Chapitre VIII

Un Gai Savoir pessimiste

« Je me suis mis à être un peu gai, parce qu’on m’a dit que cela est bon pour la santé1. »

Voltaire

Nietzsche et Candide

Voltaire évoque « la question que nous faisons tous dès l’âge de quinze ans : pourquoi y a-t-il du mal sur la terre ?2 ». Nietzsche écrit : « La première trace de réflexion philosophique qui me vient à l’esprit lorsque je survole ma vie, je la rencontre dans un petit écrit datant de mes treize ans et qui formule une idée sur l’origine du mal3. » Chez l’un, comme chez l’autre, le problème du Mal est premier. C’est par cette première brèche que l’« esprit libre » commence à pénétrer de l’autre côté du miroir de la morale et de la foi.

Voltaire revient sans cesse sur l’importance cruciale de cette interrogation, son ancienneté immémoriale : « Voici une question des plus difficiles et des plus importantes. Il s’agit de toute la vie humaine. Il serait bien plus important de trouver un remède à nos maux, mais il n’y en a point, et nous sommes réduits à rechercher tristement leur origine. C’est sur cette origine qu’on dispute depuis Zoroastre, et qu’on a, selon les apparences, disputé avant lui […]. L’illustre Bayle a fait assez voir comment il est difficile aux chrétiens qui admettent un seul Dieu, bon et juste, de répondre aux objections des manichéens qui reconnaissaient deux dieux, dont l’un est bon, et l’autre méchant4. »

C’est ce problème central que pose Zoroastre, le modèle historique de Zarathoustra ; c’est lui aussi qui anime Candide, le conte philosophique le plus célèbre de Voltaire. Par sa critique de l’« optimisme », Voltaire s’est placé en prédécesseur de Schopenhauer, le premier grand maître de Nietzsche. Par là, il s’inscrit dans la tradition du pessimisme moderne dont Nietzsche trace la généalogie dans un fragment posthume : « Hamlet et Schopenhauer et Voltaire et Leopardi et Byron5. »

Nietzsche connaissait bien Candide, ce « roman allemand6 » largement diffusé et imité en Allemagne, et il y fait référence à plusieurs reprises.

La nouvelle de l’établissement au Paraguay de sa sœur Elisabeth aux côtés de son mari l’antisémite Förster lui rappelle aussitôt le séjour de Candide dans la colonie jésuite du pays7 : « Je ne sous-estime absolument pas la retraite idyllique et le cultiver son jardin8 voltairien, singulièrement pour un philosophe : mais je ne voudrais pas le faire à votre manière, qui me paraît être bien trop “retour à la nature”, philosophie “pour le cher bétail”, pour le dire en plaisantant9. »

Le parallèle ironique est cinglant : le chapitre au Paraguay décrit précisément Candide comme un jeune Allemand débarqué de la « sale province de Westphalie ». Parodie savoureuse des rebondissements picaresques, il retrouve au bout du monde le frère de Cunégonde, qui, devenu révérend père et à la tête de la colonie, se montre toujours aussi entêté de ses préjugés de caste – comme le beau-frère de Nietzsche de ses préjugés de race.

Les termes de cette lettre portent la marque de la querelle entre Voltaire et Rousseau sur la valeur de la civilisation. « Retour à la nature » est une expression que Nietzsche emploie souvent pour faire allusion à l’auteur du Contrat social10. Le « cher bétail » reprend le début de la lettre, où Nietzsche avouait sa perplexité à l’idée que sa sœur dirige un élevage bovin et une fabrique laitière, mais elle renvoie aussi à la fameuse lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755, dans laquelle le « patriarche » invite l’auteur du Discours sur l’inégalité à « boire avec moi du lait de nos vaches et brouter nos herbes11 ».

Nietzsche se place clairement dans la lignée de cette lettre célèbre lorsqu’il déclare préférer rester en Europe, non seulement parce que s’y trouvent des bibliothèques, mais aussi parce qu’elle est « le siège de la science sur la terre ». Voltaire écrivait à Rousseau : « Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada […] parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l’Europe. » Nietzsche invoque aussi son mauvais état de santé, qu’il partage avec Voltaire : « Même si j’étais contraint de quitter l’Europe […], je ne pourrais, pour raison de santé, choisir aucun pays chaud12. » Il s’imagine même qu’une menace d’interdiction plane sur son livre13, à cause de la publication d’un article sévère contre lui dans un journal suisse ; par là, il se place dans la tradition, évoquée dans Aurore, des luttes de l’« esprit libre » contre la censure et même la police, dans la lignée du philosophe persécuté14.

Le pessimisme de Pococuranté

Une autre référence à Candide montre que Nietzsche avait une connaissance intime du conte, qu’il a très probablement relu lors de son séjour à Sorrente durant l’hiver 1876-1877, dans la période préparatoire de Humain, trop humain. Nietzsche, reprenant un mot de l’abbé Galiani, affuble Helvétius du surnom de « sénateur Pococuranté », comparant le fermier général à la figure de l’aristocrate vénitien de la fin de Candide15. Or, Pococuranté est un personnage singulier dans la littérature classique.

Socialement, il n’est pas l’aristocrate vaniteux, comme le « petit marquis » moliéresque que devient Jeannot quand il devient « marquis de la Jeannotière »16. Il n’est pas le courtisan lascif auquel Mlle de Saint-Yves « succombe par vertu » dans L’Ingénu17, ni le hobereau provincial, ce Lefranc de Pompignan qui donne matière à « rire longtemps18 ». Du point de vue typologique, cet aristocrate riche et blasé n’est pas l’équivalent de l’atrabilaire de la comédie, ce n’est pas un Alceste ulcéré par l’hypocrisie mondaine et la vanité sociale. Nulle exaspération ne s’exprime en lui, nulle violence dans la détestation, mais un mépris désabusé. Son état d’âme, c’est le dégoût né de la satiété. Il ressent un ennui universel, que rien ne peut divertir, ni les plaisirs du corps, ni ceux de l’âme19. C’est une esquisse du spleen, une humeur que l’anglomane Voltaire connaissait20, une figure moderne de l’Ecclésiaste : il ressent la vanité universelle en souverain rassasié, en humain qui a épuisé le champ du possible.

Ce personnage se situe aux antipodes d’une misanthropie née d’un « ressentiment » d’origine « plébéienne », gonflé de sentiments vertueux, telle que Nietzsche la prête volontiers à Rousseau. Le dégoût du sénateur n’a rien non plus d’une mortification théologique à la Pascal, d’une angoisse des deux infinis. Il éprouve le mépris de l’aristocrate d’une République florissante, un type intermédiaire entre le « grand seigneur » et ce « banquier » dont Nietzsche voulait, après Stendhal, imiter la froideur stylistique21. Il se tient à un point limite de l’accomplissement personnel dans le siècle ; il est le « mondain » comblé et vieilli.

Ce pessimiste sans complaisance n’est pas non plus Hamlet, l’ancêtre des « enfants du siècle ». Il ne ressent plus la frustration existentielle de l’adolescent. Avec Pococuranté, Voltaire acclimate Hamlet dans son univers, des décennies après l’avoir introduit en France. Il n’est pas un prince « à la tour abolie », ni quelque jeune roi détrôné22, mais un « grand seigneur » – le terme même que Nietzsche emploie pour parler de lui à travers Voltaire, et dont use Sganarelle pour parler de Dom Juan, son « méchant homme » de maître. Il n’échappe pas, par la féerie qui s’attache aux têtes couronnées, à la réalité sociale, dont il est un privilégié sans magie. Ce nouveau Salomon sécularisé éprouve un grand dégoût qui est aussi le revers du goût classique, mais qui ne sert pas, comme dans l’Ecclésiaste, à donner une impulsion vers la transcendance. En ce sens, il annonce peut-être certains accents de Zarathoustra : « Dans ce qu’il y a de meilleur, il y a encore de quoi se dégoûter ; et même le meilleur est quelque chose qu’il faut dépasser23. »

Dégoût et critique du génie

Voltaire met en scène, à la fin du chapitre, une sorte de moralité, le jugement contradictoire prononcé sur Pococuranté par l’optimiste Candide et le pessimiste Martin : « Or çà, dit Candide à Martin, vous conviendrez que voilà le plus heureux de tous les hommes, car il est au-dessus de tout ce qu’il possède. – Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu’il est dégoûté de tout ce qu’il possède ? […] – Mais, dit Candide, n’y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à sentir des défauts où les autres hommes croient voir des beautés ? – C’est-à-dire, reprit Martin, qu’il y a du plaisir à n’avoir pas de plaisir24 ? »

Voltaire met en scène ici la fascination exercée par le pessimisme. Il met en scène le moment d’hésitation axiologique de l’inversion des valeurs et confie au lucide Martin la tâche de révéler et de dépasser la contradiction (« il y a du plaisir à n’avoir pas de plaisir ? »), pour retrouver un sens plus simple de la santé, dans son lien avec le vrai goût. Celui-ci consiste en un équilibre : démêler les « beautés » et les « défauts » d’une œuvre et jouir d’autant plus de ses beautés que l’on en a mieux remarqué les défauts25.

Pococuranté est évidemment un double radicalisé de Voltaire dont Nietzsche connaissait le goût délicat voire difficile26. Il pouvait d’ailleurs retrouver presque mot pour mot dans ces pages la critique de l’opéra développée dans l’Épître dédicatoire de Sémiramis27.

On retrouve ici les idées voltairiennes poussées à leur limite. Malgré l’opposition bien connue aux thèses de Rousseau contre les « sciences et les arts », le sénateur vénitien balaye l’histoire des sciences d’un revers de la main au nom de l’utilité, un peu comme Voltaire avait mis l’accent sur le rôle du hasard dans les Lettres philosophiques28. Il va plus loin que l’amateur sévère du Temple du goût et disqualifie tous les arts libéraux, de la musique instrumentale à la peinture, frappée tout entière en Raphaël par un raisonnement a fortiori29. Nietzsche, aussi peu amateur d’art visuel que Voltaire, tant la musique et la poésie dramatique fascinent davantage la mobilité d’esprit de ces iconoclastes, a, lui aussi, surtout écrit sur Raphaël30.

Le pessimiste lâche des sentences sur le monde qui le libèrent de la considération de son propre intérêt ou des convenances. Il s’apparente, en ce sens, à l’esprit libre. La critique excessive de Raphaël rappelle aussi un aphorisme de Nietzsche sur les mobiles sournois à l’origine de l’idéalisation du génie : « Pensant du bien de nous, mais n’attendant pourtant pas du tout de nous de pouvoir former seulement l’ébauche d’un tableau de Raphaël ou une scène pareille à celles d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que le talent de ces choses est un miracle tout à fait démesuré, un hasard fort rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi que notre vanité, notre amour-propre, favorise le culte du génie : car ce n’est qu’à condition d’être supposé très éloigné de nous, comme un miraculum, qu’il ne nous blesse pas31. » Pococuranté ne croit pas davantage à cette forme de miracle et de transcendance qu’est le « génie ». Il représente, au sein de l’œuvre de Voltaire, la caricature de sa pensée radicalement séculière.

Outre le plus grand des peintres, l’« illustrissime » raille le premier des poètes : Homère l’ennuie. Ce sentiment est, selon lui, partagé par les « savants », malgré l’admiration de rigueur qu’ils professent. Voltaire ne fait ici encore qu’exagérer sa propre opinion, comme Nietzsche l’avait lui-même noté : « Voltaire a dit : “Si les admirateurs d’Homère étaient sincères, ils avoueraient l’ennui que leur cause souvent leur favori”32 » et il note dans Par-delà Bien et Mal que les représentations d’une culture noble, comme la France du XVIIe siècle, Saint-Évremond et encore son écho lointain Voltaire, avaient du mal à s’approprier Homère33. Nietzsche n’a pu qu’être sensible à cette raillerie des philologues qui pratiquent leur science sans conscience. Surtout, cette retenue face aux admirations à l’emporte-pièce préfigure la critique de la notion de génie, tel que Nietzsche l’a exprimée au sujet de Raphaël. Le chapitre de Par-delà Bien et Mal dédié à l’esprit libre fustige pareillement « le pire de tous les goûts, le goût de l’absolu », propre à une jeunesse pas encore dégrossie par une « longue suite de déceptions »34. Il s’agit, chez les deux auteurs, de l’héritage de leur maître classique Horace et du fameux vers de l’Art poétique que Nietzsche paraphrase ailleurs : « Indignor quandoque bonus dormitat Homerus35. »

Ce que révèle ici Pococuranté, ce n’est donc pas seulement le dégoût par satiété, mais, porté à l’excès, un mouvement de désacralisation du génie propre au « goût de Voltaire » et à son refus des admirations convenues36. Les réserves de Voltaire vis-à-vis des grands génies qu’il admire, Shakespeare, Homère ou Corneille dans ses Commentaires, ont souvent été portées au compte d’une incapacité mesquine à l’enthousiasme et d’une jalousie d’auteur. Ce refus de « l’enthousiasme » est l’expression d’un « goût » en parfaite cohérence avec sa critique religieuse et ses positions scientifiques hostiles aux inventeurs de « systèmes »37. C’est par une retenue aristocratique de principe, à la base de l’indépendance d’esprit, que Voltaire affiche cette circonspection et se tient à distance de tout enthousiasme excessif même pour ceux qu’il admire avec passion. Le goût de Voltaire est bien le produit de la distinction, dans tous les sens du terme.

