Chapitre IX

L’Anti-Platon

Soupçons sur Platon

La qualité d’« esprit libre » n’est pas seulement révélée par le « signe météorologique de la civilisation » que scelle son « attitude critique vis-à-vis du christianisme »1, elle se manifeste dans un « timbre de voix […] avisé, posé, parfois dur et ironique » qui prend parti contre la tradition philosophique et ses liens incestueux avec la théologie2. Voltaire, comme Goethe, se range parmi ces « adversaires de la philosophie » auxquels il est indispensable de prêter l’oreille, « surtout quand ils déconseillent la métaphysique aux têtes malades des Allemands »3.

Le champ de bataille de la polémique philosophique, loin de se limiter aux contemporains, s’étend à toute la lignée des Anciens et des Modernes. L’esprit libre donne beaucoup de sa vie débordante aux auteurs, les incarne, les anime, les rend contemporains de sa propre pensée. Il les constitue tantôt en « adversaires parfaits », tantôt en caricatures efficaces. Il perce la patine comme il avait aboli la distance rassurante avec le génie. La première cible de ce programme d’émancipation, c’est bien sûr Platon, l’un des grands législateurs de l’Occident, qui occupe une place centrale au croisement de la tradition philosophique et de la théologie chrétienne. Il est d’autant plus vulnérable aux reconstructions du « sens historien » qu’il a lui-même prôné la négation du devenir : « Ce qui nous sépare aussi bien de Kant que de Platon et Leibniz : nous ne croyons qu’au devenir même dans les choses de l’esprit, nous sommes historiques de part en part4. » Certes, Nietzsche invoque ici l’influence de Lamarck et de Hegel, deux auteurs postérieurs à Voltaire, qui, de surcroît, s’est notoirement opposé aux premiers balbutiements d’une théorie de l’évolution face à laquelle il a défendu le fixisme5. Toutefois, le « sens historien » et même l’« histoire critique » commencent déjà à faire leur œuvre chez l’auteur de l’Essai sur les mœurs et de La Philosophie de l’histoire6 et le conduisent à anticiper nombre d’intuitions de Nietzsche au sujet de Platon.

L’anti-Hellène

Voltaire avait lu Platon, sa bibliothèque en témoigne, même si sa lecture souvent approximative, parfois de seconde main, fut par définition bien moins approfondie que celle de Nietzsche, philologue de la Wissenschaft allemande à son apogée. Voltaire, comme souvent, se répète au sujet du philosophe grec, et ses lectures semblent relativement restreintes, même s’il affirme « avoir lu tout Platon » dans l’article des Questions sur l’Encyclopédie qu’il consacre au philosophe grec7. Il cite surtout la cosmologie du Timée, la démonstration de l’immortalité de l’âme du Phédon, quelques extraits célèbres de la République sur les rois philosophes et l’allégorie de la caverne8, à quoi s’ajoutent le second livre des Lois, utilisé comme témoignage historique des antiquités égyptiennes9, l’Apologie de Socrate et le mythe de l’androgyne tiré du Banquet10.

Le corpus de Nietzsche est forcément plus impressionnant11, mais il n’empêche pas des convergences de jugement, tant l’esprit de synthèse nietzschéen a cherché à rencontrer la surface satirique, pour se libérer des apories de l’érudition et de la profondeur. Ici encore, l’esprit de la satire permet de saisir le type.

Voltaire prête tout autant attention à la biographie des philosophes qu’à leur système, afin de s’en « rendre raison » dans l’ordre du bon sens. Nietzsche affirme souvent, par exemple dans la Philosophie grecque à l’époque de la tragédie, que la personnalité des philosophes survit à leur système dont elle est la seule partie vivante12. Par-delà Bien et Mal veut même voir dans les systèmes les mémoires involontaires des philosophes13. On reconnaît son intérêt pour Diogène Laërce, l’auteur des Vies des plus illustres des philosophes de l’Antiquité, une source aussi de Voltaire14. Le système est une création artificielle moins importante que les valeurs qui le fondent. Plutôt que d’entrer dans d’interminables réfutations, il est plus intéressant de déchiffrer la figure du philosophe dans sa vie, de saisir sur le vif quelques traits significatifs de sa pensée et de l’histoire de sa fortune intellectuelle et de composer ainsi un portrait plus profond qu’un système. Or, pour le « sens historien » en pleine émergence au XVIIIe siècle et en pleine éclosion dans l’université allemande du siècle suivant, la biographie rencontre vite les déterminations de la « culture » et de la « civilisation ».

Platon d’Alexandrie

Cette approche convergente, fondée sur l’histoire culturelle pratiquée dans un esprit de soupçon et de satire, fait surgir une même intuition foncière : le doute sur la nature véritablement grecque des idées de Platon.

Voltaire affirme : « Il m’a toujours paru que la théologie de Platon ne ressemblait en rien à celle des autres Grecs, si ce n’est à celle de Timée, qui avait voyagé en Égypte ainsi que Pythagore15. »

Le Crépuscule des idoles renchérit : « Enfin ma méfiance de Platon va au fond des choses : je trouve qu’il a dévié de tous les instincts fondamentaux des Hellènes16. » Nietzsche ajoute : « On a payé cher le fait que cet Athénien soit allé à l’école chez les Égyptiens (ou peut-être chez les Juifs en Égypte ?…)17. »

L’hypothèse que Nietzsche réserve à la parenthèse, une possible origine judaïque du platonisme18, n’est pas tout à fait étrangère à Voltaire, qui n’a cessé de rappeler les emprunts et « plagiats » des Hébreux aux peuples qui les environnaient, en particulier les anciens Égyptiens19. Du reste, s’il n’exprime pas l’idée d’une influence directe, en amont, d’une mystique juive sur Platon, il remarque l’importance, en aval, du relais alexandrin : « Il y a une autre réflexion à faire, c’est que les systèmes d’Hermès et de Platon conspiraient également à s’étendre chez les écoles juives dès le temps des Ptolémées20. » Le platonisme, peu grec, a été utilisé et informé par le judaïsme alexandrin21. Voltaire évoque notamment Philon, auquel Nietzsche consacre aussi des recherches durant l’été 188022.

Il s’agit de dissocier Platon de la Grèce et de ramener sa philosophie à une origine orientale, égyptienne et même juive. L’origine juive de la religion du Christ est ainsi redoublée par l’idée d’un Platon influencé par le judaïsme qu’il influence en retour23. Voltaire le précise : « Platon avait passé pour avoir puisé sa doctrine chez les Égyptiens ; et ceux-ci croyaient revendiquer leur propre bien en faisant valoir les idées archétypes platoniques, son verbe, et l’espèce de trinité qu’on débrouille dans quelques ouvrages de Platon. Il paraît que cet esprit philosophique, répandu alors sur tout l’Occident connu, laissa du moins échapper quelques étincelles d’esprit raisonneur vers la Palestine24. »

Toutefois, judaïsme et platonisme, s’ils se rencontrent et se corroborent, ne se confondent pas. Nietzsche affirme : « L’être purement spirituel est une invention grecque, non juive25. » Voltaire ne cesse de rappeler que l’immortalité de l’âme était inconnue dans l’Ancien Testament et que Platon semble en être l’inventeur : « [Les Grecs] ne pouvaient imaginer qu’un être sans corps pût éprouver du bien et du mal. Et je ne sais si Platon n’est pas le premier qui ait parlé d’un être purement spirituel26. »

