Introduction

Le XXIe siècle sera voltairien ou ne sera pas : la lecture de Nietzsche aurait pu, depuis longtemps, conduire à cette conviction. Car la « philosophie de l’avenir » ne prévoyait pas un « retour au religieux », certainement pas, du moins, sous les formes constituées des confessions habituelles que Nietzsche affublait du sobriquet jovial de « monotono-théisme »… Le philosophe s’amusait déjà beaucoup des extases réchauffées, plus esthétisantes que mystiques, de l’âme romantique. Il se plaisait même à voir, dans les rechutes métaphysiques, comme une forme de « ruse de la raison », le pas en arrière nécessaire au « progrès », à l’affermissement et à l’affinement des « nouvelles libertés de l’esprit », inspirées des premières « Lumières » dont il voulait « reprendre le drapeau ». Il savait à quel point les « esprits libres » peuvent s’enrichir aussi au contact des esprits régressifs : car ces derniers charrient et font paraître dans leur ressac tout un lot d’éléments archaïques trop vite oubliés par la modernité. Par là, ils offrent aux esprits critiques des points d’entrée pour mieux comprendre le passé rudimentaire de l’humanité et le fond de ses présupposés, comme autant de prises pour en dépasser et éradiquer plus en profondeur les tenaces erreurs. Sans doute le grand ironiste aurait-il laissé le XXIe siècle s’enferrer un temps dans le retour au « religieux », ne serait-ce que pour tenter l’expérience et le péril de ce détour.

Pour Nietzsche, la civilisation se définit par l’unité dans le style et dans toutes les manifestations de la vie d’une communauté humaine1, et la « liberté de l’esprit » est la fleur d’une civilisation raffinée, un aboutissement et jamais un début. Il n’eût pas seulement souri d’un « retour » inauthentique à des caricatures de religion ; il était déjà sceptique devant la cohue des cultures, cette incapacité à se choisir une forme, cette maladie de la « volonté de puissance » que confirme aujourd’hui le « multiculturel ». Nietzsche, avec une avance étonnante sur tout ce qui lui succéda et se réclama de lui par la suite, et singulièrement la French theory, est le premier à apercevoir et à dénoncer, à sa source, la forme sans forme des sociétés contemporaines et de leur aboulie efflorescente. Il voit apparaître le multiculturel dès 1873 et les Considérations inactuelles – écrites à trente ans à peine – comme une conséquence de la confiance sans bride de son temps en une incertaine « science historique » et, plus généralement, dans l’emprise de l’histoire sur les consciences de son époque. Car si le « sens historien » est, en soi, une « vertu », Nietzsche déplore les risques liés à son « hypertrophie » et d’abord l’incapacité à fonder une civilisation. L’insistance depuis les années 1960 sur l’archéologie et la déconstruction semble avoir tiré la généalogie nietzschéenne uniquement du côté de ce qu’il nomme l’« histoire critique », celle qui consiste à fouiller le passé pour saper les fondations du présent. Or, le fait d’être « devenu » ou « advenu », « construit », « fabriqué » voire « inventé » n’est pas, d’un point de vue nietzschéen, une tare : c’est aussi le point d’articulation de la « volonté de puissance » dans l’histoire, le signe de la malléabilité de l’être humain, le simple constat de l’inscription des civilisations dans le devenir. Le mouvement de pensée de Nietzsche ne consiste pas seulement à découdre une à une, confortablement et a posteriori, les constructions de l’histoire telles que les identités, la « morale », mais aussi, à pratiquer l’« histoire monumentale », celle qui puise dans le passé des exemples et des encouragements à l’action et enseigne comment se font les grandes constructions historiques aussi sublimes que périssables.

