De Zadig à Zarathoustra
Au moment de la publication de Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche s’est souvenu de Voltaire.
Nous sommes le 26 août 1883 : Nietzsche, ce jour-là, envoie deux lettres triomphantes à ses amis Köselitz et Overbeck. Il écrit au premier : « Ici, cher ami, aussi ridicule cela puisse-t-il sonner à vos oreilles1, j’ai entendu pour la première fois de l’extérieur, ce que j’ai entendu de votre part et sais depuis longtemps : je suis l’un des plus terribles adversaires du christianisme et j’ai découvert un mode d’attaque dont Voltaire même n’avait aucune idée2. » Au second, il fait part d’un même satisfecit : « Depuis Voltaire il n’y eut pas un tel attentat contre le christianisme – et, pour dire la vérité, Voltaire non plus n’avait aucune idée de ce qu’on pouvait l’attaquer ainsi3. »
Une fois de plus, comme dans les versions de Humain, trop humain où il établissait un lien direct avec la « chambre mortuaire » du « plus grand libérateur de l’esprit », comme dans Ecce Homo, où Voltaire était décrit comme le dernier « grand seigneur de l’esprit », Nietzsche efface d’un trait de plume un siècle de vie philosophique et littéraire pour se placer dans une continuité directe avec le philosophe français et célébrer l’émulation des frères d’armes antichrétiens.
Quel sens donner à cette idée d’un « mode d’attaque » ? Révèle-t-elle l’intérêt de Nietzsche pour la richesse des formes et des méthodes que déploie la polémique antichrétienne de son prédécesseur, et singulièrement pour l’apport propre des moyens littéraires à l’œuvre critique de l’« esprit libre » ?
La satisfaction de Nietzsche devant sa propre réussite n’est pas seulement la consolation que se donne à lui-même un auteur victime de la conspiration du silence des « philistins de la culture »4. Elle répond surtout aux angoisses d’un auteur qui connaît et décrit mieux que quiconque le danger de stérilité dont les formes traditionnelles de l’écriture philosophique et les excès érudits de l’histoire scientifique menacent le génie créateur. Nietzsche, hanté par la stérilité socratique, se félicite d’avoir engendré une pensée qui est, en même temps, de part en part, œuvre d’artiste, et qui porte ainsi en elle le sceau de sa cohérence vitale et l’évidence de sa valeur. Ce succès qu’il se reconnaît, le philosophe en trouve aussi le modèle chez Voltaire, capable, par esprit de synthèse élevé au niveau de l’art et une ironie que Thomas Mann jugeait « magique5 », de transformer impromptu et sans relâche en or poétique le plomb de la critique, et de donner toujours un entrain festif aux conquêtes de l’esprit. Voltaire poète de la critique, toujours capable d’imposer à l’érudition les mille formes de ses satires, se situe bien aux antipodes de Socrate qui dut attendre la fin de sa vie pour toucher à la « musique » et entreprendre de mettre en vers les fables d’Ésope dans son cachot6.
En exaltant ce nouveau « mode d’attaque » du christianisme, Nietzsche avait sans doute à l’esprit l’extraordinaire variété des genres que Voltaire a exploités dans sa lutte contre « l’Infâme », des dialogues humanistes aux satires en vers et en prose, des lettres ouvertes aux tragédies, des œuvres historiques à l’édition de textes, des pamphlets aux contes philosophiques, en passant par tout un panel de parodies de discours religieux : sermons, homélies, sous toutes les formes, de toutes les tailles, sur tous les tons, empruntant tous les costumes, du pasteur, du jésuite, de l’imam, du rabbin. Il semble bien difficile, en fait, de trouver un « mode d’attaque » auquel le patriarche ne se serait pas essayé dans son combat contre l’Infâme. Quelles caractéristiques ne rapprochent Ainsi parlait Zarathoustra des œuvres antichrétiennes de Voltaire que pour mieux l’en distinguer ? Faut-il chercher dans le traitement de son personnage principal le lieu du dépassement ?
Un porte-parole ironique
Mettre en scène, comme le fait ici Nietzsche, un personnage de l’histoire de la philosophie et l’utiliser comme un masque transparent de ses propres idées, n’a rien, en soi, de bien différent des pratiques de son précurseur. Voltaire ne se contente pas, dans ses satires, de railler les philosophes de la tradition, comme dans Le Songe de Platon, ou d’inventer des personnages au nom évocateur comme le naïf Candide ou le prolixe Pangloss. Il lui arrive aussi souvent de choisir des porte-parole qui lui ressemblent dans l’histoire de la pensée, comme le Pythagore du bref récit de L’Aventure indienne7, qui défend une compassion pour les animaux à la fois historiquement avérée et partagée par Voltaire. Dans ses dialogues, il confie ses idées à des philosophes tels que Posidonius, Évhémère ou Marc Aurèle8. Sa conviction d’un consensus universel de tous les sages sur l’essentiel lui facilite grandement la tâche. Elle lui permet d’annexer à sa cause la plupart de ses prédécesseurs, ou, au contraire, de les vouer aux gémonies en raison de leur ignorance, forcément indigne ou maligne, d’une nature dont le « bon sens » doit reconnaître l’évidence aux quatre coins de l’univers. Ses personnages ne sont et ne peuvent être que des masques complaisants ou des adversaires déplaisants de ce théisme qu’il veut naturel et universel.
Semblable en apparence, la démarche de Nietzsche est, en réalité, bien différente. Zarathoustra veut réveiller l’humanité de ce sommeil consensuel : « Quand je suis allé chez les hommes je les ai trouvés assis sur une vieille prétention : tous ils s’imaginaient savoir depuis longtemps déjà ce qui est bien ou mal pour l’homme […]. J’ai dérangé ces somnolences […] : ce qui est bien, ce qui est mal, cela personne encore ne le sait : – sinon le créateur9. » L’ironie consiste dans le retournement, à la mesure de « l’inversion des valeurs » prôné par le philosophe, du personnage historique de Zarathoustra. Le premier législateur qui, selon la tradition, ait interpolé les notions de Bien et de Mal dans le texte du monde devient ironiquement le premier à chanter un homme enfin capable de penser et de vivre « par-delà Bien et Mal ». Avec une insolence et un humour à la mesure de quelques millénaires, Nietzsche ferme la parenthèse de l’ère morale de l’humanité. Le premier moraliste de l’histoire de l’humanité est transformé, quelques millénaires plus tard, en annonciateur de l’immoralisme10.
Bien sûr, Voltaire pratique des formes similaires d’antiphrases ironiques, mais chez lui le procédé reste anecdotique. Il n’élargit pas l’ironie à la mesure de l’histoire millénaire de la morale, mais se contente des jeux que lui offrent par à-coups les fausses attributions et les pseudonymes parodiques. Il prête par exemple, son terrible réquisitoire contre les Écritures, La Bible enfin expliquée par plusieurs aumôniers de S.M.L.R.D.P.11, à de graves ecclésiastiques polonais. Semblablement, la Collection d’anciens évangiles dont il est le premier à publier une traduction pour discréditer le canon, est censée être due à l’énigmatique Abbé ***. On pourrait multiplier les exemples. L’usage répété des genres religieux par Voltaire obéit à une stratégie complexe : parodie et parasitage du discours religieux, il le détruit, mais l’exploite aussi dans un même mouvement. De la même manière, le théisme est censé à la fois extraire la « substantifique moelle » universelle des religions révélées et les anéantir dans leur particularité. Les homélies, sermons et autres catéchismes de Voltaire ridiculisent les genres religieux, mais ils en exploitent, sur la marge de l’ironie et au bord de la destruction, les ressources rhétoriques au profit de sa prédication nouvelle, qui se développe à la fois à l’intérieur et à côté, car le théisme est censé dire ce qu’il y a de plus simple, de plus vrai et de plus profond dans chaque discours confessionnel. Voltaire multiplie les costumes pour mieux faire apparaître, comme en anamorphose derrière le carnaval des sectes, le corps glorieux d’un théisme commun à tous les cultes et exclusif de toutes les révélations12.
En revanche, Ainsi parlait Zarathoustra ne dit pas la vérité profonde de Zarathoustra malgré Zarathoustra, mais il utilise, dans un geste plus dédaigneux de la véracité historique, le même personnage pour clore l’ère de mensonge moral qu’il est censé avoir ouverte quelques millénaires auparavant. Cela n’empêche pas Nietzsche d’égrener, dans son œuvre, quelques allusions ironiques au législateur de l’histoire. Comme chez Voltaire, même sans le dénominateur commun du théisme, le contrat de lecture est clair : il ne s’agit pas d’une évocation historique, mais d’un personnage symbolique, dont le portrait est irisé par quelques ressemblances et quelques références. Elles permettent de créer une connivence avec le lecteur cultivé et même une ironie chargée de sens ou de charme poétique, mais, dans l’ensemble, le personnage reste assez différent du modèle pour laisser toute licence à l’auteur d’en faire son porte-parole.