L’opposition est plus nette encore dans La Bible enfin expliquée : « Les sublimes idées de Platon sur l’existence de l’âme, sur sa distinction de la machine animale, sur son immortalité, sur les peines et les récompenses après la mort, pénétrèrent d’abord chez les Juifs hellénistes établis avec de grands privilèges dans Alexandrie, et de là chez les pharisiens de Jérusalem. Ils n’entendaient auparavant que la vie par le mot d’âme ; ils n’avaient aucune notion de la justice rendue par l’Être suprême aux âmes des bons, et aux méchants qui survivaient à leurs corps : tout avait été jusque-là temporel, matériel, et mortel, chez ce peuple également grossier et fanatique27. » Nietzsche fait la même remarque mais la juge différemment. Il considère comme le signe d’un profond attachement à l’existence terrestre que l’immortalité de l’âme soit absente des anciens livres juifs28. L’invention ou l’importation de l’âme éternelle fonde une foi « décadente » en la transcendance qui accompagne la haine contre le corps et révèle une affinité profonde avec l’ascétisme chrétien29. Il relève dans le même esprit la parenté entre les spiritualismes de Platon et du christianisme, précurseurs de la critique kantienne : « Par là tombe aussi la nécessité de poser un quelque chose qui “reconnaît”, un sujet pour le connaître, quelque pure “intelligence”, un “esprit absolu” : – cette mythologie pas encore tout à fait abandonnée par Kant que Platon a préparée de manière fatale pour l’Europe et qui, dans le dogme chrétien fondamental “Dieu est esprit” a menacé de mort toute science du corps et par là aussi le développement du corps, – cette mythologie a désormais fait son temps30. »

Il s’agit de prendre conscience de l’étrangeté de ce qui est le plus profond et le plus familier et de ramener le maître fondateur de la philosophie occidentale au paradoxe d’une origine barbare et mystique. Car après le Platon égyptien qui contient un Platon juif, Voltaire anticipe de manière étonnante l’idée de l’influence exercée sur le philosophe grec par un Orient plus lointain et plus ancien encore, l’Inde brahmanique.

Le disciple des brahmanes

Voltaire voit dans la théorie platonicienne du voyage des âmes une reprise des croyances indiennes31. Il croit être tombé sur un ancien livre indien, le Shasta, et s’étonne : « Ce qui surprend, ce n’est pas que ce livre soit si ancien, c’est qu’il soit écrit dans le style dont Platon écrivait en Grèce, plus de deux mille ans après l’auteur indien32. »

La découverte du Shasta par Voltaire joue un rôle comparable à celle du Code de Manou par Nietzsche, auquel le philosophe consacre des développements célèbres33. C’est pour les deux penseurs la divine surprise d’un autre livre sacré que la Bible et une autre autorité philosophique que Platon, qui permet d’établir des comparaisons ou de repérer des influences, c’est-à-dire de défier l’unicité, l’authenticité et les valeurs des textes fondateurs de cette civilisation chrétienne de l’Europe qu’ils ont l’ambition de réformer. Voltaire découvre dans le Shasta l’origine de récits bibliques, comme la Genèse ou encore la chute des anges relatée dans le livre d’Énoch, mais aussi la source de certaines idées de Platon reprises plus tard par le christianisme, comme le dogme de la Trinité : « Ensuite la rébellion des mauvais anges est décrite. Les trois ministres de Dieu, qui sont peut-être l’original de la Trinité de Platon, précipitent les mauvais anges dans l’abîme34. »

Nietzsche lit les Lois de Manou dans la présentation et traduction en français par Louis Jacolliot, Les Législateurs religieux, Moïse-Manou-Mahomet35. Il écrit à son ami Peter Gast : « [Le code de Manou] complète étonnamment mes conceptions sur la religion. […] Platon lui-même me semble, sur tous les points essentiels, avoir seulement assimilé l’enseignement d’un brahmane36. » La hiérarchie établie par Platon entre les hommes d’or, d’argent et d’airain37 lui paraît provenir de la théorie indienne des castes : « Platon est tout à fait dans l’esprit de Manou : on l’a initié en Égypte. La morale des castes, le dieu des bons, l’“âme unique éternelle”38. » La conclusion du fragment est, là encore, explicite : « Platon le brahmaniste. »

Voltaire fait égrener à Évhémère les relais d’une généalogie qui aboutit à la même origine : « Platon prit ces belles choses mot à mot chez Timée le Locrien. Timée les avait prises chez Pythagore, et Pythagore les tenait, dit-on, des brachmanes39. »

Nietzsche approfondit cette simple notation en une typologie fondée sur les points communs de Platon et des brahmanes : « L’aversion pour l’être humain entraîna les brahmanes, Platon etc. à désirer une forme d’être extra-humaine et divine – par-delà espace temps pluralité etc. L’aversion concernait l’inconstant, le trompeur, le changeant, le “puant” etc. En réalité cela ouvrait la porte à la solution 1) de l’extase 2) du profond sommeil40. »

Platon rejoint le sens brahmanique de la pureté (c’est le sens de l’adjectif « puant »), une pensée religieuse (l’« extase »41), qui n’est qu’une fuite dans le sommeil42. En dévoilant le cheminement psychologique commun à l’hindouisme et à Platon, Nietzsche cherche à révéler les instincts à l’œuvre dans l’« idéal ascétique »43.

Platon est ramené au type ascétique oriental44. Un fragment compare même l’effet « refroidissant » de l’idéalisme platonicien sur les sens avec l’hypnose des hindous et le désir d’insensibilité absolue des fakirs45. Nietzsche parle aussi du « fakirisme » chrétien46.

Instinctivement, Voltaire a fait du fakir l’un des personnages favoris de sa galerie d’ascètes, par exemple dans le petit conte Bababec et les Fakirs47. Nietzsche exploite aussi cette valeur comique, attachée à l’exotisme et à la nudité. L’usage satirique de l’origine orientale du platonisme permet de le relativiser, mais aussi de mieux le comprendre en l’inscrivant dans un contexte culturel.

Nietzsche rapproche la théorie de la réminiscence selon laquelle « apprendre, serait, pour l’âme, se ressouvenir » des Idées aperçues au cours de ses migrations, d’un dogme des Lois de Manou : « Platon : – – – / Mais Manou dit : l’acte par lequel l’âme aspire à l’inconnu est un souvenir du Swarga48, dont elle a gardé une trace, comme on voit souvent au réveil, de manière incertaine, les images rencontrées dans les rêves49. » On retrouve encore l’influence des songes dans la genèse de la métaphysique.

Le même relais des idées orientales de Platon est mis en lumière par les deux auteurs : Pythagore. Voltaire y pense encore lorsqu’il assimile la dialectique abstraite et compliquée de Platon à un code chiffré et même à des « nombres à la pythagoricienne50 ». Et le rôle de Pythagore comme importateur de doctrines indiennes, absent de l’article « Pythagoras » du Dictionnaire de Bayle, mais mentionné par Voltaire, est retrouvé par Nietzsche : « Platon, qui a été corrompu par les Égyptiens et les pythagoriciens (et ceux-ci par les bouddhistes)51. »

Sans doute le philologue n’a-t-il pas glané ces informations chez Voltaire, mais il a pu rencontrer à plusieurs reprises des allusions au présocratique et à ses voyages dans les Lettres choisies. Voltaire écrit au comte d’Autrey, retournant plaisamment les choses : « Ce n’est donc plus le temps, Monsieur, où les Pythagore voyageaient pour aller enseigner les pauvres Indiens52. » Quelques années plus tard, dans une lettre à l’impératrice de Russie, il affirme : « Une autre preuve de l’esprit peu inventif des Grecs, c’est que leurs meilleurs philosophes allaient s’instruire dans l’Inde et que Pythagore même y apprit la géométrie53. » Cette idée que les Grecs ont retravaillé et épuré un substrat et un matériau étranger annonce la conception nietzschéenne du « miracle grec ».