Nietzsche critique violemment l’homme historiciste, ce « dernier homme » qui se pense toujours dans un « après », qui est toujours « post » quelque chose. C’est à ce post-humain que l’élaboration du surhumain voudrait répondre. Or, de la même manière que la « volonté » ne peut en se niant elle-même prétendre à une quelconque transcendance, le post-humain n’a pas de réalité positive : il n’est qu’une version de l’« humain, trop humain », une dégradation de l’humain. Son extériorité et sa postériorité sont une douce illusion, un manque qui se prend pour une affirmation. Nietzsche n’a pas de mots trop durs pour cet homme historien qui croit pouvoir remplir son vide avec les « cultures » du monde entier et de l’histoire universelle qui peuplent son musée personnel. Car la confrontation avec cette cohue n’a qu’un effet tangible, en dehors de la sédimentation évanescente d’une « culture générale » également blâmée par le philosophe2 : le déraciner de son temps, saper son assise dans une civilisation donnée, le faire dévier de sa tâche de construire une civilisation unitaire et cohérente. Le relativisme culturel de l’homo historicus attaque à la racine le sentiment de sécurité et de sédentarité qui permet à l’être humain de poser les pierres d’un édifice pérenne et, par là, d’étendre l’envergure de sa « volonté de puissance » sur plus d’une génération. Car tout monument n’est pas un mausolée : la ville de Gênes est l’un des plus beaux témoignages de cette vitalité et de cette volonté de se survivre par-delà les âges3. Inactuel en son temps par son attaque de l’histoire et du « micmac » de tentations variées qu’elle impose à l’esprit de l’homme contemporain, Nietzsche eût été plus inactuel aujourd’hui encore, où les silhouettes de l’homo historicus ont pris chair, où le musée s’empare même du vivant, et où la nuance disparaît sous la bigarrure de rigueur. Nietzsche annonce déjà notre entrée dans ce qu’il appelle « l’âge de la comparaison »4. L’ère multiculturelle, si artificiellement étirée soit-elle par la fameuse idée d’une « fin de l’histoire », ne peut être qu’une transition : un long moment de transactions et de sélections dans lequel, plus que jamais, le « goût » – cette réaction réflexe des « volontés de puissance » – est en action pour imposer ses valeurs et modeler un homme nouveau. Le dialogue, le « métissage », la « diversité » des cultures constituent une manière irénique d’évoquer la compétition des valeurs que les cultures portent toujours en elles et qui craquellent l’écorce de la « fin de l’histoire ». Le concept de « volonté de puissance », défini par les instincts de « commander » et d’« obéir », pose déjà ce problème mondial et contemporain de « l’âge de la comparaison ». La notion contient même une réfutation de la tolérance au sens classique, qui comprend les cultures et les cultes comme des essences fixes aussi immuables que des planètes sur leurs orbites, au lieu d’y voir des machines à se transformer, s’interpréter, se digérer, se corroder, se subjuguer voire se détruire les unes les autres. La tolérance théiste toutefois exige de toutes les confessions une réforme drastique pour entrer dans les cadres de la raison commune : religions, encore un effort si vous voulez être universelles.

« Retour au religieux » et enthousiasme multiculturel : une société qui, consciemment ou inconsciemment, préparait un tel bouleversement ne pouvait que tourner le dos à Voltaire. Celui-ci fut par excellence l’écrivain du « goût », cette grande notion nietzschéenne, et le polémiste de la sortie du religieux, ou plus exactement de son habile alignement sur son plus petit dénominateur commun et expression limite, le théisme : une foi et une morale rationnelle et universelle, dépouillée des horreurs du fanatisme et des ridicules de la superstition. Un monde dans lequel l’habit ne devient indifférent que parce que le moine est inopérant. Cet idéal de tolérance est strictement religieux et non pas « culturel », comme le signale la polémique contre Shakespeare. Le principe en est clairement explicité dans le Traité sur la Tolérance lui-même : « Il faut donc que les hommes commencent par n’être pas fanatiques pour mériter la tolérance »5. Pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance, en somme. La tolérance se mérite… Le lien avec le « goût » est alors évident : le goût exige la critique de la truculence grotesque des imaginations superstitieuses, non seulement du christianisme, cette religion orientale, mais de toutes les confessions dont Voltaire rencontre, dans le monde et dans l’histoire, le mélange de révélation rationnelle et de délire sacerdotal. À aucun moment, il ne donne dans cette « tolérance par faiblesse » que fustige Nietzsche6. Au contraire, son œuvre polémique met en lumière les combats fondateurs de la modernité, qui, pour s’imposer, n’a pas reculé devant une certaine virulence verbale, à la mesure de la violence réelle et illégitime à laquelle elle était confrontée7.