Dans le « dégoût » de Pococuranté, il a dépeint une dérive de ce goût, mais il serait trop irénique de ne voir dans ce personnage que la peinture d’une déviance ou d’un excès, au sens d’Aristote. Ses saillies font passer un frisson qui dépasse la crédulité de Candide et le bon sens de Martin. Elles incarnent une tendance profonde, celle d’un dessillement intégral sur les choses du monde, une forme nouvelle de pessimisme. La réduction des plus belles choses à leur sinistre concrétude frappe durablement le lecteur. Rarement sans doute on avait su rabattre à ce point les idéalisations et projections humaines sur leur misérable support réel. Rarement, l’on avait peint l’ennui avec des couleurs aussi fortes et présenté aux hommes, sans la moindre intention apologétique, le miroir de leur insatisfaction radicale. Seul l’auteur du Mondain peut-être, nouveau Salomon à sa manière, pouvait offrir cette réversion parfaite de son idéal de bonheur terrestre. La valeur de l’insatisfaction humaine est en cause, un phénomène dont Nietzsche cherche aussi à percer la dualité : « Je considère toutes les formes métaphysiques de la pensée humaine comme la conséquence d’une insatisfaction chez l’homme, d’un instinct qui l’attire vers un avenir plus haut, surhumain – avec cette particularité que les hommes veulent fuir eux-mêmes dans l’au-delà : au lieu de travailler à la construction de cet avenir. Un contresens des natures supérieures qui souffrent de la laideur de l’image de l’homme38. »

Le personnage de Voltaire se refuse précisément à déployer son insatisfaction dans la métaphysique ou dans l’intériorité. Pococuranté est un Ecclésiaste sans pieux épilogue ni morale des « œuvres », un Qohélet qui ne trouve absolument rien de « bon »39. L’absence de deus ex machina métaphysique confirme le caractère radicalement séculier de ce dégoût, que figure la crudité concrète des images. La réfutation de Martin a l’intérêt d’indiquer que son détour par l’Ecclésiaste fait découvrir à Voltaire une sagesse toute naturelle : « Il n’est de vrais plaisirs qu’avec de vrais besoins », un vers de sa traduction en vers du livre biblique que Schopenhauer reprendra. Elle exprime une attitude que Nietzsche a appréciée : replonger les forces du goût et de la raison dans la nature, pour fonder une sagesse de la vie, par-delà la vérité. Pour autant, le bon sens de Martin ne suffit pas, la réponse se situe à un autre niveau : l’avancée du conte, son « trottoir roulant » « bête comme la vie », pour reprendre à la fois Flaubert sur Candide et Proust sur Flaubert40. La force aveugle d’un devenir incontrôlable vient « embarquer » les personnages et le lecteur dans un monde sans au-delà, ni idéal. Si la peinture a été, pour une fois, évoquée, c’est sans doute parce qu’elle est l’art le plus facilement réductible à un misérable arrangement du réel, un fragment lugubre du monde. Elle fixe, comme un miroir mal dépoli, la vision de la vanité de toutes choses et de l’impuissance humaine, bientôt emportée dans le flux universel. Tous les jugements de Pococuranté sont donc des a fortiori contre le bonheur humain, la manière, propre à l’homme sécularisé arrivé au seuil du succès terrestre, de dire la « vanité des vanités ».

Écrire le Mal

Comment aborder fidèlement le problème du Mal sans tomber dans la mélancolie religieuse et sans trahir le tragique de l’existence ? C’est l’équation qu’essaye de résoudre Candide.

La fidélité au problème du Mal tend à la destruction des formes traditionnelles. La conscience du Mal impose une esthétique qui n’est, au fond, qu’une éthique de l’écriture philosophique. La liberté acquise dans la contrainte permet de transcender les genres, elle donne la souplesse nécessaire pour affronter les problèmes abyssaux que les formes convenues ne savent qu’amortir.

Les théodicées ne peuvent a priori résoudre un problème qu’elles posent dans un cadre qui en contient la négation et le dépassement. Elles cherchent d’emblée à rationaliser le problème du Mal, à le subjuguer et subsumer sous un autre concept, à le justifier au nom d’une fin. La « probité » du penseur est en cause : la rationalité dont il fait parade n’est-elle pas qu’une ratiocination superficielle ? Le Mal requiert d’autres accents et la gaieté terrible de Candide déchire le voile de cette inadéquation.

La position authentique du problème du Mal ébranle la philosophie au point de l’entraîner vers « ses au-delà », notamment la littérature41. Nietzsche lui-même regrette a posteriori, dans l’« essai d’autocritique » qu’il a mis en tête de la Naissance de la tragédie, de ne pas avoir rendu d’abord la profondeur du réel par une mimesis artistique : « Elle aurait dû chanter, cette âme42. » Malgré le lyrisme nocturne de sa prose et la hardiesse qui provoqua la colère des philologues patentés, il exprime ses remords d’avoir rédigé son livre dans une forme conventionnelle de traité, à laquelle il ne revint plus par la suite. Après les quelques pamphlets des Considérations inactuelles, son style philosophique abandonne l’écriture continue et adopte sinon la forme aphoristique et fragmentaire, du moins celles d’une suite de pamphlets, sortes de « rogatons » et « petits pâtés » à la Voltaire, ou la fable philosophique comme Ainsi parlait Zarathoustra.

Voltaire, il est vrai, a peu usé de l’aphorisme43, mais ce qui prime, plus profondément que l’identité des genres, c’est la parenté de l’impulsion première qui déborde les formes traditionnelles de l’exposition philosophique et ne daigne se déchaîner que dans la brièveté et l’urgence d’une parole qui se sent toujours incapable de prendre la mesure du monde qu’ouvre le chemin du Mal.

Candide, comme toutes les œuvres philosophiques de Voltaire qui jouent avec les formes conventionnelles44, toute cette multiplication de libelles, de « pamphlets » ou de poèmes, doit être rapprochée de la grande « satire » philosophique que constitue l’œuvre de Nietzsche. Le caractère protéiforme de cette « danse » littéraire s’explique, avant la virtuosité, par cette chaîne des chaînes qu’est la fidélité au réel et à sa violence indicible.

La naissance de la philosophie commence par l’interrogation sur la tragédie humaine. L’art tragique est la première forme artistique qui rend sensible et pensable le problème du Mal. La persistance du Mal, malgré le progrès des sciences et des arts et la régularité des lois divines du monde, dont le tremblement de terre de Lisbonne montre les limites, relance sans cesse une réflexion philosophique qui ne veut pas conclure, malgré l’impatience de savoir. Elle ne peut plus consister que dans la série de « doutes45 » d’un « ignorant », une suite de questions encyclopédiques sur le monde, un enchaînement d’aventures inachevées qu’un tempo picaresque entasse. Si ce problème premier, qui nous importe le plus, reste sans réponse, toute la métaphysique mérite-t-elle davatange qu’un rapide regard de dégoût et qu’une revue, à marche forcée, de son terrain irrégulier, l’herborisation sardonique de ses prétentions et de ses erreurs ?

Les théodicées et les dialectiques sont des formes raffinées de dénégation du Mal46, qui trahissent un manque de courage, une vertu intellectuelle sans cesse mise en avant par Nietzsche qui voit en Voltaire un « esprit des plus intrépides47 ». Le réflexe des auteurs de théodicées consiste, en voulant prévenir le risque d’athéisme, à dénier le Mal, parce que cette fidélité au Dieu providentiel est toujours plus facile que d’épouser les formes de ce qui nous déborde. Le problème du Mal exigerait de l’écriture philosophique une réforme permanente, un déchirement et une dévaluation constante de ses formes, toujours incapables de rendre compte de la puissance de l’intuition originaire : ce rythme syncopé de l’insaisissable est celui même de Candide et des formes fragmentaires et fuyantes de Nietzsche.

Le suicide ou le néant attirant

Le pouvoir du Mal suscite des interrogations sur la valeur de la vie, dont Hamlet, ce premier jalon de la tradition pessimiste, est le grand exemple. Voltaire n’a pas été par hasard le premier introducteur de Shakespeare en France et le traducteur infatigable du fameux monologue sur la valeur de l’existence, dont l’intensité dramatique repose sur la tentation du suicide.

Les Lettres philosophiques présentent au public français l’une des premières versions françaises du monologue, en alexandrins48. C’est déjà un morceau « su de tout le monde », mais outre sa célébrité et sa force, l’intérêt de Voltaire pour la question débattue explique aussi son choix. À côté de saillies contre le christianisme, le clergé et la fausse grandeur sociale49, bien moins sensibles dans l’original, son adaptation sait rendre la peur de la mort que la montée du scepticisme et de l’incrédulité transforme en angoisse du néant. Le mot, absent du texte anglais, apparaît dès le deuxième vers de la traduction :

« […] il faut choisir, et passer à l’instant

De la vie à la mort, ou de l’être au néant50. »

Voltaire fut sans doute, en son temps, l’un des auteurs les plus hantés par le néant, le fond de vide sur lequel se déploient l’énergie fébrile du « Mondain » et l’architecture théiste. Sa poésie en est marquée, au point de préfigurer de sombres Fêtes galantes. Les « Adieux à la vie », écrits l’année de sa mort, juxtaposent le carnaval frivole et la pensée de la mort :

« Petits papillons d’un moment,

Invisibles marionnettes,

Qui volez si rapidement

De polichinelle au néant,

Dites-moi donc ce que vous êtes51. »

Dans une autre pièce célèbre, « L’Amour et l’Amitié », Voltaire utilisait déjà le même rythme pour fondre de semblables antithèses morbides :

« Quel mortel s’est jamais flatté

D’un rendez-vous à l’agonie. »

Dans ce même poème, l’ultime pirouette de la bienséance courtoise explique seule que le terme de « néant » n’occupe que l’avant-dernière rime et n’en dise pas le dernier mot :

« Nous naissons, nous vivons, bergère,

Nous mourrons, sans savoir comment ;

Chacun est parti du néant :

Où va-t-il ? Dieu le sait, ma chère. »

La légèreté de Voltaire n’est pas une banale insouciance, mais une victoire de la courtoisie, de la vitalité inhérente à l’idéal social de la civilisation, un jeu de vertige sur la lucidité du vide.

La traduction de « To be or not to be » marque l’émergence d’un tragique moderne, reposant sur le scepticisme à l’égard de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu. Le masque d’un pluriel païen n’y change rien, elle remet en question le Dieu chrétien lui-même :

« Dieux cruels ! s’il en est, éclairez mon courage. »

L’hypothèse de l’Enfer n’apparaît plus que sous la forme d’un douteux on-dit :

« On nous menace, on dit que cette courte vie

De tourments éternels est aussitôt suivie. »

Cette traduction rend bien la succession de retournements que suscite cette angoisse nouvelle. C’est alternativement la vie et la mort (le terme, omniprésent dans le passage, occupe toutes les places stratégiques des vers) qui sont dépeints comme un enfer. Ces rebondissements entraînent le renversement des perspectives traditionnelles : l’image traditionnelle du sommeil du juste se retourne en oxymore d’un « affreux réveil », dans ce qui est peut-être le plus beau moment du passage :

« C’est la fin de nos maux, c’est mon unique asile ;

Après de longs transports, c’est un sommeil tranquille ;

On s’endort, et tout meurt. Mais un affreux réveil

Doit succéder peut-être aux douceurs du sommeil. »

Voltaire interpole l’image saisissante du réveil brutal de la mort, là où dans le texte original, ce sont les rêves qui viennent perturber la vision d’un paisible sommeil :

« For in that sleep of death what dreams may come. »

Cette traduction, qui est une vraie recréation, déploie une dialectique d’une ironie sombre qui annonce la mélancolie de Schopenhauer et son idée que ce monde est en fait le « pire des mondes possibles » : car pire encore, il n’aurait tout simplement pu exister. Ici, le monde est un enfer que l’enfer de la mort adoucit : « Eh ! Qui pourrait sans toi supporter cette vie ? »

Le traducteur de Shakespeare n’est donc pas seulement un esprit curieux des Lumières, ouvert à la poésie étrangère. Cette adaptation qui ne manque pas de souffle en fait le passeur du spleen et du pessimisme, qui écrit la préface du deuxième romantisme, celui du déclin des élégies et de l’inventaire des rêves, celui de Flaubert et même de Baudelaire, ce premier wagnérien remarqué par Nietzsche.

La tradition inaugurée par Hamlet a stimulé les réflexions sur le suicide comme la conséquence d’un pessimisme vécu52. Influence de ses déboires avec Rohan, de sa faillite, de l’exil, de la mort de sa sœur, le voyage en Angleterre, patrie traditionnelle du suicide et du spleen, est le moment le plus intense des réflexions de Voltaire sur la mort volontaire. Il ébauche un Essai sur le suicide en 1726, année de tous les malheurs pour le jeune écrivain53.

La tragédie, forme d’art du pessimisme, est l’un des hauts lieux de cette méditation. C’est l’une des issues du héros tragique, de la Phèdre d’Euripide à l’Ajax de Sophocle, de la Déjanire des Trachiniennes à la Jocaste de l’Œdipe grec… Le suicide est un élément constant des tragédies de Voltaire. Schopenhauer cite Palmyre dans Mahomet54, mais il existe aussi une apologie du suicide, toujours doublée d’une critique du christianisme, dans le grand monologue d’Alzire55. L’avant-dernière scène de L’Orphelin de la Chine voit Idamé et son époux Zamti sur le point de mettre fin à leurs jours défendre la liberté de se donner la mort :

« Ne saurons-nous mourir que par l’ordre d’un roi ?

[…] Les mortels généreux disposent de leur sort :

Pourquoi des mains d’un maître attendre ici la mort ?