Voltaire fait comparaître ses personnages avec un même mélange de pertinence et de liberté, auxquelles s’ajoute une gratuité joviale dans le choix et un sens comique de l’accumulation. Le consensus omnium des sages qu’il postule l’incite à puiser indistinctement dans les livres et les noms de tous les lieux et de tous les temps comme autant d’illustrations toutes prêtes d’un même message, auquel la « couleur locale » ajoute le piquant de la variété et de l’exotisme. En ce sens, Ainsi parlait Zarathoustra attaque la tradition religieuse de l’Europe d’une manière inédite par rapport à Voltaire. Il ne s’agit pas d’une pluie de satires visant à convoquer toutes les confessions du monde au tribunal du christianisme pour le ramener et les ramener toutes au dogme ténu du théisme que chacune contient et occulte à la façon d’une gangue : Nietzsche, en s’emparant de Zarathoustra, cherche, pour la première fois, à détruire le christianisme en renversant l’illusion morale qui le fonde, le précède et le déborde depuis le Zoroastre de l’histoire. Cette fois, le nouveau « mode d’attaque » contre le christianisme englobe le consensus omnium autrefois convoqué contre lui. Il consiste même dans l’inversion du geste théiste de Voltaire qui, malgré les proclamations de la lutte contre « l’Infâme », aboutissait au maintien d’une bonne part de la « morale » chrétienne sous couvert d’extraire l’or de la morale universelle13.
Il est frappant, à cet égard, de constater la place première et centrale qu’occupe déjà Zoroastre (ou Zarathoustra) dans l’histoire de la morale élaborée par Voltaire. Le législateur perse y joue constamment le rôle d’exemple limite et d’autorité la plus vénérable de son évangile théiste, et sa figure constitue l’un des grands lieux de mémoire où se rencontrent Nietzsche et Voltaire14.
Voltaire et Zoroastre
C’est un fait assez négligé par la critique15, mais Voltaire s’est passionné pour le législateur perse16. Il évoque explicitement Zoroastre à pas moins de deux cent soixante-dix reprises dans son œuvre, sans compter la correspondance17. La quantité n’est certes qu’un indice et le nombre peut être trompeur. Il faut faire la part des citations où Zoroastre n’est là que pour figurer dans ces listes de sages que la rhétorique théiste assemble pour bâtir en trompe-l’œil son consensus omnium sapientium. Il n’en reste pas moins que Voltaire, amené par sa volonté démonstrative et son « sens historien » à remonter toujours plus loin dans l’histoire de la morale, a abouti, comme Nietzsche, à Zoroastre, et en a fait son point de repère ultime. Le législateur perse a même constitué pour lui une grande découverte, une aubaine de recherche qu’il ne s’est pas lassé d’exploiter et de diffuser, reprenant ainsi ce rôle d’importateur et de vulgarisateur qu’il a déjà joué, entre autres, à propos de Shakespeare et de Newton18.
Sans étudier en détail les jugements de Voltaire, nous nous contenterons d’indiquer à gros traits les constantes et les évolutions de sa vision.
Zoroastre apparaît très tôt dans son œuvre, dès La Henriade où le poète s’intéresse déjà à ses « sectateurs » survivants, les Guèbres, auxquels il consacrera même une tragédie19. Ce peuple antique, persécuté et dispersé, le fascine comme une sorte de peuple témoin du théisme, et comme un miroir inverse des juifs, « martyrs » du christianisme selon l’orthodoxie catholique et l’apologétique pascalienne. Voltaire convoque Zoroastre dès sa première Remarque sur les Pensées pour arguer que la prise en compte des « contrariétés » morales de l’homme n’est pas l’apanage de la « vraie religion » chrétienne comme le veut Pascal, mais une question qui depuis toujours hante tous les mythes du monde, grecs, égyptiens et perses20. Pas une œuvre ou presque où Zoroastre n’apparaisse, pas une forme où il ne se coule. Voltaire rime un plaidoyer indissociablement zoroastrien et théiste dans la bouche de l’Arzame des Guèbres, accusée d’hérésie par les cruels prêtres de Pluton21. Sémiramis, tragédie babylonienne, ne peut faire l’économie d’une allusion22. Nulle surprise qu’il apparaisse dans la fameuse Épître à l’auteur des Trois Imposteurs, réfutation de l’athéisme d’où est tiré le vers célèbre « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer »23, ou dans le Poème sur la loi naturelle24, puisque Zoroastre est censé l’avoir, le premier, révélée25. Il vient naturellement sous la plume de Voltaire lorsqu’il étend son fameux article « Beau » pour montrer que si la beauté est relative en esthétique (« Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, il vous répondra que c’est sa femelle… »), elle est universelle en morale. Il apparaît même dans les annotations qu’il griffonne nerveusement dans les marges de ses livres26.
Zoroastre le passionne assez pour qu’il s’engage sur lui dans des polémiques savantes dans les Lettres à l’abbé Foucher27, en réponse à des attaques de ce membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, auteur d’un Traité historique de la religion des Perses. Surtout, Voltaire analyse les idées de Zoroastre dans de nombreux passages et même des chapitres entiers de ses œuvres, un chapitre de l’Essai sur les mœurs28, un chapitre (ou « Doute ») du Philosophe ignorant, deux chapitres (ou « Niaiseries ») de l’opuscule Un chrétien contre six juifs29, un chapitre de Dieu et les hommes30. Le tout dernier article des immenses Questions sur l’Encyclopédie est consacré au premier des moralistes. C’est un moment important de la réception occidentale de Zoroastre : Voltaire y rend compte de la parution de la première traduction dans une langue européenne des écrits du législateur perse, par le grand savant aventurier Anquetil-Duperron, où Schopenhauer puisa beaucoup de sa connaissance des religions orientales. Dans l’article « Puissance, toute-puissance » des mêmes Questions, Voltaire feignait même d’entrer dans un dialogue avec un Zoroastre promoteur du manichéisme, pour le réfuter sous les yeux de Bayle31.
Voltaire présente un portrait du fondateur de la morale. Il le fait d’abord par la diffusion inlassable d’un véritable décalogue de Zoroastre, sorte de syncrétisme avant l’heure de la morale universelle, qu’il tire des « portes » du Sadder, abrégé moral du Zend-Avesta, le livre de Zoroastre qui contient le « catéchisme des Parsis ». De rumination en rumination, de réécriture et réécriture, ces « portes » finissent par épouser la forme mosaïque des dix commandements :
Évitez les moindres péchés. / Connaissez-vous vous-même. / Ne désespérez point de la miséricorde divine. / Cherchez toutes les occasions de faire le bien. / Abhorrez la pédérastie. / Récitez des prières avant de manger votre pain, et partagez-le avec les pauvres. / Ne négligez pas l’expiation du baptême. / Priez Dieu en vous couchant. / Gardez vos promesses. / Quand vous doutez si une chose est juste, abstenez-vous-en. / Donnez du pain à vos chiens puisqu’ils vous servent. / N’offensez jamais votre père qui vous a élevé, ni votre mère qui vous a porté neuf mois dans son sein32.
Cette diffusion d’un corpus consensuel tiré des lois de Zoroastre, où l’on retrouve pêle-mêle Moïse et Socrate, sans oublier le Voltaire ami des bêtes, est tout sauf un hapax dans l’œuvre du patriarche33, qui ajoute souvent à ces préceptes des commentaires qui en soulignent la pertinence morale et antichrétienne. La Porte 30 notamment, qu’il cite sans cesse, le saisit par sa justesse : « Je vous ai dit souvent […] que ce qui me frappait le plus d’admiration dans toute l’Antiquité, était la maxime de Zoroastre : “Dans le doute si une action est juste ou injuste, abstiens-toi”34. » En réformateur de la civilisation, Voltaire s’empare de Zoroastre pour objecter ses « tables de valeurs » au christianisme, mais il y a une différence notable avec Nietzsche : ces tables ne se veulent ni nouvelles ni personnelles. Elles sont même présentées comme les plus anciennes et les plus universelles. Voltaire, par là, appartient encore à la lignée des législateurs qui ne croient pas assez en eux-mêmes pour se passer d’un appui extérieur et antérieur. Certes, il n’est plus question de filiation ni même d’inspiration divines comme chez Jésus ou Mahomet, mais l’idée est tout de même que la prédication théiste ne ferait que donner la parole à un bon sens général déposé par Dieu dans tous les hommes. C’est cette certitude qui permet l’annexion de tous les législateurs de l’histoire à ce théisme de Voltaire qui n’a pas la prétention d’être le théisme voltairien. L’idée de l’universalité morale, qui réduit toute particularité à une apparence ou à un additif dont il n’y a rien d’autre à faire qu’un stuc exotique ou un prétexte satirique, justifie le masque de Zoroastre au même titre que n’importe quel autre. Ce sage n’a de particulier que d’avoir été le premier législateur connu. Il est aussi le premier découvreur de ce principe des principes qu’est l’abstention dans le doute. Si curieux cela puisse-t-il paraître, il s’agit d’un principe suprême pour Voltaire, parce qu’il est non seulement la première pierre de l’esprit d’examen sur laquelle pourra être bâtie une science digne de ce nom, mais aussi et indissociablement une garantie éthique de tolérance et de modération. Ce principe de circonspection lui semble, à lui seul, destructeur de la théologie et de la métaphysique et des violences qui s’y rattachent.
