Le Pivot de l’Univers

La première chose que perçut Yasmine lorsqu’elle revint à elle fut le bruit régulier d’un moteur diesel. Ouvrant les yeux, elle découvrit qu’elle se trouvait à bord d’une grosse Mercedes, assise à l’avant, à la place du passager. La ceinture de sécurité la maintenait contre le siège. Des menottes chromées enserraient ses poignets.

Fonteneau, qui conduisait la voiture, lui adressa un regard inquisiteur, avant de reporter son attention sur la route. L’expression de son visage était difficile à identifier, mais Yasmine crut y déceler une certaine sympathie à son égard – ce qui lui parut pour le moins paradoxal, vu la situation dans laquelle il l’avait mise.

La Mercedes remontait lentement la rue qui longeait le stade Hunnebelle, se dirigeant vers la place du Garde, le rond-point en bordure du bois qui marquait la limite du Bas-Clamart. Sur le tableau de bord, l’horloge marquait une heure vingt-cinq.

J’espère que vous n’avez pas trop mal à la tête, commença l’adjoint au maire sur un ton d’excuse. L’antidote est censé supprimer cet effet secondaire désagréable du follic, mais il n’agit pas toujours aussi efficacement que prévu.

Ça peut aller, marmonna Yasmine d’un ton mécontent. Mais j’aimerais savoir...

Vous le saurez en temps utile. Pour le moment, c’est moi qui pose les questions. Pourquoi vous intéressez-vous aux tombes profanées ? Ne me dites pas que vous êtes journaliste : votre carte de presse est fausse, je l’ai vérifié.

Elle réfléchit un instant, déconcertée par la voix paisible de Fonteneau. Certes, il lui avait coupé la parole, mais il l’avait fait avec douceur, comme le voulait son personnage de séducteur. Pourquoi prenait-il des gants avec elle – et essayait-il d’user de son charme –, alors qu’elle était à sa merci ? S’agissait-il d’un réflexe naturel de sa part, ou bien cherchait-il à l’embobiner, à la manipuler ?

Arrivée à la place du Garde, la voiture contourna le terre-plein central et s’engagea sur l’avenue Claude-Trébignaud, qui montait droit vers le Petit-Clamart et le Plessis-Robinson, coupant la forêt en deux parties inégales.

Eh bien ? insista l’adjoint au maire.

Yasmine se jeta à l’eau. Elle ne risquait pas grand-chose à lui dire la vérité. Cela ne changerait rien s’il était animé de mauvaises intentions à son égard. Elle résuma donc en quelques mots le coup de téléphone de L’Œil, avant de raconter ce qu’elle avait eu le temps de faire depuis son arrivée dans le quartier. Durant tout son récit, elle guetta une quelconque réaction sur les traits de son ravisseur, mais celui-ci resta de marbre.

La Mercedes arrivait en bas de la côte des Sept Tournants lorsque la jeune femme se tut. Fonteneau prit la première route à droite, qui s’achevait en impasse au bord d’un étang, et arrêta la voiture sur un parking désert à cette heure-ci.

Je vous crois, déclara-t-il en se tournant vers sa prisonnière. Il se trouve en effet que j’ai entendu parler de cette Agence Arkham à laquelle vous avez fait allusion au début de votre histoire. Nous nous tenons au courant de tout ce qui concerne les phénomènes paranormaux, voyez-vous ; les récentes enquêtes menées par Paul Sinclair ne pouvaient donc pas nous échapper.

Et qui êtes-vous ? demanda Yasmine.

Pour vous l’expliquer, il faut remonter à la fin du siècle dernier, lorsque Pierre-Léon Paulanin – qui se trouve être mon arrière-grand-père – a fondé, avec quelques amis, la Société pour le Progrès Scientifique. Cette confrérie rationaliste – comme ils l’appelaient parfois – avait pour destination principale de financer les travaux de chercheurs marginaux, à qui aucun gouvernement, aucune entreprise ne voulaient accorder de crédits. Mais la lutte contre l’obscurantisme était également un aspect important de la chose ; les membres de la Société ne cooptaient en effet que des athées convaincus.