L’homme était-il donc né pour tant de dépendance56 ! »

On pense aussi au fameux distique de Mérope :

« Quand on a tout perdu, quand on n’a plus d’espoir,

La vie est un opprobre et la mort un devoir57. »

Comme chez Schopenhauer, la « négation de la volonté » marque la suprême liberté. Nietzsche aussi développe cette idée dans un chapitre de Ainsi parlait Zarathoustra au titre évocateur, « Sur la mort libre » : « Meurs au bon moment ; c’est l’enseignement de Zarathoustra58. »

Voltaire note qu’à part dans un passage ambigu du Coran59, le suicide n’est pas expressément interdit dans les livres monothéistes, même si, dans des textes annexes, toutes les religions l’ont condamné60. Le théiste s’intéresse à cette question morale qu’il essaye de traiter en dehors de toute révélation, par l’induction historique et la réflexion éthique. Il défend Caton contre l’accusation de faiblesse lancée par La Motte : « Il y a quelque ridicule à dire que Caton se tua par faiblesse. Il faut une âme forte pour surmonter ainsi l’instinct le plus puissant de la nature. Cette force est quelquefois celle d’un frénétique ; mais un frénétique n’est pas faible61. » Il distingue les suicides d’humeur ou de faiblesse et les suicides de courage et de vertu62.

Voltaire apparaît hanté et attiré par le néant, sans cesse davantage à mesure que sa dernière heure approchait. Son dernier conte en vers, Le Songe creux, se clôt sur un appel « à l’anéantissement » à la fois lyrique et grinçant :

« […] j’aperçus un fantôme effrayant,

Plein de fumée, et tout enflé de vent,

Et qui semblait me fermer le passage.

Que me veux-tu ? dis-je à ce personnage.

Rien, me dit-il, car je suis le Néant.

Eh bien, mon roi, je me jette en tes bras.

Puisqu’en ton sein tout l’univers se plonge,

Tiens, prends mes vers, ma personne, et mon songe :

Je porte envie au mortel fortuné

Qui t’appartient au moment qu’il est né63. »

Cette vision de l’anéantissement comme une plongée reprend, quoique de manière indistincte avec la thématique de la « vanité » chez l’Ecclésiaste, la métaphore héraclitéenne, si importante chez Nietzsche, du flux de toutes choses64. Elle annonce les nombreux appels au Néant du romantisme noir d’un Leconte de Lisle ou d’un Wagner. Les deux derniers vers expriment le credo pessimiste lui-même : il vaut mieux ne pas être né. Voltaire en a déjà donné une version en vers, sur les mêmes rimes, dans le Précis de l’Ecclésiaste :

« Ô mortel infortuné !

Soit que ton âme jouisse

Du moment qui t’est donné,

Soit que la mort le finisse,

L’un et l’autre est un supplice :

Il vaut mieux n’être point né65. »

La suite du passage exprime sans détours le même jugement contre la valeur de la vie :

« Le néant est préférable

À nos funestes travaux,

Au mélange lamentable

Des faux biens et des vrais maux,

À notre espoir périssable

Qu’engloutissent les tombeaux ».

On peut rapprocher ces vers de ceux d’un poète janséniste, Louis Racine, fils du grand dramaturge et condisciple de Voltaire au lycée Louis-le-Grand :

« Et périsse à jamais le jour infortuné

Où l’on dit à mon père : “Un enfant vous est né66.” »

Cette proximité d’inspiration suggère que Voltaire exprime un sentiment tragique dont le modèle lui vient du pessimisme janséniste. Voltaire est bien, comme Nietzsche, hanté par Pascal. Quant à Schopenhauer, il est à la fois le Pascal de Nietzsche et un voltairien – mais quel voltairien ? Essentiellement, le descendant du Voltaire pessimiste, acariâtre, celui qui s’écrie que « les hommes sont faits pour être dévorés par les chagrins, comme les mouches par les araignées67 », celui que hantent de sombres fantasmes d’insectes annonciateurs des « mouches de la grand-place » et des atroces tarentules de Ainsi parlait Zarathoustra68.

Surtout, la formule selon laquelle « il vaut mieux n’être point né » est omniprésente aussi chez le premier Nietzsche. Elle exprime ce qu’il nomme « la terrifiante sagesse de Silène » : « Misérable race d’éphémères, enfants du hasard et de la peine, pourquoi m’obliger à te dire ce que tu as le moins intérêt à entendre ? Le bien suprême, il t’est absolument inaccessible : c’est de ne pas être né, de ne pas être, de n’être rien. En revanche, le second des biens, il est pour toi – et c’est de mourir sous peu69. »

Nietzsche ne connaît probablement pas tous ces textes, mais il a bien reçu, par l’intermédiaire de Schopenhauer, un Voltaire tiré du côté du pessimisme, plutôt qu’un maître optimiste des Lumières. Ce relais l’a rendu sensible à la dualité de Voltaire qui s’exprime dans une prose dissonante et syncopée dont Candide est le modèle. Il compose une fugue impossible où l’allegro vient sauver le texte de la stridence où il retombe sans cesse. L’accélération offre à la dissonance un constant « divertissement ». Voltaire est un grand musicien de la prose, audacieux en son siècle d’harmonie, qui a su faire surgir la plus grande dissidence possible dans les règles et le règne de la consonance : là se joue sans doute aussi, pour le musicien Nietzsche, un plaisir de l’oreille, toujours à l’affût de ce que la musique indique d’avancée dans la pensée. Le « tempo » de Voltaire est la forme qui lui permet de montrer et en même temps de recouvrir les déchirements lucides de la dissonance.

« Boucherie universelle » et tentation végétarienne

C’est dans ce contexte que Nietzsche s’empare d’un nouveau symptôme : l’amitié de Voltaire pour les animaux qui lui semble aboutir à l’apologie du régime végétarien. Voltaire inaugurerait une tradition qui se poursuit chez les deux premiers maîtres de Nietzsche. Schopenhauer, misanthrope néo-bouddhiste, philosophe flanqué de son caniche70 nommé Brahma71 se fait l’apôtre du végétarisme et de l’unité de la nature. Wagner lui-même, à la suite de l’auteur du Monde, avait fait l’apologie du végétarisme dans Religion et art (1880). Ennemi de l’abattage et de la vivisection, il avait exprimé ses vues dès 1879 dans sa Lettre ouverte à M. Ernst von Weber, auteur du traité « Les chambres de torture de la science ».

Nietzsche évoque l’amour de Voltaire pour les animaux dans un fragment du printemps 1880 - printemps 1881 : « Il n’est pas nécessaire d’aimer les animaux pour haïr les humains. Comme Schopenhauer. Qu’on pense à Voltaire, le premier, qui –72. » Il s’agit sans doute d’un fragment préparatoire à l’aphorisme 99 du Gai Savoir, qui prépare le numéro 101 consacré à Voltaire selon une savante progression polyphonique : « Schopenhauerien est le prêche de Wagner en faveur de la pitié, dans les rapports avec les bêtes ; on sait qu’en cette matière le précurseur de Wagner fut Voltaire qui, semblable en cela à ses successeurs, sut peut-être déjà travestir en pitié pour les animaux sa haine contre certaines choses et certaines gens73. » Wagner lui-même connaissait cette filiation voltairienne, comme le note Cosima : « Il [Richard Wagner] fait l’éloge du XVIIIe siècle, de la sympathie de Voltaire et de Rousseau pour les animaux et déclare que la situation que nous vivons aujourd’hui avec la vivisection ne peut être qualifiée que de barbare74. »

Trois ans plus tard, dans un fragment daté entre l’été et l’automne 1884, Nietzsche revient sur ce symptôme : « La gaucherie pédantesque et provinciale du vieux Kant, le manque de goût grotesque de ce Chinois de Königsberg, qui était pourtant un homme de devoir et un fonctionnaire prussien : et la contrainte intérieure – et le cosmopolitisme de Schopenhauer, qui n’en pouvait pas moins s’enthousiasmer pour le piteux petit-bourgeois, comme Kotzebue : et éprouvait de la pitié pour les bêtes, comme Voltaire75 ».

Le Gai Savoir attaque aussi, à l’aide du néologisme Vegetarianer (végétariens), les Wagnerianer (wagnériens). Le végétarisme incite à la consommation d’alcool, et pire encore : « par un contrecoup plus subtil, cette nourriture pousse aussi à des façons de penser et de sentir qui ont un effet narcotique76. »

La suite de l’aphorisme attribue aux « philosophes hindous » la volonté, en imposant le régime végétarien, de faire valoir dans l’ordre de la morale et de la pensée « le besoin qu’ils sont, eux, capables de satisfaire ». Le végétarisme a partie liée avec la narcose religieuse, ce que confirme Parsifal. Dans Le Cas Wagner, au titre judiciaire mais aussi médical, Nietzsche affirme de même : « L’épuisé est attiré par ce qui lui nuit : le végétarien par le légume77. »

Qu’en est-il vraiment de Voltaire ? La boutade inaugurale de l’article « Carême » du Dictionnaire philosophique propose une généalogie blasphématoire du jeûne qu’il ramène à son origine naturelle, la diète : « Les premiers qui s’avisèrent de jeûner se mirent-ils à ce régime par ordonnance du médecin pour avoir eu des indigestions78 ? » Ici encore, la maladie sert à Voltaire non seulement de métaphore mais de point de repère physiologique pour fonder une religion saine et rationnelle, le théisme. La deuxième question de l’article, tout aussi insolente, s’apparente à un soupçon nietzschéen sur la « décadence » chrétienne : « Le défaut d’appétit qu’on se sent dans la tristesse fut-il la première origine des jours de jeûne prescrits dans les religions tristes79 ? »

L’expression de « religions tristes » touche juste : elle rappelle celle des « passions tristes » de la psychologie classique et préfigure l’analyse comparée des religions au nom des notions de santé, de vie et de « gai savoir ». Par cette généralisation, Voltaire distille la fine raillerie sur le lien généalogique entre christianisme et religions orientales80.

Si Voltaire raille le carême et le jeûne de Jésus au désert qui en fonde l’obligation, il n’en est pas moins un ami des bêtes et un diététicien de l’aversion pour la viande. Il a été marqué par la figure du néo-platonicien Porphyre à laquelle Nietzsche ne semble pas s’être tellement arrêté, à part dans son opuscule de jeunesse Les Philosophes préplatoniciens, où il l’utilise essentiellement comme source sur la vie du végétarien Pythagore81.

Voltaire semble avoir découvert Porphyre vers 1761 dans la traduction de Lévesque de Burigny datant de 1747 et le philosophe néo-platonicien et antichrétien est devenu une de ses références favorites82. Il prend même le nom du néo-platonicien comme surnom à côté des « Épictètes » que sont pour lui d’Alembert et Condorcet83. Les volailles de basse-cour de son Dialogue du chapon et de la poularde, à qui Voltaire donne la parole, d’une manière bien différente des fables traditionnelles84, se réfèrent doctement au philosophe grec, leur protecteur85.

Un autre point rapproche Voltaire de Porphyre : le philosophe fut un « grand ennemi » du christianisme, lui qui pourtant avait tout d’« un Père de l’Église ». Porphyre est un masque tout trouvé pour exprimer ses propres idées sur les bêtes : « Il ne parle point de métempsycose, mais il regarde les animaux comme nos frères, parce qu’ils sont animés comme nous, qu’ils ont les mêmes principes de vie, qu’ils ont ainsi que nous des idées, du sentiment, de la mémoire, de l’industrie. Il ne leur manque que la parole ; s’ils l’avaient, oserions-nous les tuer et les manger ? Oserions-nous commettre ces fratricides86 ? » Le théisme, en éloignant Dieu de l’ici-bas et en délivrant l’homme de son attention indiscrète, élargit la fraternité humaine à une fraternité terrestre qui englobe les animaux. Cette fraternité de tout le vivant et les exigences de sa maladie ont soumis Voltaire à la tentation du végétarisme à partir de son installation à Ferney. Une lettre à Burigny du 12 septembre 1761 semble déjà faire état de la distance entre la théorie et la pratique observée dans l’article « Viande » des Questions : « Au reste, je fais plus de cas de Porphyre. J’espère qu’il me corrigera87. » Un mois avant sa mort, une lettre à son médecin Tronchin, témoigne d’un tel régime : « Comment puis-je être continuellement empoisonné de tant de glaires dans les entrailles, lorsque je ne mange ni viande ni poisson88 ? »

Voltaire renforce cette aversion en développant un point de satire : « Les tyrans et les fourbes sont tous mangeurs de viande89. » Nietzsche retrouve ce stéréotype dans L’Antéchrist : « Le prêtre avait, avec rigueur, avec pédanterie, jusqu’au grands et aux petits impôts qu’on l’on avait à lui payer (sans oublier les morceaux de viande les plus savoureux : car le prêtre est un dévoreur de beefsteak)90. » Cette rencontre, fondée sans doute sur l’histoire antique d’Hérodote et de la religion égyptienne en particulier, souligne les convergences du soupçon. Le prêtre qui accapare la viande doit être mis en parallèle avec le sanglant sacrifice des animaux.

La question du régime et des interdits alimentaires est essentielle car ils sont des instruments de la tyrannie sacerdotale. L’esprit libre au contraire se compose son propre régime comme il découvre ses propres valeurs et vertus et là encore, la maladie a été un chemin vers l’indépendance. On voit aussi ici à quel point la satire de Voltaire est profondément liée à la typologie de Nietzsche.

