Prologue

Le menhir solitaire se dresse dans la nuit tiède, au creux d’un repli de terrain situé non loin de la route goudronnée qui sinue à travers les bois de Meudon et de Clamart. Il doit être près de minuit, mais il n’y a pas si longtemps que l’obscurité a étendu son voile sur la forêt paisible, car la conjonction de l’approche du solstice et de l’heure d’été allonge démesurément les soirées. Sur l’étang voisin, dans lequel les pêcheurs banlieusards viennent tremper leurs lignes durant la journée, un couple de canards somnole, à peine dissimulé dans les roseaux qu’aucune brise ne vient agiter.

Soudain, des pas se font entendre sur l’allée de terre qui traverse la forêt en direction du Bas-Meudon et de la Fontaine Sainte-Marie. Les arrivants, au nombre d’une demi-douzaine, portent de longues robes blanches munies de capuchons qu’ils ont rabattus sur leurs crânes, comme s’ils voulaient dissimuler leurs traits à d’éventuels observateurs. Leurs pieds sont chaussés de sandales et leurs mains gantées de tissu blanc. L’un d’eux ploie sous le poids d’un gros sac dont le contenu déforme curieusement la toile grise, tandis que deux autres tiennent chacun un petit trident, prenant soin d’en diriger les pointes acérées vers le sol. À les voir ainsi, progressant dans la nuit parmi les arbres, on pourrait penser qu’il s’agit de druides se rendant à quelque réunion secrète – ou, peut-être, de ravers errant dans les bois à la recherche d’un hypothétique point de rendez-vous.

Celui qui marche en tête quitte l’allée poussiéreuse avant d’arriver à la route goudronnée, obliquant à gauche vers le menhir encore invisible. Ses compagnons l’imitent sans un mot ; seul le bruit de leurs semelles de cuir écrasant les feuilles mortes de l’automne précédent trouble le silence de cette agréable nuit de printemps.

Arrivé au bord de la combe au fond de laquelle se dresse la pierre massive, le meneur s’immobilise et inspecte les environs. S’il n’y avait ce capuchon qui plonge son visage dans l’ombre, on pourrait lire de la méfiance sur celui-ci – ainsi qu’une certaine inquiétude.

Au bout d’un instant, apparemment rassuré, il fait signe aux autres hommes en robe blanche de le suivre et entreprend de descendre au fond de la ravine. Ils obéissent aussitôt, toujours aussi silencieux. Un improbable témoin aurait sans doute l’impression que ces « druides » communiquent par télépathie – et peut-être est-ce effectivement le cas.

Sans perdre de temps, ils ouvrent le sac et commencent à en éparpiller le contenu autour du menhir. Il y a là des appareils électroniques dont les diodes et les cadrans luisent dans l’obscurité, des coffrets pleins de flacons et de tubes à essai et tout un fatras difficile à identifier, qui semble tout droit sorti de la boutique d’un brocanteur : statuettes à l’origine indécelable, morceaux de métal tordus, lampes à huile, outils, instruments de chirurgie...

Les deux tridents ont été plantés, les pointes vers le haut, de part et d’autre de la pierre dressée - l’un au nord, l’autre au sud. Le chef du groupe est en train d’en relier les extrémités à l’aide d’un fil de cuivre, qu’il fait également passer par le sommet ébréché du menhir. Pendant ce temps, ses compagnons branchent les instruments de mesure qu’ils ont apportés sur un ordinateur portable, dont l’écran à cristaux liquides émet une lueur blafarde dans la nuit sans lune.

Deux autres tridents, nettement plus petits, sont plantés à l’est et à l’ouest de la Pierre aux Moines, entourés de quelques antennes biscornues que les « druides » ont directement enfoncées dans la terre. Une statuette représentant une créature simiesque, devant laquelle brûle une lampe à huile, complète de chaque côté ce dispositif à la destination obscure.

Une fois ce mélange de bric-à-brac et de technologie convenablement disposé, quatre des hommes en blanc vont se poster chacun près d’un trident, tandis que le chef et celui qui portait le sac restent côte à côte au fond de la ravine, à un mètre à peine du menhir. Ils sont tous deux munis d’un appareil rectangulaire, pourvu d’un écran faiblement lumineux sous lequel s’aligne une demi-douzaine de boutons.

Après s’être consultés du regard, ils appuient simultanément sur l’interrupteur situé le plus à gauche. Un léger bourdonnement, dont il serait vain de chercher l’origine, naît dans la nuit. Ce bruit qui s’amplifie tout doucement semble venir de partout et de nulle part, comme s’il n’avait d’autre source que la vibration de l’air ambiant.

Le chef du groupe dit quelques mots en une langue étrange, tout à la fois rugueuse et mélodieuse, puis s’incline à deux reprises en direction du menhir. Ses compagnons l’imitent avec un temps de retard. Lorsqu’ils se redressent, les pointes des tridents ont commencé à luire d’un éclat verdâtre. Ils lèvent alors les bras au ciel et entament une psalmodie incompréhensible ; celle-ci se mélange à la vibration omniprésente, évoquant des chants sacrés tibétains qui viendraient se greffer sur une nappe de synthétiseur.

La lueur émanant des tridents gagne en intensité, et le fil de cuivre qui relie les deux plus grands d’entre eux commence à briller lui aussi, comme s’il était peu à peu porté à incandescence. Pourtant, il ne s’en dégage nulle chaleur.

