Après avoir pris son petit-déjeuner et tenté vainement de joindre L’Œil par téléphone, Yasmine quitta son hôtel et, montant dans sa Golf, se dirigea vers le cimetière. Elle avait eu le temps de passer en revue à plusieurs reprises les événements dont elle avait été le témoin la nuit précédente, sans parvenir à leur trouver une explication qui cadrât avec ce qu’elle savait déjà. Quel rapport pouvait-il bien exister entre des satanistes invoquant des démons et des anthropoïdes appartenant à une espèce inconnue ? L’épisode de la Fête de la Musique, tout comme celui de la voiture de police, paraissaient relever du surnaturel le plus classique – avec néanmoins un aspect pyrotechnique assez inhabituel. Mais les singes enterrés – car la jeune femme en était arrivée à la conclusion que les autres tombes profanées abritaient vraisemblablement des créatures identiques à celle qu’elle avait suivie la nuit précédente – évoquaient irrésistiblement ce que Paul appelait, non sans ironie, la weird science : la recherche telle que la pratiquaient certains savants aux méthodes peu orthodoxes, dont aucune revue scientifique sérieuse ne publierait jamais les travaux.
Un panier à salade et un véhicule banalisé pourvu d’un émetteur-récepteur stationnaient sur le parking en bordure de la rue de la Porte-de-Trivaux. Yasmine gara sa voiture à quelques pas de là et pénétra dans le cimetière par l’entrée principale, marchant d’un pas décidé. Rien ne la détournerait de la tâche qu’elle s’était fixée.
Une demi-douzaine de flics et autant d’individus en civil entouraient la sépulture de laquelle le singe géant était sorti la nuit précédente. Avisant Yasmine, l’un des agents se détacha du groupe pour venir à sa rencontre.
– Je suis désolé, mademoiselle, mais cette partie du cimetière est fermée ce matin.
La jeune femme produisit la fausse carte de presse que Paul lui avait fournie autrefois, en prévision de situations de ce genre.
– Je suis au courant. C’est pour ça que je suis là.
Le policier considéra avec embarras le rectangle plastifié.
– Vous êtes bien renseignée, apprécia-t-il. L’information n’était pas censée filtrer.
Il était plutôt sympathique, avec ses yeux d’un brun doré et son visage poupin qui respirait la bonhomie. Battant des cils – ce qui la rendait « irrésistible », toujours selon Paul Sinclair –, Yasmine prit un air déçu.
– Vous voulez dire que je ne vais pas pouvoir faire mon reportage ?
– Eh bien... En théorie, non. Mais je crois que nous en avons fini avec les constatations légales. Peut-être l’inspecteur Cartani acceptera-t-il de répondre à vos questions.
Ce dernier était un homme dans la quarantaine. De ses yeux cernés gris anthracite rayonnait un fin réseau de rides en patte d’oie. Vêtu d’un costume froissé, il tétait un cigarillo éteint à l’odeur âcre et entêtante de tabac froid, qu’il ne paraissait pas désireux de rallumer. Il consentit à accorder un entretien à la jeune femme, à la condition qu’elle citât son nom dans l’article qu’elle ne projetait pas d’écrire. Adoptant un sourire enjôleur, elle lui assura bien entendu qu’elle n’y manquerait pas, et tous deux s’éloignèrent de quelques pas pour être tranquilles.
Yasmine posa quelques questions banales, auxquelles elle obtint des réponses tout aussi anodines.
Oui, une quatrième tombe avait été violée. Non, il n’y avait pas de témoin. Par contre, on avait découvert plusieurs indices qui, espérait l’inspecteur, permettraient d’identifier les profanateurs de sépulture. Non, il ne pouvait pas lui en dire plus.
La prétendue journaliste le remercia. Puis, sans paraître y accorder d’attention particulière, elle lui demanda l’autorisation de prendre une photo des tombeaux éventrés. Il la lui accorda sans hésiter, allant jusqu’à disposer ses hommes de manière à ce qu’ils apparaissent sur les clichés, prouvant à toute personne qui verrait ceux-ci que la police faisait son travail.
– Il faut rassurer le public, expliqua-t-il lorsque Yasmine eut fini de mitrailler les sépultures avec son objectif. Que les gens ne croient pas que l’on peut impunément s’amuser à voler des cadavres.
Elle acquiesça, le remercia à nouveau, adressa un salut à l’agent qui lui avait arrangé l’entrevue et réintégra sa voiture. Ouvrant le coffre, elle en tira son PowerBook, le connecta à l’appareil photo numérique qu’elle avait utilisé, et afficha les images qu’elle venait de prendre. Il ne lui fallut que quelques instants pour relever les noms inscrits sur les pierres tombales déplacées.