Soyons moins surpris, à ce compte, que l’inspiration voltairienne de Nietzsche n’ait pas intéressé grand monde. Car le Nietzsche des années 1960 servit moins à enrayer cette dernière tendance de l’Europe qu’à la préparer. Or, Nietzsche reconnaît justement dans Voltaire un philosophe « moderne » qui possède encore toutes les qualités de celui qui n’est pas « post ». Un penseur qui ne fait pas de l’histoire pour l’histoire, du fond d’un cabinet, mais qui se place toujours en interaction avec son temps, qui le remplit de son activité et, malgré ses angoisses sur la décadence qui succède au Grand Siècle, lui offre sa plénitude et toutes les couleurs de sa vitalité. Car, pour reprendre les trois types d’histoire distingués par Nietzsche, Voltaire fait tantôt de l’histoire « monumentale », lorsqu’il célèbre le héros Charles XII et le roi mécène Louis XIV, tantôt de l’histoire « critique », dans l’Essai sur les mœurs et dans sa polémique inlassable contre l’ordre chrétien d’Europe. Il irise même ces deux pratiques de quelques reflets d’histoire « antiquaire », tant il est reconnaissant d’avoir reçu pendant les vingt premières années de sa vie les rayons affaiblis du Roi-Soleil à son couchant. L’histoire, chez Voltaire, est toujours enracinée dans le présent et projetée dans l’avenir de la civilisation. Elle n’est jamais pour lui un spectacle pour l’homme fatigué, la caresse sur le cerveau de l’homme épigonal. Il est bien « moderne » et non pas « postmoderne ». Nietzsche reconnaît en lui cette qualité d’engagement, cette manière d’être de plain-pied avec le siècle, cette subordination constante de la « volonté de savoir » à la « volonté » tout court. Le vouloir-savoir désintéressé n’existe pas, ou alors il est un symptôme terrible de « l’âge des épigones » dont parle Nietzsche, l’ère des greffiers rabougris de la « fin de l’histoire », qui croient avoir survécu à tout et qui ne se survivent qu’à eux-mêmes sous une forme fantomatique pire peut-être que la mort8.

Voltaire moderne est la double antithèse parfaite, pour Nietzsche, de l’inconséquence du rapport académique au passé et au présent, ce germe du « multiculturel », comme annonce et comme masque des multiples régressions du « multicultuel », la pente même du « retour au religieux ». Comme Nietzsche le dit sans cesse à partir de Humain, trop humain, Voltaire est le prototype et le modèle des « nouvelles libertés de l’esprit ». Il est l’antithèse parfaite de « l’idéal ascétique » : sa joie est un défi à l’éthique de la mortification, son insolence le premier pas de l’émancipation, son rire l’arme fatale contre les systèmes de la terreur religieuse et moralisatrice.

C’est pourquoi l’on peut s’étonner que ce rapprochement et cette filiation si riches de sens pour comprendre l’esprit européen aient été à ce point négligés. Pourquoi ce silence assourdissant entourait-il Voltaire dès qu’il s’agissait d’évoquer les grandes figures tutélaires de Nietzsche ? Voltaire, qui fut considéré longtemps à la fois comme le plus français des écrivains9, le plus écrivain des philosophes, le plus antichrétien et le plus aristocratique des auteurs des Lumières, le plus ironiste et le plus comique des polémistes, et, de surcroît, l’écrivain français de son temps le plus lié à l’Allemagne. Pour toutes ces raisons, Voltaire a été l’un des écrivains et philosophes français les plus capitaux pour Nietzsche, à côté des Stendhal, La Rochefoucauld, Pascal. Voltaire a donné à Nietzsche l’exemple d’une performance littéraire exceptionnelle au service d’une réforme globale de la civilisation. C’est précisément tout l’objet de ce livre de mettre en lumière les raisons et les enjeux de cette rencontre escamotée, qui en dit long non seulement sur notre conception de ces deux maîtres de la liberté de l’esprit, mais aussi sur certains oublis actifs qui ont présidé au passage du moderne au postmoderne.