Il n’y aurait donc que des emprunts là où nous voyons du « génie », et un fonds culturel de fables là où nous croyons à l’élaboration de savantes vérités. L’esprit libre, entraîné par son désir d’évasion et d’inversion, éprouve une joie maligne à briser le consensus des traditions les plus anciennes et les mieux établies : il retourne les pierres de fondation, cherche les lacunes de l’édifice, en souligne les lézardes. Nietzsche notait ainsi très tôt54 l’influence exercée par les voyages de Pythagore : « À partir du plus profond bouleversement de l’esprit hellénique. Commencement avec les pythagoriciens, desquels Platon a appris cela55. » Il y reviendra souvent : « Pythagore, Égypte etc. Platon contre tout ce qui est grec (Périclès, Homère, tragédie, rhétorique)56. »

De l’Orient, le christianisme, ce « platonisme pour le peuple57 », a pris le pire. Comme Voltaire, Nietzsche remonte au livre d’Énoch58, qu’il interprète comme la revanche du « tchandala »59 sur les castes supérieures instituées par Manou : « D’un autre côté, on voit clairement chez quel peuple cette haine, la haine du tchandala envers cette “humanité-là” s’est perpétuée, où elle s’est faite religion, où elle s’est faite génie… Sous cet angle, les Évangiles sont un document de premier ordre, et le livre d’Énoch encore davantage60. » Nietzsche n’exclut pas la possibilité d’une influence indienne exercée sur Platon par le biais de tchandalas émigrés, anciennement soumis aux Hindous61.

Platon le chrétien

Platon est, pour Voltaire aussi, la pierre angulaire de l’Église. Il est le véritable fondateur du christianisme, qui est moins la doctrine du Christ qu’un agrégat de la métaphysique de Platon et de superstitions alexandrines : « Ce n’est certainement pas lui [le Christ], disent-ils, qui a établi la religion chrétienne ; ce sont des Juifs dissidents qui se sont joints à des platoniciens. Il n’y a pas de dogme du christianisme qui ait été prêché par Jésus-Christ62. » Platon, « regardé par tous les Grecs d’Alexandrie comme le maître de la sagesse, comme l’interprète de la divinité », s’impose dans le christianisme d’abord par l’intermédiaire de Jean63. Cet apôtre interpola le platonisme dans l’Évangile, via la notion grecque de logos, exaltée avec force au commencement de l’Apocalypse. Voltaire relève une erreur où il voit le signe que Jean était davantage un platonicien qu’un expert des livres juifs : l’apôtre semble avoir cru à la nouveauté du commandement d’amour, pourtant déjà présent dans le Lévitique64.

Pour Nietzsche, comme pour Voltaire65, cette fortune de Platon dans l’histoire du christianisme passe non seulement par Jean, mais par Paul, platonicien à son insu : « La dépendance des natures plus basses aux natures inventives est indiciblement grande – représenter, à quel point tout est imitation et allusion à des évaluations déjà données, qui proviennent de grands individus. Par exemple Platon et le christianisme. Paul savait à peine à quel point tout en lui sent son Platon66. »

Le processus s’accélère. La deuxième grande strate du platonisme chrétien est patristique : « Les Pères de l’Église des quatre premiers siècles furent tous grecs et platoniciens », écrit Voltaire67. Or, cette inspiration repose essentiellement sur l’idée de Trinité, tirée d’une compréhension douteuse du maître grec. Entraîné sans doute par une parenté profonde, le christianisme a cherché chez Platon, comme dans l’Ancien Testament et plus encore que chez les autres auteurs païens, des annonces de son règne et des figures de sa foi.

Voltaire feint de partir benoîtement à la recherche du dogme de la Trinité dans l’œuvre du philosophe grec. Il y découvre trois trinités pour le prix d’une, avant de les réduire toutes trois à un seul et même néant : « Il y a d’abord chez [Platon] une espèce de trinité qui est l’âme de la matière ; voici ses paroles : “De la substance indivisible, toujours semblable à elle-même, et de la substance divisible, il composa une troisième substance qui tient de la même et de l’autre” […]. Je me hâte de venir à une seconde trinité : “L’être engendré, l’être qui engendre, et l’être qui ressemble à l’engendré et à l’engendreur.” » La troisième est dans une lettre à Denys de Syracuse : « Le roi de l’univers est environné de ses ouvrages, tout est l’effet de sa grâce. Les plus belles des choses ont en lui leur cause première ; les secondes en perfection ont en lui une seconde cause ; et il est encore la troisième cause des ouvrages du troisième degré. »

On rit sous cape, mais surprise ! alors que la triade de trinités frelatées semble terminée, Voltaire en ajoute une quatrième : « Après avoir lu tout Platon, à mon grand regret, j’ai aperçu quelque ombre de la trinité dont on lui fait honneur. C’est dans le livre sixième de sa République chimérique, lorsqu’il dit : “Parlons du fils, production merveilleuse du bon, et sa parfaite image.” » Le faux espoir est vite reconnu : « malheureusement il se trouve que cette parfaite image de Dieu, c’est le soleil68 ». À la place de la prémonition d’un dogme chrétien, on découvre un soupçon d’idolâtrie, d’origine égyptienne ou peut-être indienne. Décidément, le culte du soleil ne pouvait engendrer qu’une « ombre de la trinité ».

Voltaire multiplie les railleries sur le trop-plein d’emprunts platoniciens dans le christianisme : les âmes ailées qui deviennent des anges, les demi-dieux qui assistent le Démiurge, la démonstration loufoque de l’immortalité de l’âme dans le Phédon, le mythe de l’Atlantide qu’il rapproche des fables du déluge69.

Le christianisme emprunte surtout à Platon l’idée d’âme spirituelle, venue de l’Inde : « il demeura pour constant que cette âme était corporelle ; et toute l’Antiquité n’en eut point d’autre idée. Enfin Platon vint qui subtilisa tellement cette âme, qu’on douta s’il ne la séparait pas entièrement de la matière70 ». L’enquête historique du théisme rejoint la généalogie nietzschéanne du christianisme, le plus souvent pour le critiquer, mais l’accent est parfois constraté. Voltaire, par exemple, sait gré au philosophe grec d’avoir reconnu l’existence d’un éternel géomètre, trahissant par là l’appartenance du théisme au « monotono-théisme »71.

Le « divin Platon »

Pour ridiculiser avec toute la superficialité joyeuse requise ce philosophe fondateur du christianisme, l’instinct satirique de Nietzsche et Voltaire s’empare de la même expression convenue de vénération : « le divin Platon ». C’est, à l’origine, une appellation païenne72, mais elle devient une aubaine pour des polémistes antichrétiens, au vu de l’intrication torsadée du platonisme et du christianisme. L’occasion est trop belle de marteler cette épithète et de la rendre ridicule et obsolète par sa répétition même. Si le jeune philologue l’emploie d’abord sans distance73, il critique bientôt la faiblesse de Schopenhauer pour ce réflexe verbal de déférence : « Le divin Platon (ainsi l’appelle Schopenhauer lui-même) soutient de son autorité une tout autre thèse : que toute beauté pousse à la reproduction74. »

Voltaire laisse encore éclater son ironie plus franchement encore : « Il faut que je l’avoue, lorsque j’ai examiné l’infaillible Aristote, le docteur évangélique, le divin Platon, j’ai pris toutes ces épithètes pour des sobriquets75. » L’épithète pseudo-homérique devient l’occasion d’une cascade d’engendrements qui rappellent les généalogies de l’Ancien Testament : « Le divin Platon, maître du divin Aristote, et le divin Socrate, maître du divin Platon, disaient l’âme corporelle et éternelle. Le démon de Socrate lui avait appris sans doute ce qui en était76. »