Le Zoroastre de Voltaire, père de la morale, est nécessairement le premier théiste. Dans l’Essai sur les mœurs, Voltaire cite la profession de foi du législateur antique en un « être des êtres ». Il est censé avoir reconnu l’immortalité de l’âme, un dogme sur lequel Voltaire nourrit des doutes, mais dont il se plaît à souligner l’absence dans l’Ancien Testament35. Il croit aussi aux enfers et au paradis36, bref il est le premier à connaître le « Dieu rémunérateur et vengeur ». C’est dans ce sens aussi qu’il faut comprendre la réfutation par Voltaire de l’idée que le manichéisme zoroastrien, cette opposition déjà morale d’un dieu du bien et d’un démon du mal, serait un polythéisme, et son insistance sur le fait que « Zoroastre n’enseignait qu’un seul dieu, auquel le mauvais principe était subordonné »37, un mauvais démon à peu près équivalent au diable des chrétiens38. Le même souci l’amène à réfuter l’accusation d’idolâtrie du soleil ou du feu chez les peuples zoroastriens. Le soleil n’est pour eux qu’un « emblème », selon un terme important du vocabulaire de la fabulation philosophique39 et de la figuration religieuse chez Voltaire 40. Il est même prêt à mettre à l’actif de Zoroastre l’invention du « feu sacré » et sa transmission aux Romains, assimilant audacieusement le culte de Vesta à un avatar des pratiques ignicoles de l’Avesta 41 !
Zoroastre est bien le premier moraliste, si du moins l’on fait l’effort de le dégager des superstitions qui entourent sa prédication42. Voltaire, sans cacher les archaïsmes barbares du législateur oriental se montre indulgent au point de le défendre à l’aide d’un argument habile : « Plus Zoroastre établit de superstitions ridicules en fait de culte, plus la pureté de sa morale fait voir qu’il n’était pas en lui de la corrompre ; que plus il s’abandonnait à l’erreur dans ses dogmes, plus il lui était impossible d’errer en enseignant la vertu. » De même, le premier des moralistes pouvait bien n’être que le dernier des stylistes, le caractère universel et imputrescible de la morale n’en ressort que davantage43. Cette bonne morale est d’ailleurs confirmée par les faits : Voltaire note souvent que « l’histoire ne reproche en aucun temps » aux « sectateurs de Zoroastre » le moindre « trouble civil excité par leur théologie »44.
Moraliste, théiste, le Zoroastre de Voltaire est, bien entendu, antichrétien, ne serait-ce que parce qu’il anticipe une morale que le christianisme veut s’accaparer sous les espèces de la révélation. L’exemple de Zarathoustra, comme beaucoup d’autres sources orientales antiques, retire à la Bible le prestige de l’originalité. Voltaire veut voir dans les gahambars, ces six grandes périodes de la création du monde dans le zoroastrisme, l’origine grandiose des sept petites journées de la Genèse45 et dans la séparation des ténèbres et de la lumière par Elohim l’héritage tronqué du manichéisme des deux principes46. Il attribue à Zoroastre la priorité dans la mention des anges, notamment de Satan, et de l’invention de ce « jardin » qui deviendra l’Éden47 : même ses superstitions servent à le mettre au-dessus des Hébreux en ravalant la Bible au niveau du plagiat. Si Voltaire s’en prend avec virulence à l’assimilation par Huet de Zoroastre avec d’autres législateurs anciens, comme Bacchus, Theut, Esculape et surtout Moïse, c’est pour ne pas émousser la charge polémique de l’antériorité du grand législateur en autorisant un flou syncrétique des origines qui risquerait de faire le jeu de l’apologétique chrétienne48. Enfin, dernière teneur antichrétienne du personnage, Voltaire se réjouit de pouvoir opposer la sagesse historique de Zoroastre aux superstitions puériles dont il fait l’objet dans l’Évangile de l’enfance : le premier découvreur de la morale universelle y est pris pour un vulgaire magicien qui aurait prédit l’arrivée des rois mages49.
Nietzsche aussi enrôle Zarathoustra parce qu’il fut le premier moraliste, mais il ne s’arrête pas là : il le choisit comme un double inverse auquel il prête ses propres idées, en contradiction flagrante et volontaire avec celles de la figure historique. Il ne se contente pas d’emprunter ponctuellement ce masque dans un opuscule satirique ni même d’exploiter la pédagogie du ressassement, mais il bâtit autour de cette figure une œuvre de longue haleine, cet Ainsi parlait Zarathoustra qu’il considère comme son chef-d’œuvre, auquel il confie la tâche d’enclencher l’un des plus grands bouleversements de l’histoire philosophique et morale.
Zoroastre n’est, pour Voltaire, qu’un masque transparent parmi d’autres, mais cette transparence elle-même est trompeuse. L’ironie a un double fond. Ce n’est pas le visage et les idées de Monsieur de Voltaire que ce masque est censé laisser transparaître, mais ceux de tout le monde, de toute personne raisonnable, depuis toujours, et par conséquent, en miroir, ceux du lecteur de bon sens et de bonne volonté. En revanche, sous le masque de Zarathoustra, les idées défendues par Nietzsche sont plus décidément individuelles et, en même temps, porteuses d’une forme de généralité bien différente de l’universalisme de Voltaire. Le masque inversé du Zarathoustra de l’histoire semble le visage même de Nietzsche, mais cette mise en avant apparente de l’individu Nietzsche a aussi sa portée générale, celle de l’affirmation des valeurs supérieures rendues nécessaires par la « mort de Dieu ». Ces nouvelles tables n’ont pas besoin de se légitimer en invoquant leur universalité naturelle ; il suffit qu’un individu d’exception les annonce.
En un sens, avec Zarathoustra, Nietzsche ne va pas seulement plus loin que Voltaire, mais il se dépasse lui-même et il dépasse sa propre pratique du masque historique dont il n’avait cessé de jouer d’une manière au fond similaire au « patriarche » dans ses œuvres fragmentaires ou ses opuscules séparés, comme ce « Schopenhauer éducateur » ou ce « Richard Wagner à Bayreuth » qui, de son propre aveu, le dépeignaient lui-même50. Il convoquait alors presque toute l’histoire de la littérature et de la philosophie soit pour exprimer ses idées, soit pour creuser, dans l’analyse, l’espace d’une pensée personnelle. La nature même de la généralité que vise le Zarathoustra de Nietzsche est différente. Elle n’est pas uniquement la connivence de ceux qui portent les « valeurs supérieures » et qui reconnaîtraient dans cette œuvre individuelle l’une des incarnations possibles de leur prédication. Zarathoustra ne veut pas, comme le Zoroastre de Voltaire, marquer la fermeture d’une boucle historique, la réconciliation de l’humanité avec elle-même par la reconnaissance d’une morale implicite et occultée par les accidents de l’histoire et la malveillance des prêtres. Zarathoustra est conçu par son auteur comme un coup historial, au sens où il veut faire date dans l’histoire profonde de l’interprétation humaine de l’Être entraînant une réforme de la vie terrestre de l’homme. Il ne veut pas le faire, comme Voltaire, pour réunir l’alpha et l’oméga de l’histoire morale de l’humanité, mais pour clore cette ère morale, et ouvrir une époque nouvelle, celle de « l’innocence du devenir », soumise à cette nouvelle forme d’éternité qu’est l’« éternel retour ». Zarathoustra n’est pas un masque transparent qui ne laisse apparaître ironiquement l’auteur que pour réfléchir le consensus de tous. Il ne s’agit pas ici pour l’humanité de trouver un repos dans une unanimité enfin ressaisie par le bon vouloir et le bon sens des « philosophes ». Les « valeurs supérieures » ne peuvent voir sans un sourire de mépris cette forme renouvelée du « sabbat des sabbats » que constitue la révélation de l’universalité de toutes les morales, rendue soudain visible par les « progrès » de la « philosophie » et la propagande des Lumières. Zarathoustra se veut lui-même éminemment dépassable. Il n’est pas seulement le masque de Nietzsche, mais celui du Surhomme à venir. C’est le masque qui inverse le passé et ne montre l’auteur que pour annoncer encore un autre héros à venir qui le rendra obsolète à son tour. Il est, en somme, plus tendu vers l’avenir que l’apparent progressisme de Voltaire qui pense encore, en réalité, dans le paradigme de la restauration des vérités naturelles.
