Après être passée chez L’Œil vérifier qu’il n’était pas revenu entre-temps, Yasmine roula au hasard dans les rues du Petit-Clamart, retrouvant non sans émotion le quartier où s’étaient déroulées son enfance et son adolescence. Sa famille avait longtemps habité un cinq-pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble de brique rouge, Cité Trivaux-la-Garenne, avant de déménager, au milieu des années 70, dans un pavillon à peine plus grand, mais pourvu d’un jardinet et d’un vaste grenier, rue de la Gaîté.
Alors, les ennuis avaient commencé. Lionel, le garçon brun aux épaisses lunettes qui habitait la maison d’à côté, s’était mis à tourner autour de Yasmine. Il avait une manière inimitable de draguer, faite d’attentions, de musique et de considérations littéraires. Il lui avait notamment fait découvrir les compositeurs dodécaphoniques et San Antonio. Il ne l’avait pas encore touchée – pas même effleurée : il était trop timide et trop respectueux –, lorsque Nejib, tombant sur Fleur de nave vinaigrette, n’avait rien trouvé de plus malin à faire que d’aller montrer le livre en question à Zidan. Celui-ci s’était bien marré en lisant les mésaventures de l’ineffable Bérurier, puis il avait déchiré le bouquin en petits morceaux, avant de forcer Lionel à en manger quelques-uns, lui assurant que, la prochaine fois, il lui ferait « bouffer ses lunettes ».
Yasmine était tellement furieuse qu’elle avait flanqué une raclée à Nejib – facile, il n’avait que douze ans –, puis une paire de claques à Zidan. Celui-ci la lui avait bien évidemment rendue sans réfléchir, déclenchant une bagarre générale qui avait opposé les trois frères aux quatre sœurs. En résultat, tout le monde avait été puni, et Lionel s’était mis à changer de trottoir dès qu’il voyait un membre de la famille Abarakh.
Ensuite, les choses étaient allées de mal en pis. Les parents de Yasmine avaient essayé de la marier – sans grand espoir, il est vrai. Elle avait éconduit ses prétendants de telle manière qu’ils repartaient soulagés d’avoir échappé à la plus affreuse mégère de la planète. Elle était partie le jour de ses dix-huit ans, profitant d’une bourse pour s’inscrire dans une fac à Bordeaux. Elle ne comptait pas rompre totalement les ponts, mais la réaction de Zidan l'avait incitée à le faire ; il n’aurait pas pu supporter l’idée qu’une femme – et, à plus forte raison, sa petite sœur – fût plus instruite que lui.
Yasmine prit une chambre dans un hôtel situé à la limite de Meudon-la-Forêt et de Vélizy. Elle y défit sa valise avant d’aller à son rendez-vous avec Zidan. Celui-ci arriva avec une demi-heure de retard, la voix pâteuse et la démarche vacillante. Après avoir effectué son rapport, il voulut se lancer dans une leçon de morale, mais Yasmine abrégea la conversation et, sautant dans sa voiture, elle démarra en trombe, le plantant là, ivre et désemparé. Elle culpabilisait un peu de le laisser en plan d’une manière aussi brutale, mais supporter son frère lorsqu’il avait bu était au-dessus de ses forces. Inutile de discuter avec lui dans ces moments-là : l’alcool le rendait stupide et borné, et il ne comprenait alors plus rien à rien.
Et pourtant, dans le fond, c’est un bon garçon...
Oui, mais alors, tout au fond.
Elle se promit de passer voir ses parents dès que cette affaire serait réglée. Peut-être le moment de la réconciliation était-il venu, en fin de compte. On pardonne beaucoup à l’enfant prodigue, du seul fait qu’il est rentré à la maison.
Mais pour l’instant, elle avait d’autres chats à fouetter.
La nuit était tiède, paisible et riche en étoiles. Vêtue d’une combinaison collante noire, Yasmine se déplaçait sans bruit parmi les tombes. Elle trouva sans difficulté les sépultures profanées. Après les avoir examinées à la lueur de sa lampe-torche, elle décida de se dissimuler un peu plus loin, entre un gros buisson et un tombeau solitaire, tout de marbre noir, qui portait en médaillon la photographie d’un couple d’allure sévère.
Elle espérait confusément qu’il se produirait quelque chose aux environs de minuit, mais la nouvelle journée commença sans incident. Un peu déçue, Yasmine choisit tout de même de rester jusqu’à deux heures du matin, le moment de la nuit qui, par la vertu de l’horaire d’été, correspondait de mars à septembre au minuit astronomique.