« Dans le cadre de ce combat contre magie, spiritisme, religion et autres superstitions, mon ancêtre s’est intéressé à la Pierre aux Moines. Vivant depuis sa plus tendre enfance dans un hôtel particulier du Bas-Meudon, il était naturellement au courant des rumeurs et des légendes qui couraient dans le coin au sujet du potentiel... « mystique » du menhir. Il s’est donc attaché à prouver que celui-ci n’était qu’un caillou comme les autres. Néanmoins, ses observations et ses recherches étaient menées avec un tel soin et une telle honnêteté qu’il n’a pas tardé à se rendre compte qu’il se produisait réellement des phénomènes anormaux – on n’employait pas encore le terme paranormal – aux abords de la Pierre aux Moines. En fait, il n’a pas tardé à en arriver à la conclusion que celle-ci était le Pivot de l’Univers...

Yasmine fronça les sourcils.

Il y a un rapport avec le Nombril du Monde ?

Ce n’était pas une question très subtile, mais elle avait jailli toute seule des lèvres de Yasmine. Un instant déconcerté, Fonteneau dévisagea la jeune femme durant quelques secondes avant de répondre :

Oubliez ces foutaises satanistes. Le Pivot de l’Univers est une réalité physique, mesurable, quantifiable, qui induit des phénomènes tout à fait reproductibles. (Il leva les yeux au ciel.) Le Nombril du Monde ! Et pourquoi pas son Pénis, hein ?

Cela paraîtrait en effet plus logique, vu sa forme, ironisa Yasmine.

Je ne vous le fais pas dire. (Il marqua une pause, cherchant ses mots.) Paulanin a très vite compris quel parti il pouvait tirer du Pivot. Il pensait que, là où les druides – ou peut-être les adeptes de quelque culte infiniment plus ancien – avaient simplement exploité de manière empirique les particularités de ce lieu, la Science réussirait certainement à accomplir des prodiges. Il n’avait pas tort. Malheureusement, la plupart de ses notes et tout son matériel ont été détruits dans l’incendie qui a ravagé son hôtel particulier. L’origine du sinistre n’a jamais été découverte, mais la présence de quatre corps semble indiquer que ce sont des vagabonds ou des voleurs qui ont mis le feu. Il est impossible de dire s’ils l’ont fait volontairement ou par accident, mais la seconde hypothèse paraît la plus probable, puisqu’ils ont péri dans les flammes.

« Néanmoins, les membres de la Société ont pris peur. Depuis quelques mois, en effet, la fréquence des manifestations étranges avait augmenté aux abords de la Pierre. En outre, mon ancêtre et plusieurs de ses amis avaient l’impression d’être surveillés. Ils ont donc décidé de profiter de l’incendie pour disparaître, en faisant croire que les cadavres carbonisés découverts dans les décombres étaient les leurs.

Cela n’explique pas d’où sortent les singes, remarqua Yasmine, que le récit de Fonteneau passionnait littéralement.

J’y arrive, assura celui-ci. La Société, qui se livrait à des manipulations génétiques avant la lettre, avait réussi à créer une douzaine d’anthropoïdes mutants, par le biais de croisements forcés entre gorilles et orangs-outangs, le tout assaisonné de radiations et d’un régime alimentaire particulier. Le but était d’obtenir des esclaves semi-intelligents, capables par exemple de remplacer un mineur ou un balayeur – voire un maître d’hôtel. Ils avaient survécu à l’incendie, car ils se trouvaient dans une partie des caves épargnée par celui-ci, mais la destruction des notes les concernant allait considérablement retarder les recherches à leur sujet. Paulanin a donc décidé d’en choisir quatre, qu’il a placés, en état d’hibernation, à l’intérieur des cercueils censés contenir son corps et ceux de ses associés, et les singes inconscients ont été enterrés dans le cimetière du Bas-Meudon.

« Quelques mois plus tard, mon ancêtre a trouvé la mort – pour de bon, cette fois – dans un stupide accident domestique : cet homme à l’esprit analytique et pénétrant, ce touche-à-tout de génie, ce chercheur plein d’audace s’est tué en glissant dans une baignoire. Les autres membres de la Société ont naturellement continué à suivre la voie qu’il avait tracée, mais ils n’ont pas tardé à se rendre compte que Paulanin leur avait caché – ou, du moins, avait omis de leur dire – certaines choses. Par exemple, ils ignoraient comment ranimer les anthropoïdes. Mais cela ne les a pas empêchés de poursuivre diverses recherches, ni d’assurer la pérennité de la confrérie en recrutant de nouveaux adeptes de la Science triomphante.

« Il a fallu attendre les années 50 pour qu’un jeune chercheur fraîchement coopté découvre que les cercueils contenant les anthropoïdes étaient mal situés par rapport au Pivot de l’Univers. Ne me demandez pas pourquoi ; ce n’est pas ma partie. Toujours est-il que les sépultures ont été déplacées jusqu’à un endroit plus approprié. Mais ce n’est que récemment que nous avons inventé une méthode pour réveiller les singes endormis.