Pour comprendre cet oubli, il faudrait remonter très loin. À l’effet d’entraînement du premier Nietzsche, wagnérien et schopenhauerien, sur nos représentations : on n’a pas toujours pris la mesure de son évolution et même de ses revirements, de la sincérité de son opposition à Wagner, de son éloge de Bizet et, avant lui, de la légèreté de Voltaire. Il faut toujours rappeler l’influence néfaste exercée par la sœur du philosophe : Elisabeth Förster a contribué à construire un Nietzsche pangermaniste, nazi même, et c’est elle qui signa la première dénégation de l’importance de Voltaire dans la pensée de son frère.

Il faudrait revenir aussi à la première strate de notre réception française de Nietzsche. Charles Andler, germaniste et pionnier, ne pouvait être à la fois le découvreur de Nietzsche et de sa nouveauté et montrer, en même temps, sa parenté frappante avec ce Voltaire qui était déjà l’un des plus familiers, des plus méconnus, des moins désirables de nos écrivains. C’est sans doute la raison pour laquelle Andler lui consacre à peine quelques lignes peu informées parmi les « précurseurs de Nietzsche ».

Il faut rappeler aussi que Voltaire, au cours du XIXe siècle, et plus encore du XXe, a perdu chaque jour davantage de son crédit philosophique : pour les philosophes de profession, il s’est réduit, jour après jour, à un réfutateur facile et malhonnête de Leibniz et un habile propagandiste des Lumières. Son insolence et sa superficialité assumée irritent les techniciens officiels de la philosophie. Ce conteur sautillant ne peut avoir inspiré, croit-on, celui qui, sans peut-être dépasser véritablement « la métaphysique », est à l’origine d’immenses bouleversements dans la pensée. Le danger, à ne pas vouloir oser le Nietzsche voltairien, c’est de ne pas trouver les applications réelles des appels du philosophe allemand au « rire », à la « danse », au « goût », à l’aristocratie, et de les transformer ainsi en des prédications normatives et sans chair. Or, l’abstraction est mère de toutes les applications fantasques, alors que Nietzsche raisonne toujours sur exemples. Il aide ainsi le lecteur à quitter le ciel indéterminé de l’entendement et le contraint à ce qu’a de concret le jugement. Mettre un visage sur la « liberté de l’esprit », le « bon Européen », le goût de cour ne peut qu’aider à éclairer leur sens et à mieux saisir leur portée.

D’un point de vue littéraire aussi, Voltaire depuis longtemps s’éloigne. La littérature, qui s’est laissé circonscrire chaque jour davantage dans l’expression des émotions et de l’inconscient, l’a mis de côté. Il a, sans surprise, sa place dans les listes de proscrits dressées par les surréalistes qui optent résolument pour Rousseau plus en phase avec leurs recherches. Sa langue châtiée, puriste, l’ordre de sa phrase, qu’on ne croit plus logique, est la cible toute trouvée de toutes les ruptures stylistiques : Céline s’en prend à la France où tout le monde écrit comme Voltaire et il a réussi à déraciner ce modèle qui était, dans la littérature et dans la prose française en général, la chose la mieux partagée.

Du côté universitaire, Nietzsche intéressait d’autant moins les études voltairiennes que la grande tendance de la recherche, depuis les années 1960, était à une approche esthétisante de Voltaire à l’ombre de la révélation, par René Pomeau, de l’existence d’une « religion de Voltaire » plus profonde, plus authentique, plus solide qu’on ne l’avait longtemps pensé. Ce Voltaire, esprit religieux et écrivain avant tout, ressaisi dans les codes de l’histoire littéraire de son temps, ne pouvait que rester en retrait du nôtre et demeurer bien loin de son successeur improbable. L’université novatrice ne s’intéressait pas à ce conservateur ; l’université traditionnelle, longtemps étanche même aux études de réception, ne voulait rien savoir de sa postérité. Elle ne s’intéressait qu’à « Voltaire en son temps ».