Ainsi parlait Zadig
Nietzsche avait pu connaître cet intérêt constant de Voltaire pour Zoroastre. Parmi les textes de Voltaire qu’il a certainement lus, il y a bien sûr Mahomet, où Zoroastre apparaît comme l’un des grands législateurs avec lequel se mesure le prophète de l’islam51. Il avait pu lire plusieurs fois ce passage, intégralement cité dans l’article « Ambition » du traité Connaissance des beautés, publié avec les Lettres choisies52. Il avait pu découvrir aussi, en annexe du Voltaire de Strauss, une version allemande du Dîner du comte de Boulainvilliers où est également défendue l’idée d’un Zoroastre porteur de la morale universelle53. Peut-être le mélomane savait-il que Rameau composa, en 1749, son Zoroastre avec les fragments des airs initialement prévus pour Samson, opéra jamais créé dont Voltaire avait écrit le livret ? Ce n’auraient été là pourtant que des rencontres fortuites et des accroches ponctuelles. En réalité, parmi les œuvres de Voltaire que Nietzsche a bien connues, celle qui fait la part la plus belle à Zoroastre et qui entretient le lien génétique le plus fort avec Ainsi parlait Zarathoustra est l’un de ses contes les plus célèbres, Zadig ou la Destinée, histoire orientale54.
Nietzsche a sans doute lu Zadig lors du séjour qu’il fit à Sorrente avec ses amis Paul Rée et Malwida von Meysenbug. Ce séjour correspond à un grand moment de crise, à la rupture avec Wagner, à sa prise de distance vis-à-vis de la philosophie de Schopenhauer et du monde universitaire. C’est là qu’il prépare Humain, trop humain, c’est de là qu’il écrit à son ami Overbeck, le 6 décembre 1876, que le petit groupe a « beaucoup lu Voltaire55 », un intérêt pour l’écrivain français qui se confirme quelques mois plus tard, comme en témoigne une carte postale à sa traductrice française Marie Baumgartner : « Nous avons prévu Voltaire Diderot Michelet Thucydide56. »
C’est précisément de cette époque, entre octobre et décembre 1876, qu’est daté un fragment posthume qui reprend une phrase de Zadig, tiré du chapitre intitulé « L’envieux ». Nietzsche note : « Il maudit les savants et ne voulut plus vivre qu’en bonne compagnie. Voltaire (Zadig)57 » ; une sentence bien frappée dans laquelle il reconnaît sans doute son propre état d’esprit. Il rêve alors de fonder avec ses amis une sorte d’abbaye de Thélème, un cloître pour « esprits libres ». Zarathoustra paraphrase d’ailleurs cette saillie : « J’ai quitté la maison des savants, et ce fut en claquant la porte derrière moi58. »
Quelques années plus tard, au moment de rédiger sa grande fable philosophique, Nietzsche s’est sans doute souvenu de Zadig, fiction babylonienne, plaisamment attribuée à Saadi, le célèbre poète perse dont Voltaire assimile parfois le nom à Zadig59.
Et de fait Zoroastre est omniprésent dans Zadig, de la première à la dernière page du conte, où il revient sans cesse comme un leitmotiv ironique, qui, à sa manière, préfigure le retour litanique de la célèbre formule « Ainsi parlait Zarathoustra », cette parodie des prédications des textes sanscrits. Avec une liberté que Nietzsche développera en confiant à Zoroastre la divulgation de sa propre philosophie, Voltaire s’amuse déjà à lui prêter un mélange de citations véritables tirées des traductions du savant anglais Hyde60 et des maximes fantaisistes61.
Les vingt chapitres du conte sont véritablement hantés par le législateur perse. On rencontre dès les premières lignes une fausse allégorie orientale, tout à fait dans le faux goût des images et paraboles du Zarathoustra de Nietzsche : Zadig « avait appris, dans le premier livre de Zoroastre, que l’amour-propre est un ballon gonflé de vent, dont il sort des tempêtes quand on lui fait une piqûre62 ». Ainsi parlait Zarathoustra reprend l’image de la grenouille de la fable : « La grenouille qui s’est trop longtemps gonflée finit par éclater : cela fait du vent. Piquer au ventre un boursouflé j’appelle ça un bon passe-temps63. »
Malgré un syncrétisme oriental qui souligne la gratuité du décor et la liberté du conteur64, Zadig est clairement un conte zoroastrien de Voltaire. Quand il n’est pas directement évoqué, le législateur perse est rendu présent par des allusions à des points de sa doctrine ou du folklore qui l’entoure. Voltaire évoque ici le pont Tchinavar, ce « pont aigu » qui mène les morts « du monde d’hier dans le monde du lendemain »65, une référence qui annonce le pullulement des « ponts » et autres « arcs-en-ciel » (en allemand, « ponts de pluie ») tendus vers l’avenir et la surhumanité de Ainsi parlait Zarathoustra66.
Le chapitre « Le chien et le cheval » fait appel à un bestiaire tout à fait zoroastrien67 et se place dans cette même tradition. Nietzsche y songera aussi qui met en scène la « chienne sensualité » et autres aboyeurs68. Le sagace Zadig, comme un Œdipe persan, y résout une énigme sur les animaux du roi mystérieusement disparus. Or, cette forme de l’énigme, que le Zarathoustra de Nietzsche affectionne aussi69, appartient aux réalités historiques de la Perse ancienne où étaient organisés des tournois d’énigmes70. Vers la fin, le chapitre « Les énigmes »71 rend compte de cette même réalité, qui reflète aussi les pratiques ludiques du château de Sceaux où Voltaire a sans doute mis au net le conte, chez la duchesse du Maine72.
Les allusions à Zoroastre sont innombrables dans Zadig, par exemple pour rire du mariage73 d’une manière qui préfigure un chapitre de Zarathoustra74, et qui rappelle que Humain, trop humain évoquait les railleries de Voltaire sur cette institution75. Le masque oriental offre des splendeurs stylistiques toujours susceptibles de bénéficier de ce mélange d’ironie et de fascination propre à la distance culturelle.
« L’envieux » parodie les querelles théologiques au sujet d’un interdit alimentaire loufoque : « il s’éleva une grande dispute sur une loi de Zoroastre qui défendait de manger du griffon. Comment défendre le griffon, disaient les uns, si cet animal n’existe pas ? – Il faut bien qu’il existe, disaient les autres, puisque Zoroastre ne veut pas qu’on en mange. Zadig voulut les accorder en leur disant : “S’il y a des griffons, n’en mangeons point ; s’il n’y en a point, nous en mangerons encore moins ; et par là nous obéirons tous à Zoroastre.”76. » Le savant Yébor « aurait fait empaler Zadig pour la plus grande gloire du soleil, et en aurait récité le bréviaire de Zoroastre d’un ton plus satisfait ». L’image du soleil sature le texte d’allusions au culte de cet astre dans la région, exactement comme dans le Zarathoustra de Nietzsche, dont le héros s’adresse au soleil dès les premières lignes du Prologue77.
Voltaire, en relisant son conte, a rajouté des allusions pour lui donner sa cohérence culturelle et en faire l’un de ses motifs structurants78. Rares y sont les pages qui ne ramènent pas à Zoroastre auquel Zadig lui-même est comparé79. C’est partout le même procédé qui consiste à déléguer une morale de l’histoire et une fausse philosophie à un Zoroastre de pacotille80. Voltaire, qui, ailleurs, pour la bonne cause du théisme, avait confectionné un décalogue zoroastrien plus sérieux, égrène, tout au long du conte, les « portes » d’un Sadder de fantaisie. Nietzsche, jamais en reste dès qu’il s’agit de rire et de sourire, imite d’ailleurs cette légèreté : « Bref, comme dit le proverbe de Zarathoustra : “Qu’importe !”81 » L’« ainsi parlait Zoroastre » de Voltaire, léger et moqueur, est bien un embryon lointain de celui de Nietzsche, comme le confirme encore une réminiscence plus frappante dans le chapitre « Les disputes et les audiences » : « Il eut un songe : il lui semblait qu’il était couché d’abord sur des herbes sèches, parmi lesquelles il y en avait quelques-unes de piquantes qui l’incommodaient et qu’ensuite il reposait mollement sur un lit de roses, dont il sortait un serpent qui le blessait au cœur de sa langue acérée et envenimée. “Hélas ! disait-il, j’ai été longtemps couché sur ces herbes sèches et piquantes, je suis maintenant sur le lit de roses ; mais quel sera le serpent ?” »
Le rêve de Zarathoustra fait écho à celui de Zadig : « Un jour, Zarathoustra était endormi sous un figuier, car il faisait très chaud, et il avait posé ses bras sur son visage. Alors survint une vipère et elle le mordit à la gorge, si bien que Zarathoustra poussa un cri de douleur. Lorsqu’il eut retiré son bras de son visage, il aperçut le serpent : alors l’animal reconnut les yeux de Zarathoustra, se tourna maladroitement et voulut s’en aller. Mais non, dit Zarathoustra ; tu n’as pas encore reçu ton remerciement ! Tu m’as réveillé à temps, mon chemin est long82 ».
