Œuvres, op. cit., t. 13, p. 213-214, 11 [4], KSA, 13, p. 10. Nous traduisons ainsi le Horneo de Nietzsche (de l’allemand Horn, la corne). Le terme de condensation est celui de Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, trad. de l’allemand par Denis Messier, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1988.
40- 1re section, XIX, 301.
41- En français dans le texte.
42- Printemps-été 1883, 7 [19], KSA, 10, p. 243. « Il n’a pas d’esprit, celui qui cherche l’esprit » (MA, I, § 547 ; OC, 3, p. 304). De même : WS, KSA, 2, p. 594.
43- 1739, VF20A, p. 163-187. L’article « Satire (De la) » du Traité des beautés et des défauts s’en prend à ce genre et à sa prolifération jusque dans les journaux (XXIII, 414-417).
44- Peut-être reste-t-il une trace de cette caractérisation dans l’idéal exprimé par Nietzsche dans un brouillon d’Avant-propos : « un peu bouffon, un peu Dieu ; pas un atrabilaire, pas un hibou ; ni une couleuvre » (printemps 1888, 15 [76], KSA, 13, p. 454). Le « hibou » est une métaphore d’autodérision des Lettres choisies, op. cit., par exemple la lettre au père Porée du 7 janvier 1731 de « l’hypocondre Voltaire » qui dit : « Je suis ici moitié en philosophe, moitié en hibou » (D392).
45- Automne 1887, 9 [143], KSA, 12, p. 416.
46- Été-automne 1884, 26 [393], KSA, 11, p. 254.
47- 9 [53], KSA, 12, p. 361.
48- « Le rire de Voltaire, oublié par lui à Berlin, durci, alourdi dans la mâchoire allemande, se retrouve dans quelques auteurs : Henri Heine, musique d’Offenbach. » (Daudet, Notes sur la vie, Paris, 1899, rééd. Nîmes, Lacour, 1999, p. 145).
49- En français dans le texte.
50- Automne 1887, 9 [12], KSA, 12, p. 344.
51- « Style / Imitation – comme talent du Juif. “S’adapter aux formes” – de là des comédiens, de là des poètes comme Heine et Lipiner » (25 [282], KSA, 11, p. 84). Voir aussi la lettre du 2 juillet 1868, à Sophie Ritschl (KSB, 2). L’attirance de Nietzsche pour Paris provient entre autres des récits de voyage de Heine.
52- Août-septembre 1885, 40 [47], KSA, 11, p. 652.
53- Automne 1887, 10 [200], KSA, 12 p. 576.
54- Les Car, à M. Lefranc de Pompignan (1761), XXIV, 261-262.
55- WS, § 92, KSA, 2, p. 594.
56- Voir la généalogie de l’âme dans notre chapitre III : « De la liberté de l’esprit ».
57- La troisième Inactuelle : « Schopenhauer éducateur », s’ouvre sur la reconnaissance d’une « tendance à la paresse » (UB, III, § 1, KSA, 1, p. 337). Dans la lettre à l’abbé d’Olivet du 20 octobre 1738 (D1631), Voltaire affirme que vers, histoire, philosophie ne s’excluent pas, et qu’il faut élargir l’esprit humain pour lutter contre l’ignorance et la paresse.
58- XX, 337.
59- « Flâneries d’un Inactuel », § 1 : « Mes impossibles », KSA, 6, p. 111.
60- Automne 1887, 9 [179], KSA, 12, p. 443.
61- Novembre 1887 - mars 1888. 11 [138], KSA, 13, p. 63-64.
62- Novembre 1887 - mars 1888, 11 [49], KSA, 13, p. 23.
63- Printemps 1888, 14 [62], KSA, 13, 248-249.
64- Fin 1880, 7 [81], KSA, 9, p. 333.
65- Lettre à Heinrich Köselitz, 16 mars 1883, KSB, 6, p. 344, et au même, lettre du 20 mars 1883, KSB, 6, p. 346.
66- Voir : décembre 1888 - début janvier 1889, 25 [3], KSA, 13, p. 639, et Gai Savoir, II, § 77, KSA, 3, 432.
67- Novembre 1887 - mars 1888, 11 [50], KSA, 13, p. 24.
68- Avril - juin 1885, 34 [102], KSA, 11, p. 454.
69- FWag, § 1, KSA, 6, p. 13.
70- GD, « Les quatre grandes erreurs », § 7, KSA, 6, p. 95.