« Nous étions occupés à l’appliquer jeudi dernier, en canalisant les énergies psychomagnétiques qui tournoient en permanence autour du Pivot, lorsque des individus vêtus de noir et porteurs de cagoules nous ont attaqués. Ils ont enlevé l’un des nôtres avant de s’enfuir... (Il soupira.) C’est ici que se place l’histoire du « démon » que votre frère vous a racontée. Bien sûr, il ne s’agissait pas d’une créature surnaturelle, mais uniquement de la matérialisation du désir des satanistes – car je suppose que ce sont à eux que nous avons eu affaire. La puissance du Pivot est telle qu’elle peut être employée pour créer des illusions semi-matérielles – ce qui explique sans doute que la Pierre aux Moines ait été considérée comme un rocher sacré par un certain nombre de sectes d’illuminés.

« Mais avant d’être agressés, nous avions eu le temps de réaliser la première phase de l’expérience. Il s’est trouvé qu’elle a eu pour résultat le réveil de trois des singes enterrés. Nous avons récupéré l’un d’eux, un deuxième est mort, tué par votre ami, et le troisième court toujours. Quant au quatrième, vous avez assisté à sa résurrection, réalisée par les satanistes à l’aide du blicbol de notre camarade kidnappé.

Le blicbol ? répéta Yasmine, intriguée et amusée par la sonorité du mot.

Il s’agit d’un petit appareil agissant sur les lignes de force irradiant de la Pierre aux Moines. Celui dont ils disposaient avait été chargé la nuit où ils nous ont attaqués, ce qui explique qu’il ait tiré l’anthropoïde de l’hibernation sans la présence d’un amplificateur aux abords du menhir.

Comment se fait-il que l’animal se soit rendu tout droit à l’ancien emplacement de l’hôtel particulier ?

Parce que nous l’y avons attiré. Voyez-vous... (Il hésita, l’air embarrassé.) Je vais vous faire confiance, parce que j’en sais suffisamment au sujet de l’Agence Arkham pour avoir la faiblesse de penser que ses employés savent garder un secret. Après l’incendie, le réseau de caves a été agrandi et considérablement aménagé. En fait, la Société a continué à y travailler sans interruption, dans le plus grand secret. Il existe plusieurs accès hors de l’immeuble – dans une cave appartenant à l’un des nôtres, et aussi dans le bois.

Je me doutais bien que cette histoire de maison hantée avait un rapport avec votre... confrérie, observa Yasmine. Puisque vous me faites confiance, poursuivit-elle, vous pourriez peut-être m’ôter ces menottes ?

Il lui sourit avec gentillesse. Elle le trouvait moins séduisant, maintenant qu’il avait laissé tomber le masque de superficialité dont il se parait en temps normal. Moins séduisant, mais infiniment plus sympathique.

Désolé, mais il vous faudra encore attendre quelques minutes. J’ai... J’ai oublié la clef chez moi. Vous ne vous en êtes peut-être pas encore aperçue, mais je suis assez distrait. Heureusement, plusieurs membres de la Société sont très habiles de leurs mains. Yannick ou Zbignew devraient pouvoir vous débarrasser sans problème de ces vilains bracelets... Pour en revenir à notre affaire, nous disposons dans nos locaux d’un petit émetteur d’ondes hypnotiques, réglé sur la fréquence correspondant à l’activité cérébrale des singes. Nous l’avons bien entendu mis en marche dimanche matin, dès que nous avons été mis au courant de la première « profanation », et nous l’avons laissé branché depuis. C’est pourquoi celui que vous avez suivi s’est rendu tout droit à la résidence des Chênes Paisibles. (Il émit un grognement.) Nous avons eu toutes les peines du monde à dissuader la police de fouiller les caves trop attentivement... Mais bon, ce problème étant réglé, nous pouvons passer à la phase suivante.

Il se tut, un œil à demi fermé. Puis il lança le moteur et démarra en direction de la Pierre aux Moines, qui se trouvait à moins d’un kilomètre de là.

La phase suivante ? insista Yasmine.

Oui. Nous allons donner une conscience aux anthropoïdes.

Après les adeptes de la magie noire, les savants fous ! soupira intérieurement la jeune femme. Et rien, dans tout ça, ne me dit ce que L’Œil a bien pu devenir...