On retrouve le même personnage de l’ermite dans Zadig83 et dans le deuxième chapitre du Prologue de Zarathoustra84. Les thèmes mêmes de cette rencontre, le feu et surtout le don et le vol, sont significatifs. L’ermite paradoxal de Zadig prend aux riches pour donner aux avares et va même jusqu’à incendier la maison d’un philosophe. Celui de Zarathoustra emploie la métaphore de l’incendie85 et répond à Zarathoustra qui veut faire des présents aux hommes : « Ne leur donne rien ! […] Enlève-leur plutôt quelque chose et porte-le avec eux. » De même, Zarathoustra lui dit : « Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi vite m’en aller, que je ne vous prenne rien86 ! » Enfin, si Zarathoustra et le vieillard rient franchement87, Zadig fut tenté aussi « d’éclater de rire88 » après l’incendie de la maison du philosophe. C’est une sagesse hilare de la générosité et de la dépense qui s’exprime ici, comme dans le vers du Mondain mal griffonné par Nietzsche : « Voltaire, le superflu comme est nécessaire89 ! »
Zarathoustra prêche « la grande raison du corps », dont la sensualité est l’un des aspects90. Le voile oriental permet, depuis la vogue des Mille et Une Nuits, de l’exprimer plus directement. Voltaire, ici aussi, réintroduit le « corps » dans le chapitre de Zadig intitulé « Les yeux bleus » : « “Le corps et le cœur”, dit le roi à Zadig… À ces mots, le Babylonien ne peut s’empêcher d’interrompre Sa Majesté : “Que je vous sais bon gré, dit-il, de n’avoir point dit l’esprit et le cœur ! Car on n’entend que ces mots dans les conversations de Babylone ; on ne voit que des livres où il est question du cœur et de l’esprit, composés par des gens qui n’ont ni l’un ni l’autre […].” Nabussan continua ainsi : “Le corps et le cœur sont chez moi destinés à aimer ; la première de ces deux puissances a tout lieu d’être satisfaite. J’ai ici cent femmes à mon service, toutes belles, complaisantes, prévenantes, voluptueuses même, ou feignant de l’être avec moi.”91 » Ajoutons que pour recruter un grand argentier Zadig choisit, de manière insolite, la sélection par « la danse »…
Les réminiscences innombrables des contes voltairiens dans Ainsi parlait Zarathoustra ne se limitent pas à Zadig. On y retrouve partout le thème du « mauvais œil » et du bon œil, qui était celui du Crocheteur borgne92. Mieux : vers la fin de Candide, lorsque Candide et Martin se trouvent à Venise, a lieu un « souper » « avec six étrangers » qui se révèlent être tous les six rois détrônés venus « passer le carnaval à Venise ». La scène ressurgit, transformée, dans l’« Entretien avec les rois » de Zarathoustra93. Le prophète voit arriver deux rois qui poussent un âne devant eux. Il se cache, prononce quelques mots et les écoute réagir. Ces souverains n’ont pas été renversés, comme dans Candide, mais ils ont d’eux-mêmes quitté leur « plèbe », devenue tellement mélangée qu’ils ne consentent plus à régner sur elle. La vérité démasquée par Zarathoustra, c’est qu’ils ont compris la vanité de la fonction royale : « À quoi bon des rois ? » Il s’agit donc, ici aussi, d’un jeu de carnaval, qui fait tomber les masques de la puissance devant le protagoniste du récit. Toutefois, la perspective est différente. Chez Nietzsche, le jeu n’est pas uniquement de mettre en valeur, de manière traditionnelle, la « vanité94 » fondamentale des titres et fonctions royales, mais de dire la péremption historique de la royauté – une thèse qui n’est évidemment pas celle de Voltaire, ni dans Candide, ni dans le reste de son œuvre.
On retrouve aussi des traces du Taureau blanc dans Zarathoustra. On y croise un « taureau blanc95 », et la manière dont Mambrès invite trois prophètes à dîner annonce celle dont Zarathoustra convoque les « hommes supérieurs » à la fin du livre96. Dans cet épisode apparaît incidemment toute la différence entre les deux traitements de l’allégorie. Chez Voltaire, les prophètes sont changés en pies, parodie des mythes païens de métamorphoses dont il se plaît à retrouver la structure dans bien des récits bibliques : ainsi, la femme de Loth, transformée en statue de sel par le seul regard de son mari, ressemble à Eurydice pétrifiée au sortir des enfers. Ces prophètes bavards qui s’envolent auraient pu former une allégorie nouvelle, à la manière des « trois métamorphoses de l’esprit », le chameau, le lion et l’enfant de Zarathoustra ; mais là encore, le caractère surtout critique du génie de Voltaire se révèle : l’allusion à la métamorphose entraîne Voltaire du côté d’Ovide, tant il lui est nécessaire d’appuyer ses railleries sur un support préexistant sans chercher à créer une fable qui soit à elle-même sa propre trame et son propre fond. Nietzsche a peut-être même trouvé dans les contes de Voltaire une incitation à l’allégorie que celui-ci traite avec défiance. Ainsi, dans le troisième chapitre du conte apparaît « ce beau serpent de l’Égypte, qui, en se mettant la queue dans la bouche, est le symbole de l’éternité »97 – un symbole que l’on retrouve tel quel dans le prologue de Zarathoustra pour signifier l’éternel retour98.
Chez Nietzsche, les allégories permettent de mettre en place toute une vision du monde, reposant sur des types psychologiques nouveaux, non seulement animaliers, mais aussi humains, plus ou moins fantastiques et généraux : le « dernier homme », le « plus hideux des hommes », le voyageur, le bouffon, le pape… En ce sens, il ne reprend qu’une partie du personnel animal et humain des récits de Voltaire, qui construisent une typologie plus rudimentaire. L’essentiel de l’arsenal polémique du Français consiste dans l’articulation de trois grands types : le philosophe, le prêtre (un type loin d’être absent de l’œuvre de Nietzsche) et le prince. La plupart de ses satires philosophiques reposent sur une opposition marquée entre les innombrables avatars du philosophe et les différentes incarnations des vices et des travers des prêtres – qui va du fanatisme sincère d’un Jacques Clément dans La Henriade à la casuistique corrompue du Père Tout-à-tous dans L’Ingénu. Or, au-dessus de cet antagonisme frontal, il met en scène toutes les figures arbitrales du prince, bons pères comme le roi Henri ou mauvais pères influençables comme tous les tyrans qui peuplent son œuvre. Il faut ajouter, à l’étage en dessous, les élèves des philosophes et les catéchumènes des prêtres, la foule des candides, des ingénus, des sauvages, des disciples de tout ordre, tous des esprits neufs qui courent le risque de devenir un jour des esprits faux à force d’être des esprits serfs. Par-delà le costume et les illustrations historiques que Voltaire choisit, ce sont toujours les mêmes figures. Ces types aident à donner à voir le monde comme il va et tel que Voltaire le conçoit. Contrairement à Nietzsche, il n’a pas cherché à mettre son imagination au service de l’invention consciente et volontaire d’un nouvel arsenal mythologique et d’un nouveau personnel typologique directement inspiré des concepts de sa philosophie. Son imagination, experte en décalages, travestissements et métamorphoses, ne cherche pas vraiment à fabriquer un personnage à partir d’un philosophème. Tout au plus le type chez Voltaire philosophe tend-il à la caricature, comme les noms mêmes l’indiquent : Pangloss, Candide, Tout-à-tous.
Nietzsche, de la même manière mais sur un autre plan, trouve une issue aux apories de la brièveté en juxtaposant de courtes unités à l’aide de la suture de la prédication : « Ainsi parla Zarathoustra ». Forger une nouvelle morale ne saurait se contenter de l’éparpillement satirique d’une critique qui croit avoir le consensus omnium et la nature de son côté. La verve virevoltante de Voltaire a besoin d’un objet extérieur pour acquérir ampleur et durée, comme l’Essai sur les mœurs ; mais le théisme est, par définition, une philosophie qui se passe de longues démonstrations et de grandes constructions.
Les réussites littéraires de Voltaire tendent à s’évaporer dans la mémoire en même temps que les doxas et les dogmes qu’elles ruinent. Le verbe (verbum) se fond en une conversation continue (sermo) qui dit les humeurs de Voltaire plus vivifiantes que les traités sans jamais se figer certes, mais aussi sans chercher jamais à rien fixer d’autre que ce qui est censé être déjà donné dans la révélation naturelle et universelle.
Cette ironie se contente de dénouer et de déjouer. Voltaire n’est pas un constructeur, mais un rieur de l’ici et du maintenant qui prend à témoin ses confrères de la vanité des livres qui ne peuvent rien ajouter à la révélation rationnelle, mais seulement y conduire. Cela permet-il au théisme de fonder un ordre qui remplace le christianisme ? Le pari de Voltaire, c’est que la grandeur et la vérité du théisme repose sur son universalité, son caractère de consensus résiduel de toutes les morales et de toutes les religions.
Une fois le théisme posé, il ne reste plus qu’à rire de l’erreur et à recommencer inlassablement la satire sous une multitude de formes qui font admirer l’artiste du style. En revanche, le perspectivisme de Nietzsche impose au chantre du « Surhomme » d’incarner ses valeurs dans une œuvre pérenne, à l’instar des grandioses Lois de Manou.
