Préface
Nietzsche et Voltaire ! Une pareille alliance a de quoi faire sursauter. Quoi de commun entre le « roi » de l’Europe des Lumières, dont l’esprit – pour les uns – ou le chaos d’idées claires – pour les autres – a irradié son siècle, et le philosophe allemand, retiré de l’Université, renégat de l’Église luthérienne, dont la philosophie au marteau, de livre en livre, a fasciné et fait frémir l’Allemagne de Bismarck et l’Europe de « l’agonie du romantisme » ?
Oui, Nietzsche et Voltaire. Et le livre profond de Guillaume Métayer vient à un moment opportun éclairer notre jugement sur ce duo surprenant.
Nietzsche a été vite reçu et goûté en France car sa pensée s’accordait à l’ironie corrosive de mise entre grands esprits parisiens, Renan, Taine, Flaubert, Sainte-Beuve, les frères Goncourt. On admet aussi les affinités de Nietzsche avec Montaigne et la tradition aristocratique des moralistes français, plutôt qu’avec Descartes et Malebranche. Il a fraternisé avec la désinvolture de leur style coupé, avec leur dédain de tout système, et avec leur dessein de fournir au lecteur de quoi sentir et se comporter en « honnête homme ». Comme ces aristocrates des mœurs, et comme leurs modèles latins Sénèque et Tacite, l’auteur du Crépuscule des idoles est passé maître du style épigrammatique. Et comme eux, il aura été l’impitoyable anthropologue, à la fois de la misère réelle et de la grandeur possible, du composé humain.
Mais Voltaire ? Le plus célèbre ou presque de nos écrivains, a été soupçonné d’avoir ruiné l’Ancien Régime, à part égale avec Rousseau. Pour le meilleur (la régénération d’une nation affadie par un Ancien Régime décadent) ou pour le pire (la Terreur et l’aventure impériale), il aurait été un dé-constructeur. Chateaubriand, qui admirait sans réserve chez Voltaire le goût et le sens classiques de la forme, a formulé contre lui dans ses Mémoires d’outre-tombe la sentence que, depuis, toute la science voltairienne n’a pas réussi à faire casser : « Le roi de Prusse et Voltaire sont deux figures bizarrement groupées qui vivront : le second détruisait une société avec la philosophie qui servait au premier à fonder un royaume. »
Le fait que Nietzsche soit revenu si souvent à Voltaire, comme le montre Guillaume Métayer, ne doit rien à la réputation que le romantisme fit de l’auteur du Dictionnaire philosophique et des Questions sur l’Encyclopédie. L’hyper-philologue allemand n’a pas vu en Voltaire un simple destructeur. Contre la légende romantique, il avait raison. Reconnaissons l’ampleur du débat autour de Voltaire qui a fait rage dans les lettres allemandes du XIXe siècle, et dont Nietzsche tire les conclusions, le plus souvent en faveur de Voltaire. France-Allemagne : un débat entre deux siècles, deux nations, deux langues, deux conceptions des rapports qui unissent littérature, philosophie et société, dont l’ironie de Nietzsche tire parti pour se ranger du côté de la joie voltairienne, véritable héritière de la joie antique, et pour s’arracher aux pesanteurs de « l’idéologie allemande ». Disant cela, je résume et je trahis une analyse qui déjoue finement les pièges que lui tend un champ parsemé de paradoxes et de surprises. En 1990, Pierre Hadot me faisait découvrir le grand livre d’Ernst Bertram, cet Essai de mythologie qui égrène les « lieux de mémoire » de Nietzsche. Aux côtés de Claude Lorrain et Socrate, Philoctète et Judas, il manquait un chapitre sur Voltaire. Le voici.
Un retour tout de même sur la question de l’anti-biblisme et l’antichristianisme qui est au cœur de cet essai. Voltaire et Nietzsche se sont voulu successivement les auteurs d’une « Réforme antichrétienne », qui aurait poursuivi et radicalisé la Renaissance en la purifiant de son impureté chrétienne (pour Voltaire, c’est celle des Médicis, pour Nietzsche, celle de Burckhardt et de Stendhal). On peut aussi la nommer « Réforme dionysiaque », même si pour Voltaire, Bacchus n’est pas encore Dionysos. Il ne faut néanmoins entendre, chez l’un et chez l’autre, le dionysiaque, ni au sens tristement culturel, ni au sens politique, ni à plus forte raison révolutionnaire, mais au sens de la « grande politique » des Législateurs. Sauf que pour les deux auteurs, elle est appelée à s’imposer, se répandre et agir par l’éclat de rire, par la vis comica et polemica, en rupture éclatante avec l’éloquence sacrée, art oratoire des métaphysiciens. Voltaire et Nietzsche ont en commun un génie du ridicule et de la satire qui n’ignore rien de la gravité tragique que comporte sa puissance de feu. Tous deux sont deux grands admirateurs de Swift, le plus redoutable et le plus irrésistible des protagonistes de la querelle des Anciens et des Modernes, dans le camp des Anciens. La vis comica, pour les deux continentaux, comme pour l’Irlandais Swift, c’est l’Antiquité rappelée parmi les Modernes, avec son sens tragique de la vie et sa vigilance en faveur de la vraie grandeur.
D’esprit, de civilisation, de grandeur, d’aurore, de renaissance, il est beaucoup question dans ces pages. Comme s’il était toujours temps de considérer la littérature pour ce qu’elle est : un principe aristocratique de vie, de « danse dans les chaînes », de pensée. Toutes choses qui, à mon sens, font de Nietzsche et Voltaire un chef-d’œuvre d’histoire littéraire et philosophique.
Marc Fumaroli, de l’Académie française