Appeler Yasmine avait été une bonne idée. Au départ, L’Œil comptait seulement lui demander conseil au sujet de l’enquête dans laquelle il s’était lancé sans trop savoir pourquoi. Mais au fil de la conversation téléphonique, il avait senti croître l’intérêt de la jeune femme, et celle-ci lui avait finalement proposé de venir l’aider, prétextant que l’affaire en question était « un trop gros morceau pour quelqu’un d’inexpérimenté » comme lui. Bien que cette dernière remarque eût piqué son amour-propre, il était reconnaissant à Yasmine de sa sollicitude, et attendait désormais avec une certaine impatience son arrivée, qu’elle lui avait annoncée pour le début de l’après-midi du lendemain.
Comme il n’avait plus rien à boire, il décida de passer au petit centre commercial qui s’étendait au cœur même de la cité, afin de faire le plein de bière. Il en profita également pour acheter des cigarettes et pour gratter quelques tickets, ne découvrant malheureusement que des alignements de zéros. Il n’avait pas plus de chance avec les jeux de hasard qu’avec les chevaux ; seul le poker lui réussissait, autrefois, mais il y avait renoncé après avoir été menacé d’un couteau par un mauvais perdant.
Avant de rentrer chez lui, il décida de rendre visite à Michel, un de ses anciens camarades de collège qui habitait à deux pas de là, dans un trois-pièces que ses parents, partis prendre leur retraite en Provence, lui avaient laissé au premier étage d’un immeuble voisin de l’église. Programmeur au chômage, il s’était recyclé dans le disque d’occasion – et, surtout, de collection, se spécialisant plus particulièrement dans les quarante-cinq tours français de la période 1967-1975. Doté d’une culture phénoménale en matière de rock, il écumait les brocantes et les braderies, à la recherche de la perle rare, mais dans l’ensemble, cette activité frénétique lui permettait seulement d’amortir ses frais, et il vivait encore plus chichement que L’Œil.
Celui-ci le trouva fort occupé à trier un bac de singles divers, duquel il avait déjà extrait une dizaine de pochettes dont le graphisme fleurait bon les années 70. Il y avait là des groupes aux noms évocateurs – tels Apoplexie, Apocalypse, Réincarnation ou Eden Rose –, mais aussi des disques de gens plus connus, comme Gérard Manset, Martin Circus ou Triangle.
– Je prépare la prochaine convention, expliqua Michel en recommençant à fouiller parmi les vénérables galettes. Ce coup-là, je mise tout sur le français seventies. Les EPs, c’est fini. On en trouve pratiquement plus sur les brocs. Même les types qu’y connaissent rien les raflent systématiquement. Faut dire qu’ils sont faciles à repérer – en tant qu’objets, je veux dire...
L’Œil acquiesça et tira de son sac deux canettes de Kanterbräu. Il les décapsula à l’aide de son briquet, puis en tendit une à son hôte, avant d’entreprendre de faire un sort à la sienne.
La conversation roula un moment sur le sujet de prédilection de Michel. Bien qu’il se plaignît de la raréfaction des disques intéressants dans le circuit de l’occasion bon marché, celui-ci avait néanmoins mis la main sur quelques pièces de collection, dont une rarissime compilation française des Beatles en excellent état.
Le bavardage torrentiel et passionné du chineur de disques fit du bien à L’Œil, qui ressentait le besoin de se changer les idées. Mais au bout d’un moment, les préoccupations de celui-ci firent leur réapparition, et il décida soudain de s’en ouvrir à Michel.
Celui-ci s’était interrompu pour écumer sa discothèque à la recherche du mythique premier album de Dynastie Crisis, qu’il avait acheté dix francs quelques semaines plus tôt et sur lequel il ne parvenait plus à mettre la main, mais il écouta avec attention l’histoire que lui racontait L’Œil.
– C’est marrant, ce que tu me racontes, commenta le chineur de disques au bout d’un moment. Ça me rappelle un truc qui s’est passé il y a un bout de temps.
– Quand ça ?