Tout en attendant, elle songea à L’Œil. Elle ne pouvait s’empêcher de se faire du souci pour lui. Avant de s’introduire dans le cimetière, elle était encore passée à son appartement, et ne l’y avait pas trouvé. Qu’avait-il bien pu lui arriver ? Avait-il mis le nez là où il ne fallait pas ?
Deux heures approchaient lorsqu’elle perçut un craquement, assez loin sur la gauche. Tirant de son sac à dos la lourde paire de lunettes infrarouges qu’elle avait apportée, elle la posa sur son nez – et distingua aussitôt les taches de lumière écarlates de trois silhouettes qui venaient dans sa direction.
Il s’agissait d’hommes au visage dissimulé par une cagoule aussi noire que leurs vêtements. S’aidant d’une lampe de poche, ils lurent les inscriptions de plusieurs tombes, avant de fixer leur choix sur une sépulture sobre, laquelle n’était pas sans présenter quelque ressemblance avec celles qui avaient été profanées – et se trouvait d’ailleurs dans le périmètre triangulaire délimité par les barrières métalliques.
L’un d’eux produisit alors un appareil sur lequel clignotaient de petites ampoules colorées, et le braqua en direction de la dalle funéraire.
Yasmine eut l’impression que ses cheveux se dressaient sur sa tête. L’air était plein d’électricité statique, qui perturbait le fonctionnement de ses lunettes. Mais cela n’empêcha pas la jeune femme de constater que la pierre tombale s’était mise à trembler – comme si quelqu’un, doté d’une force incroyable, essayait de la soulever par en dessous !
– Bande de p’tits salopards ! rugit une voix rauque.
De nouvelles silhouettes surgirent de la nuit pour fondre sur les étranges profanateurs. En raison de l’obscurité, la mêlée devint aussitôt confuse ; manches de pioche et barres à mine s’abattaient au hasard, suscitant des exclamations de douleur dans les deux camps.
Soudain, un éclair aveuglant jaillit – de la manche de l’un des porteurs de cagoule, semblait-il. Un homme trapu, à la tête coiffée d’une casquette, tomba à genoux en se tenant la poitrine.
Puis il y eut des coups et des halètements dans les ténèbres retrouvées, parfois ponctuées d’un juron ou d’une insulte. Mais Yasmine ne s’intéressait plus à la bagarre. Ses lunettes infrarouges sur le nez, elle observait la tombe, qui commençait à s’ouvrir – sous la poussée de son locataire, apparemment.
Deux nouveaux éclairs fulgurèrent, au moment même où une face grotesque émergeait de la fosse, de la terre mêlée au poil sombre qui la couvrait. Ses yeux globuleux brillaient d’un éclat humide.
– Hé, c’est quoi, ce truc ? hurla quelqu’un.
En réponse, la créature dans le tombeau poussa un cri qui évoquait irrésistiblement celui de Tarzan remixé par un sorcier techno.
Ce fut la débandade. Aussi bien les porteurs de cagoules que leurs agresseurs s’enfuirent dans toutes les directions avec des borborygmes d’épouvante. Bien qu’elle n’en menât pas large, Yasmine se força à ne pas bouger – bien aidée, il est vrai, par sa curiosité que l’apparition du monstre avait piquée au vif.
Celui-ci s’extirpa lentement de la tombe. C’était un anthropoïde d’environ deux mètres, dont la carrure laissait présager un poids de deux ou trois cents kilos. Il s’étira, huma l’air, effectua quelques petits sauts sur place, comme un coureur qui s’échauffe – et partit soudain droit devant lui d’une démarche pesante, en direction du bois.
Quittant sa cachette, Yasmine se lança à sa poursuite. Elle ne voyait toujours pas quel rapport il pouvait y avoir entre la libération du Grand Satan et des singes géants appartenant à une espèce inconnue, mais elle avait bien l’intention de le découvrir dès que possible.
Du temps de son adolescence, Yasmine connaissait la forêt aussi bien que n’importe quel autre jeune de son âge. Elle n’y avait pas mis les pieds depuis une bonne dizaine d’années, mais ses souvenirs demeuraient assez fidèles pour qu’elle ne craignît pas de se perdre – même au beau milieu de la nuit.