Pierre-Léon Paulanin. Edmond Durand. Charles Bongrain. Zéphyrin de la Costeloup. Tous nés entre 1842 et 1860. Tous décédés en 1901. Bizarre... Je croyais que ce cimetière avait été créé après la dernière guerre. Sans doute les cercueils ont-ils été déplacés – mais pourquoi ?
Pour les rapprocher de la Pierre aux Moines ?
Qui étaient ces hommes ? Comment et pourquoi deux d’entre eux – au moins – ont-ils été remplacés par des anthropoïdes ? Et quand a-t-on opéré la substitution ? Lors du transfert d’un cimetière à l’autre ?
Direction : l’état-civil.
L’employée de mairie, une femme revêche dans la cinquantaine portait une robe de tuft vert d’assez mauvais goût, qui lui donnait l'air d'une plante grasse. Les cheveux permanentés, les yeux trop maquillés derrière des lunettes à monture d’argent, elle avait plissé les narines à l’instant même où Yasmine était entrée dans son bureau, et le ton qu’elle avait employé pour s’adresser à celle-ci recelait un mépris indiscutable. Yasmine ne parvint pas à discerner s’il s’agissait de la manifestation d'un racisme viscéral, ou simplement d’une allergie aux filles jeunes et jolies, mais elle comprit très vite qu’elle ne parviendrait à tirer aucun renseignement de son interlocutrice.
Elle était sur le point de s’en aller, dissimulant son irritation derrière un masque d’indifférence, lorsqu’un homme de haute taille, vêtu avec élégance d’un costume trois-pièces gris clair, fit irruption dans le bureau, une feuille de papier à la main.
– Sidonie, pourriez-vous... ? (Avisant Yasmine, il lui adressa un sourire chaleureux.) Oh, bonjour mademoiselle. (Son regard revint se poser sur l’employée revêche.) Pardonnez-moi de vous interrompre, mais j’aurai besoin que vous me trouviez un acte de décès.
Sidonie lança à la jeune femme un regard qui lui signifiait à l’évidence son congé.
– De toute manière, nous avions fini, répondit-elle en tendant la main pour prendre la feuille.
– Oh, mais pas du tout ! s’écria Yasmine.
Un éclair de pure méchanceté fulgura dans les prunelles sombres de l’employée de l’état-civil.
– Je vous ai dit que je n’avais pas le droit de vous procurer les renseignements que vous m’avez demandés, gronda-t-elle entre ses dents comme si elle s’apprêtait à mordre. Allez-vous-en et laissez-moi faire mon travail.
– Moi aussi, j’ai besoin de travailler ! riposta la jeune femme avec une acrimonie au moins équivalente à celle de son interlocutrice.
– De quoi s’agit-il ? s’enquit le nouveau venu d’une voix douce et égale.
Sous prétexte qu’elle est journaliste, mademoiselle voudrait obtenir des renseignements au sujet d’un certain nombre de tombes. Avec ces histoires de profanation, vous pensez bien que je me dois de...
L’homme posa sur Yasmine un regard intrigué. Il était plutôt séduisant, mais certains détails – comme la perfection de son sourire, ou encore cette manière qu’il avait de hausser un seul sourcil – trahissaient le dragueur invétéré. Elle aurait juré qu’il passait ses soirées à courtiser les petites minettes, et ses nuits à les sauter, bien entendu. Néanmoins, dans le genre, il était plutôt attirant.
– De quelles tombes s’agit-il ? interrogea-t-il.
Yasmine lui fournit les noms et les dates. Rien n’indiqua, dans sa réaction, qu’il se doutait qu’elle s’intéressait aux sépultures profanées. Se tournant vers Sidonie, il lui demanda, avec une amabilité presque onctueuse, de fournir à la jeune femme les renseignements qu’elle réclamait. L’employée revêche eut un haut-le-corps indigné, accompagné d’un rictus dédaigneux, mais elle obéit sans discuter.
– Voilà, dit-elle au bout d’un moment passé à consulter l’écran de son ordinateur. Ces quatre tombes ont été déplacées en 1954.
– Pour quelle raison ?
– Ce n’est pas spécifié.
– Qui a demandé le transfert ?
– Les familles, je suppose.
– D’où venaient les cercueils ? Du vieux cimetière près du lycée ?
– Non, de celui de Meudon.
Yasmine, surprise, eut toutes les peines du monde à dissimuler le sourire de satisfaction qui lui montait aux lèvres.
Car le cimetière du Bas-Meudon, situé en bordure du bois, non loin de la côte des Sept Tournants qui menait au Petit-Clamart, se trouvait lui aussi dans le cercle de deux kilomètres de rayon, dont la Pierre aux Moines occupait le centre, où s’étaient déroulés tous les récents événements.