Ce comique est la « peau » de l’insoumission de l’esprit à l’argument d’autorité : « Toute l’Église grecque fut donc platonicienne, comme toute l’Église latine fut péripatéticienne depuis le commencement du XVIIIe siècle. Ainsi deux Grecs qu’on n’a jamais entendus ont été nos maîtres à penser, jusqu’au temps où les hommes se sont mis, au bout de deux mille ans, à penser par eux-mêmes77. » Il s’agit aussi, bien sûr, de railler l’inspiration aérienne des idées d’un Platon au fond moins « divin » qu’idéaliste78. C’est d’abord, l’optimisme leibnizien du « meilleur des mondes possibles » qui prend sa source dans le « songe de Platon ». Voltaire revient souvent sur la cosmologie du Timée. Platon, écrit-il tongue in cheek, « avait prouvé qu’il ne peut y avoir que cinq mondes parfaits, parce qu’il n’y a que cinq corps réguliers en mathématiques »79. Le Philosophe ignorant rencontre « deux disciples de Platon » qui lui démontrent longuement le « meilleur des mondes »80. Sans s’arrêter à ces ressemblances des cosmologies platonicienne et leibnizienne, Nietzsche déplace la guerre contre l’optimisme en montrant à l’œuvre le préjugé philosophique socratique d’une autre « harmonie préétablie », établie entre la raison et les instincts. C’est le préjugé moral de Platon81, comparable à celui du Dieu de Descartes, qu’exprime encore l’idée commune à tout l’optimisme, y compris à Kant, aux Anglais et à Schopenhauer lui-même, que les instincts et la raison voudraient, dans le fond, la même chose82.

La République des chimères

Nietzsche et Voltaire remarquent tous deux que Locke seul a osé briser l’emprise ininterrompue de Platon en Occident : « Locke seul s’est attaché à nouveau à la recherche de l’origine des concepts et a affirmé qu’il n’y a pas de concepts innés », affirmait Nietzsche dans ses cours sur les dialogues du philosophe athénien83. Voltaire y revient sans cesse : « Locke seul serait un grand exemple de cet avantage que notre siècle a eu sur les plus beaux âges de la Grèce. Depuis Platon jusqu’à lui, il n’y a rien : personne dans cet intervalle n’a développé les opérations de notre âme : et un homme qui saurait tout Platon, et qui ne saurait que Platon, saurait peu, et saurait mal84. »

Pour Voltaire, la création des fameuses « idées » repose sur un abus de langage. Cette vue est exprimée par A dans les Dialogues entre A, B, et C :

« Une rose végète, mais il n’y a point un petit individu secret dans la rose qui soit la végétation […]. Le malheur de toute l’Antiquité fut de transformer ainsi des paroles en êtres réels : on prétendait qu’une idée était un être ; il fallait consulter les idées, les archétypes qui subsistaient je ne sais où. Platon donna cours à ce jargon, qu’on appela philosophie. Aristote réduisit cette chimère en méthode : de là ces entités, ces quiddités, ces eccéités, et toutes les barbaries de l’école. Quelques sages s’aperçurent que tous ces êtres imaginaires ne sont que des mots inventés pour soulager notre entendement ; que la vie de l’animal n’est autre chose que l’animal vivant ; que ses idées sont l’animal pensant, que la végétation d’une plante n’est rien que la plante végétante ; que le mouvement d’une boule n’est que la boule changeant de place ; qu’en un mot tout être métaphysique n’est qu’une de nos conceptions. Il a fallu deux mille ans pour que ces sages eussent raison85. »

Nietzsche reprend cette critique de l’idéalisme linguistique. Les concepts ne sont pas éternels, comme la fixité apparente du langage nous induit faussement à le croire, mais historiques : ils sont « notre héritage des temps », et même « de nos aïeux les plus lointains, les plus stupides aussi bien que les plus sensés ». Pour lui, « cela fait partie de la piété envers ce qui se trouve d’avance en nous, peut-être à l’élément moral dans la connaissance ». Notre premier besoin serait donc un scepticisme absolu – qui retrouverait le « doute hyperbolique » de Descartes –, mais Platon, par le biais de ses idées éternelles, a enseigné exactement le contraire, la vénération de l’invétéré86. Cet invétéré, radicalement historique, est présenté comme céleste et venu de nulle part : « Une chose, qui représente exactement un concept, serait sans origine. Erreur de Platon des idées éternelles87. » Platon ne réfute le cratylisme des poètes que pour mieux établir la dépendance des idées à un arrière-monde hypothétique.

Voltaire aussi était très sensible au rapport entre idéalisme philosophique et rigidité morale. Il critique l’usage de la notion d’« archétype » dans le domaine moral, en particulier la fabrication par Platon de ce qu’il appelle « la chimère du souverain bien » :

« Platon, qui écrivait mieux qu’il ne raisonnait, imagina son monde archétype, c’est-à-dire son monde original, ses idées générales du beau, du bien, de l’ordre, du juste, comme s’il y avait des êtres éternels appelés ordre, bien, beau, juste, dont dérivassent les faibles copies de ce qui nous paraît ici-bas juste, beau et bon. C’est donc d’après lui que les philosophes ont recherché le souverain bien, comme les chimistes cherchent la pierre philosophale ; mais le souverain bien n’existe pas plus que le souverain carré ou le souverain cramoisi : il y a des couleurs cramoisies, il y a des carrés ; mais il n’y a point d’être général qui s’appelle ainsi. Cette chimérique manière de raisonner a gâté longtemps la philosophie88. »

La projection dans le ciel des Idées des préjugés de la langue a contribué à introduire une dangereuse fixation dans la morale et estompé l’arc-en-ciel des nuances linguistiques, que les poètes ravaudent et ravivent sans cesse.

Apôtre, lui aussi, de la souplesse et de la finesse, Nietzsche s’amuse, dans l’ouverture de Humain, trop humain, à reprendre les renversements rigides de la dialectique de Platon :

« Les problèmes philosophiques reprennent aujourd’hui presque de toutes pièces la même forme qu’il y a deux mille ans : comment une chose peut-elle naître de son contraire, par exemple, le raisonnable du déraisonnable, le sensible du mort, la logique de l’illogisme, la contemplation désintéressée du vouloir cupide, la vie pour autrui de l’égoïsme, la vérité des erreurs ? La philosophie métaphysique s’arrangeait jusqu’ici pour franchir cette difficulté en niant que l’un naquît de l’autre et en admettant pour les choses d’une valeur supérieure une origine miraculeuse89. »

Il s’agit d’une paraphrase ironique de la démonstration de l’immortalité de l’âme dans le Phédon90, un passage que Voltaire raille souvent91, avec une délectation qui annonce celle de Nietzsche :

« [Platon] explique toutes les perfections ou imperfections de ce monde avec autant de facilité qu’il vient de le créer. La manière surtout dont il prouve l’immortalité de l’âme humaine, dans son Phédon, est d’une clarté merveilleuse : “Ne dites-vous pas que la mort est le contraire de la vie ? – Oui. – Et qu’elles naissent l’une de l’autre ? – Oui. – Qu’est-ce qui naît du vivant ? – Le mort. – Et qui naît du mort ? – Le vivant. – C’est donc des morts que tous les vivants naissent, et par conséquent les âmes des hommes sont dans les enfers après leur trépas ? – La conséquence est sûre.” C’est ainsi que Platon fait raisonner Socrate dans ce dialogue du Phédon. L’histoire rapporte que Socrate, ayant lu cet écrit, s’écria : “Que de sottises notre ami Platon me fait dire !”92 »

L’ironie de Nietzsche, plus retorse que la satire de son prédécesseur, récupère la structure du renversement des contraires pour mieux justifier les retournements immoralistes dont est pavé le chemin de l’« inversion des valeurs ». Dans son nouvel usage, l’inversion aide à assouplir les oppositions morales tranchées par l’idéalisme linguistique de Platon, à inverser Platon en somme. Cette idée de la naissance des vertus dans le terreau des vices rappelle les paradoxes du Traité de métaphysique93. Certes, Voltaire s’arrête là encore au seuil de ses remarques historiques sur Platon. Il constate sa ressemblance avec le brahmanisme sans construire pour autant une typologie de l’ascétisme. Face à Platon, il est moins l’ancien pilier du « Temple » libertin que le théiste qui s’intéresse à saper l’édifice de l’Église. Nietzsche seul fait le lien entre la théorie d’inspiration brahmanique du voyage des âmes et la morale du corps comme tombeau (« sôma sêma ») et la répudiation des sens : « Je suis hostile […] à la désensualisation : elle vient des Juifs, de Platon, qui a été corrompu par les Égyptiens et les pythagoriciens (et ceux-ci par les bouddhistes)94. » Son combat dépasse ici la lutte antichrétienne pour s’inscrire dans une vaste généalogie de l’« idéal ascétique ».