71- MA, I, § 144, KSA, 2, p. 139. En même temps, ce genre de l’innocence est un genre de l’errance déceptive dans un monde aux contours épistémiques mouvants. Il habite les affres, les interstices et les transitions d’un monde que la « crise de la conscience européenne » et la « mort de Dieu » ont rempli de décalages et d’inadaptations et que le réformateur, qui est aussi un voyageur, explore inlassablement. Don Quichotte, dans ses vicissitudes, ne cesse d’infirmer une épistémè révolue reposant, à l’époque, sur l’analogie. Si « avec leurs tours et leurs détours, les aventures de Don Quichotte tracent la limite : en elles finissent les jeux anciens de la ressemblance et des signes ; là se nouent déjà de nouveaux rapports », Candide, vrai successeur de Don Quichotte, explore le monde pour infirmer sans cesse les hypothèses téléologique de Leibniz et cosmologique de Wolff, renvoyées à une épistémè théologique sous-jacente. De même, le Versuch nietzschéen est expérimentation et évaluation des vérités incorporées par un héros errant, le « voyageur ». Voir Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, NRF, 1966, p. 60 sq.
72- C’est bien Candide qui paraît, parmi les contes de Voltaire, généraliser cet usage, seulement épisodique dans Micromégas et dans L’Ingénu, et inexistant dans Zadig.
73- KSA, 6, p. 298.
74- KSA, 6, p. 264.
75- KSA, 6, p. 278.
76- JGB, I, KSA, 5, p. 19.
77- « Après tant de courses malheureuses, fatigué, harassé, honteux d’avoir cherché tant de vérités, et d’avoir trouvé tant de chimères, je suis revenu à Locke, comme l’enfant prodigue qui retourne chez son père » (Doute XXIX : « De Locke », VF62, p. 70).
78- KSA, 1, p. 648.
79- KSA, 1, p. 755.
80- WS, § 93, KSA, 2, p. 594-595. Voir aussi GD, « Flâneries d’un Inactuel », § 26, KSA, 6, p. 128.
81- MA, I, § 192, KSA, 2, p. 164. L’aphorisme suivant propose une loi draconienne contre les écrivains : les considérer comme des malfaiteurs, autorisés à exercer leur art dans les cas les plus rares. « Ce serait une mesure contre la prolifération des livres. »
82- Titre de la célèbre satire de Voltaire dirigée notamment contre son ennemi Fréron après autorisation de jouer sa comédie L’Écossaise (1760).
83- Confessions. Autres textes autobiographiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, livre I, p. 5.
84- EH, « Pourquoi j’écris de si bons livres », KSA, 6, p. 322.
85- Chap. XXIII, VF56C, p. 251-253.
86- Gai Savoir, II, § 98, KSA, 3, p. 452.
87- Essai sur les mœurs, LXXXII : « Sciences et beaux-arts aux XIIIe et XIVe siècles », éd. R. Pomeau, t. I, p. 769-770 (XII, 57 sq.). C’est dans ce même chapitre que Voltaire évoque Pétrarque. Il serait intéressant de savoir si Lichtenberg a tiré cette anecdote directement du Glossarium de l’érudit français, de Voltaire ou d’ailleurs. Voltaire y revient dans l’article « Kalendes » des Questions sur l’Encyclopédie, XIX, 550-552.
88- « Une fille représentant la Sainte Vierge allant en Égypte montait sur un âne, et, tenant un enfant entre ses bras, conduisait une longue procession. Le prêtre, à la fin de la messe, au lieu de dire : Ite, missa est, se mettait à braire trois fois de toute sa force ; et le peuple répondait en chœur. »
89- Il apparaît dès le deuxième chant.
90- KSA, 5, p. 21. Nietzsche avait consigné cette même citation dans les fragments posthumes (26 [466], KSA, 11, p. 274).
91- Ses Vermischte Schriften (Göttingen, 1867, V, 327) sont présents dans la bibliothèque du philosophe. Cité dans la KSA.
92- Hegeselei.
93- Gilles Deleuze, Nietzsche, PUF, « Philosophes », 1988, p. 43-44.
94- C’est ainsi que nous traduisons le jeu de mot de Nietzsche sur Ja (oui) et Iah, le cri de l’âne.
95- Trad. Renouard, op. cit., p. 311.
96- L’âne sert aussi à blasphémer l’autosatisfaction béate du Dieu créateur de la Genèse (KSA, 4, p. 389).
97- Voir ASZ, trad. Renouard, op. cit., p. 486-488.
98- Voir, entre autres, Marc, 10, 14.
99- ASZ, IV : « Plutôt adorer Dieu sous cette forme que sous nulle forme ! » (trad. Renouard, op.cit., p. 489, KSA, 4, p. 390).
100- Ibid., p. 490.
101- XXII, 111-116.
102- Dans L’Ancienne et la Nouvelle Foi, Strauss en effet fut le premier à utiliser un « nous », générationnel chez lui et d’usage plus complexe chez Nietzsche.
103- WS, § 55, KSA, 2, p. 577.
104- L’article « Métaphore » du Traité des beautés et des défauts s’ouvre sur cette définition (XXIII, 405).
105- Op. cit., ASZ, trad. Renouard, p. 470.