Les pages que nous réunissons sous l’appellation des contes de Voltaire sont des textes de natures très différentes. Certains, par leur forme ou par leur thème libertin, s’inscrivent dans la lignée des contes en vers de La Fontaine, mais c’est loin d’être le cas de tous, notamment des « contes philosophiques », qui sont plus des satires bibliques voire métaphysiques que des récits légers. En ce sens, les réunir en une édition de contes « en vers et en prose », comme cela s’est fait il y a une quinzaine d’années99, tend à amortir l’effet de l’invention par Voltaire du conte philosophique, sans doute sa trouvaille littéraire la plus marquante. Ces contes philosophiques sont avant tout des satires de la polémique voltairienne avant d’être affiliés à une tradition narrative. Elles sont nées sous une impulsion d’écrire à laquelle Voltaire s’est abandonné en raison même de leur légèreté, de la petitesse et de la spontanéité du motif qui les déclenche, en vertu de la disproportion qui existe entre la modestie de l’occasion qui les suscite et l’importance de l’enjeu. Voltaire, fidèle au dégoût aristocratique de l’esprit français, se laisse entraîner, comme malgré lui, dans l’écriture de ces petites choses, ces « coïonneries » qui ne prétendent pas au niveau de l’œuvre durable. N’être que des pièces fugitives les excuse d’avance à ses yeux : le théisme et le dédain y trouvent également leur compte, comme si la légèreté du geste valait comme indice de l’évidence des vérités universelles qui y sont postulées. Mais ces circonstances qui leur confèrent leur naturel, leur vivacité, leur brio marquent aussi leur limite : elles n’obéissent pas à une formalisation aussi réfléchie qu’un ouvrage comme Ainsi parlait Zarathoustra, conçu pour fonder, et non seulement pour railler, en faisant fond sur une révélation naturelle déjà donnée.
L’invention littéraire de Voltaire est l’effet de deux causes principales : son imagination spontanée bien sûr, mais aussi sa capacité obsessionnelle à formaliser les éléments tirés de ses lectures par la répétition et par le ressassement. Sa graphomanie s’unit à sa christianophobie et l’on pourrait dire que Voltaire écrit toujours le même texte et ainsi l’améliore et le transforme sans cesse. Autant que d’une esthétique de la variation, qui obéit à la nécessité de divertir le lecteur, il s’agit d’une dynamique de l’obsession et d’un affinement par la répétition. Il faudrait suivre ses remarques de critique biblique depuis leur notation jusqu’à leur formalisation, regarder comment elles finissent par prendre corps au fur et à mesure de leur réécriture. Cette improvisation sans cesse réitérée ne saurait aboutir à la création de tables de valeurs vraiment nouvelles.
La brièveté des textes n’a donc pas à voir uniquement avec l’esthétique de la conversation : elle a partie liée avec la foi en la révélation universelle donnée ailleurs que dans les livres des hommes, dans le Livre de la nature. Cette critique ne consent à sortir de son silence que parce que des limites de bêtise ou d’ignominie ont été franchies par l’adversaire. Elle n’entre dans le combat qu’avec des excuses de circonstance, affecte une colère ponctuelle, ou le détachement sous les espèces de la rapidité, de la brièveté, de la désinvolture. Souvent, elle joue sur le mélange des tonalités contradictoires qui la justifient : elle sait à la fois se mettre en colère et tenir cette colère en bride, dans le persiflage. La littérature ne sert pas à créer un nouveau monde, post-chrétien et post-biblique, mais à revenir au monde moral qui à la fois précède et transcende le christianisme, et le traverse en quelques points universels que lui-même n’a pu totalement effacer. C’est parce que ce nouveau monde n’existe pas et n’est pas en construction dans l’œuvre de Voltaire que l’ironie en devient un procédé presque compulsif. Voltaire, qui a observé les pouvoirs de la connivence sociale dans les cercles distingués, pense pouvoir élargir ses effets jusqu’à l’universel, et y parvient d’ailleurs souvent. L’« idée claire et distincte » ne lui semble pas provenir d’un raisonnement, mais il croit en la capacité presque magique de l’ironie à indiquer l’évidence. Son universalisme repose sur une foi extrême dans les pouvoirs de l’ironie, chemin de traverse de la droite raison.
Malgré tous les efforts de Voltaire pour s’informer véritablement de toutes les cultures et histoires du monde, le théisme est grevé par la certitude de trouver rapidement la voie ironique vers l’universel contenu dans chaque confession. L’efficacité de cette histoire universelle de combat n’a pu être que transitoire. Car les cultures qu’elle suscite au tribunal du christianisme ont tôt fait d’exiger une autre existence que polémique et rhétorique et ont fini par avoir l’ambition d’intéresser pour elles-mêmes. Ces cultures, flattées d’avoir été convoquées aux états généraux de l’antichristianisme, ne veulent plus quitter la place même par la force des baïonnettes, et, loin de se contenter d’exiger le théisme, le rôle qu’on leur avait assigné, elles jouent la carte de leur propre « volonté de puissance » et veulent transformer le christianisme à leur image et non seulement se réformer avec lui au nom d’un universel non seulement abstrait, mais de facture foncièrement chrétienne. Nietzsche ne peut s’arrêter à cette critique incomplète. Il ne veut pas remplacer le christianisme par son succédané théiste, ni céder au relativisme des particularismes. Il cherche à forger de nouvelles valeurs, à la fois universelles dans leur essence de valeurs et particulières en tant que « valeurs supérieures ». C’est tout le travail de ce lointain descendant de Zadig qu’est Zarathoustra.
1- Nietzsche évoque « la première discussion de Zarathoustra qui [lui] ait été envoyée (de la part d’un chrétien et antisémite et, étrangement, née en prison) » et son identification à « l’Antéchrist depuis longtemps promis » (KSB, 6, 435).
2- KSB, 6, 436.
3- KSB, 6, 438.
4- Nietzsche, dans ces mêmes lettres, évoque son échec à l’université de Leipzig : personne n’aurait osé présenter sa candidature au ministère.
5- Thomas Mann, Journal, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 2000 (année 1944).
6- GT, § 14, KSA, 1, p. 92.
7- XXI, 243-244.
8- Dialogue entre Lucrèce et Posidonius, XXIII, 57 sq. ; Dialogues d’Évhémère, 1777, XXX, 465 sq. ; Dialogue entre Marc Aurèle et un récollet, XXIII, 479 sq.
9- Trad. Renouard, op. cit. p. 315-316, ASZ, III, KSA, 4, p. 246.
10- Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin », § 3, KSA, 6, p. 367. Ici même, de manière significative, Nietzsche retrouve l’inspiration baconienne de Candide pour critiquer le moralisme zoroastrien : « Toute l’histoire est la réfutation expérimentale du principe d’un prétendu “ordre moral du monde” ».
11- 1776.
12- C’est là sans doute cette « vérité fine qui échappe au vulgaire » que la princesse Amaside voudrait « entrevoir » dans les contes « sous le voile de la fable ». Voir Le Taureau blanc, chap. IX, dans Contes en vers et en prose, op. cit., vol. II, p. 385.
13- La métaphore de l’or est une image structurante du théisme chez Voltaire. Voir les Piccini Notebooks : « La superstition est tout ce qu'on ajoute à la religion naturelle […]. La morale est la même d'un bout du monde à l'autre […]. Dieu a fait l'or ; les alchimistes veulent en faire. » Nul hasard à ce compte que l’utopie de Candide soit un eldorado.
14- En bonne logique, il imagine aussi parfois que Zoroastre n’est que le premier connu, puisqu’il ne s’agit pas pour lui, comme pour Nietzsche, d’une interprétation et donc d’une fondation volontaire de valeurs, mais de la découverte d’un gisement naturel. Chose rare ou tardive, Voltaire voit même une fois en Zoroastre un élève des Indiens : « les Pythagores et les Zoroastres sont parmi les anciens précepteurs du genre humain qui étudièrent chez les bracmanes, et qui rapportèrent dans leur patrie le peu de vérités et la foule des erreurs qu’ils avaient apprises » (Fragments historiques sur l’Inde, IIe partie, article XXI, XXIX, 165.)
15- Presque rien n’apparaît sur le sujet dans les bibliographies autorisées. C’est plutôt dans l’ouvrage récent et panoramique de Michael Stausberg, Faszination Zarathustra. Zoroaster und die Europäische Religionsgeschichte der Frühen Neuzeit, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1998 (non repris dans la bibliographie voltairienne), que le sujet est traité, singulièrement dans le long chapitre intitulé « Von Ramsay bis Voltaire », p. 838-946. Ne lui font place, en revanche, ni l’Inventaire Voltaire (Paris, Gallimard, « Quarto », 1995) entre « Zola » et « Zozo », ni le Dictionnaire Voltaire (Honoré Champion, 2003) entre « Zaïre » et « Zulime ».