Dans une note mutilée, Nietzsche se compare dans le même mouvement à Voltaire, à Platon et – à Bouddha : « J’ai de tous les Européens qui vivent ou ont vécu l’âme la plus étendue : Platon Voltaire – – – cela dépend de circonstances qui ne sont pas totalement de mon fait, mais de “la nature des choses” – je pourrais devenir le Bouddha de l’Europe : ce qui en vérité serait un contraire de l’Indien95. »

Il est difficile de saisir le sens de cette juxtaposition. Peut-être Nietzsche se considère-t-il comme capable de réunir en lui les deux extrêmes que sont Platon et Voltaire, le penseur et le danseur ? Ou bien Platon et Voltaire, écrivains et philosophes, sont-ils des âmes dont il pense avoir dépassé l’étendue ? L’évocation de Bouddha montre que c’est peut-être le grand réformateur de la civilisation qui est visé en Platon et en Voltaire, celui qui aurait voulu devenir une sorte de Mahomet et imposer ses lois aux peuples de la Méditerranée96. Celui qui tournait même à l’« activiste politique97. » L’échec politique de Platon se paye de son succès théologique. Or, la cause du naufrage des tentatives de l’auteur de la République auprès de Denys est la même que celle de son succès dans la doctrine chrétienne : l’idéalisme. L’État sicilien de Platon était très réussi en tant qu’« État de penseur », mais la nature plus destructrice que constructive de la pensée lui échappait98.

Voltaire raille allègrement le « chimérique Platon », dont il fait le parangon des utopistes : c’est évidemment au philosophe grec qu’il renvoie Fénelon et sa république idéale de Salente, dans le Télémaque : les maximes de l’évêque de Cambrai sont « plus approchantes de la République de Platon que de la manière dont il faut gouverner les hommes99. » Voltaire leur oppose la sagacité historique de Louis XIV, grand roi dont il célébra le « grand siècle ».

Platon et la civilisation tragique

Voltaire et Nietzsche lui-même font l’éloge du scepticisme de Socrate par contraste avec l’idéalisme de Platon, « son évangéliste », selon le terme de l’écrivain français. Voltaire composa même un Socrate, une comédie en prose qui le représente comme « martyr de la Divinité et de la raison100. » De ce sage ironiste, Platon n’aurait été qu’un disciple parmi d’autres, mal inspiré d’avoir traduit la bonne morale du dialecticien d’Athènes en une métaphysique « inintelligible » et même sophistique101.

Nietzsche ne donne pas, on le sait, le beau rôle à Socrate. C’est Socrate qui est à l’origine de la conversion à la philosophie de Platon, aristocrate apparenté aux plus grandes familles d’Athènes et tenté d’abord par une existence dédiée à l’art. Le jeune homme, fasciné par ce « silène » difforme, brûle ses premiers essais poétiques. Ce geste de Platon reflète le mouvement de décadence qui frappe la civilisation grecque, qui commence à abandonner la tragédie et les formes de vie de son apogée. Le genre même du dialogue platonicien signe d’ailleurs pour Nietzsche un déclin de la forme dramatique. Il est grevé par le prosaïsme introduit par Euripide, un mélange des genres défectueux qui contraste avec l’alliance parfaite des instincts dionysiaque et apollinien, musical et plastique dans la tragédie attique. Le dialogue marque une étape entre le grand Eschyle et la forme informe de la satire ménippée, inventée par les cyniques, autres disciples de Socrate et créateurs d’œuvres mêlant la prose et le vers102. Le dialogue platonicien est « fait d’un mélange de tous les styles et de toutes les formes existants » et qui « viole, en outre, la loi ancienne et rigoureuse de l’unité de forme du langage ». Nietzsche y voit l’origine du roman et d’une subordination ancillaire de la poésie à la philosophie destinée à faire date103.

Voltaire reproche aussi à Platon la mauvaise influence exercée par son style, mélange de prose et de poésie : « Cependant le style de Platon prévalut, quoique ce style de prose poétique ne convienne point du tout à la philosophie. » Son goût est foncièrement hostile au mélange des genres et plus encore au « centaure » que constitue à ses yeux la « prose poétique »104.

Voltaire esquisse même une théorie de la « décadence » artistique athénienne au siècle de Socrate. Le poète n’est pas dupe du prix que fait payer à la tragédie et à la plénitude du monde qu’elle exprime la naissance de la philosophie : « Lorsque l’art dramatique est parvenu à sa perfection chez une nation éclairée, on le néglige, on se tourne avec raison vers d’autres études. Les Aristote et les Platon succèdent aux Sophocle et aux Euripide. Il est vrai que la philosophie devrait former le goût, mais souvent elle l’émousse ; et, si vous exceptez quelques âmes privilégiées, quiconque est profondément occupé d’un art est d’ordinaire insensible à tout le reste105. » On retrouve ici en quelques phrases trois grandes problématiques de Nietzsche. Le schéma historique de la succession de l’ère du génie au siècle de la raison donne comme le squelette de La Naissance de la tragédie. Le questionnement sur les limites de la philosophie rappelle ses méditations sur la fécondité de la philosophie en termes de « goût », c’est-à-dire de civilisation, et sur son nécessaire « bridage » par l’art. Enfin, suit la question intime d’un écrivain philosophe au siècle des épigones : la conciliation des talents en une seule personne n’est possible que pour « quelques âmes privilégiées ».

Nietzsche avait lu aussi une lettre à Cideville où Voltaire s’écriait : « Un homme qui aurait vécu sous Louis XIV et qui reviendrait au monde ne reconnaîtrait plus les Français ; il croirait que les Allemands ont conquis ce pays-ci […] ce n’est pas que je sois fâché que la philosophie soit cultivée, mais je ne voudrais pas qu’elle devînt un tyran qui exclût tout le reste106. » Le passage de relais de la civilisation artiste à la civilisation scientiste recouvre ici encore un débat franco-allemand.

Nietzsche ne croit pas uniquement à une évolution naturelle de l’esprit. Il veut voir dans le bouleversement de la culture grecque la conséquence d’une guerre du « ressentiment » contre toutes les créations de la civilisation hellénique107. Cette conviction motive son insistance sur le caractère non grec de la philosophie de Platon. Il voit dans l’exclusion des poètes de la République un pas décisif dans l’histoire de la culture européenne dont Rousseau réitère le geste dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, condamnation philosophique et morale du théâtre. Contre Platon et Rousseau, Nietzsche prend parti pour Voltaire, qui fut scandalisé par la haine rousseauiste de l’art dramatique108. Il évoque simultanément Platon et Voltaire dans un autre texte qui confirme cette convergence : « Que l’on pense au jugement de Platon sur l’Athènes de Périclès, au jugement de Savonarole sur Florence, au jugement de Luther sur Rome, au jugement de Rousseau sur la société de Voltaire, au jugement allemand contra Goethe109. » Voltaire, contrairement à Platon, n’est pas un aristocrate retourné qui brûle ce qu’il a d’abord adoré. Ce parangon du goût de cour est un homo novus qui sait se faire l’héritier et le continuateur d’une tradition de « dressage ». Nietzsche retrouvait d’ailleurs en Socrate « les instincts de Voltaire dans le corps ». Ils sont tous deux « canaille au fond » et encore détenteurs d’une santé plébéienne qui ferraille avec les hautes sphères sociales où ils sont admis110. Malgré ses réserves vis-à-vis du « sage au nez épaté », Voltaire est resté dans la tradition le maître ironiste dont l’œuvre reproduit en filigrane les insolences et les apories, les démonstrations et les masques.