– Oh, ça doit remonter à la fin des années 70. Je dirais au moment du punk ou à peu près. Une nuit, on était dans le cimetière, avec ma sœur et cinq ou six babas, en train de fumer un joint, quand une bande de loubs a débarqué. Ils étaient bien quinze ou vingt, avec des manches de pioche et des poings américains. Heureusement, ma frangine en connaissait quelques-uns dans le tas, et elle a commencé à négocier. Elle aurait sûrement fini par les convaincre de nous fiche la paix, mais elle en a pas eu le temps... (Il hésita.) Elle en a pas eu le temps, parce qu’un genre d’ectoplasme est soudain apparu.
– Un ectoplasme ?
– Ouais, une silhouette translucide qui flottait au-dessus du sol, avec des cornes, genre diable ou démon, si tu vois ce que je veux dire ? Du coup, on s’est tous barrés en courant. C’est depuis cette histoire que je passe plus à côté du cimetière la nuit. J’ai trop la trouille. Je sais pas ce que c’était ce truc, mais je tiens pas à le revoir !
– C’est tout ? s’enquit L’Œil, un peu déçu.
– Pas tout à fait. Dans les babas qu’étaient avec nous, y avait Urbain – tu te souviens de lui ?
– Pas du tout.
– Mais si ! Un grand type tout maigre, qui ressemblait un peu à Zappa. Il lisait tout le temps des bouquins de la collection rouge de chez J’ai Lu... J’ai oublié comment elle s’appelait. « L’Aventure étonnante », ou un truc comme ça. Y avait dedans des trucs sur la vie après la mort, les templiers, les alchimistes... Enfin, ce genre de machins, quoi. Il était branché à fond sur l’occultisme ; même que Rullier disait qu’une fois ils avaient fait tourner les tables, et qu’il s’était passé des choses pas claires... Eh bien, Urbain, tu sais ce qu’il fait en ce moment ?
L’Œil fit un signe de dénégation. Il se rappelait à présent l’allumé en question, qui emportait partout son exemplaire écorné du Matin des magiciens, dont il lisait à tout bout de champ de copieux extraits à qui voulait bien l’entendre. Il n’avait pas dû voir ce type depuis quelque chose comme quinze ans. Il ne le regrettait pas, d’ailleurs : il l’avait toujours trouvé malsain.
– Eh bien, c’est lui le batteur de Nécrophilie, laissa tomber Michel, outrageusement théâtral.
– Le groupe de Toutla ?
– Ouaip, mon pote. J’ai vu ça dans je sais plus quel fanzine, à une convention.
– Tu en es sûr ?
Le chineur de vinyles haussa les épaules.
– Depuis le temps, tu devrais savoir que j’ai une bonne mémoire pour tout ce qui touche au rock’n’roll... Toute La Misère Du Monde – un nom pareil, ça s’oublie pas ! Et ça m’étonnerait qu’il y ait plusieurs batteurs qui s’appellent Urbain Donnadieu – drôle de nom pour un sataniste, tu trouves pas ?
L’Œil ne put qu’acquiescer, mais son esprit était ailleurs. Et bien qu’il n’eût pas prévu de sortir ce soir– là, il commençait à se demander s’il ne serait pas instructif d’aller à nouveau faire un tour du côté de la maison de Toutla.
Pendant ce temps, Michel avait retrouvé l’album qu’il cherchait. Il le sortit de sa pochette et le posa sur la platine pour l’écouter.
La moitié, à peine, de la première chanson s’était écoulée lorsque L’Œil annonça qu’il était temps pour lui de prendre congé.
En général, un disque est rare parce qu’il ne s’est pas vendu lors de sa sortie. Le premier album de Dynastie Crisis démontrait à l’évidence qu’il existait parfois de bonnes raisons à cet échec.
Il était un peu plus de vingt-et-une heures lorsque L’Œil arrêta sa voiture non loin de l’allée privée où se dressait la maison des parents de Toutla. Ce dernier s’y trouvait, à en juger par le bourdonnement sourd qui emplissait l’air, en provenance du grand pavillon perché à flanc de coteau.
Pendant qu’il se rapprochait de la source du vacarme, L’Œil réalisa que ce brouhaha confus était vraisemblablement une répétition de Nécrophilie. Aucun groupe ne graverait sur un enregistrement huit faux départs pour un même morceau – non, neuf, rectifia-t-il lorsque l’introduction furibonde explosa à nouveau, faisant trembler le sol.
Comment les voisins font-ils pour ne pas craquer ? Personne ne peut supporter ça à longueur de journée...