Après avoir escaladé – non sans mal – la grille du cimetière, l’énigmatique anthropoïde traversa l’allée qui le séparait du sous-bois, dans lequel il s’enfonça sans hésiter. Il sait où il va. Ou, du moins, il le sent. Yasmine ne fut pas surprise de constater qu’il se dirigeait droit vers la Pierre aux Moines. Décidément, le menhir constituait le point focal de cette affaire. S’agissait-il du fameux « Nombril du Monde » évoqué par le chanteur sataniste au nom à coucher dehors ? Et, si oui, quel rôle précis jouait-il dans les événements qui se déroulaient dans le coin ?
Arrivé à la route qui passait non loin de la pierre dressée, le singe géant obliqua subitement vers la gauche et parcourut quelques dizaines de mètres sur le bitume avant de s’engager dans une allée creusée de profondes ornières. Il progressait plus vite, à présent, et Yasmine dut accélérer le pas pour ne pas perdre le contact. Ses lunettes infrarouges, moins efficaces que les jumelles reposant sur le même principe, avaient un rayon d’action limité à une cinquantaine de mètres.
L’animal s’arrêta brièvement à la Fontaine Sainte-Marie pour s’abreuver au robinet surmonté de l’inscription « Eau non potable », puis il repartit en direction du Bas-Meudon. Le fait de boire l’avait sans doute ravigoté, car il se déplaçait désormais assez rapidement. La jeune femme fut obligée de se mettre à courir, mais au bout de quelques pas, son pied droit se prit dans une branche morte et elle n’eut que le temps de tendre les bras en avant pour amortir sa chute.
Lorsqu’elle se releva, ses genoux écorchés la brûlaient, et la tache rouge qui représentait l’anthropoïde avait disparu. Si la mémoire de Yasmine était bonne, les premières maisons du Bas-Meudon se trouvaient à quelques centaines de mètres devant elle. L’animal allait-il s’engager dans les rues de la ville ?
Quoiqu’il en fût, ce n’était pas le moment de lambiner. La jeune femme nettoya rapidement la terre sur ses genoux douloureux, grimaçant chaque fois que ses doigts effleuraient les écorchures, puis elle s’élança sur les traces du singe géant.
Lorsqu’elle arriva à l’orée du bois, quelques instants plus tard, elle fut soulagée de distinguer la silhouette massive de l’animal qui traversait une vaste pelouse, cinquante mètres plus loin. Bien qu’il eût ralenti le pas, comme s’il se méfiait, il y avait néanmoins quelque chose d’implacable dans la manière dont il marchait droit devant lui, balançant ses bras trop longs de part et d’autre de son buste puissant. À nouveau, Yasmine eut l’impression – voire la quasi-certitude – qu’il avait un objectif tout désigné, et que rien n’aurait su l’en détourner.
La pelouse entourait un immeuble cossu, dont l’architecture riche en angles droits évoquait irrésistiblement les années 60. Les balcons au garde-fou de verre fumé qui en faisaient le tour à chaque étage débordaient de fleurs et de plantes ornementales. De petits sapins s’alignaient sur la vaste terrasse plantée de cheminées à ailettes.
Le singe contourna la bâtisse, derrière laquelle il disparut. Après une brève hésitation, Yasmine venait de s’élancer à travers la pelouse, lorsque le bruit d’une vitre que l’on brise s’éleva dans la nuit. La jeune femme plongea à terre par réflexe, le cœur battant.
Une fenêtre s’alluma, puis une deuxième, puis d’autres. Yasmine se releva et, restant à bonne distance de l’immeuble, le contourna d’un pas rapide. Ses pieds chaussés d’espadrilles ne faisaient aucun bruit sur l’herbe grasse. Elle s’arrêta lorsqu’elle eut atteint la haie de troènes qui séparait de la rue le parc de la résidence. Devant l’entrée du bâtiment, des éclats de verre brisé reflétaient la lumière des lampadaires. Apparemment, l’anthropoïde avait défoncé la porte vitrée. Pour pénétrer dans le bâtiment ?
La jeune femme était tentée d’y aller voir de plus près, mais presque toutes les fenêtres étaient désormais éclairées, et elle ne tenait pas à devoir expliquer ce qu’elle faisait là à cette heure indue. Elle demeura donc tapie dans l’ombre de la haie, attendant de voir comment les choses allaient tourner.