Les études sur Nietzsche et la France n’ont pourtant pas manqué, c’est le moins que l’on puisse dire. Étrangement, elles font toutes de Voltaire leur parent pauvre. Ni philosophe au sens de l’université, ni moraliste au sens de La Rochefoucauld, ni écrivain au sens du romantisme : Voltaire ne rentre dans aucune case et voilà pourquoi il a échappé à l’attention des professeurs. Telle étude, centrée sur l’apport des moralistes français à la pensée nietzschéenne, l’en exclut dès la première page, sous prétexte qu’il déborde son cadre. Telle autre, fidèle à une image d’Épinal et à une sorte de « philosophiquement correct », postule que la grande figure pour approcher les lectures françaises de Nietzsche serait Descartes. Qu’importe que Nietzsche ait très peu parlé de Descartes, s’en soit très peu inspiré et que les auteurs français qu’il a effectivement lus, les Montaigne, les Joubert, les Stendhal et même les Bourget, les Taine et les Sainte-Beuve – sans parler de Voltaire – soient, pour la plupart, bien peu « cartésiens ». Cliché pour cliché, ils appartiennent tout autant, et même davantage au « pays de Voltaire », à une tradition de littérature qui veut être réflexive et « philosophique » sans jamais faire de la métaphysique, une tradition de clarté du style certes, mais rattachée par Nietzsche au « goût de cour » plus qu’à la métaphysique du sujet.

Le nietzschéisme des années 1960, conçu pour sortir de l’hégélianisme marxiste tout en restant fidèle à la critique de la bourgeoisie, ne sut pas davantage retrouver Voltaire, dans lequel il voulut voir l’incarnation anticipée de tout ce qu’il méprisait : un esprit rationaliste jusqu’à la comptabilité, une intolérance terre à terre face aux grandes audaces spéculatives, lourde d’implicites exclusions sociales et culturelles. Quand le structuralisme découvre la profondeur des exotismes, les certitudes civilisationnelles de Voltaire, son rire qui ravale la complexité des coutumes au niveau de la comédie des costumes dérangent, agacent, exaspèrent. Voltaire a, du reste, tellement triomphé de la confession nationale que ses combats antireligieux purent paraître appartenir à un passé depuis longtemps révolu. La théocratie catholique ne fait plus peur à personne et l’on ramène la religion de l’Autre à une « culture », un système dont la complexité fascine et dont l’aspect rétrograde, flouté par l’exotisme, ne semble plus mériter les campagnes lassantes de réfutation rationnelle ni les grandes orgues du scandale et du dégoût. La nouvelle critique de la raison philosophique en circonscrit nettement le champ d’action : il lui est interdit désormais de formuler des jugements ; elle n’est autorisée qu’à explorer et restituer des structures. Les Lumières bourgeoises et techniciennes sont soupçonnées de connivence avec le totalitarisme exterminatoire, comme l’école de Francfort semble le suggérer. Significativement, La Dialectique de la raison (ou « dialectique des Lumières », en allemand Aufklärung) de Horkheimer et Adorno s’ouvre sur les Lettres philosophiques et le portrait que Voltaire y donne de Bacon – Nietzsche, au contraire, anticipant sur la théorie de « l’agir communicationnel » brosse un portrait de Voltaire en artiste des Lumières.

Barthes, dans la plus injuste possible des introductions aux Contes et romans, grime Voltaire en « dernier des écrivains heureux », trop léger, selon lui, pour les combats antitotalitaires de notre temps10. On pourra juger, à l’inverse, que Voltaire anticipe nos interrogations. La Saint Barthélemy était son holocauste, Candide un éclaireur au pays des massacres. Le Mal radical du présent nous occulterait-il le Mal radical d’autrefois ? Ne s’est-il trouvé vraiment, ailleurs qu’en France, aucun disciple du rire de Voltaire pour ridiculiser les totalitarismes ? Paul Valéry en jugeait autrement que Barthes : « Le ridicule – Le talent qui l’exploite. Que n’eût pas fait Voltaire avec les dictateurs11 ! ».

Du reste, le problème de la crédibilité de Voltaire est plus ancien encore. Il s’enracine dans le XIXe siècle, quand bien des études savantes prospéraient sur ses innombrables intuitions et devaient, du même coup, s’en distinguer d’emblée pour mieux fonder leur légitimité scientifique. Voltaire est devenu, peu à peu, le Monsieur Homais des savants. Il a incarné la doxa que toutes les préfaces, toutes les accroches devaient commencer par dépasser. Il y aurait une anthologie à faire de cet anti-voltairianisme de plus en plus rapide qui parcourt le XIXe siècle et encore le XXe. Chaque jour davantage, ce fut la rançon du triomphe de Voltaire et de la simplicité de son style : être changé en repoussoir de quiconque veut paraître profond ou informé. Il devenait une caricature de l’histoire intellectuelle au même titre que les sophistes après Platon ou que les scolastiques depuis la révolution scientifique. Petit à petit, l’idée a prévalu que Voltaire, avec son esprit léger et sa main lourde, s’était presque toujours trompé.