Le maître de Porphyre, Pythagore, le grand réformateur de la Grande-Grèce, est l’une des figures qui a le plus attiré l’attention des deux philosophes91. Voltaire le met en scène dans un autre texte consacré au végétarisme, L’Aventure indienne, opuscule en forme de conte originellement attaché au Philosophe ignorant 92. Pris de compassion pour une huître, Pythagore repose sur le rocher le mollusque convoité : « Pythagore avança quelques pas ; il trouva une huître qui bâillait sur un petit rocher ; il n’avait point encore embrassé cette admirable loi par laquelle il est défendu de manger les animaux nos semblables93. »

« Admirable loi » : l’expression est sans ambiguïté et implique bien l’éloge du végétarisme. Amateur de « tous les plaisirs » dans sa jeunesse, Voltaire a donc été au moins tenté par ce régime pour des raisons philosophiques et non seulement médicales. Il est sûr, en tout cas que, si Voltaire n’a peut-être pas suivi à la lettre les préceptes du végétarisme, il en a prêché à plusieurs reprises les principes et qu’il portait en lui cette sensibilité délicate des pythagoriciens et de leurs maîtres orientaux94. Le caustique Voltaire partage la douceur végétarienne des Indiens et voit dans les sacrifices animaliers réalisés par les prêtres ou à leur demande une propédeutique à la violence. L’article « Viande. Viande défendue, viande dangereuse » des Questions sur l’Encyclopédie enseigne que les brahmanes « furent les premiers qui s’imposèrent la loi de ne manger d’aucun animal. Comme ils croyaient que les âmes passaient et repassaient des corps humains dans ceux des bêtes, ils ne voulaient point manger leurs parents. Peut-être leur meilleure raison était la crainte d’accoutumer les hommes au carnage, et de leur inspirer des mœurs féroces95 ». Voltaire fait donc le parallèle entre la métempsycose et l’abstinence de la chair des animaux, tandis que dans l’Essai sur les mœurs il privilégiait la théorie des climats : « En général, les hommes du Midi oriental ont reçu de la nature des mœurs plus douces que les peuples de notre Occident ; leur climat les dispose à l’abstinence des liqueurs fortes et de la chair des animaux, nourritures qui aigrissent le sang et portent souvent à la férocité96. »

Les réformateurs s’intéressent de près aux usages des nations et à leurs pratiques alimentaires, ce qui fait leur chair et leur sang. Voltaire est hanté par tout ce qui peut ramener l’homme à l’état de bête sauvage. La fameuse « boucherie héroïque » de la guerre dans Candide n’est pas une métaphore hasardée. Elle témoigne d’une horreur viscérale du sang versé – le « sang » (cruor en latin) qui est l’étymologie même de la cruauté. La Saint-Barthélemy aussi, dont l’anniversaire le rendait malade, compose un tableau de « carnage »97.

Voltaire anticipe Schopenhauer, le premier maître de Nietzsche, contre lequel le Français lui donnera aussi des armes. Il y a chez lui une morale de la compassion qui surenchérit sur le christianisme en même temps qu’elle en retrouve les accents et jusqu’à l’image christique de l’agnus Dei : « Quel est le barbare qui pourrait faire rôtir un agneau, si cet agneau nous conjurait par un discours attendrissant de n’être point à la fois assassin et anthropophage »98 ? La morale théiste s’élargit en une morale universelle qui inclut le bouddhisme et réconcilie l’humanité avec les animaux séparés par la Genèse.

Pour Nietzsche, cette compassion, point commun entre Voltaire et Rousseau, est un symptôme de décadence99. C’est une hypersensibilité qui déstabilise l’organisme et assimilable à une forme de stupéfiant, plus raffiné mais tout aussi capable de susciter l’accoutumance que les drogues ordinaires ou l’alcool. Elle est précisément la narcose qui va de pair avec le végétarisme, auquel elle est liée physiologiquement. Le dégoût de la viande naît de la pitié envers les « cadavres » et la répulsion face au « carnage ». Elle signe l’incapacité physique et psychique à accepter la loi de destruction de la nature, reconnue et décrite avec acuité et une horreur irrépressible par Voltaire et Schopenhauer. Le grand morceau de bravoure oratoire de Voltaire sur le thème végétarien est sans doute à chercher dans son opuscule peu conu Il faut prendre un parti ou le Principe d’action. Le chapitre « Du mal, et en premier lieu de la destruction des bêtes » révèle le rapport de la question végétarienne avec la problématique du Mal100. Notre pitié pour les bêtes n’est pas un simple abus de la projection anthropomorphique et de l’inférence analogique, elle repose sur l’anthropologie théiste et antichrétienne de Voltaire. C’est précisément en refusant le scénario anthropomorphique de la Bible que les humains reprennent conscience du fait qu’ils sont « animaux comme eux ». La consommation de viande est une mauvaise habitude qui a contrarié notre impulsion première et naturelle : « Les enfants qui pleurent la mort du premier poulet qu’ils voient égorger, en rient au second. » Ce scandale morbide a forcément à voir avec l’influence maléfique du sacerdoce : « Il n’est que trop certain que ce carnage dégoûtant, étalé sans cesse dans nos boucheries et dans nos cuisines, ne nous paraît pas un mal, au contraire, nous regardons cette horreur, souvent pestilentielle, comme une bénédiction du Seigneur et nous avons encore des prières dans lesquelles on le remercie de ces meurtres. Qu’y a-t-il pourtant de plus abominable que de se nourrir continuellement de cadavres ? »

Le regard s’élargit alors en un tableau pessimiste du scandale d’une nature dont le meurtre est le premier aliment : « Non seulement nous passons notre vie à tuer et à dévorer ce que nous avons tué, mais tous les animaux s’égorgent les uns les autres ; ils y sont portés par un attrait invincible. Depuis les plus petits insectes jusqu’au rhinocéros et à l’éléphant, la terre n’est qu’un vaste champ de guerres, d’embûches, de carnage, de destruction ; il n’est point d’animal qui n’ait sa proie, et qui, pour la saisir, n’emploie l’équivalent de la ruse et de la rage avec laquelle l’exécrable araignée attire et dévore la mouche innocente. »

Voltaire est bien un intermédiaire entre les grandes prédications des héros de Shakespeare sur la valeur de la vie, qui n’est qu’une « moving shadow » et un « tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing », et les grandes envolées pessimistes de Schopenhauer.

L’expression en apparence anodine qu’emploie Voltaire, celle d’un « attrait invincible », est lourde de sens : elle fait discrètement allusion à la loi newtonienne de l’attraction, l’un des fondements de l’optimisme de Voltaire, dont la suite du texte donne précisément le tableau inversé : « Ce qui est encore le plus cruel, c’est que, dans cette horrible scène de meurtres toujours renouvelés, on voit évidemment un dessein formé de perpétuer toutes les espèces par les cadavres sanglants de leurs ennemis mutuels. Ces victimes n’expirent qu’après que la nature a soigneusement pourvu à en fournir de nouvelles. » Voltaire conclut : « Tout renaît pour le meurtre. »

La loi de la nature, qui semblait devoir garantir la marche du monde contient donc le Mal, du moins à l’échelle des êtres vivants : ce n’est pas seulement, comme chez Malebranche, que les lois générales, bonnes en elles-mêmes, produisent des effets occasionnellement douloureux ou malheureux, c’est le fond même du « dessein » de la vie de se servir non seulement de la mort, mais du « meurtre »101. Voltaire accède à la vision pessimiste du monde, celle qui consiste à lire dans les lois de la nature et dans les conditions mêmes de la vie le « dessein formé » d’un cycle de carnage indissociable de sa prospérité et de sa renaissance. À défaut d’une solution à ce ballottement entre optimisme et pessimisme, Voltaire s’abandonne à la charge polémique contre la religion chrétienne : « Cependant je ne vois aucun moraliste parmi nous, aucun de nos loquaces prédicateurs, aucun même de nos tartuffes, qui ait fait la moindre réflexion sur cette habitude affreuse, devenue chez nous nature » et précise, anticipant l’orientalisme de Schopenhauer : « Il faut remonter jusqu’au pieux Porphyre, et aux compatissants pythagoriciens, pour trouver quelqu’un qui nous fasse honte de notre sanglante gloutonnerie ; ou bien il faut voyager chez les brames. » Finalement, sa pensée polémique met en lumière la contradiction entre la superstition du jeûne et de l’abstinence de chair le vendredi, et l’indifférence coupable à un Mal étrangement refoulé qu’elle recouvre : « Car, pour nos moines que le caprice de leurs fondateurs a fait renoncer à la chair, ils sont meurtriers de soles et de turbots, s’ils ne le sont pas de perdrix et de cailles ; et ni parmi les moines, ni dans le concile de Trente, ni dans nos assemblées du clergé, ni dans nos académies, on ne s’est encore avisé de donner le nom de mal à cette boucherie universelle. On n’y a pas plus songé dans les conciles que dans les cabarets. » Ce problème de la dévoration universelle laisse Voltaire dans l’indétermination sceptique. Dans l’article « Tout est Bien » du Dictionnaire philosophique, il conclut un tableau semblable de l’entremangerie générale par une conclusion prudente : « Mettons à la fin de presque tous les chapitres de métaphysique les deux lettres des juges romains quand ils n’entendaient pas une cause : N. L., non liquet, cela n’est pas clair102. »

Ainsi, Voltaire, en critiquant le dogme du jeûne, trouve des intuitions satiriques sur les « religions tristes », mais son théisme, la vague de fond de la compassion chrétienne et la surenchère morale propre aux libres penseurs français le rapprochent de l’extrême amitié pour les bêtes professées par les brahmes ainsi que du végétarisme. Par là, il est bien le précurseur de Schopenhauer qui articule un tableau sanglant des lois absurdes et cruelles de l’existence à une pitié pour les animaux qui cache non seulement une misanthropie, mais une forme de nihilisme. Cette parenté avec Schopenhauer attire l’attention de Nietzsche, Elle signale certes une faiblesse, mais aussi une appartenance. Elle n’est pas le dernier mot du Voltaire de Nietzsche qui, en vertu même de ses stratégies de réaction à la dépression pessimiste, sera aussi pour lui un maître de « gai savoir », poison et remède.

La pierre de touche de la maladie

L’obsession du problème du Mal scelle une parenté entre les deux philosophes qui s’enracine aussi dans une expérience qu’ils partagent : la maladie. Nietzsche a trouvé dans les Lettres choisies les aveux de « l’hypocondre V.103 », qui était un vrai malade : fortes douleurs oculaires devant le retour des neiges suisses et embarras gastriques sont la matrice de métaphores récurrentes de la vision et de la digestion, dont il faut sentir l’authentique inscription corporelle, chez les deux auteurs.

La souffrance du corps marque l’appartenance de Voltaire, loin de son image de « philosophe des Lumières » progressiste, à la tradition des grands malades. Cette lecture typologique libère Voltaire de son contexte historique : il n’est plus seulement mis en parallèle avec ses inestimables contemporains, les Patouillet, les Fenouillot de Falbaire et les Gentil-Bernard, mais il dépasse les frontières des siècles et des nations pour rejoindre les grands poètes romantiques européens, Byron et Leopardi.

Point d’accroche ambivalent d’une identification de Nietzsche à Voltaire, la maladie vaut donc aussi comme sceau de la « probité » philosophique : elle témoigne d’une connaissance intime du Mal, d’un dépassement courageux de conditions de vie pénibles. Elle offre, dit le philosophe, « un point de vue sur la santé ». La maladie est le fond sur lequel ressortent les élaborations telles que le « goût » – cette seconde nature qui sert de réflexes à l’homme civilisé. Le « bon goût » se dit d’ailleurs, en allemand, le « goût sain ». La mémoire sublimée du corps malade sert de pierre de touche des idées. Intensificateur de l’expérience de pensée, la maladie révèle les facilités dans les systèmes, tout ce qui, ramené au critère du corps, ne tient pas ou simplement ne convient pas à l’idiosyncrasie de chacun. Épreuve individuelle, la maladie est un chemin vers soi-même. Elle est le fameux « marteau » de Nietzsche, qui permet d’ausculter la solidité des philosophies. Elle leste le philosophe dans le physique et le terrestre et lui offre son recul face à l’idéalisme des consolations métaphysiques.

La maladie offre l’ouverture directe sur l’Être qu’était censée offrir la musique chez Schopenhauer et le premier Nietzsche. C’est elle, et non le système conventionnel, originellement lié à la poésie, des représentations musicales, qui offre au philosophe son nouveau levier d’Archimède104. Elle est le vrai point de repère naturel qui lui permet de reconnaître si ses propres attitudes, ou celles des autres, sont inspirées par la « grande santé ». La maladie enseigne que la santé se situe toujours par-delà la médication. Elle s’exprime dans les qualités de l’homme tragique : probité, lucidité, audace et humour qui définissent le « gai savoir ». L’art et le rire ne sont pas des remèdes, mais des signes de la « grande santé », acquiescement à la vie tout entière, y compris à ses abîmes et à ses cycles maladifs, nécessaires à l’équilibre cruel du monde. C’est sur le fond de sa propre maladie que Nietzsche a pu comprendre le sens et le charme de la musique de la prose voltairienne, de son apparente superficialité, de sa « belle apparence » et de son recours au rire. Ce style est la forme vivante, profondément apollinienne, d’une santé narquoise conquise sur la douleur que les consolations et les théodicées ne réussissent qu’à faire durer en restant dans le domaine du médicament.

Dans cette optique, le conte de Voltaire, Les Deux Consolés propose moins un apologue banal sur la patience qu’une critique sans appel des rhétoriques de la consolation rationnelle. Plus que le ridicule de Citophile, praticien du genre scolaire de la consolation, héritage de Sénèque fort en vogue chez les pères jésuites, l’essentiel est l’inefficacité tragique de la raison sur le Mal et la toute-puissance des forces aveugles et souveraines de la « vie », symbolisées par le temps, sur les choses humaines. Cette connaissance des limites de la raison et cette conscience du rôle des forces naturelles de cicatrisation révèlent une fois de plus un philosophe des Lumières atypique. Le « bon sens » de Voltaire, inlassablement raillé comme « bourgeois » depuis le XIXe siècle, est un instrument de la sagesse, une force d’équilibre et une instance de bridage d’un instinct de vérité parfois destructeur.

Nietzsche aussi est hostile aux consolations, cette autre forme de narcotique, étendue à la philosophie, qui crée un faux entre-deux entre la santé et la maladie et fait obstacle à toute véritable guérison. Le « soupçon » découvre plus qu’un gauche pédant dans le consolateur, une figure d’escroc supérieur, qui nourrit et perpétue le mal avec ses « remèdes miracles ». L’anesthésie narcotique est plus dangereuse que la sensation de souffrance, destin qu’il faut savoir accepter et aimer.