Voltaire ne refait pas, comme Nietzsche, le procès de Socrate. On a compris que l’ironiste athénien, qui hante son action, demeure une figure du sage. Socrate appartient aux sages qui ont prêché la même morale depuis l’origine des temps et il peut être embrigadé sans mal dans le théisme, la réconciliation de l’humanité délivrée des prêtres et de la métaphysique avec ses valeurs essentielles. Pareillement, une fois épuré de ses folies, Platon peut rejoindre la bonne cause universelle. Voltaire sait gré à l’auteur du Timée d’avoir développé une preuve physico-théologique de l’existence de Dieu, un jugement qu’il exprime avec éclat dans un dialogue de la Défense de mon oncle (1767) entre Madétès et un « magicien » théiste incognito, qui se révèle, par un coup de théâtre final, n’être autre que Platon111 !

La satire et une première ébauche de Kulturgeschichte au siècle des Lumières ne sont encore que des instruments qui aident à extraire et à abstraire le programme universel supposé dans chaque pensée. Elles ne permettent pas encore d’entrer dans leur logique structurelle interne. Elles n’appartiennent qu’au programme négatif d’extraction du théisme de la gangue des systèmes et au geste émancipateur de l’esprit libre. Les diagnostics civilisationnels de Voltaire ne lui sont utiles que pour scinder les systèmes en superstition superflue et morale imputrescible, mais ils ouvrent la voie à une philosophie du soupçon et du symptôme. Ce sont, là encore, pour Nietzsche des pistes ouvertes, des failles indiquées, des intuitions à développer.

Bien sûr, le dualisme foncier de Nietzsche autorise à le réconcilier, lui aussi, avec Socrate et Platon : Voltaire a été un chemin « vers lui-même » dans la mesure où il était un chemin contre soi-même. Mais son Socrate « bouffon », cette « caricature », ne représente-t-il pas aussi une forme d’affirmation masquée à laquelle Nietzsche s’adonne constamment dans son œuvre ? N’a-t-il pas lui-même prévu d’écrire une satire ménippée intitulée « Dionysos philosophos »112 ? Ne pratique-t-il pas la prose poétique et le mélange des genres ironiques ? Le Platon de Nietzsche et de Voltaire est celui de la tradition, le Platon alexandrin dont hérita l’Église plus que le Platon véritable, avec lequel ces deux experts de l’allégorie philosophique entretiennent aussi une concurrence secrète.

Dans un livre de Doudan, Nietzsche trouve un superbe portrait de Platon en philosophe artiste et sa réaction est éloquente ; il griffonne en marge : « Moi ! »

1- Le Voyageur et son ombre : « Pour examiner si quelqu’un est des nôtres ou non (je veux dire s’il fait partie des esprits libres) il faut s’informer de ses sentiments vis-à-vis du christianisme. S’il prend un autre point de vue que critique, il faut lui tourner le dos » (« Signes météorologiques de la civilisation », § 183).

2- Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres » : « Humain, trop humain. Avec deux suites », § 1.

3- La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, § 1, dans OC : Écrits posthumes 1870-1873, p. 212. La variante montre que Nietzsche pensait à Goethe, promoteur de la physique contre la métaphysique.

4- Avril-juin 1885, 34 [73], KSA, 11, p. 242.

5- Ses attaques répétées contre le Telliamed (posthume, 1748) du diplomate Benoît de Maillet (1656-1738) en témoignent, notamment dans le chapitre XII des Singularités de la Nature (1748). Nietzsche insistait de même à propos de Platon et d’Aristote sur la volonté de fixer en marquant en gras le préfixe fest et opposait ensuite un « contre-royaume » de la « statistique » et de « l’évaluation » (été- automne 1884, 26 [171], KSA, 11, p. 194).

6- Si, dans le fond, Voltaire utilise l’histoire pour remettre la nature dans son assiette, il en fait tout de même, dans ces limites méthodologiques mêmes, un usage déconstructeur. Il lui est nécessaire de démonter et démontrer l’historicité du dogme, fût-ce pour remplacer les fixations de la tradition par la fixité des sciences de la nature.

7- « Platon », 1re section, XX, 227.

8- Il l’évoque dans le Sottisier : « Ceux qui ont passé leur vie sans penser sont comme des forçats enchaînés le dos tourné contre la lumière, ne voyant que les ombres des choses, et croyant que ce sont ces ombres qui font tout le bruit. Si on les délivrait et qu’on leur montrât les choses réelles, ils commenceraient par douter, etc. » (VF81, p. 594).

9- Dans une note du quatrième acte des Lois de Minos, VF73, VII, 161-236.

10- Voltaire mentionne aussi les Lettres à Denys et à Dion et l’Epinomis.

11- Il convoque aussi bien Ion, Protagoras, Gorgias, Cratyle, Les Lois, Ménon, Parménide, Phédon, Phèdre, Philèbe, La République, Le Politique, Le Banquet, Théagès et Timée que les Lettres.

12- « C’est la raison pour laquelle de tels exposés sont si ennuyeux, car la seule chose qui peut encore nous intéresser dans des systèmes qui ont été réfutés, c’est précisément la personnalité » (OC : Écrits posthumes 1870-1873, p. 211).

13- JGB, « Des préjugés des philosophes », § 6.

14- Il possédait l’ouvrage, mais l’a laissé peu annoté (CPN, 3, p. 145).

15- « Hermès… », 7e partie, Questions sur l’Encyclopédie, 1771, XIX, 341. L’œuvre de Platon porte la marque de l’influence égyptienne, par exemple le mythe de Theuth dans le Phèdre. Voltaire rappelle aussi comment Solon, au début du Timée, introduit un prêtre égyptien : « Platon, dans ce beau dialogue, commence par introduire un prêtre égyptien qui apprend à Solon l’ancienne histoire de la ville d’Athènes, qui était fidèlement conservée depuis neuf mille ans dans les archives de l’Égypte » (« Platon », Questions sur l’Encyclopédie, XX, 224-225). Timée était un disciple de Pythagore.

16- « Ce que je dois aux Anciens », § 2, KSA, 6, p. 155. Ce n’est pas chez lui une idée tardive : il notait déjà dans un fragment posthume des années 1871-1872 que Platon combattait l’hellénité, KSA, 7, p. 398 16 [17].

17- Cette hypothèse revient souvent sous la plume de Nietzsche, par exemple dans : printemps 1888, 14 [85], KSA, 13, p. 264, (« Platon peut-être allé à l’école des Juifs »).

18- Nietzsche écrit encore : « Platon, cet anti-Hellène et Sémite d’instinct » (novembre 1887 - mars 1888, 11 [294], KSA, 13, p. 114).

19- Il affirme, par exemple, dans une lettre à Moultou datée du 15 septembre 1764 : « Tout est phénicien ou égyptien chez ces misérables Hébreux » (D12087).

20- « Hermès », art. cité, Questions sur l’Encyclopédie, XIX, 341.

21- Nietzsche a pu lire cette généalogie dans Le Dîner du comte de Boulainvilliers (1767) traduit par Strauss en appendice de son Voltaire.

22- Voir les fragments 4 [158] et suivants dans la KSA, 9. La question est bien de confronter judaïsme et grécité, à travers notamment le platonisme.