16- Les sources de Voltaire sont nombreuses. Il y a Bayle et l’article « Zoroastre » de son Dictionnaire, plus proche, à bien des égards, du Zarathoustra de Nietzsche. Voltaire connaît d’abord le Sadder par l’ouvrage de Thomas Hyde, Veterum Persarum et Parthorum et Medorum religionis historia (Oxford, 1700, 2e éd. 1760) qui en contient une traduction latine. Voltaire méprise Ramsay (voir article « Cyrus » des Questions sur l’Encyclopédie) et son « Discours sur la mythologie », placé à la suite des Voyages de Cyrus (Paris, 1727). Il y a aussi l’abbé Antoine Banier, La Mythologie et les fables expliquées par l’histoire (Paris, 1738-1740), Chardin, Voyages en Perse et autres lieux de l'Orient (Amsterdam, 1711 ; voir CPN, II, p. 503, et bien sûr, tardivement, Anquetil Duperron, Zend-Avesta, ouvrage de Zoroastre, contenant les idées théologiques, physiques et morales de ce législateur, les cérémonies du culte religieux qu’il a établi, et plusieurs traits importants relatifs à l’ancienne histoire des Perses, trad. en franç. par M. Anquetil Du Perron, t. 1 et 2, Paris, 1771, CPN, I, p. 181-184.
17- C’est seulement cent de moins qu’Aristote, par exemple et bien plus que Lucien dont le nom ne revient qu’une centaine de fois sous sa plume. Apulée n’est cité qu’une quarantaine de fois. Zoroastre apparaît treize fois dans la correspondance.
18- Il note dans les Conseils à un journaliste la nécessité de mieux connaître l’Orient, notamment « la religion de Zoroastre » (XXII, 262).
19- VF2, p. 514 : « En Perse, les Guèbres ont une religion à part, qu'ils prétendent être la religion fondée par Zoroastre, et qui paraît moins folle que les autres superstitions humaines, puisqu'ils rendent un culte secret au soleil, comme à une image du Créateur » (ibid., p. 538).
20- XXII, 29. Il y reviendra souvent par la suite, en affichant moins de certitude que devant Pascal sur la manière dont ces fables répondent à ce mystère. On notera que Zoroastre réapparaît dans la deuxième Remarque.
21- 1768. Acte I, scène 4, VF66, p. 534-535.
22- Sémiramis, III, 2. VF30A, p. 209.
23- X, 402-405.
24- « Cette loi souveraine, à la Chine, au Japon, / Inspira Zoroastre, illumina Solon » (VF 32, p. 56).
25- Le Philosophe ignorant, chap. 31, et chap. 38 : « La morale me paraît tellement universelle, tellement calculée par l’Être universel qui nous a formés […] que, depuis Zoroastre jusqu’au lord Shaftesbury, je vois tous les philosophes enseigner la même morale […]. Chaque nation eut des rites religieux particuliers, et souvent d’absurdes et révoltantes opinions […] mais s’agit-il de savoir s’il faut être juste, tout l’univers est d’accord » (V62, p. 88-89).
26- Samuel Clarke reçoit une volée de bois vert pour avoir écrit dans son Discours sur les devoirs immuables de la religion naturelle et sur la vérité et la certitude de la religion chrétienne, qu’aucun grand homme parmi les païens « n'a jamais pu faire de grands progrès pour l’entière réformation du genre humain » (Traités de l'existence et des attributs de Dieu, Amsterdam, 1727-1728, II, 12-13). « Et confucius ! zoroastre, brama, numa », s’exclame le philosophe (CPN, 2, p. 650). Il note en marge d’un Plutarque une indication temporelle sur Zoroastre (CPN, 7, 2008, p. 1307).
27- Trois lettres de 1769, signées Bigex, et placées dans le sillage de La Défense de mon oncle, 1767.
28- Chap. V : « De la Perse au temps de Mahomet le prophète, et de l’ancienne religion de Zoroastre ».
29- IIe Niaiserie : « Sur Zoroastre », IIIe Niaiserie : « Du Sadder », XXIX, 551-553.
30- Dieu et les Hommes, chap. VIII : « Des anciens Persans et de Zoroastre », VF69, p. 309-311.
31- XX, 290-300.
32- Il s’agit d’une note au Discours de l’empereur Julien contre les chrétiens. Voltaire est moins prolixe sur l’autorisation de l’inceste entre frères et sœurs, dont il fait un thème et une péripétie des Guèbres. Arzame y est obligée d’épouser Arzémon qu’elle tient à tort pour son frère. Voltaire atténue ce scandale par la comparaison avec les autres civilisations, dans l’article « Inceste » des Questions sur l’Encyclopédie (XIX, 451-453).
33- Il cite vingt portes dans le chapitre V de l’Essai sur les mœurs (XI, 199-201), évoque dans Le Philosophe ignorant le catéchisme de Zoroastre qui est « d’aimer, de secourir son père et sa mère, de faire l’aumône aux pauvres, de ne jamais manquer à sa parole, de s’abstenir, quand on est dans le doute, si l’action qu’on va faire est juste ou non »). Voir aussi Un chrétien contre six juifs, IIIe Niaiserie où il cite une dizaine de « portes », avant de conclure « voilà assez de portes ». Les « portes » citées varient peu d’un texte à l’autre, et il serait intéressant de les comparer à la source de Voltaire pour voir les choix que son prérequis théiste lui impose.
34- Lettres de Memmius à Cicéron, lettre XIX, XXVIII, 461.
35- Voir Dictionnaire philosophique, VF35, p. 311 sq.
36- Cette foi est exprimée par une fable souvent rapportée par Voltaire, comme un embryon de conte philosophique, celle d’un roi dont seul le pied fut ressuscité pour avoir, d’un coup dans une auge, permis à un dromadaire assoiffé de se désaltérer.
37- Cette analyse, présente par exemple dans la première des Homélies prononcées à Londres (VF62, p. 442), est confirmée par les spécialistes contemporains. Voir Jean Varenne, Zarathoustra, Paris, Éditions du Seuil, « Points seuil, Sagesses », 1966 et mars 2006.
38- Parmi ses sources sur le manichéisme héritier de Zoroastre, Voltaire cite avec admiration l’Histoire critique de Manichée et du manichéisme, Amsterdam, 1734-39, CPN, I, p. 243-251, de l’érudit protestant Isaac de Beausobre (1659-1738), dont il dresse un portrait dans le « Catalogue des écrivains » du Siècle de Louis XIV, XIV, 39.
39- « S’il nous faut des fables, que du moins ces fables soient l’emblème de la vérité », dit l’Ingénu, au chapitre 11 du conte, dans Contes en vers et en prose, op. cit., vol. 2, p. 102.
40- Voir l’article « Figure » des Questions sur l’Encyclopédie, XIX, 125-141.
41- Dieu et les Hommes, chap. VIII : « Des anciens Persans et de Zoroastre », VF69, p. 310.
42- Zoroastre n’est toutefois pas vraiment un « philosophe » à cause de ses superstitions, notamment de son voyage au ciel, et pour s’être dit « enthousiaste » et « inspiré des dieux » (« Philosophe », Dictionnaire philosophique, VF36, p. 433-434).
43- Le Philosophe ignorant, Doute 39, VF62, p. 90.
44- « Remarques pour servir de supplément », Essai sur les mœurs, XXIV, 555.
45- « Genèse », Dictionnaire philosophique, VF36, p. 154. Jean Varenne reconnaît qu’il y a des « rencontres » entre ces religions, « sauf pour quelques détails de la symbolique », et se demande même si Daniel, à Babylone, n’a pu avoir accès à ce fonds religieux (Varenne, Zarathoustra, op. cit., p. 47).
46- « Zoroastre alla bien plus loin. La lumière et les ténèbres furent ennemis, et Arimane, dieu de la nuit, fut toujours révolté contre Oromaze, le dieu du jour : c’était une allégorie sensible, et d’une philosophie profonde. » (La Bible enfin expliquée, XXX, 5.)
47- Le Philosophe ignorant, Doute 39, VF62, p. 89.
48- Dans La Philosophie de l’histoire. Voir V59, p. 185.
49- Voir l’Évangile de l’enfance, XXVII, 487, et l’article « Épiphanie » des Questions sur l’Encyclopédie, XVIII, 562-564.
50- « Schopenhauer ou Wagner ou bien, en un mot Nietzsche » (EH, « Pourquoi j’écris de si bons livres », KSA, 6, p. 316).
51- Goethe a gardé ce passage avec le nom hellénisé du législateur perse.
52- Mahomet s’écrie : « En Égypte Osiris, Zoroastre en Asie, /Chez les Crétois Minos, Numa dans l’Italie, / À des peuples sans mœurs, et sans culte et sans rois, / Donnèrent aisément d'insuffisantes lois. / Je viens après mille ans changer ces lois grossières. » (Mahomet, acte II, scène 5, VF20, p. 209.)
53- « Je me souviens en effet d’avoir lu dans ma jeunesse des préceptes de morale dans des auteurs païens qui me firent une grande impression : je vous avouerai même que les lois de Zaleucus, de Carondas, les conseils de Confucius, les commandements moraux de Zoroastre, les maximes de Pythagore, me parurent dictés par la sagesse pour le bonheur du genre humain » (Premier Entretien, VF63A, p. 349-350).
54- Rédigé en 1745-1746. La question de Jean Lacoste : « Faut-il considérer le Prologue de Zarathoustra comme un conte philosophique ? » est tout à fait pertinente (dans « Nietzsche et la civilisation française », postface à Nietzsche, Œuvres, Robert Laffont, Bouquins, vol. 1, p. 1338-1339).