Mutiler, éborgner, châtrer

L’expérience du Mal habite ces pensées. Voltaire est hanté par l’angoisse de mutilation. Il l’exprime en choisissant d’entrer dans la carrière tragique par un Œdipe. En même temps, au même moment, il écrit Le Crocheteur borgne, version ironique de l’aveuglement et figuration parodique du problème du Mal105. Quelques décennies avant de représenter Pangloss éborgné, ce conte met déjà en scène un homme qui n’a perdu qu’un œil, le « mauvais », et gardé « le bon », celui qui voit tout le Bien du monde alors que l’autre n’en percevait que le Mal. À ces deux visions du monde correspondent aussi déjà les deux œuvres de Voltaire, dans ces deux genres aussi éloignés qu’une tragédie de goût aussi grec que possible et un conte léger et lumineux. L’ambivalence originelle de la réponse de Voltaire au problème du Mal est déjà en place.

La parabole du conte est claire : elle joue sur la tension entre la réalité du problème du Mal et notre subjectivité. Elle suppose que la double postulation de l’optimisme et du pessimisme doit beaucoup à la posture profonde de chacun dans sa singularité. L’appréciation de la valeur de la vie réside bien, comme la beauté selon le proverbe, « in the eye of the beholder » : « Nos deux yeux ne rendent pas notre condition meilleure ; l’un nous sert à voir les biens, l’autre les maux de la vie ; bien des gens ont la mauvaise habitude de fermer le premier, et bien peu ferment le second ; voilà pourquoi il y a tant de gens qui aimeraient mieux être aveugles que de voir tout ce qu’ils voient106. » Le conte donne à voir le problème du Mal dans un travestissement lumineux, ironique et onirique, fantaisiste et aristocratique, dans l’ordre apollinien en somme107.

Le motif de l’œil qui voit le Bien et de celui qui voit le Mal semble d’ailleurs, sous ses dehors de reprise comique du « mauvais œil » oriental, participer d’une interrogation constante du siècle des Lumières sur le pouvoir du sujet sur l’objet. « Heureux les borgnes qui ne sont privés que de ce mauvais œil qui gâte tout ce qu’on regarde ! » : en tentant l’éloge paradoxal d’une mutilation heureuse, Le Crocheteur borgne allège un instant la lourde pensée inverse : la prise de conscience effrayante du caractère irréductible du Mal. Schopenhauer cite à raison une phrase éloquente de Voltaire : « Le bonheur n’est qu’un rêve mais la douleur est réelle. » Le Mal est précisément ce qui reste à jamais d’obstacle dans l’objet, la limite du volontarisme des Lumières et du mirage d’un règlement du problème de l’objet dans la conduite du sujet. Le Mal est réel. Le problème du Mal est la position la plus pathétique des limites dont la critique kantienne balise le territoire108. Il ne pouvait être posé avec autant d’acuité qu’au siècle du volontarisme philosophique dont il est le point aveugle et la limite scandaleuse. Nul ne pouvait mieux le poser que le plus réaliste et le plus « hypocondre » des « philosophes ». En y insistant, Voltaire creuse ainsi lui-même la limite des Lumières d’une manière bien différente de Rousseau qui ne cherche qu’à saper le prestige moral des sciences et des arts.

Bien entendu, l’idée de fermer l’œil qui voit le mal fait aussi écho aux évangiles, où il est demandé de s’arracher l’œil de celui qui pense à mal. Nietzsche rappelle un passage de Marc : « Si ton œil t’irrite, jette-le loin de toi. Il est meilleur pour toi d’entrer borgne dans le royaume de Dieu, que d’avoir deux yeux et d’être jeté dans le feu de l’enfer109. » Il découvre ensuite dans Matthieu une « incitation à la castration » : « Qui voit une femme pour la désirer, il a déjà rompu le mariage avec elle dans son cœur. Mais si ton œil droit t’irrite, arrache-le et jette-le loin de toi. Il est meilleur pour toi qu’un de tes membres se corrompe et que ton corps entier ne soit pas jeté dans l’enfer110. » Le lien entre l’œil et le désir, entre l’éborgnement et la castration est bien connu111.

Les prêtres brandissent leurs caducées et les métaphysiciens leurs théodicées, ils se font passer pour des médecins ; mais ils sont justement ceux qui ne font qu’aggraver le Mal général et qui vivent à ses dépens, soit qu’ils l’exagèrent pour déprimer l’humanité, soit qu’ils l’allègent facticement, à l’aide de leurs arguments providentiels. Le « fanatisme moral » incarne ce Mal ajouté au Mal par l’ascétisme. Le personnage comique du castrateur castré traverse ces satires, eunuques moralisateurs chez Nietzsche112, castrats pontificaux chez Voltaire113, y compris sur le mode animalier dans le dialogue entre le poulet devenu Chapon et la poule faite Poularde114. Un bref chapitre du Commentaire du Livre des délits et des peines s’intéresse à cette « espèce de mutilation » à laquelle Origène s’est soumis pour suivre Matthieu qui disait : « Il en est qui se sont châtrés eux-mêmes pour le royaume des cieux115. »

Parmi ces images du Mal donné et du Mal ajouté qui se veulent les plus violentes possibles, la maladie de la pierre et l’opération de la vessie sont souvent invoquées par Voltaire, par exemple dans Le Philosophe ignorant116. Le choix des maladies génitales exprime le véritable pessimisme, qui relie la naissance et la mort et souligne la contradiction dans les lois mêmes de la nature. Le « philosophe ignorant », amené à l’Hôpital, observe : « environ mille personnes des deux sexes, qui ressemblaient à des spectres hideux, et qu’on frottait d’un certain métal parce qu’ils avaient suivi la loi de la nature, et parce que la nature avait, je ne sais comment, pris la précaution d’empoisonner en eux la source de la vie ».

Voltaire revient souvent à cette contradiction inscrite dans le corps humain lui-même, notamment dans les Questions sur l’Encyclopédie117, où il s’étonne, cette fois, de la proximité naturelle et hideuse des fonctions de reproduction, théoriquement liées à l’âme, et de « déjection » – une interrogation qui frappa Baudelaire et que lui emprunte encore Nietzsche118.

La « grande santé » du « monstre gai »

René Pomeau écrivait : « Voltaire traverse le pessimisme ; il n’y succombe jamais119. » Plus encore, il enseigne à le soigner et apprend à en guérir. Il présente un prototype de position et du dépassement du pessimisme.

La métaphysique illusoire de la négation du « vouloir-vivre », la mélasse de la « mélodie continue » et l’enlisement mélancolique dans l’imitatio Christi ne constituent que des prolongations et des complications de la maladie. La brièveté, l’alacrité, la luminosité et la netteté, les « grâces », l’« esprit », l’élégance et la frivolité assumée de Voltaire, comme plus tard la rigueur de Stendhal et l’ensoleillement méditerranéen de Bizet, sont autant de qualités de la santé qui scintillent devant les yeux du malade, une vraie « promesse de bonheur ». Par sa vivacité de bretteur qui sait affronter le Mal sans se laisser entraîner plus loin que l’escarmouche, par son adresse à démêler ce qui est enchevêtré, à parfiler120 ce qui est emmêlé, à simplifier au nom de la santé, le meilleur Voltaire montre à Nietzsche une issue aux profondeurs labyrinthiques d’une maladie aggravée par le tempo de l’idéalisme allemand.

Le mouvement de santé voltairien n’est pas seulement le geste du convalescent qui secoue le joug de son mal, c’est aussi un mouvement de médecin. La concision et la précision de la prose tiennent de l’opération chirurgicale. Surtout, comment ne pas articuler les deux pôles du pessimisme de Voltaire et ses réussites dansantes ? N’a-t-il pas écrit beaucoup de livres qui marquent des victoires comme le souhaitait Nietzsche, c’est-à-dire « le meilleur remède121 » ? Le « grand seigneur de l’esprit » ne se montre pas malade à son public choisi. Il se présente en pleine action, en plein combat, en pleine victoire. Le carnaval des adversaires sert à extérioriser le mal et à l’incarner dans des figures de substitution. Les mouvements de la silhouette voltairienne sont sinon les mouvements de la santé, du moins des mouvements de santé, ceux des premières victoires contre la maladie, dont elles dépendent encore, mais d’où elles tirent aussi leur urgence et leur énergie. Le style de Voltaire est une danse narquoise sur l’abîme, une forme de guerre sublimée. L’œil de philologue de Nietzsche a su apercevoir entre les lignes et dans les multiples mouvements de la prose cette gestuelle et presque cette geste, où son oreille a reconnu aussi une musicalité grecque. L’agilité et la vivacité de Voltaire sont celles de l’« esprit », à comparer avec l’inventivité de la nature : « Je comprends sous le terme d’esprit, comme on voit, la prudence, la patience, la ruse, la dissimulation, la grande maîtrise de soi et tout ce qui est mimicry (à cette dernière appartient une grande part de ce qu’on appelle la vertu)122. »

Même la carrière de Voltaire, ses dissimulations et ses dénégations mensongères de paternité d’ouvrage, la duplicité de son caractère, la mascarade de ses pseudonymes, la flatterie des puissants, bref sa « mobilité » et sa « nature méphistophélique » : tout ce qui d’ordinaire répugne au lecteur moral apparaît pour la première fois chez l’immoraliste Nietzsche comme la promesse d’un développement sain et naturel de l’animal humain. Il s’agit de la danse d’une « seconde nature », non d’un « retour » vers le passé. Voltaire indique la meilleure thérapeutique, celle qui se moque de la thérapeutique, la victoire qui danse, la gaieté qui vaut mieux que médecine.

Les « Lumières » ne sont si alertes et si allègres chez Voltaire que parce qu’elles proviennent du fond obscur de la dépression janséniste et du regard dessillé sur l’abîme, d’où elles tirent leur vigueur guérisseuse et leur puissance d’enchantement. Voltaire est par excellence l’artiste des Lumières qui donne à la raison le visage de la « belle apparence ». La Naissance de la tragédie le sait, l’art est là : « Seule théodicée satisfaisante ! L’existence sous le clair soleil de tels dieux est ressentie comme le désirable en soi et le chagrin des hommes homériques ne se rapporte qu’au congé, surtout au congé prochain qu’il en faudra prendre. » L’instinct apollinien propose « l’inversion » pure et simple de « la sagesse de Silène »123. Il masque les horreurs titanesques de l’existence que révèlent les mythes d’Œdipe et de Prométhée ; il nourrit le puissant désir de vivre des Grecs, exprimé par l’ombre d’Achille dans l’Odyssée.

Cette analyse incite à ne pas confondre bonheur et gaieté. Voltaire n’est pas « le dernier écrivain heureux ». C’est un « monstre gai » aux antipodes du « sentimental ennuyeux », selon le mot de Galiani que Nietzsche croyait de Voltaire124. C’est l’erreur de Barthes de passer sans transition de la notion de bonheur à celle de fête : « En somme, ce qui nous sépare peut-être de Voltaire, c’est qu’il fut un écrivain heureux. Nul mieux que lui n’a donné au combat de la Raison l’allure d’une fête125. » La « fête », Nietzsche l’avait bien compris qui insistait sur l’enracinement de la tragédie dans les Grandes Dionysies et les processions printanières, n’est pas un moment de « bonheur », mais la décharge d’une énergie accumulée – exactement ce que fait Voltaire comme Vollender, individu qui achève, dans une décharge explosive, une lignée de contrainte. Voltaire n’est pas le metteur en scène de la fête artificielle d’un combat bourgeois gagné d’avance, le triomphe du bonheur et de la raison, mais le moment éruptif d’une énergie emmagasinée dans la contrainte sous Louis XIV et de siècle en siècle, à travers les efforts renaissants, héritiers de l’Antiquité. C’est la discipline chrétienne elle-même qui finit par pouvoir se passer de ses chaînes, et danser. Alors sans doute Voltaire éprouve-t-il la joie de la puissance à sentir converger en lui dans ce moment de l’Europe toutes ces forces longtemps en puissance.

La satire se déchaîne naturellement sur ceux qui cherchent à occulter la dureté du monde qui fait la trame tangible de l’existence quotidienne des grands malades amoureux de la « grande santé ». La cruauté satirique appartient au sursaut vital de la guérison, et ses cibles favorites sont les mauvais médecins de l’âme et de la civilisation, ces innombrables charlatans soupçonnés de prolonger les maladies et même de les susciter pour asseoir leur pouvoir menteur.

Le ballet des charlatans

Le sarcasme et la satire sont, par le « sentiment de puissance » qu’ils procurent, un aliment immoraliste du « Gai Savoir ». Au fond, celui qui est gai est toujours un « monstre », comme le « sentimental » est toujours « ennuyeux », tant l’objet finit par contaminer le sujet. « À force de regarder dans l’abîme, l’abîme regarde en toi126. » À force d’affronter le démon, le philosophe devient lui-même démon, comme il devient sphinx lui-même à force d’interroger le sphinx127. Le « hideux sourire » de Voltaire n’est peut-être qu’un reflet du sourire de ce Sphinx assassin que Voltaire dévisage depuis qu’il l’a mis en scène au milieu de la peste, dans sa première tragédie. Celui qui regarde en face de tels visages, lorsqu’il se tourne vers les facilités de l’optimisme ou de l’idéalisme ne peut réfréner une joie maligne, une Schadenfreude, un rire monstrueux qui se prolonge et raffine aussitôt en « rire olympien » devant l’innocuité des pédants minuscules. Ils subliment leur rage devant les réputations usurpées et s’adonnent au plaisir artiste de la caricature. L’injure qui fuse alors, sous la plume de Nietzsche et sous celle de Voltaire, est souvent la même : « Charlatans ! » C’est ce terme qui, au regard de la timidité qu’ils leur prêtent devant le Mal et le monde, caractérise même les plus grands, Platon, Leibniz, Spinoza, Kant, les Pères de l’Église…

Dans l’article « Charlatan » de l’Encyclopédie dû à Jaucourt, seul le charlatanisme médical est abordé. Voltaire, dans les Questions sur l’Encyclopédie consacre en revanche la deuxième section de son article à la « charlatanerie des sciences et de la littérature »128. Comme chez tout écrivain classique et philologue, le sens propre est toujours sensible derrière le sens figuré. En ce sens, la fidélité philologique est un ferment poétique. Elle aide la désacralisation comique et met en évidence la bassesse d’une généalogie. Voltaire pour évoquer mille exemples de charlatanerie en littérature, philosophie et religion, met en scène des bonimenteurs de foire habiles à vendre leur drogue, leur orviétan129. Le terme de « drogue » n’est pas indifférent. Il rappelle que le « charlatan » est bien celui qui assène des narcotiques au lieu de remèdes. Le charlatan est donc un mixte de mauvais médecin et de mauvais comédien, ces deux figures centrales des polémiques de Nietzsche.