La taille de l’œuvre et sa facilité apparente ont semblé permettre ces réductions drastiques. On ne prend pas toujours le temps d’une recherche dans ce corpus immense pour comprendre cette pensée, ses nuances, ses évolutions et ne pas céder à la facilité de la première référence venue. Il y a une fatalité propre à cette œuvre gigantesque et faite de trop de morceaux rapides et de « petites phrases » brillantes, qui, sorties de leur vaste contexte, perdent beaucoup de leur sens. Ce sens, évidemment, n’est pas d’abord spéculatif ou livresque. Voltaire est, par excellence, comme Nietzsche après lui, un philosophe qui affecte de mépriser « la philosophie », et dont l’œuvre tout entière est centrée sur l’action, une action de libération des esprits et de réforme de la civilisation : la fondation d’une civilisation des esprits libres. L’œuvre écrite n’est, à bien des égards, que l’instrument de cette action sur le monde dont le sens global s’est peu à peu perdu à mesure que, décennie après décennie, l’ensemble était démembré en différents genres, rangé dans des cases où, ainsi séparée, chaque partie perdit de la force du tout. Voltaire historien, Voltaire poète, Voltaire dramaturge, Voltaire philosophe : chaque pan de son œuvre, ainsi séparée, finit par faner. Il ne reste plus alors que l’épistolier, trop dispersé pour faire sens, et le conteur, trop léger pour être philosophe.

Avec l’oubli de Voltaire dont notre époque semble se réveiller lentement, ce qui est en jeu, c’est moins la patine qui nous obstruait les règles de son esthétique que la perte du sens de son œuvre, c’est-à-dire notre perte de conscience de la manière dont a été refondée, par lui, sur des bases nouvelles et pourtant fidèles, la civilisation française et européenne. L’oubli de Voltaire aura été un symptôme d’effacement de valeurs fondatrices de notre collectivité européenne.

Nietzsche, au contraire, en plaçant son action dans la lignée de l’écrivain français, réaffirme cet héritage. Le signe le plus éclatant en fut la dédicace d’Humain, trop humain à Voltaire comme à « l’un des plus grands libérateurs de l’esprit ». Dédier un tel livre de rupture et même excuser sa parution, comme le fait Nietzsche, au nom de l’hommage rendu à un grand prédécesseur, est un geste fort et éloquent.

Ce n’était pas là une simple provocation, mais le signe d’une véritable filiation que Nietzsche approfondit jusqu’à reconstituer la colonne vertébrale de l’Europe moderne : « Pétrarque, Érasme, Voltaire », selon ses propres termes. Son œuvre veut reprendre et porter plus loin cette longue tradition de « libération de l’esprit » vis-à-vis des préjugés de la religion et de la métaphysique, qui s’est développée par étapes successives depuis la Renaissance. Il veut pousser plus loin l’effort d’une philologie qui a abouti à la libération de la morale religieuse. Si Pétrarque réveille l’humanisme antique afin de sortir l’Europe du « Moyen Âge », Érasme tente une « réforme de l’ensemble de la vie de l’esprit »12 qui débouche sur l’intériorisation morale du christianisme. Voltaire ensuite mène la réforme jusqu’à la sortie du christianisme, tout en restant campé, avec le théisme, à la frontière du religieux. Nietzsche enfin, après lui, veut mener le combat plus loin, jusqu’à l’éradication de la « morale », afin de faire advenir une civilisation délestée des évaluations de ce qu’il nomme la « populace » et de ses relais sacerdotaux. Il s’agit donc d’un ultime geste de réforme de la civilisation dans le sens de la sortie du religieux et de son unité culturelle, pensée, comme toujours depuis la Renaissance, à l’aune du modèle antique. Car si le concept d’« esprit libre », directement emprunté au vocabulaire de Nietzsche, a été élaboré à l’aide du prototype voltairien, la notion de réforme y appartient aussi de plein droit. Il y a, à l’horizon de toute l’œuvre de Nietzsche et de Voltaire, une destination à l’action : ces œuvres tout sauf closes sont des maïeutiques, à grandes dimensions, de la civilisation des esprits libres.