Toutla se mit à chanter, et L’Œil tendit l’oreille pour essayer de saisir les paroles, mais le son était décidément trop mauvais. À croire qu’il chantait dans un ampli guitare poussé au maximum de sa puissance. De plus, les instruments faisaient tant de bruit qu’ils couvraient en grande partie les beuglements et les éructations hystériques du sataniste scarifié.
Après avoir jeté un coup d’œil circulaire pour vérifier que personne ne l’observait, L’Œil escalada la grille du jardin et se laissa retomber sur l’herbe fraîchement tondue. Apparemment, Nécrophilie répétait dans le garage, dont la porte basculante vibrait comme un boomer sous les assauts du death-grunge-speed-doom-heavy-gothic-trash-batcave-metal affectionné par Toutla et son orchestre. Avisant un vasistas situé à un peu plus de deux mètres de hauteur, L’Œil empoigna une gouttière dans l’intention de l’escalader, afin de regarder ce qui se passait à l’intérieur.
Il n’en eut pas le loisir. Un objet contondant entra en collision avec son crâne et il s’effondra, inconscient.
Une migraine épouvantable lui vrillait les neurones quand il revint à lui. Il n’avait jamais eu autant mal à la tête, même lors de ses pires lendemains de cuite. Il voulut lever la main pour palper la zone d’où émanait cette douleur insupportable, mais quelque chose l’en empêcha. Il insista, sans résultat, se débattant quelques instants avant de comprendre qu’il était ligoté sur une chaise.
Alors, seulement, il se souvint qu’il avait des yeux, et qu’il pouvait les ouvrir. Tout d’abord, il ne vit que des taches qui paraissaient dériver, noyées dans un flou artistique, puis sa vision s’ajusta progressivement, et il découvrit qu’il se trouvait dans une pièce assez vaste, qui tenait de toute évidence lieu de local de répétition à Nécrophilie. Outre la batterie et les amplificateurs, il y avait là une croix de bois haute de près de deux mètres cinquante, à la barre transversale de laquelle étaient fixées des chaînes, mais aussi divers objets vraisemblablement liés au culte du Grand Satan : coupes gravées de satyres priapiques, statuettes cornues, couteaux et poignards aux manches ouvragés, fioles et bouteilles aux silhouettes incongrues – et même un genre d’autel surmonté d’un crâne humain en mauvais état qu’encadraient deux godemichés de plastique vert pomme et une demi-douzaine de bougies noires à demi consumées.
Outre les traditionnelles images de musiciens qui, tous, paraissaient chercher à ressembler le plus possible à Charles Manson, les murs étaient couverts de posters représentant des filles nues, de préférence dans des positions obscènes. L’ensemble évoquait le catalogue d’un sex-shop spécialisé dans le sadomasochisme : corsets de cuir ou de vinyle noir, guêpières rouge sang, porte-jarretelles, bas de diverses couleurs, résille ou à couture, cuissardes, bottes, bottines et escarpins aux interminables talons pointus, gants et cagoules de latex, ceintures et bracelets cloutés, chaînes, fouets... Pourtant, il était difficile de dire que ces filles étaient vêtues, car les habits qu’elles portaient ne dissimulaient ni leurs seins, ni leur sexe le plus souvent épilé. En un sens, songea L’Œil, elles paraissaient plus déshabillées que si elles avaient été intégralement nues.
Le matin même, il avait ricané intérieurement en découvrant le décor grotesque de la chambre de Toutla. Mais à présent, il n’éprouvait plus la moindre envie de rire. Ni même de sourire.
Comme qui dirait que tu es dedans jusqu’au cou, mon gars...
Il avait renoncé depuis longtemps à se débarrasser de ses liens lorsque Toute La Misère Du Monde, tout vêtu de cuir noir, fit irruption dans le garage. Ses yeux exorbités se posèrent sur son prisonnier, l’examinant avec quelque chose qui ressemblait à de l’avidité.
– Salut, mon pote, dit-il. J’espère que t’as pas passé une trop mauvaise nuit.
– Ça peut aller, mentit L’Œil, sous le crâne duquel puisait toujours une douleur résiduelle.
Le chanteur sataniste cracha par terre. À en juger par la tension qui imprégnait chacun de ses gestes, il avait déjà une bonne dose d’amphétamines dans le sang.