Nietzsche avait pu rencontrer dans une lettre à Madame Du Deffand recueillie dans les Lettres choisies cet élargissement de la notion médicale de charlatan à tous les domaines intellectuels : « Ce monde-ci est plein, comme vous savez, de charlatans en médecine, en morale, en théologie, en politique, en philosophie130. » Si Platon est le charlatan par excellence, Socrate n’est pas épargné, même par Voltaire : « N’y avait-il pas un peu de charlatanisme dans Socrate avec son démon familier, et la déclaration précise d’Apollon, qui le proclama le plus sage de tous les hommes ? Comment Rollin, dans son histoire, peut-il raisonner d’après cet oracle ? Comment ne fait-il pas connaître à la jeunesse que c’était une pure charlatanerie »131 ? La suite du passage est intéressante : « Socrate prit mal son temps. Peut-être cent ans plus tôt aurait-il gouverné Athènes. » Voltaire est sensible aux ruses de la « volonté de puissance » des philosophes et du premier d’entre eux, Socrate. De même que Nietzsche rapportait complaisamment, dans le Crépuscule des idoles, l’analyse d’un physiognomoniste sur les instincts que trahissait le visage de Socrate132, ou comparait Platon à Mahomet133, Voltaire était conscient de la lutte pour la puissance que traduit et recouvre le combat intellectuel et philosophique, et du rôle d’un certain charlatanisme dans ces ambitions. Il écrit aussitôt après : « Tout chef de secte en philosophie a été un peu charlatan : mais les plus grands de tous ont été ceux qui ont aspiré à la domination. »

Passés par les fourches Caudines du Mal et de la maladie, et amants d’une « probité » qui est l’une des vertus de la « grande santé », Nietzsche et Voltaire portent un regard satirique sur la « scène philosophique » et n’y trouvent presque plus que des « danseurs de corde » et des bonimenteurs. Voltaire déploie toutes les richesses de cette image comique. C’est d’abord la pantalonnade des « docteurs » de la commedia autant que de l’academia : « Les sciences ne pouvaient guère être sans charlatanerie. On veut faire recevoir ses opinions : le docteur subtil veut éclipser le docteur angélique ; le docteur profond veut régner seul. Chacun bâtit son système de physique, de métaphysique, de théologie scolastique : c’est à qui fera valoir sa marchandise. » Il reprend sa critique des tours de passe-passe idéalistes qui reposent sur un faux monnayage lexical : « Y a-t-il une charlatanerie plus grande que de mettre les mots à la place des choses, et de vouloir que les autres croient ce que vous ne croyez pas vous-même ? » Ce qui à la fois permet et trahit cette imposture, c’est l’emphase, caractéristique du charlatan selon son étymologie134. Cette question n’était que l’introduction à une charge contre trois philosophes, trois silhouettes aussi aisément reconnaissables que celles des ombres d’une lanterne magique ou des personnages de la farce : « L’un établit des tourbillons de matière subtile, rameuse, globuleuse, striée, cannelée 135 ; l’autre, des éléments de matière qui ne sont point matière, et une harmonie préétablie qui fait que l’horloge du corps sonne l’heure quand l’horloge de l’âme la montre par son aiguille136. Ces chimères trouvent des partisans pendant quelques années. » Voltaire file la métaphore avec un plaisir manifeste, pour attaquer les premiers balbutiements de l’évolutionnisme : « Quand ces drogues sont passées de mode, de nouveaux énergumènes montent sur le théâtre ambulant : ils bannissent les germes du monde, ils disent que la mer a produit les montagnes, et que les hommes ont autrefois été poissons. »

Le portrait du philosophe en charlatan est rendu possible par une conversion des énergies de la comédie au bénéfice de la critique. Tout un pan de cette polémique résulte de la culture et l’exercice littéraires des deux philosophes : soudain, un discours jusqu’alors exclu du champ professionnel de la philosophie y fait son entrée fracassante. La satire poétique n’est plus un lieu extérieur, le circuit et la coulisse de la pensée, un travestissement compartimenté, relégué aux confins de la ville et de la cour. Elle entre soudain dans les espaces clos de la philosophie, jette sur elle un éclairage qui la réduit à un spectacle de grotesques et réclame à la place une pensée incarnée à la mesure de celle que produit le discours poétique. Comme Voltaire, Nietzsche est un Vollender qui détourne tout un ensemble de traditions littéraires, notamment les moralistes et les comiques, au profit de sa polémique philosophique et de sa réforme des « mœurs ».

Le surgissement du type italien du charlatan marque l’entrée en scène de Molière dans l’histoire des idées, dont l’extraordinaire puissance comique et déjà philosophique est relayée par Voltaire avant de l’être par Nietzsche. Molière est lui aussi un antécédent français négligé, car il fut un grand créateur de types, du fait de son appartenance à la « société de Louis XIV », fixiste en matière sociale et par conséquent psychologique137. Nietzsche a rencontré, ou retrouvé, dans les Lettres choisies l’usage satirique que la polémique peut faire des types de la comédie classique. Une lettre à Madame Du Deffand se réfère aux médecins de Molière138, à cette fameuse « casse » à laquelle Sganarelle s’étonnait que Dom Juan ne crût point, et surtout à cette virtus dormitiva du troisième intermède du Malade imaginaire. Nietzsche l’exploitera contre Kant dans Par-delà Bien et Mal, dans la partie consacrée aux « Préjugés des philosophes », titre on ne peut plus voltairien : « À propos, demande Nietzsche, comment l’opium fait-il dormir ? “En vertu d’une faculté139”, de la virtus dormitiva, répond le médecin de Molière :

“quia est in eo virtus dormitiva

cujus est natura sensus assoupire”

Mais de telles réponses relèvent de la comédie140. »

La tautologie est l’une des ruses les plus grossières et l’un des ridicules les plus visibles du charlatanisme intellectuel. La caricature de Molière révèle un tour typique de l’Université, qui, dans ses disputations et autres soutenances assimilables à des danses bouffonnes, ne demande aux bachelieri que des réponses formelles qui permettent à la « faculté » de continuer de dormir. Les « chaires de la vertu » sont d’ailleurs, dans Zarathoustra, des chaires du sommeil141. La lumière crue de la satire donne à voir, comme sous les feux de la rampe, le prestidigitateur à l’œuvre derrière le masque et sous le « bonnet fourré ». Nietzsche, à la manière de Voltaire, sertit son texte de cette plaisanterie moliéresque comme un leitmotiv qui reparait à intervalles mesurés dans l’aphorisme. La fin du texte y revient encore pour planter le coup final : « – Si l’on songe ainsi à l’immense influence que “la philosophie allemande” – on comprend, je l’espère, son droit à des guillemets – a exercée dans toute l’Europe, une certaine virtus dormitiva, n’en doutons pas, n’y était pas étrangère : on était ravi […] d’avoir, grâce à la philosophie allemande, un contrepoison contre le sensualisme encore trop puissant qui se déversait du siècle précédent dans celui-ci. Bref, “sensus assoupire…”. »

Nietzsche avait pu lire dans une des Lettres choisies de Voltaire à Condorcet une préfiguration de ce jeu moqueur sur le terme de « faculté » : « Je suis très malade et tout de bon, quoique l’hiver soit doux. La faculté digérante me quitte et par conséquent la faculté pensante. Il me reste l’aimante, j’en ferai usage pour vous142. » La lettre se clôt aussi sur un retour ludique : « La faculté écrivante me quitte, le vieil ermite vous assure de ses très tendres respects. »

La capacité à intégrer des éléments disparates et à les faire virevolter dans un aphorisme appartient bien aux procédés de Voltaire, qui fait tourner et danser les docteurs, l’aphorisme, la philosophie dans un manège libérateur. La forme est, comme toujours, solidaire du fond : le kantisme est interprété par Nietzsche comme une réaction au « sensualisme » du « siècle de Voltaire », comme un endormissement qui contraste avec le génie « éveillé », caractéristique de l’écrivain français, selon le mot si juste de Valéry143. Le comique de répétition ne réside pas tant dans le latin de cuisine moliéresque que dans la pantalonnade scolastique de la table des catégories kantienne, étrange rémanence de l’Ethos et de l’Épistémè médiévaux chez un philosophe moderne. Si le style est la vérité des auteurs et non le superflu de leurs systèmes, quel crédit accorder à ce « vieux Chinois de Königsberg » qui, tout en questionnant les Lumières, parle le langage des médecins de Molière ? Les Lumières seraient-elles ce qui nous offre la faculté de nous éclairer ?

La tautologie n’est qu’une des figures de la maladresse, l’entrechat pataud du savant. La « danse dans les chaînes » n’est pas seulement un spectacle solitaire, mais une maîtrise nécessaire à la parade amoureuse du savoir. Car la vérité est une femme que les charlatans de l’École abordent lourdement avec leurs armures d’érudition et le repoussant frou-frou de leurs savantes distinctions144. L’art, lié à la vie, affronte l’énigme de la féminité, cette Sphinge qui abomine l’« esprit de pesanteur » et se tient à l’écart des Diafoirus philosophiques.

Mauvais médecin et histrion, le charlatan a ses dupes et son public, qui n’est autre que cette « populace » également prise à partie par les deux auteurs : « Le peuple, écrit Nietzsche, n’aime ni le vrai ni le simple : il aime le roman et le charlatan145. » La simplicité classique de Voltaire n’est pas donnée par la grâce de l’humilité sociale : elle est une conquête du travail et de la probité qui tranche avec les facilités virtuoses des illusionnistes de l’esprit.

L’image du charlatan est tellement omniprésente dans ces deux œuvres qu’il deviendrait vite plus fastidieux que jubilatoire de chercher à dresser la liste de ses apparitions. Il est tantôt « Cagliostro », évoqué par Nietzsche pour charger aussi bien Platon que Wagner, tantôt il se spécifie dans les images récurrentes, chez lui comme chez le Français, du faux-monnayeur ou du faussaire146. Le curieux conte de Voltaire intitulé Pot-pourri, où s’entremêlent des histoires concurrentes et superposées, marque sans doute un paroxysme, puisque l’une des veines de ce récit torsadé représente le Christ et les Apôtres comme des bonimenteurs de foire, Polichinelle et Brioché, vils revendeurs de l’orviétan évangélique147.

Le charlatan, dans tous les domaines, enfume et embrouille la liberté de l’esprit. Il interdit, en médecine, de se créer ses propres remèdes, de suivre son régime personnel, comme le recommandait Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? Il s’incarne aussi bien dans le métaphysicien qui occulte le bon sens, dans l’écrivain sentimental qui fait bouillonner la rhétorique des passions, dans les dramaturges qui se prennent pour des démiurges, dans ces charlatans que furent tant de musiciens148. Il s’incarne dans la figure honnie du prêtre, toujours suspect d’escamoter la vie au nom de sa « morale » et l’universelle évidence au bénéfice du galimatias. Le prêtre instrumente le Mal et nie la tragédie qu’il transforme en scénario du péché, de la repentance et de la grâce. La liberté de l’esprit suit une ligne de crête qui n’efface l’interprétation religieuse du tragique que pour lui substituer la tragédie naturelle. En même temps, la charge comique semble souvent emporter avec elle toute notion du tragique. Longepierre, un dramaturge rival de Voltaire, remarquait que dans Œdipe le personnage de Tirésias était tiré vers la caricature du charlatan et s’apparentait à un « docteur de la Comédie », au détriment de la pureté du genre149.

Même dans ce premier essai de jeune poète tragique, Tartuffe parasite Tirésias comme il contaminera Mahomet et la satire du charlatanisme sacerdotal contamine la tragédie. Nietzsche et Voltaire doivent être doubles : critiques du tragique engoncé dans sa gangue confessionnelle, affirmateurs d’un nouveau tragique à la mesure de la nature. En même temps, la comédie qui semble n’attaquer que l’excès d’un caractère s’en prend en fait à la tendance d’un type. Le grand prédicateur jésuite Bourdaloue avait raison de mettre en garde ses auditeurs contre cette contamination-là : la satire du masque est le masque d’une autre satire, d’une critique plus profonde et plus radicale. Derrière l’« hypocrisie », c’est la dévotion qui en procès 150. Et depuis, comme les charlatans, les Tartuffes pullulent. Nietzsche applique ce type aux prédicateurs protestants et aux Allemands de « l’ère démocratique », ces « Tartuffes moraux »151 et le terme de « tartufferie » revient sans cesse sous sa plume152. La fréquence obsessionnelle de cette accusation montre que rien n’est plus simple pour créer un théâtre philosophique que d’utiliser ces acteurs que sont les « hypocrites ». Les satires philosophiques sont des livres dont les charlatans font à leur insu la moitié. Le divertimento des tartuffes et le ballet des charlatans offrent une diversion jubilatoire au problème du Mal.