23- Il écrit par exemple dans la première section de l’article « Platon » des Questions sur l’Encyclopédie : « Si les premiers chrétiens n’avaient pas embrassé les dogmes de Platon, ils n’auraient jamais eu aucun philosophe, aucun homme d’esprit dans leur parti » (XX, 224).

24- « Chrétiens, catholiques, christianisme », 1re section, Questions sur l’Encyclopédie, XVIII, 162.

25- Été 1880, 4 [158], KSA, 9, p. 141.

26- Essai sur les mœurs, Introduction : « Philosophie de l’Histoire », chap. IV, VF59, p. 99.

27- Dans le chapitre consacré aux Maccabées, dans le deuxième livre desquels « on voit pour la première fois une notion claire de la vie éternelle et de la résurrection, qui devint bientôt le dogme des pharisiens » (XXX, p. 274).

28- M, I, § 72, KSA, 3, p. 70.

29- Voir FW, V, § 344 : « cette foi chrétienne qui fut aussi la foi de Platon et qui admettait que Dieu est la vérité et que la vérité est divine » (KSA, 3, p. 574).

30- Juin-juillet 1885, 38 [14], KSA, 11, p. 613.

31- Fragments historiques sur l’Inde, art. XXIV, XXIX, 176-179.

32- Lettres chinoises, indiennes et tartares, XXIX, 451-498.

33- Notamment dans GD, « Ceux qui veulent amender l’humanité », et AC, § 55-57.

34- Essais sur les mœurs, chap. III : 320 « Des Indes », XI, 184.

35- Paris, Lacroix, 1876. Il y laisse de nombreuses traces de lecture.

36- 31 mai 1888, KSB, 8, p. 325.

37- République, 415a-d.

38- Printemps 1888, 14 [191], KSA 13, p. 378. Cette fois, le séjour de Platon en Égypte mène donc au brahmanisme et non au judaïsme. L’essentiel est de démontrer l’origine religieuse et orientale de cette philosophie et de la réduire à un fonds culturel.

39- Dialogues d’Évhémère, 6e dialogue, XXX, 492-493.

40- Été-automne 1884, 26 [203], KSA, 11, p. 202.

41- Nietzsche différencie les extases de Platon, « homme pieux, élevé, noble » de celles que peuvent connaître les « chameliers qui fument du haschich » (été-automne 1884, 26 [312], KSA, 11, p. 233).

42- Nietzsche comprend ainsi le dogme d’une fusion finale dans Brahma.

43- Printemps 1884, 25 [107], KSA, 11, p. 39.

44- Printemps 1888, 14 [189], KSA, 13, p. 376.

45- Automne 1885 - automne 1887, 6 [7], KSA 12, p. 236.

46- Été 1886 - automne 1887, 5 [42], KSA 12, p. 199.

47- 1750, XXI, 101-103.

48- Le « Swarga » est le paradis, séjour des dieux et des bienheureux dans le Code de Manou, XII, 20. Manava-Dharma-Sastra, Lois de Manou comprenant les institutions religieuses et civiles des Indiens. Suivies d'une notice sur les Védas, trad. du sanscrit et accompagnées de notes explicatives par A. Loiseleur-Deslongchamps, Paris, Garnier Frères, 1939.

49- Printemps 1888, 14 [175], KSA 13, p. 362.

50- « Il dit souvent à Denys et à Dion des choses assez difficiles à comprendre, et qu’on croirait écrites en chiffres » ; « Ensuite viennent des nombres à la pythagoricienne, qui rendent la chose encore plus inintelligible, et par conséquent plus respectable » « Platon », section I, (Questions sur l’Encyclopédie), XX, 228.

51- Avril-juin 1885, 34 [90], KSA, 11, p. 449.

52- Le 6 septembre 1765, D12871 ; Lettres choisies, op. cit., vol. 2.

53- Le 20 avril 1773, D18326 ; Lettres choisies, op. cit., vol. 2, p. 150.

54- Fin 1872 - début 1873. Plus avant, dans ses écrits de jeunesse, Nietzsche réfléchit déjà sur le pythagorisme de Platon, suggéré notamment par la classification de ses œuvres en tétralogies, proposée par Thrasylle, l’astrologue de la cour de l’empereur Tibère (Œuvres, op. cit., « Écrits de jeunesse », [95], p. 790 sq.).

55- Été 1872 - début 1873, 19 [60], KSA, 7, p. 438.

56- Novembre 1887 - mars 1888, KSA, 13, p. 168 sq.

57- JGB, Préface, KSA, 5, p. 11.

58- L’intermédiaire voltairien semble ici Renan, dont Nietzsche prend en note une affirmation dans La Vie de Jésus (Paris, 1863) : « Le livre d’Énoch contient des malédictions plus violentes encore que l’Évangile contre le monde, les riches, les puissants », cité dans GD. Voir OC, vol. 8, p. 549-460.

59- Le tchandala, homme impur, « dernier des mortels », est né d’un soudra (représentant d’une classe servile) et d’une femme de la caste des brahmanes. Nietzsche en fait au moment de L’Antéchrist le premier représentant du type de l’esclave, dont la morale judéo-chrétienne sera la « revanche ».

60- GD, « Ceux qui veulent amender l’humanité », § 4, OC, vol. 8, p. 100. Le livre d’Enoch est un évangile apocryphe du premier siècle attribué au patriarche Enoch, septième fils d’Adam, et dont des fragments ont été conservés dans l’Épître de saint Jude (I, 14). Voltaire insiste souvent sur la disproportion entre l’importance de ces fragments et leur caractère apocryphe. C’est, en effet, le seul texte qui, dans le vaste ensemble de l’Ancien et du Nouveau Testament, semble faire état de la chute des anges, fondement du dogme chrétien, dont Voltaire parle dans l’article « Bekker » des Questions sur l’Encyclopédie, consacré à un exposé railleur des idées de ce théologien hollandais réfutateur de l’existence du diable (XVII, 559-565).

61- Printemps 1888, 14 [190], KSA, 13, p. 377-8.

62- « Miracles », 4e section, Questions sur l’Encyclopédie, XX, 86-93.

63- « Platon », 1re section, Questions sur l’Encyclopédie, XX, 224.

64- « On indique dans le premier chapitre que [Jésus] est le verbe, et il est clair que ce premier chapitre fut composé dans des temps postérieurs par un chrétien platonicien, le mot de verbe, logos, ayant été absolument inconnu à tous les Juifs » (Dieu et les Hommes, œuvre théologique, mais raisonnable, par le pasteur Obern, 1769, chap. XXXIV, VF69).

65- Voltaire, dans l’article « Hermès » des Questions rapproche la science de Paul de celle de Jean et, en général, des Juifs alexandrins, comme Philon, qui substituaient une « philosophie fantastique » à la « simplicité de leur foi ». C’est ainsi que saint Paul dit que « Dieu a créé les siècles par son fils » (Épître aux Hébreux, chap. I, v. 2), c’est-à-dire le logos identifié à la deuxième personne de la Trinité, le Christ.

66- Été - automne 1884, 26 [53], KSA, p. 161-162.

67- « Platon », 1re section : « Du Timée de Platon et de quelques autres choses », Questions sur l’Encyclopédie, XX, 224.

68- Ibid. XX, 227.

69- Ibid. Questions sur l’Encyclopédie, XX, 225. Quant au mythe de l’androgyne développé par Aristophane dans le Banquet, qui paraît dans La Pucelle à propos du personnage burlesque d’Hermaphrodix, il s’en moque sans penser à le comparer à la genèse de la femme dans la Genèse ou dans les Lois de Manou, où Brahma se fait androgyne dans le distique 32 du livre I : « Ayant divisé son corps en deux parties, le souverain Maître devint moitié mâle et moitié femelle, et, en s’unissant à cette partie femelle, il engendra Virâdj. » C’est ainsi qu’il engendra Manou lui-même.