– T’as vraiment pas de bol, reprit-il en s’adossant à un poster représentant une blonde aux cuisses épaisses dont le cou était ceint d’un collier-de-chien et la bouche obstruée par une poire d’angoisse. Il a fallu que Zony sorte pisser juste au moment où t’essayais de mater ce qu’on faisait. Zony, c’est notre road. Et il aime pas les indiscrets – t’as dû t’en rendre compte. C’est le genre à cogner d’abord et à continuer à cogner si le type tente de discuter ; il a été skin.
– Tu fréquentes du beau monde, railla L’Œil.
Malgré l’inconfort de sa position, il n’était pas question qu’il laissât le champ libre à Toutla. Une question de fierté.
– T’inquiète pas, ça fait un moment qu’il a rangé ses docs et son bomber. On fait pas de politique, nous, tu vois ? C’est bon pour les nazes. Les connards qui croient que le vrai pouvoir est sur le plan matériel. Ils ont rien compris.
– Tandis que tes potes et toi, vous avez tout compris, c’est ça ?
– Fais pas le malin, mec. Vaut mieux la fermer quand on est attaché. (Il leva une main menaçante.) Je peux te claquer la gueule comme je veux. Quand je veux. T’es à ma merci, mon pote. (Il ricana.) Note bien, t’as du bol dans ton malheur : t’es pas une gonzesse. Parce qu’une gonzesse, je me serais pas gêné pour l’enfiler par tous les trous – et plutôt deux fois qu’une ! (Il posa la main sur son entrejambe et se massa à plusieurs reprises en se passant la langue sur les lèvres avec une délectation ostensible.) Ouais, surtout que le speed, ça a tendance à me filer la gaule, tu vois ?
– Je vois surtout que tu délires, mon pote.
Toutla lui mit sous le nez la main avec laquelle il venait de se palper le bas-ventre. Elle puait le gas-oil et le nuoc-mâm. Il l’appuya sur le visage de L’Œil, forçant celui-ci à rejeter la tête en arrière jusqu’à ce que la nuque lui fît mal. Puis, soudain, le sataniste scarifié relâcha la pression avec un rire grinçant.
– Te fais pas de bile, mec, je vais pas t’abîmer. L’Invoc apprécierait pas que je gâche la marchandise.
– L’Invoc ?
– L’Invocateur Suprême. C’est lui qui nous a branchés sur le Grand Satan. Il avait besoin de types comme nous, des musiciens, pour « faire un peu de pub auprès des jeunes », comme il dit ! Bon, c’est sûr, on n’a pas été très efficaces, mais qu’est-ce qu’on y peut si, dans le coin, les mômes préfèrent écouter du rap ou de la techno ? (Il renifla bruyamment.) De toute manière, ça va bientôt être fini, toutes ces conneries.
– Pourquoi ?
– T’es vraiment bouché, mon pote – ou quoi ? On va libérer le Grand Satan ! Et pour nous remercier, y va nous donner tout le pouvoir qu’on voudra. On sera les maîtres du monde ! Bordel ! J’vois déjà toutes les greluches qui vont venir me manger dans la main ! Les salopes ! Je te raconte pas ce que j’vais leur mettre ! (Il se tripota machinalement le bas-ventre, tandis que son autre main fouillait dans une poche, pour en ressortir avec un comprimé bleu vif qu’il avala aussitôt.) Ouais, ça va être super, quand le Grand Satan se sera incarné ! Mais c’est pour ça qu’il faut pas qu’on t’abîme. Il serait pas content de se retrouver dans un corps amoché, et ça pourrait se retourner contre nous... C’est pas un rigolo, le Grand Sa...
– Qu’est-ce que tu viens de dire, là ? s’écria L’Œil, réalisant soudain ce qu’impliquaient les paroles de Toutla.
Celui-ci le dévisagea avec surprise.
– T’avais pas compris ? s’étonna-t-il, apparemment sincère. Faut bien qu’il s’incarne dans quelqu’un, et comme le type qu’on avait choisi nous a claqué entre les pattes et qu’on t’a sous la main, t’es bon, mon pote...
Baissant les paupières pour dissimuler les larmes de rage et d’impuissance qui lui montaient aux yeux, L’Œil souhaita de toutes ses forces que Yasmine fût aussi efficace qu’elle le lui avait laissé entendre au téléphone.