1- Lettres choisies, op. cit., I, p. 431.

2- La Philosophie de l’histoire, chap. VI, VF59, p. 107.

3- Juin-juillet 1885, 36 [19], KSA, 11, p. 616. Voir aussi Généalogie de la morale, Avant-Propos, § 3, KSA, 5, p. 249, et printemps-été 1878, 28 [7], KSA, 8, p. 505.

4- Questions sur l’Encyclopédie, art. « Bien », « Du Bien et du Mal, physique et moral », XVII, 576.

5- Automne 1881, 13 [4], KSA, 9, p. 618. Le poète anglais fut longtemps le poète favori de Nietzsche. Schopenhauer cite un extrait de Childe Harold dans le chapitre « De la vanité et des souffrances de la vie » du Monde comme volonté et comme représentation, où il fait l’éloge de Candide, op. cit., p. 1339. Nietzsche cite d’autres vers de Byron, dans l’aphorisme « Le savoir est douleur », grand thème voltairien, de Humain, trop humain (I, § 109, KSA, 2, p. 108). Il met en parallèle Byron et Voltaire à la fin de l’aphorisme « La révolution dans la poésie » consacré à Mahomet. Il rapproche aussi Voltaire et Byron pour leur commun usage de la Suisse comme moyen de se libérer des servitudes nationales de l’Europe (printemps-automne 1881, 11 [249], KSA, 9, p. 636).

6- Voir R. Pomeau, « La référence allemande dans Candide », dans Voltaire und Deutschland. Quellen und Untersuchungen zur Reception der französischen Aufklärung, mit einem Geleitwort von Alfred Grosser, Stuttgart, J.-B. Meltzer, 1979, p. 167-174.

7- Chap. IV : « Comment Candide et Cacambo furent reçus chez les jésuites du Paraguay », dans Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I p. 260 sq.

8- En français dans le texte.

9- Lettre du 3 novembre 1886, KSB, 7, p. 278.

10- Par exemple dans GD, « Flâneries d’un Inactuel », § 1 (KSA, 6, p. 111). Voir aussi MA, I, 221, KSA, 2, p. 181.

11- D6451.

12- KSB, 7, p. 278.

13- « On l’interdira, je le vois venir », écrit-il ainsi (KSB, 7, p. 279).

14- « Jusqu’ici on a le plus mal réfléchi sur le bien et le mal : ce fut toujours une affaire trop dangereuse. La conscience, la bonne renommée, l’enfer, dans certaines circonstances même la police n’autorisèrent et n’autorisent aucune absence de prévention ; en présence de la morale on ne doit justement, comme face à toute autorité, ni penser ni parler : ici on – obéit ! » (M, § 3, KSA, 3, p. 12).

15- Il s’agit d’une variante de l’aphorisme 228 du chapitre « Nos vertus » de Par-delà Bien et Mal (KSA, 14, p. 365). Tiré des Lettres à Madame d’Épinaie, I, p. 217, lettre du 9 mars 1771 à Madame d’Épinaie.

16- Jeannot et Colin, dans Contes en vers et en prose, op. cit., vol. II, p. 27.

17- Chap. XVII, ibid., p. 116-117.

18- « Orgueil », Dictionnaire philosophique, VF36, p. 405-406.

19- Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 296.

20- A, personnage anglais de L’A, B, C s’écrie : « Pardon de m’être mis en colère, j’avais le spleen » (17e entretien, 1768, XXVII, 261-264).

21- JGB, II, § 39, KSA, 5, p. 56.

22- Baudelaire écrivant « Je suis comme le roi d’un pays pluvieux » reprend René, qui, effeuillant la branche d’un saule, confie : « un roi qui craint de perdre sa couronne par une révolution subite ne ressent pas des angoisses plus vives que les miennes » (Chateaubriand, René).

23- Trad. Renouard, op. cit., p. 328, ASZ, III, KSA, 4, p. 246.

24- Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 299.

25- « En général, le goût fin et sûr consiste dans le sentiment prompt d’une beauté parmi des défauts, et d’un défaut parmi des beautés » (article « Goût » pour l’Encyclopédie, dans Œuvres alphabétiques, VF33, p. 128-132).

26- FW, § 101, KSA, 3, p. 458.

27- « Ira voir qui voudra de mauvaises tragédies en musique, où les scènes ne sont faites que pour amener très mal à propos deux ou trois chansons ridicules qui font valoir le gosier d’une actrice ; se pâmera de plaisir qui voudra ou qui pourra en voyant un châtré fredonner le rôle de César et de Caton, et se promener d’un air gauche sur les planches » (Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 296).

28- Pas « un seul de ces auteurs » n’a « inventé seulement l’art de faire des épingles » (XXII, 116-125).

29- « Je ne trouve point là une imitation vraie de la nature » (Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 296.

30- Il voit dans la Transfiguration un modèle de fusion du dionysiaque et de l’apollinien (GT, § 4, KSA, 1, p. 38). Voltaire admire le même tableau, et le juge incomparable, par exemple, avec les portraits de Rembrandt, dans le cadre de son apologie du « grand goût » (Parallèle d’Horace, de Boileau et de Pope, 1761, publié à la suite de l’Appel à toutes les nations). Une lettre de Voltaire au Mercure de France (25 août 1732, D517) montre que Raphaël est pour lui l’équivalent de Corneille et le Corrège de Racine.

31- MA, I, § 162 : « Culte du génie par vanité », Bouquins, I, p. 533, KSA, 2, p. 152.

32- 1875-1879, 3 [48], KSA, 8, p. 27. Il est tout à fait possible que cette citation ne soit qu’une mention légèrement approximative de l’assertion de Pococuranté citée plus haut. Elle est tirée de Max Klinger, Betrachtungen und Gedanken über verschiedene Gegenstände der Welt und der Literatur, dans Werke, Bd. XI, 1809.

33- JGB, VII, § 224, KSA, 5, p. 157.

34- JGB, II, § 31, KSA, 5, p. 49.

35- Horace, Art poétique, v. 359. Nietzsche donne un sens bien particulier à cette formule dans M, IV, § 344, KSA, 3, p. 237.

36- Voir R. Naves, Le Goût de Voltaire, Paris, Garnier frères, s.d. Signe qu’il s’agit de montrer une critique excessive à l’œuvre, le sénateur garde le silence sur Shakespeare dont Voltaire admire le génie, mais déprécie sincèrement l’esthétique.

37- Voir Éliane Martin-Haag, Voltaire, Paris, Vrin, 2002.

38- Été-automne 1884, KSA, 27 [74], 11, p. 293.

39- Michael Edwards a montré que le terme hébreu tob (« bon ») scande l’Ecclésiaste (dans La Trace de l’Ecclésiaste, op. cit.).

40- Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, vol. II, p. 78 ; Proust, « À propos du “style” de Flaubert », dans Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 587.

41- Étienne Borne, Le Problème du mal, PUF, « Quadrige », 1958, rééd. 1992, p. 6.

42- KSA, 1, p. 14.

43- Il le fait dans les Idées républicaines, XXIV, 413-432.

44- Le Philosophe ignorant est, par définition, un traité qui refuse la certitude propre à son genre. Le choix de l’arbitraire alphabétique, dans le Dictionnaire philosophique par exemple, obéit à la même logique.

45- C’est le titre des chapitres du Philosophe ignorant.

46- En bon hégélien, Strauss affirme la rationalité et la nécessité du monde, ce que Nietzsche traduit sous la formule d’une « déification du succès ». L’existence et la pérennité des « lois de la nature » ne permettent pourtant pas pour Nietzsche de conclure sur leur « valeur éthique ou intellectuelle » (« David Strauss, le confesseur et l’écrivain », préparé par le fragment suivant : printemps-automne 1873, 27 [34], KSA, 7, p. 597.

47- Novembre 1887-mars 1888, 11 [95], KSA, 13, p. 44.

48- Dix-huitième Lettre : « Sur la tragédie », XXII, 148-156.

49- « Et d’un héros guerrier fait un chrétien timide » (Voltaire, comme Nietzsche, a insisté sur l’incompatibilité entre les figures du héros et du chrétien) ; « De nos prêtres menteurs bénir l’hypocrisie » (Voltaire paraphrase son Œdipe) ; « Ramper sous un ministre, adorer ses hauteurs ».

50- C’est encore un monologue sur le suicide qui intéresse Voltaire dans le Caton d’Addison (1713) qu’il salua, malgré quelques réserves, comme un chef-d’œuvre. Dans l’édition de 1734 il ajoute sa traduction en vers d’un texte très proche de la tirade d’Hamlet, le dernier monologue de Caton (XVII, 404-405), héros suicidé de la résistance à César qui servira d’ailleurs de titre d’article à Voltaire pour aborder le suicide dans les Questions sur l’Encyclopédie.

51- VF80, X, 602-603.

52- Nietzsche avance l’idée d’un « génocide par compassion », tirée des récits de voyage sur les îles Fidji (GT, § 15, KSA, 1, p. 97). Voltaire soulève et réfute la possibilité d’un suicide collectif : « Tout ce que j’ose dire avec assurance, c’est qu’il ne sera jamais à craindre que cette folie de se tuer devienne une maladie épidémique : la nature y a trop bien pourvu ; l’espérance, la crainte, sont les ressorts puissants dont elle se sert pour arrêter très souvent la main du malheureux prêt à se frapper » (Questions sur l’Encyclopédie, « Du Caton, du suicide », XVIII, 93). Si les « idées innées » morales n’existent pas, elles sont en puissance en chacun, et il existe des bornes naturelles à la cruauté humaine.

53- R. Pomeau, « En marge des Lettres philosophiques. Un essai de Voltaire sur le suicide », Revue Voltaire, n° 1, 2001, p. 83-91 (originellement dans Revue des sciences humaines, 1954, p. 285-294). Pour autant, sa tentative de suicide rapportée par De Catt (Unterhaltungen mit Friedrich dem Grossen, Leipzig, 1884, p. 70) n’est pour R. Pomeau qu’un « épisode obscur » (art. cité, p. 89).

54- Voir l’essai « sur le suicide » des Parerga et Paralipomena, dans Schopenhauer, Sämtliche Werke, op. cit., vol. 5, p. 364.

55- Ajouté par Voltaire en 1735 (voir Pomeau, « En marge des Lettres philosophiques… », art. cité, p. 89). L’argument d’Alzire est le même que dans l’Essai sur le suicide : il y a contradiction entre l’interdiction chrétienne du suicide et la pratique de l’homicide dans les guerres, a fortiori dans les guerres de religion.

56- L’Orphelin de la Chine, acte V, scène 5, V, 353.

57- Acte II, scène 7.

58- ASZ, « Les discours de Zarathoustra », trad. Renouard, op. cit., p. 123, KSA, 4, p. 93 sq.

59- XVIII, 96. Le « sura IV » semble prévoir un cas bien rare et complexe (XVIII, 97).

60- Dans le chapitre XIX, « Du suicide », du Commentaire sur le Livre des délits et des peines (XXV, 539-577), consacré à l’apologie du suicide rédigée par Saint-Cyran au début du XVIIe siècle, dans lequel il se défend d’écrire une apologie convenue de cet acte, à la suite de Plutarque, Sénèque, Montaigne et « cent autres philosophes », Voltaire précise qu’il s’agit du titre De Poenitentia qui condamne Judas davantage pour son suicide que pour sa trahison (Mélanges, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 816-817).

61- Questions sur l’Encyclopédie, « De Caton, du suicide », troisième partie, 1770. Voir aussi « Suicide, ou homicide de soi-même », XX, 444-446.

62- « On se tue aussi quelquefois parce qu’on est malade, et c’est en cela qu’il y a de la faiblesse » (« De Caton, du suicide », XVIII, 90).

63- Contes en vers et en prose, op. cit., vol. II, p. 522.

64- Voltaire ne marque pas la distinction, centrale dans la conception nietzschéenne du tragique, entre les pessimismes héraclitéen et janséniste. L’ouverture de l’Épître LXXXIV au roi de Prusse (1751) appelle Pascal un « pieux misanthrope, Héraclite sublime » (VF32, X, 360-362).

65- XXIV, 85-87.

66- Voir S. Menant dans Contes en vers et en prose, op. cit., vol. II, p. 645 ; Louis Racine, La Religion, chant II.

67- Le Monde comme volonté et comme représentation, Supplément du livre IV, chap. XLVI, « De la vanité et des souffrances de la vie », trad. Burdeau, Paris, PUF, 1966-1998, p. 1338.

68- Trad. Renouard, op. cit., p. 92 sq et 164 sq, KSA, p. 65 et 128.

69- GT, § 4, KSA, 1, p. 38.

70- L’article « Chien » des Questions sur l’Encyclopédie montre l’amitié de Voltaire pour ces bêtes que les injures courantes calomnient aussi bien chez les « Turcs » et les Anglais qu’autrefois chez les Grecs, et que les Juifs ont curieusement rangés avec les griffons et les ixions parmi les animaux « immondes ». C’est l’exemple du chien qui sert dans l’article « Bêtes » du Dictionnaire philosophique à démontrer que les animaux ont le sentiment (VF, 35, I, p. 412-413.)

71- « C’est ainsi qu’il s’est souvent trompé dans sa quête d’hommes tout à fait confiants et compatissants, pour retourner toujours avec un regard mélancolique à son chien fidèle », rapporte Nietzsche dans « Schopenhauer éducateur », dans Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 591.

72- Printemps 1880 - printemps 1881, 10 [E91], KSA, 9, p. 434.

73- Trad. Bouquins. Nietzsche ajoute, pour le seul cas de Wagner, que ce prêche était lourd d’hostilités envers la science, comme le confirme le contenu de la Lettre ouverte à Weber.