Une silhouette sortit bientôt de l’immeuble – un homme en robe de chambre, aux pieds chaussés de pantoufles. Il tenait quelque chose qui ressemblait à un petit pistolet. De là où elle se trouvait, Yasmine ne pouvait distinguer ses traits, mais il lui sembla qu’il scrutait les environs avec attention – ou, peut-être, inquiétude. Il fut presque aussitôt rejoint par un autre individu, vêtu d’un jogging bleu, qui brandissait un fusil à pompe, puis par une femme échevelée en chemise de nuit. Ils tinrent un bref conciliabule, interrompu par un appel en provenance de l’intérieur de l’immeuble. Yasmine ne comprit pas celui-ci, mis à part, peut-être, le mot « cave ».
Les deux hommes retournèrent dans le bâtiment, tandis que la femme restait sur le perron, regardant autour d’elle en frissonnant. Puis d’autres cris s’élevèrent, et elle rentra à son tour. À peine avait-elle disparu qu’un coup de feu étouffé retentit, aussitôt suivi d’un second, plus aigu.
Yasmine hésitait encore sur la conduite à tenir, lorsqu’une voiture au gyrophare tournoyant se gara devant la résidence dans un crissement de freins torturés. Trois agents en uniforme en jaillirent, au moment même où explosait une nouvelle détonation. Dégainant leurs armes, ils se ruèrent à l’intérieur de l’immeuble.
Avisant une trouée dans la haie de troènes, Yasmine s’y faufila et se retrouva sur le trottoir, à une trentaine de mètres du véhicule de police. À l’intérieur de celui-ci, un quatrième flic parlait dans un micro, mais la jeune femme était trop loin pour entendre ce qu’il disait.
La porte d’un pavillon situé de l’autre côté de la rue s’ouvrit sur un couple aux cheveux gris. L’homme portait un incroyable pyjama à rayures, et la femme une chemise de nuit en coton blanc. Avisant la voiture dont le gyrophare projetait des éclairs bleu électrique sur les murs environnants, ils traversèrent la chaussée pour aller aux nouvelles. En chemin, ils furent rejoints par un individu d’âge mûr, dont la bedaine débordait par-dessus la ceinture de son short rouge vif, puis par une jeune fille vêtue d’une courte robe noire, dont les longs cheveux roux étaient noués en une ondoyante queue de cheval.
Le policier raccrocha le micro et sortit du véhicule. Il fut aussitôt assailli de questions, auxquelles il répondit par des gestes évasifs, tandis que d’autres habitants du quartier s’approchaient à leur tour.
Lorsqu’il y eut une douzaine de personnes devant l’immeuble, Yasmine se décida à se mêler aux badauds. Les conversations allaient bon train, mais elle ne glana pas grand-chose d’intéressant. Celui ou celle qui avait appelé le commissariat s’était contenté de dire que l’on avait défoncé la porte d’entrée, sans précisions supplémentaires.
L’un des flics qui avaient pénétré dans l’immeuble ressortit, en compagnie de l’homme en robe de chambre. Tous deux avaient remisé leurs armes. Ils furent presque aussitôt rejoints par les deux autres agents, que suivaient sept ou huit personnes. Tous paraissaient à la fois inquiets et dépités.
Les curieux se portèrent à la rencontre du petit groupe, mais le premier policier refusa de répondre à leurs questions et leur ordonna de s’écarter pour le laissez-passer avec ses hommes. Ils obéirent en maugréant, avant de se rabattre sur les habitants de la résidence.
– Il n’y avait personne, déclara l’homme au fusil à pompe.
– Sur quoi avez-vous tiré, alors ? interrogea quelqu’un.
– Sur une ombre. Le couloir des caves est mal éclairé.
Ils n’avaient donc pas trouvé l’anthropoïde tout frais sorti de la tombe. Où celui-ci avait-il bien pu passer ? Était-il bien entré dans l’immeuble, comme le pensait Yasmine ? Ou bien s’était-il enfui ?
Les badauds commençant à se disperser, la jeune femme estima qu’il n’y avait plus grand-chose à glaner dans le coin – pour l’instant, du moins. Toutefois, tandis qu’elle s’éloignait, elle s’arrangea pour passer à côté de la voiture de police, tendant l’oreille dans l’espoir de surprendre des bribes de la conversation animée de ses passagers.
– ... l’avez vue comme moi ! disait l’homme en robe de chambre, assis sur le siège avant. C’était bien l’empreinte d’une patte de singe !