Nous cédons souvent à la facilité d’appeler le travail de Nietzsche une « révolution ». Or, ce terme évoque moins aujourd’hui la description astronomique du cours des planètes que la Révolution française et les mouvements parents qu’elle a inspirés dans l’histoire. L’appellation souffre donc de plusieurs inadaptations. D’abord, elle est, pour aborder Voltaire, un anachronisme, malgré son éloge de la « révolution » anglaise dans les Lettres philosophiques et son attente d’un « grand changement »13. En réalité, nul ne peut dire jusqu’à quel point ce « grand changement » politique de la Révolution aurait vraiment correspondu à ses attentes. Son insistance sur les problématiques religieuses et l’instauration du théisme montre bien que Voltaire a conçu lui-même son œuvre comme une réforme, non une révolution qui proposerait la table rase.

Surtout, un tel terme entrerait en contradiction non seulement avec les évaluations de Nietzsche, qui n’est pas tendre pour cet événement de l’histoire de la France et de l’Europe, mais aussi avec son effort pour dissocier de la figure de Voltaire la « Révolution », qu’il ramène, d’une manière classique au XIXe siècle, à la pensée politique de Rousseau. Le Voltaire de Nietzsche est tout sauf un révolutionnaire au sens moderne : il est trop sceptique, trop aristocratique et même trop inégalitaire pour cela. Il ne porte pas l’espoir d’un bouleversement fondamental de la société et de la nature humaine : ce serait vouloir « faire l’ange » et risquer de « faire la bête ». Pour Nietzsche, Voltaire est précisément le modèle d’une « liberté de l’esprit » « absolument non révolutionnaire », qui trace un chemin ascendant de l’humanité vers le Surhomme, par l’exercice et la contrainte, qui n’ont pas grand-chose en commun avec le volontarisme politique des citoyens et des masses. Voltaire incarne, par excellence, le paradoxe d’une liberté née de la contrainte.

La notion de « réforme » ramène aussi à la « forme », c’est-à-dire au travail artistique. Déjà paradoxal du temps de Nietzsche, l’éloge de Voltaire comme artiste tragique permet de ramener le geste de désacralisation du philosophe français à la polarité complémentaire du dionysiaque et de l’apollinien. La pulsion dionysiaque de « l’esprit libre » le contraint à déchirer la société close qui était sa prison pour lui donner une « belle apparence » apollinienne.

Il ne s’agit plus d’une réforme interne du christianisme, mais d’une imitation du geste de réformation religieuse aux fins de l’abandon de la foi et des dogmes. Voltaire cherche à lui substituer une conception du divin et une organisation sociale nouvelles, jugées plus conformes à la « nature » profonde de l’Homme, mais aussi à ses idéaux élevés, « valeurs » et « goût » « nobles » qui anticipent la polémique de Nietzsche. Il ne s’oppose pas au christianisme uniquement dans un mouvement de rébellion « paysanne » contre les « hommes supérieurs » de l’Église, à la manière du portrait que Nietzsche brosse de Luther14, mais au nom des idéaux de la haute société et de la modernité française et européenne, qui n’entend pas renverser le cléricalisme pour faire advenir le règne du « peuple », mais pour remettre les « prêtres » à une place subalterne qui permet à la société civile de prospérer et de se raffiner, à l’abri des coupes sombres de l’obscurantisme et de l’ascétisme. Cet autre Voltaire, dégagé par Nietzsche de la seule interprétation téléologique de l’historiographie révolutionnaire et républicaine, délivré du Panthéon pour être rendu à sa nature d’individu génial et d’« esprit libre », produit paradoxal d’une société aristocratique, n’est peut-être pas sans intérêt aujourd’hui.