74- Journal, op. cit., dimanche 11 janvier 1880.

75- Été-automne 1884, 26 [96], KSA, 11, p. 175.

76- § 145 : « Danger des végétariens », trad. Traduction Bouquins.

77- § 5, traduction Bouquins.

78- VF35, I, p. 434.

79- Ibid.

80- Le christianisme est considéré par Nietzsche comme une forme moins noble de bouddhisme. Voir notamment L’Antéchrist, § 20, KSA, 6, p. 186.

81- Il n’apparaît ni dans son œuvre publiée ni dans sa correspondance, ni dans les fragments posthumes. Il apparaît en revanche non seulement dans des notes de jeunesse du Cahier P I 7 : « Porphyre ne fait pas de différence entre le Phérécyde de Syros et le Phérécyde d’Athènes » (Œuvres, Pléiade, op. cit., t. I, p. 761). Les Philosophes préplatoniciens, texte établi et annoté par Paolo D’Iorio et Francesco Fronterotta, trad. de l'allemand par Nathalie Ferrand, Combas, Éclat, « Polemos », 1994.

82- Voir Renato Galliani, « Voltaire et Porphyre », SVEC, n° 199, 1981, p. 125-138. L’article propose utilement la reproduction des marques de lecture de Voltaire sur la traduction de Lévesque de Burigny.

83- Correspondance, op. cit., XI, 865. Voir sinon VI, 254, 567 ; VII, 354 ; XI, 865 n. 1.

84- Les deux animaux ne représentent pas les hommes, mais défendent l’intérêt de leur espèce et dénoncent la cruauté des humains.

85- À en croire les notes marginales de Voltaire, la lecture de Porphyre dans la traduction de Lévesque de Burigny aurait même été à l’origine de la composition de ce dialogue. On y lit notamment cette phrase : « Les chapons ne chantent plus, leur voix ressemble à celle de la poule. Il en est de même des eunuques, dont la voix ressemble à celle des femmes […]. On voit par là que les corps de presque tous les animaux sont disposés comme les nôtres. »

86- « Viande », Questions sur l’Encyclopédie, XX, 576-577.

87- D10003

88- Lettre rédigée entre le 20 et le 28 avril 1778. Correspondance, op. cit., t. 13, p. 199.

89- Morceau de papier collé p. 71 de la traduction de Burigny.

90- AC, § 26, KSA, 6, p. 194.

91- Auteur d’une Vie de Pythagore, le néo-platonicien fait référence au présocratique dans son traité De l’abstinence, comme le rappelle l’étude des sources du livre I dans la « notice » de l’édition Guillaume Budé des Belles-Lettres, p. 79, même s’il ne s’agit dans ce livre que de la vie retirée des pythagoriciens ; les livres II et III du traité en revanche sont plus riches de références pythagoriciennes (voir « Notice », p. 9-16), Porphyre se montrant tributaire de la tradition antique ne faisant pas de Pythagore un végétarien absolu.

92- 1766. VF58 ; XXI, 243-244.

93- Dans l’article « Viande » des Questions, Voltaire parle non pas de « loi admirable » mais de « doctrine humaine ».

94- L’article « Viande » des Questions contient peut-être l’aveu discret de cette dualité, lorsque Voltaire écrit : « les célèbres philosophes Plotin, Jamblique et Porphyre, la recommandèrent [la “doctrine humaine” du végétarisme], et même la pratiquèrent, quoiqu’il soit assez rare de faire ce qu’on prêche ». L’insistance sur le fossé entre théorie et pratique rejoint la caractérisation du végétarisme par le premier Nietzsche ; l’intérêt de cette doctrine résidait notamment à ses yeux dans son aspect pratique : elle manifeste l’effet immédiat d’une décision volontaire, contrairement à l’idéalisme philosophique.

95- 1774. XX, 576.

96- Essai sur les mœurs, III : « Des Indes », XI, 189.

97- Voltaire rapporte lui-même son émotion précisément dans le chapitre qui suit la description de la loi de dévoration universelle, dans l’opuscule Il faut prendre un parti ou le Principe d’action, et consacré au mal humain : « Proférez-le [le mot “Tout est bien”] aujourd’hui 24 auguste, ou 24 août 1772, jour où ma plume tremble dans ma main, jour de l’anniversaire centenaire de la Saint-Barthélemy. » La métaphore du carnage apparaît aussitôt après : « Passez de ces théâtres innombrables de carnage à ces innombrables réceptacles de douleurs qui couvrent la terre, à cette foule de maladies qui dévorent lentement tant de malheureux pendant toute leur vie » (VF74 ; XXVIII, 535-537).

98- « Viande », Questions sur l’Encyclopédie, XX, 577.

99- Dans Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’esprit de pesanteur », § 29, le diamant demande à ses frères charbons qui s’inquiètent de sa dureté : « Pourquoi si mous mes frères ? » (ASZ, III, KSA, 4, p. 246).

100- Chap. XV. Ouvrage composé en 1772-1773, publié en 1775. VF74 ; XXVIII, 534-535.

101- Déjà dans l’article « Tout est Bien » du Dictionnaire philosophique, Voltaire avait réfuté l’assimilation de l’immuabilité de la loi avec sa bonté intrinsèque (VF35, I, p. 425).

102- Ibid., p. 428.

103- Lettre du 10 janvier 1731, D394.

104- MA, I, § 215, KSA, 2, p. 175.

105- Le Crocheteur borgne, écrit en 1714 ou 1715, ne fut publié qu’en 1774.

106- Contes en vers et en prose, op. cit., vol. 1, p. 6.

107- La princesse du Maine se mire ici en Mélinade au « char brillant », Voltaire ironiquement en Mesrour, et Mesrour, à l’aide de l’ivresse de « l’eau-de-vie », en chevalier à « carquois d’or », à l’image du dieu grec des rêves, Apollon.

108- C’est la limite tragique au bonheur que croit pouvoir se forger le « moi absolutiste » des Lumières, selon l’expression de Karl Barth rapportée par Robert Mauzi dans L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, « Introduction », rééd. Paris, Albin Michel, 1994, p. 12 et n.1. Ce « moi absolutiste » apporte un éclairage psychologique sur l’éloge voltairien du volontarisme louis-quatorzien.

109- Automne 1887, 10 [200], KSA, 12, p. 576. Voir aussi AC, § 45, KSA, 6, p. 221.

110- Automne 1887, 10 [200], KSA, 12, p. 576.

111- Voltaire rapporte une anecdote d’une semblable brutalité, imputée au pape cette fois, dans l’Essai sur les mœurs : « On accusa le pape d’avoir fait crever les yeux à son parrain, d’avoir châtré un cardinal, et ensuite de l’avoir fait mourir » (chap. XXXVI : « Suite de l’Empire d’Othon, et de l’état de l’Italie », XI, 342).

112- Automne 1887, 10 [157], KSA, 12, p. 545.

113- Voltaire évoque le « signor Farinelli, chevalier de Calatrava » et « vingt châtrés [qui] ont fredonné un motet », dans la Conversation de M. l’Intendant des Menus en exercice avec M. l’abbé Grizel (XXIV, 238-253).

114- XXV, 353-355.

115- Chap. XX : « D’une espèce de mutilation », XXV, 539-577.

116- Doute XXVI : « Du meilleur des mondes ». On « plong[e] un fer bien tranchant dans la vessie » du « philosophe ignorant », et on lui « tir[e] quelques pierres de cette carrière ». Guéri, mais frappé de « quelques incommodités douloureuses jusqu’à la fin de [s]es jours », entraînant des « douleurs insupportables » (VF62, p. 66-69).

117- Art. « Déjection » (1774), XVIII, 325 ; idée reprise dans « L’entretien entre un jeune marié fort naïf et un philosophe » de l’article « Génération », dans L’Homme aux quarante écus (« Mariage de l’homme aux quarante écus »), dans Les Adorateurs (XXVIII, 309-326), dans « Il faut prendre un parti » (XXVIII, 517-551), dans L’Histoire de Jenni, chap. 9, etc. Il s’agit d’un topos théologique dont l’origine est difficile à identifier (peut-être Odon de Cluny) : « inter feces et urinam nascimur ».

118- « La raillerie de Voltaire sur l’âme immortelle, laquelle, pendant 9 mois, réside entre excréments et urine. Baudelaire devine dans cette localisation : une malice ou une satire de la Providence contre l’amour et, dans le mode de la génération, un signe du péché originel. De fait, nous ne pouvons faire l’amour qu'avec des organes excrémentiels. » (Novembre 1887-mars 1888, 11 [201], KSA, 13, p. 83.)

119- R. Pomeau, « En marge des Lettres philosophiques… », art. cité, p. 87.

120- Ce terme assez rare est employé par Voltaire dans le dialogue Les Anciens et les Modernes ou la Toilette de Madame de Pompadour, XXV, 451-457.

121- M, V, § 571, KSA, 3, p. 330.

122- GD, « Flâneries d’un Inactuel », § 14, KSA, 6, p. 120.

123- GT, III, KSA, 1, p. 34.

124- Juin-juillet 1885, 36 [49], KSA, 11, p. 571 ; automne 1887, 9 [107], KSA, 12, p. 396 ; novembre 1887- 1888, 11 [20], KSA, 13, p. 14

125- R. Barthes, « Le dernier des écrivains heureux », dans Œuvres complètes, vol. 2, op. cit., p. 352-358.

126- JGB, IV, KSA, 5, p. 98.

127- JGB, § 1, KSA, 5, p. 15.

128- Troisième partie, 1770, XVIII, 138-141, ici, p. 140-141.

129- Là encore, l’origine italienne du terme, de la ville d’Orvieto, permet à la satire de se parer de l’imagerie de la commedia dell’arte.

130- 18 mai 1772, D17750.

131- Voltaire (lettre à Laurent François Prault, 28 juin 1738, D1535) réclame « la charlatanerie des gens de lettres », c’est-à-dire l’ouvrage de l’historiographe allemand Johann Burckhard Mencke (1674-1732), De charlataneria eruditorum declamationes duae (Amstelodami, 1716) traduit en français par David Durand sous le titre De la charlatanerie des savants (La Haye, 1721).

132- GD, « Le problème de Socrate », § 3, KSA, 6, p. 68.

133- M, V, § 496, KSA, 3, p. 291.

134- Selon l’italien ciarlare : parler avec emphase.

135- Il s’agit évidemment de Descartes.

136- Il s’agit à présent de Leibniz.

137- MA, II, § 63, KSA, 2, p. 581. Un peu plus loin, Nietzsche reprend cette idée d’un Molière précurseur de la typologie à travers la notion d’« idée fixe » propre à ses personnages. La comparaison du poète français et de Théophraste, l’auteur grec des Caractères, est significative et renvoie à la celle de Molière et de La Bruyère, mise en place dans une variante du fragment précédent (KSA, 2, p. 657).

138- 17 mai 1775, D19480.

139- Le texte allemand met mieux en valeur la tautologie : « Vermöge eines Vermögens », dit Nietzsche (KSA, 5, p. 25).

140- JGB, I, § 11, KSA, 5, p. 24. Dans la version préparatoire du passage, Nietzsche parle de « vis soporifica ». Il a dû vérifier après coup un souvenir de lecture inexact. Fragment 30 [10], KSA, 11, p. 356.

141- KSA, 4, p. 32.

142- 5 décembre 1770, D16804.

143- Dans une conférence, prononcée à la Sorbonne, le 10 décembre 1944. Voir Paul Valéry, Cahiers, XXIX, Paris, Éd. du CNRS, 1961.

144- JGB, § 1, KSA, 5, p. 11.

145- KSA, 13, p. 117. Ensemble de fragments et de notes tirés du Journal des Goncourt.

146- Nietzsche parle par exemple des « pieux faux-monnayeurs » qui « prennent la place des charlatans, des médicastres, des faux-monnayeurs, des enchanteurs » (KSA, 13, 348).

147- Pot-pourri, XXV, 261-276.

148- KSA, 12, p. 436 ; KSA, 11, p. 267.

149- Hilaire Bernard Requeleyne de Longepierre, Lettre à M. de Voltaire sur la nouvelle tragédie d’Œdipe, Paris, Charles Guillaume, 1719. Nietzsche possédait dans sa bibliothèque une édition de 1788 (Paris, Duchesne) de la tragédie de Médée créée en 1694 par cet auteur, un volume dont les pages n’ont pas été découpées.

150- Sermons du Père Bourdaloue de la Compagnie de Jésus. Pour les dimanches, tome troisième, à Paris, chez Rigaud, Directeur de l’Imprimerie Royale, MDCCXXVI, p. 50-94.

151- 26 [364], KSA, 11, p. 246. Il formule la même idée dans l’épigramme « Le “vrai” Allemand » dont l’incipit est le vers français de sa plume : « Ô peuple des meilleurs Tartuffes » (28 [52], KSA, 11, p. 320). Autre référence à Tartuffe dans KSA, 13, 11 [245], p. 95, et 14 [147], p. 331. À propos de la comédie elle-même, Nietzsche note et traduit Baudelaire, dont le raisonnement anti-populaire, mais pas son orientation, rejoint Voltaire : 11 [62], KSA, 13, p. 76.

152- Il n’y a rien là d’étonnant puisque, comme le signale Voltaire dans le bref article « Tartufe, Tartuferie » des Questions : « Tartufe, s. m., nom inventé par Molière, et adopté aujourd’hui dans toutes les langues de l’Europe pour signifier les hypocrites, les fripons, qui se servent du manteau de la religion : c’est un tartufe, c’est un vrai tartufe. Tartuferie, s. f., mot nouveau formé de celui de tartufe ; action d’hypocrite, maintien d’hypocrite, friponnerie de faux dévot ; on s’en est servi souvent dans les disputes sur la bulle Unigenitus. »