Le séducteur au sourire de mannequin rejoignit Yasmine dans le couloir lorsqu’elle fut sortie du bureau de l’état-civil. À l’issue de fort brèves – et plutôt vagues – circonlocutions de circonstance, lors desquelles il se présenta sous le nom de Pierre Fonteneau, adjoint au maire, il alla droit au but en lui proposant de dîner avec lui le soir même. En voilà un qui ne perd ni son temps, ni le nord, soupira-t-elle intérieurement, amusée, avant d’accepter l’invitation. Puisqu’elle n’était pas défrayée pour cette mission, cela lui ferait toujours un repas d’économisé. Elle n’était pas spécialement près de ses sous, mais le refus de Paul de financer son voyage l’avait prise au dépourvu, à un moment où son compte en banque menaçait de plonger dans le rouge.
Et puis, peut-être cet homme lui apporterait-il des informations intéressantes... De par sa position au sein de la mairie, il devait être au courant de bon nombre de petits secrets de la municipalité. Bien sûr, il y avait fort peu de chances qu’il sût quelque chose au sujet de l’affaire qui préoccupait Yasmine, mais elle estimait que cela valait la peine de tenter le coup.
Et s’il devait trop entreprenant... Eh bien, ce ne serait pas le premier dragueur qu’elle éconduirait.
L’employé du cadastre à qui elle eut affaire à la mairie de Meudon était aussi aimable et chaleureux que Sidonie pouvait être désagréable et antipathique. Son haleine sentait la bière et il était un peu lent à comprendre ce qu’on lui disait, mais il ne fit aucune difficulté pour aller fouiller dans les archives lorsque Yasmine lui eut expliqué ce qu’elle recherchait.
Il revint dans le bureau un bon quart d’heure plus tard, dépeigné, des toiles d’araignées dans les cheveux, avec un mince dossier sous le bras.
– J’ai votre truc, dit-il en s’asseyant. La résidence des Chênes Paisibles a été construite en 1967. Auparavant, le terrain était occupé par deux petits immeubles datant du début du siècle... (Il ouvrit le dossier et y jeta un rapide coup d’œil.) De 1902, très exactement.
– Et avant, il n’y avait rien ?
– Si, un hôtel particulier, détruit en 1901 par un incendie. Il appartenait à un certain... (Il consulta à nouveau le dossier.) Je suis désolé, mais le nom est illisible. Nous avons eu une inondation il y a quelques années, et beaucoup de documents en ont souffert.
– Ce nom ne serait-il inscrit nulle part ailleurs ?
L’employé affable fixa Yasmine d’un regard légèrement vitreux, comme s’il faisait un effort pour réfléchir.
– Essayez la bibliothèque municipale, conseilla-t-il au bout d’un instant. Plusieurs collections de journaux de la Troisième République y sont conservées. Vous y trouverez sûrement un article sur l’incendie. En théorie, le public n’est pas censé accéder à ces vieilles archives, mais vous n’aurez qu’à dire à Mme Ségala que vous venez de la part de Joël Morot – c’est moi. Vous verrez, elle est très gentille.
Il n’avait pas essayé une seule fois de faire les yeux doux à la jeune femme, et il tenta encore moins de lui donner un rendez-vous. C’était simplement un employé de mairie qui effectuait son travail avec conscience et serviabilité. Un individu normal – peut-être le premier que Yasmine eût rencontré depuis son arrivée dans le quartier... Non, il y avait eu aussi le flic, au cimetière, qui avait spontanément intercédé en sa faveur. Et, à la limite, l’inspecteur Cartani, bien que celui-ci eût de toute évidence usé de la langue de bois qu’adoptent souvent ses semblables lorsqu’ils sont confrontés à un représentant de la presse.
Yasmine arrêta la Golf le long du trottoir, à quelques pas du restaurant chic où Fonteneau lui avait donné rendez-vous. Elle avait une dizaine de minutes d’avance, mais au lieu d’aller s’asseoir à une table, elle préféra sortir son PowerBook afin de relire les notes qu’elle avait prises à la bibliothèque.
La consultation des archives de Seine-Matin, un quotidien qui avait paru de 1887 à 1914, avait été fort instructive. Yasmine y avait notamment obtenu la confirmation que l’hôtel particulier incendié au tournant du siècle, à l’emplacement duquel se dressait la résidence des Chênes Paisibles, était bien le même que celui dont lui avait parlé L’Œil. Et les noms des quatre personnes dont on avait retrouvé les corps dans les décombres correspondaient à ceux que Yasmine avait relevés sur les tombes éventrées dans la matinée.