Le terme de « civilisation », attesté dès 1721, s’impose, par rapport à celui de « culture », trop étroitement esthétique pour rendre compte de la portée de la réforme de ces deux « esprits libres ». Civilisation est le terme central de la fameuse querelle qui oppose Voltaire et Rousseau et que, malgré quelques réserves immoralistes, Nietzsche tranche du côté de Voltaire.

Le terme de « culture » est trop neutre pour ces pensées intensément axiologiques15. La notion de « civilisation » implique une hiérarchie ainsi qu’un raffinement et une complexification des « mœurs » conçue comme une saine « sublimation » des passions et même des vices humains16. Nietzsche définit sa propre conception du « retour à la nature » comme une « élévation » vers « la nature » et la « naturalité », un « jeu avec les grandes tâches », qui présuppose la civilisation qui élève, éduque et « dresse », et non une naturalité première, donnée puis perdue, objet de nostalgie17. Ces réformateurs soumettent hardiment les sociétés humaines à un examen sévère et même sarcastique, une pesée sans pitié au nom des « valeurs » supérieures de leur « goût » – « l’Autre » n’est pas pour eux plus sacré que « le Même », et le jugement de valeur se fait satire, sans ambages. Il en va de la liberté de l’esprit et de la civilisation.

1- UB, 1, § 1, KSA, 1, p. 159. Nous indiquons de préférence le texte de Nietzsche dans l’édition allemande des œuvres complètes.

2- Par exemple UB, 2, § 5, KSA, 1, p. 279.

3- FW, IV, § 291, KSA, 3, p. 531.

4- MA, I, § 23, KSA, 2, p. 44-45.

5- Traité sur la tolérance, chap. XVIII, « Seuls cas où l’intolérance est de droit humain ».

6- GD, « Flâneries d’un Inactuel », § 49, KSA, 6, p. 151.

7- À la limite, on pourrait dire aussi que rien n’est plus voltairien que notre époque, si l’on comprend le théisme comme la divinité vide des États-Unis d’Amérique et le multiculturel comme la place ménagée à chaque confession sous cette vaste chape ; mais l’agressivité antichrétienne de Voltaire a porté trop loin la critique pour permettre cet œcuménisme à fond biblique.

8- « Ère des épigones », KSA, 1, p. 169.

9- Voltaire est, pour Nietzsche et pour la tradition allemande qui le précède, l’incarnation et l’achèvement du goût littéraire français. Goethe, dans une note de sa traduction du Neveu de Rameau, le présente comme l’héritier parfait des siècles de vie littéraire de la France, l’équivalent dans le style de Louis XIV dans la politique. Il concentre, dit-il, toutes les qualités de la famille depuis sa souche. Nietzsche, nous le verrons, n’a pas oublié cet aspect. Au contraire, il s’est intéressé à la position de tension entre un Voltaire héritier parfait de l’ancien régime littéraire et fondateur de la modernité philosophique de la France et de sa « liberté de l’esprit ».

10- Il s’agit, à l’origine, d’une préface aux Romans et contes de Voltaire, édition du Club des Libraires de France. Ce portail dépréciatif a longtemps ouvert l’édition populaire des mêmes textes chez Gallimard, Folio. Voir Roland Barthes, Œuvres complètes, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, vol. 2, p. 352-358.

11- Paul Valéry, Cahiers, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. 2, 1974, p. 1501.

12- Voir chapitre VI : la « République des génies ».

13- Lettres philosophiques, VIII, XXII, 104. Voir R. Koselleck, Le Règne de la Critique, Annexes, VIII, « Le concept de Révolution », p. 174.

14- Le Gai Savoir, § 356, KSA, 3, p. 602.

15- Le terme de civilisation « tend à entrer aujourd’hui en concurrence avec culture, plus neutre et relatif, et qui répond mieux aux besoins d’une description d’intention objective », Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., vol. I, p. 767.

16- C’est le terme chimique que Nietzsche emploie à l’ouverture du premier chapitre du premier livre d’Humain, trop humain. MA, I, § 1, KSA, 2, p. 23. Une autre vision est la « spiritualisation », par exemple des passions (GD, « La morale comme manifestation contre nature », § 1, KSA, 6, p. 82).

17- Voir Crépuscules des idoles, « Flâneries d’un Inactuel », § 48, KSA, 6, p. 150.