70- « Âme », Questions sur l’Encyclopédie, VF38, p. 219.

71- « Athéisme », 2e section, Questions sur l’Encyclopédie, XVII, 464.

72- Longin, l’auteur du Traité du sublime, avait utilisé cette épithète, dont l’origine reste incertaine. Diogène Laërce avait pour sa part évoqué « le divin Aristoclès », autre nom de Platon. Il y eut même, dans l’Antiquité, un culte de Platon.

73- « Le divin Platon lui-même ne parle qu’avec ironie de la puissance créatrice du poète » (GT, I, § 12, KSA, 1, p. 81).

74- GD, « Flâneries d’un Inactuel », § 22, KSA, 6, p. 125.

75- « Sur l’âme », Lettres philosophiques, et « Âme », Questions sur l’Encyclopédie, XVII, 149.

76- Lettre XIII : « Sur M. Locke », Lettres philosophiques, XXII, 121-127.

77- « Platon », Questions sur l’Encyclopédie, XX, 228.

78- « Par-delà l’homme, vous logez dans le ciel, divin Platon, une file de substances célestes » (« Chaîne des êtres créés », Questions sur l’Encyclopédie, XVIII, 124).

79- Le Songe de Platon, dans Contes en vers et en prose, op. cit., vol. I, p. 52.

80- Le Philosophe ignorant, chap. XXVI : « Du meilleur des mondes », VF62, p. 66-69.

81- Automne 1885 - automne 1886, 2 [93], KSA, 12, p. 107.

82- Avril-juin 1885, 34 [36], KSA, 11, p. 431.

83- Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Paris, Éditions de l’Éclat, « Polemos », 2005 (1re éd. 1991), p. 104.

84- Le Siècle de Louis XIV, chap. XXXIV.

85- « Deuxième Entretien ». XXVII, 261-264.

86- Avril-juin 1885, 34 [195], KSA, 11, 486.

87- Juillet 1879, 41 [59], KSA, 8, p. 592.

88- « Bien, souverain bien », Questions sur l’Encyclopédie, XX, 572.

89- MA, I : « Des choses premières et dernières », § 1 : « Chimie des idées et des sentiments », KSA, 2, p. 23.

90- Phédon, 71-72.

91- Par exemple, dans Le Songe de Platon : « Il avait rêvé encore que le dormir naît de la veille, et la veille du dormir » (Contes en vers et en prose, op. cit., p. 52). Ce passage du Platon de la bibliothèque de Voltaire porte « galimatias » dans la marge.

92- Dialogues d’Évhémère, 6e dialogue, XXX, 493.

93- Voir ici « Du bon usage des passions » dans le chapitre II : « Le maître de danse de Nietzsche ».

94- Avril - juin 1885, 34 [90], KSA, 11, p. 449. C’est, à ses yeux : « le non-grec en lui » (printemps 1884, 25 [40], KSA, 11, p. 21).

95- Hiver 1883, KSA, 10, 4 [2], p. 109. Autre point commun avec Voltaire : « Platon fut à l’occasion philosophe de cour » (« Schopenhauer éducateur », § 8, KSA, 1, p. 411). L’origine aristocratique de Platon et son expérience à la cour des tyrans de Syracuse préfigurent le rapport entretenu par Voltaire avec la société aristocratique de son temps, son expérience versaillaise et son séjour auprès de Frédéric II.

96- M, V, § 496, KSA, 3, p. 391.

97- Introduction à l’étude des dialogues de Platon, op. cit., p. 32.

98- Curieusement peut-être, Nietzsche ne semble jamais établir de comparaison explicite entre les expériences berlinoises de Voltaire et siciliennes de Platon. Voltaire se compare lui-même à Platon et le roi de Prusse à Denys de Syracuse dans une lettre à Mme Denis du 15 octobre 1752 (D5067, Lettres choisies, op. cit., p. 311). « J’ai besoin d’être aussi philosophe que le vrai Platon l’était chez le vrai Denis », conclut-il, après avoir utilisé la comparaison avec Platon pour évoquer Maupertuis.

99- Catalogue des écrivains : (1777) « Fénelon », Le Siècle de Louis XIV, XIV, 70-71.

100- Voir l’Histoire de l’établissement du christianisme, chap. III, XXXI, 49.

101- C’est le cas dans le sixième des Dialogues d’Évhémère, où il regrette l’absence de méthode de Platon et ses « sophismes » ou encore dans l’Histoire de l’établissement du christianisme, XXXI, 43 sq.

102- GT, chap. XIV, KSA, 1, p. 92.

103- Il y revient dans Le Voyageur et son ombre : « Le ciel me préserve des dialogues dévidés longuement par écrit ! Si Platon avait pris moins de plaisir à filer les siens, ses lecteurs auraient pris plus de plaisir à Platon », dit à l’ombre le voyageur (KSA, 2, p. 539).

104- Il énonce aussi quelques jugements admiratifs sur l’art de Platon, dans les limites de son « galimatias », par exemple dans le chapitre III de l’Histoire de l’établissement du christianisme : Platon « orna ses arguments d’une éloquence harmonieuse et d’images séduisantes » (XXXI, 43 sq.).

105- Discours historique et critique sur la tragédie de Don Pèdre, VII, 249. Voltaire, né au crépuscule du « siècle de Louis XIV », est rongé par l’idée de décadence dès sa jeunesse, comme en témoigne la Lettre à M. D*** au sujet du prix de poésie décerné par l’Académie française en l’année 1714 : « Les Despréaux, les Racine, les La Fontaine, ne sont plus ; nous avons perdu avec eux le bon goût, qu'ils avaient introduit parmi nous : il semble que les hommes ne puissent pas être raisonnables deux siècles de suite. On vit arriver dans le siècle qui suivit celui d'Auguste ce qui arrive aujourd'hui dans le nôtre. Les Lucain succédèrent aux Virgile, les Sénèque aux Cicéron : ces Sénèque et ces Lucain avaient de faux brillants, ils éblouirent ; on courut à eux à la faveur de la nouveauté. Quintilien s'opposa au torrent du mauvais goût. Oh ! que nous aurions besoin d'un Quintilien dans le dix-huitième siècle ! »

106- 16 avril 1735, D863. Il ajoute qu’il faut que tous les arts « se tiennent par la main, il faut qu’on les cultive en même temps […]. Je veux passer d’une expérience physique à un opéra ou à une comédie, et que mon goût ne soit jamais émoussé par l’étude ».

107- En ce sens, Platon, s’il hérite quelque chose de la controverse des sophistes, est aussi leur grand ennemi comme de tout ce qui est grec. Nietzsche exprime souvent cette idée. Il écrit ainsi : « Si Platon nous avait seul été transmis de l’Antiquité, nous jugerions Homère comme nous jugeons les sophistes » (été 1871 - printemps 1872, 16 [27], KSA, 7, p. 404).

108- Voltaire, de même qu’il se bat pour la dignité des acteurs, défend le théâtre comme école de morale et de vie (c’est le cas par exemple dans le bref dialogue L’Éducation des filles, XXIV, 285-287). C’est là une idée à laquelle Nietzsche est très hostile, de même qu’il s’oppose à l’idée d’une moralité inhérente à l’action, la « justice poétique », et reste en général très circonspect devant l’interprétation de la catharsis aristotélicienne. En même temps, il ne s’agit ici que d’un type d’éducation qui n’a rien de rigoriste et qui sait faire la part des passions humaines.

109- 10 [176], KSA, 12, p. 561.

110- Printemps 1888, 14 [92], KSA, 13, p. 268.

111- Chap. XXI, VF64, p. 245-248. « Le magicien » déclare son nom p. 248.

112- Été 1886 - automne 1887, 5 [93], KSA, 12 p. 224.