55- KSB, 5, 202.
56- Le 27 janvier 1877, KSB, 5, 216.
57- 19 [81], KSA, 8, p. 349. Cf. Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I. p. 123.
58- « Des savants », trad. Renouard, op. cit., p. 203, KSA, 4, p. 160. Voir le passage sur l’université dans notre chapitre V : « Le goût des cours européennes ».
59- « Épître dédicatoire de Zadig à la princesse Shéraa, par Sadi », une des sources possibles du nom de Zadig (Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 113 et p. 435, note 20). Voltaire attribue l’épître à Zadig dans la seconde édition du conte, de 1748 (voir ibid., p. 434, note 17).
60- Voltaire tire ainsi de l’édition du Sadder par Hyde « ce grand précepte de Zoroastre : Quand tu manges, donne à manger aux chiens, dussent-ils te mordre » (« Le Borgne », Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 115).
61- Même procédé de la citation fantaisiste de Zoroastre dans Le Taureau blanc (en fait Horace, Épîtres, I, XII, 19) dans Zadig : « Tout bien pesé, je commence à soupçonner que ce monde-ci subsiste de contradictions : Rerum concordia discors, comme disait autrefois mon maître Zoroastre en sa langue » (fin du chapitre V, Contes en vers et en prose, op. cit., vol. II, p. 379). Nietzsche cite la même alliance de mots latins dans FW, I, § 2, KSA, 3, p. 373.
62- « Le Borgne », Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 115.
63- ASZ, IV, trad. Renouard, op. cit., p. 405, KSA, 4, p. 313. Dans les poèmes fugitifs de « Plaisanterie, ruse et vengeance », il écrit aussi un distique rimé de ton voltairien « contre la vanité » : « Ne gonfle pas jusqu’à l’enflure / Ou tu seras soufflé par la moindre piqûre » (nous traduisons, KSA, 3, p. 357).
64- Ainsi la reine Astarté fait-elle référence à la fois à la déesse phénicienne de la fécondité du même nom et à l’Ishtar babylonienne qui lui correspond et que critique l’Ancien Testament. Ce syncrétisme va jusqu’à l’anachronisme et l’anatopisme puisqu’il est question des cachets de M. Arnou, un charlatan contemporain de Voltaire du knout, emprunté au folklore russe, mais les allusions de Voltaire sont transparentes pour les contemporains et ne mettent pas en danger le contrat de lecture (Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 118 et 120).
65- Ibid., p. 118 et note 38, p. 436.
66- Par exemple : « Ce qui est grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non une fin » (Prologue, § 4, KSA, 4, p. 16) ; « je veux leur montrer l’arc-en-ciel et toutes les marches qui conduisent au Surhomme » (ibid., § 9, KSA, 4, p. 25) ; « ne voyez-vous pas l’arc-en-ciel et les ponts qui mènent au Surhomme ? » (« Discours de Zarathoustra » : « De la nouvelle idole », KSA, 4, p. 61) ; « Comme Zarathoustra un jour franchissait le Grand Pont » (« De la rédemption », ASZ, II, KSA, 4, p. 117). L’arc-en-ciel appartient aussi à la couleur locale orientale de la Bible dans la Genèse et Voltaire s’étonne de son rôle symbolique contradictoire dans cet écrit ancestral (Dictionnaire philosophique, « Genèse »). Nous utilisons l’élégante traduction de Maël Renouard, op. cit.
67- Le chien est le thème d’un long développement dans le 13e Fargard. Quant au cheval, il joue un rôle important dans l’épisode du « miracle du cheval noir » dans l’Avesta, auquel Voltaire fait allusion dans l’article « Zoroastre » des Questions. Le prophète persan est, comme Zadig, en proie aux calomnies des « docteurs » qui montent un stratagème pour le déconsidérer. Ils introduisent chez lui des objets impurs (os, têtes de chats et de chiens, etc.) afin de lui attirer la réputation de sorcier et de disqualifier son enseignement auprès du roi Visthâspa, source peut-être du Moabdar de Zadig. Comme lui, il décide de jeter le « mage » dans un cachot ; mais son cheval noir « qu’il chérissait entre tous » et qui était paré d’un « harnais d’or » (dans Zadig « les bossettes de son mors sont d’or à vingt-trois carats ») devient malade (il est perdu dans Zadig) et Zoroastre promet qu’il le guérira si on le laisse sortir. La prophétie est réalisée et Zoroastre retourne en grâce. Voir J. Varenne, Zarathoustra, op. cit., p. 118-121.
68- ASZ, KSA, 4, p. 69 et 197.
69- Certes, l’« énigme et la vision » sont beaucoup plus profondes : Nietzsche leur donne un sens ontologique, celui de l’« éternel retour » ASZ, III, § 2, KSA, 4, p. 197 sq.). Voir aussi l’énigme de l’assassin de Dieu (ASZ, IV, trad. Renouard, op. cit., p. 414-415. KSA, 4, p. 427.
70- Voir J. Varenne, Zarathoustra, op. cit., p. 42.
71- Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 170 sq.
72- Ibid., p. 106.
73- « le premier mois du mariage […] est la lune de miel […] le second est la lune de l’absinthe » (ibid., p. 119).
74- ASZ, I, § 20 : « De l’enfant et du mariage », KSA, 4, p. 90. Il y insiste d’ailleurs sur « l’amertume » du « calice » de l’amour et du mariage.
75- MA, I, § 240, KSA, 2, p. 201.
76- Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 122. Bien sûr, à travers ce texte qui martèle les références au législateur perse, il s’agit d’une attaque voltairienne typique des interdits alimentaires de l’Ancien Testament. Zoroastre s’était plutôt montré partisan, comme Porphyre et dans une certaine mesure Voltaire lui-même, de l’abstinence des viandes.
77- KSA, 4, p. 11 : « Ô grand astre ! Quel serait ton bonheur si tu n’avais point ceux que tu éclaires ! ».
78- Chez Voltaire, la répétition a souvent partie liée avec l’ironie, une nuance qui n’est peut-être pas absente du texte de Nietzsche.
79- « Quand on manquait de lois, son équité en faisait qu’on aurait prises pour celles de Zoroastre » (« Le ministre », p. 128). Un passage supprimé en 1756 faisait référence au Sadder, que Voltaire prenait encore alors pour une divinité, alors qu’il est un extrait de l’Avesta.
80- On prétend qu’on est moins malheureux quand on ne l’est pas seul ; mais, selon Zoroastre, ce n’est pas par malignité, c’est par besoin » (« Le pêcheur », p. 152). « Quand on est aimé d’une belle femme, dit le grand Zoroastre, on se tire toujours d’affaire dans ce monde » (« Le basilic », p. 161), etc.
81- ASZ, IV, trad. Renouard, op. cit., p. 497, KSA, 4, p. 396.
82- Ainsi parlait Zarathoustra, « Les discours de Zarathoustra », § 19 : « De la morsure de la vipère », KSA, 4, p. 87.
83- « L’ermite », dans Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 165-170.
84- KSA, 4, p. 12-14.
85- « Jadis tu portais tes cendres aux montagnes : veux-tu aujourd’hui porter ton feu dans les vallées ? Ne crains-tu pas les châtiments des incendiaires ? » (KSA, 4, p. 12.)
86- Ibid., p. 13-14.
87- Ibid., p. 14.
88- Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 168.
89- Fin 1870 - avril 1871, 7 [99], KSA, 7, p. 161.
90- Voir la rencontre de Zarathoustra avec les « filles du désert », dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, KSA, 4, p. 379-385.
91- Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 176.
92- « Et si l’on rend ses yeux à l’aveugle, il apparaît trop de choses mauvaises sur la terre : en sorte qu’il maudit celui qui l’a guéri » trad. Renouard, op. cit. p. 223 (ASZ, KSA, 4, p. 177). L’incipit du Crocheteur borgne disait : « Nos deux yeux ne rendent pas notre condition meilleure ; l’un nous sert à voir les biens, et l’autre les maux de la vie. Bien des gens ont la mauvaise habitude de fermer le premier, et bien peu ferment le second ; voilà pourquoi il y a tant de gens qui aimeraient mieux être aveugles que de voir tout ce qu’ils voient. Heureux les borgnes qui ne sont privés que de ce mauvais œil qui gâte tout ce qu’on regarde ! » (XXI, 17.)
93- ASZ, IV, KSA, 4, p. 304-308.
94- Ce thème appartient bien à la fin de Candide comme génial palimpseste de l’Ecclésiaste. Voir notre article « Un Ecclésiaste voltairien ? », dans Jean-Charles Darmon (dir.), La Trace de l’Ecclésiaste, Paris, PUF.
95- ASZ, II, § 13, KSA, 4, p. 150.
96- Chap. VI : « Comment Mambrès rencontra trois prophètes, et leur donna un bon dîner ».
97- Contes en vers et en prose, op. cit., vol. II, p. 366.
98- ASZ, Prologue, § 10, KSA, 4, p. 27.
99- E. Guitton, Romans et contes en vers et en prose, Paris, Livre de Poche, 1994, et S. Menant, Contes en vers et en prose, op. cit.