Mais le plus intéressant était un article qu’elle avait découvert dans L’Exactitude, un hebdomadaire local de douze pages à la brève existence, puisqu’il n’avait duré que du mois de mars 1899 à celui d’octobre 1903. Publié quelques semaines après le sinistre, le reportage en question, qui mettait délibérément l’accent sur l’aspect sensationnel du drame, consistait en une mise en accusation des victimes. Selon son auteur, qui signait du nom hautement improbable d’Octave Majeur, Pierre-Léon Paulanin était le Grand Maître d’une secte scientiste qui se livrait à la vivisection sur des animaux – ce dont témoignaient les hurlements terrifiants qui s’élevaient parfois des soupiraux donnant sur les caves de l’hôtel particulier. Des témoins avaient à plusieurs reprises aperçu des créatures bâtardes – chiens à deux têtes, chats à six pattes, et même un gorille, ou peut-être un orang-outang, dont le crâne ouvert dégoulinait de sang. De surcroît, l’on racontait que Paulanin et ses adeptes, sous couvert de la « société scientifique » qu’ils avaient fondée, se réunissaient en fait pour célébrer de mystérieuses cérémonies ; vêtus de longues robes blanches qui les faisaient ressembler à des druides, ils erraient la nuit dans la forêt en psalmodiant des chants monocordes, et se rassemblaient autour de la Pierre aux Moines pour y invoquer « Dieu seul sait quoi, et encore aurait-il sans doute préféré ne pas le savoir », écrivait en conclusion Octave Majeur.
La secte aurait-elle survécu à la disparition de son fondateur ? se demandait Yasmine tandis qu’elle refermait son ordinateur portable: Et, dans ce cas, quel rapport peut-elle bien avoir avec les satanistes de Toute La Misère Du Monde ?
Il me manque une pièce du puzzle. Une pièce importante. Une pièce primordiale.
Le repas fut délicieux, et le vin non moins excellent. Yasmine y trempa à peine les lèvres, mais cela lui suffit pour l’apprécier. Fonteneau se montra lui aussi d’une grande sobriété, et la bouteille qu’il avait commandée était encore à moitié pleine quand ils quittèrent le restaurant, vers vingt-trois heures.
– Que diriez-vous de venir boire un verre chez moi ? proposa-t-il.
La jeune femme hésita, puis accepta. À la suite de la conversation qu’ils avaient eue durant le repas, elle en était arrivée à la conclusion que l’adjoint au maire savait peut-être quelque chose. Tandis qu’ils discutaient des événements qui défrayaient la chronique, il avait à plusieurs reprises affecté l’expression énigmatique de celui qui est au courant. Mais il pouvait tout à fait s’agir d’un truc de séducteur.
Le mystère envoûte, c’est bien connu, songea Yasmine, qui ne se sentait nullement envoûtée. Seulement intriguée.
Fonteneau habitait à deux pas, dans une résidence de luxe construite en plein centre-ville, juste derrière la mairie. Yasmine ignorait combien de pièces comptait l’appartement, mais le living-room aurait à lui seul pu être transformé en quatre ou cinq studios de bonne taille, et quarante personnes auraient tenu à l’aise sur la terrasse, de laquelle l’on avait une très belle vue sur les toits du Bas-Clamart.
– Vous ne m’avez pas parlé de votre métier, remarqua-t-elle en prenant place sur un divan de cuir noir.
– Je suis biochimiste de formation, mais je vis de mes rentes. J’ai fait un riche héritage tout à fait inattendu voici une dizaine d’années – un coup de chance. Que désirez-vous boire ? J’ai tout un choix de digestifs...
– Je n’ai pas envie d’alcool. Par contre, un Perrier me ferait plaisir.
Elle crut voir une ombre passer sur le visage baissé de son hôte. Avait-il espéré la séduire en la faisant boire ? Il paraissait trop raffiné pour cela, mais allez savoir, avec ces dragueurs impénitents !
– Vous avez raison, dit-il en souriant à belles dents. Je crois d’ailleurs que je vais vous imiter.
Il disparut dans une pièce annexe et revint avec deux verres à pied pleins d’un liquide pétillant. Celui-ci n’avait pas tout à fait le goût du Perrier, mais Yasmine le jugea suffisamment désaltérant à son goût. Elle vida son verre en trois gorgées, puis se leva pour aller sur la terrasse admirer l’obscurité piquetée de myriades de lumières. Fonteneau la suivit et s’accouda à la rambarde à côté d’elle. Ils discutèrent de choses et d’autres, sur un ton badin, durant une dizaine de minutes.
– Maintenant, il faut que je rentre, dit la jeune femme. Je risque d’avoir une journée chargée, demain.
– En êtes-vous bien sûre ? demanda l’adjoint au maire. Si vous voulez, je peux vous préparer l’une des chambres d’amis.
Yasmine s’apprêtait à refuser, lorsque les lumières dans la nuit se mirent à tournoyer devant ses yeux. Un vertige s’emparait d’elle. Elle tendit la main pour se raccrocher au garde-fou. Mais celui-ci se trouvait plus loin qu’elle ne le pensait ; déséquilibrée, elle tomba en avant comme une masse.
Elle dormait avant de toucher le sol.