Interrompant brutalement leur mélopée, les participants à cette curieuse cérémonie - ou expérience - se penchent pour consulter les données affichées sur les instruments de mesure posés à leurs pieds. Puis, un à un, ils hochent la tête pour signifier que tout va bien, avant de recommencer à chanter, d’une voix à peine audible tant la vibration s’est intensifiée.

Un globe de lumière verte apparaît soudain à la pointe de la Pierre aux Moines. D’un diamètre d’une vingtaine de centimètres, il flotte dans les airs tel un hologramme. Des gerbes d’étincelles mordorées éclatent çà et là à sa surface que l’on dirait liquide.

C’est cet instant crucial que les porteurs de cagoules noires dissimulés dans l’ombre choisissent pour passer à l’attaque. Jaillissant des buissons environnants, ils bondissent en direction du menhir et des hommes en blanc qui entourent celui-ci. Trois d’entre eux convergent sur le chef du groupe et son compagnon, tandis que les autres, au nombre d’une douzaine, s’éparpillent en tout sens et entreprennent de ravager les installations disposées sur les bords de la ravine. Les « druides », quant à eux, essayent de se regrouper.

Très vite, la bagarre devient générale. Quoique plus nombreux, les porteurs de cagoules semblent éprouver des difficultés à venir à bout de leurs adversaires. Au-dessus du menhir, la boule de lumière verte s’est mise à tourner en émettant un hululement de sirène qui semble déchirer le tissu sonore harmonieux de la vibration grave dont l’air est empli.

Soudain, trois des attaquants se ruent sur un homme en robe blanche resté un peu à l’écart des autres. Une matraque se lève, puis s’abat... Le « druide » s’effondre sur lui-même, comme un derviche épuisé d’avoir trop tourné.

Ses agresseurs se saisissent de lui sans tarder et, courant à toutes jambes, l’emportent en direction de la route. Aucun de ses compagnons n’est en position pour se lancer à son secours, mais l’un d’eux se dresse soudain tendant les bras devant lui - et deux éclairs jaillissent de ses manches, pour aller frapper le tronc d’un chêne, à quelques centimètres à peine de la tête d’un des porteurs de cagoule, qui se jette de côté avec un gémissement.

L’intense lumière bleu électrique qui vient, durant une fraction de seconde, d’éclairer le sous-bois est comme un signal pour le déclenchement des véritables hostilités. Jusque-là, les deux groupes antagonistes se sont essentiellement affrontés à mains nues, ou à l’aide d’objets contondants - tels que matraques ou tridents. Ni les uns, ni les autres n’osaient sans doute employer les pouvoirs qu’ils détiennent - et qui se déchaînent à présent dans la confusion la plus totale.

Aux éclairs que les « druides » se sont mis à lancer à tour de bras, les porteurs de cagoules répliquent en effet en vomissant des invectives, lesquelles s’avèrent très vite être en fait des charmes ou des sortilèges. Sinon, comment expliquer qu’un bouleau s’anime soudain et, arrachant ses racines de la terre nourricière, se mette à marcher droit sur deux des hommes en blanc, qui battent précipitamment en retraite ?

L’arbre est sur le point de les atteindre, l’extrémité de ses rameaux tendus n’est plus qu’à quelques centimètres d’eux, lorsqu’ils s’envolent d’un coup de talon, accomplissant une large trajectoire dans les airs, à l’issue de laquelle ils atterrissent en douceur au voisinage de la route. Déconcerté, le bouleau incline son tronc argenté en direction des porteurs de cagoules, comme s’il attendait des ordres de leur part.

C’est à cet instant qu’un formidable déferlement de chaleur le frappe de plein fouet, le coupant en deux dans une débauche de flammes multicolores. Sa partie supérieure tombe à terre dans un bruit de feuillages froissés, tandis que son tiers inférieur se met à courir en tout sens sur ses innombrables racines et radicelles, comme un chien à qui l’on vient de marcher sur la queue - ou, plutôt, comme un canard décapité qu’anime encore une série de mouvements réflexes.

Sur la route, les deux « druides » qui viennent de s’offrir quelques secondes de lévitation se sont précipités à la poursuite des porteurs de cagoules qui ont enlevé l’un des leurs. De temps à autre, l’un des hommes en blanc lève un bras, mais les éclairs qu’il suscite, faibles et ternes, s’avèrent bien incapables de franchir la vingtaine de mètres qui le séparent des ravisseurs.

Ces derniers sont sur le point d’atteindre une Renault Espace garée devant la barrière qui interdit une portion de la route à la circulation, lorsque leurs poursuivants s’élèvent à nouveau dans les airs. Tels de grands oiseaux blancs, ils foncent droit devant eux, auréolés d’un halo bleuté - qui prend sa source, semble-t-il, dans la sphère de lumière verte brillant de plus belle au-dessus de la Pierre aux Moines.

Tandis que deux des porteurs de cagoules précipitent le « druide » prisonnier à l’arrière du véhicule, le troisième, tirant un morceau de craie de sa poche, fait face aux deux hommes volants. Il dessine hâtivement quelques symboles obscurs sur le bitume, tout en chantonnant une mélopée obsédante. Puis il se rejette en arrière, couvrant son visage de ses coudes repliés. Derrière lui, ses compagnons - qui en ont fini avec leur captif, lequel gît toujours sans connaissance sur le plancher de la voiture - l’imitent avec précipitation.

Une flamme titanesque - qui ne dégage cependant pas plus de chaleur que l’éclat de la boule verte - naît dans la nuit, aveuglant tous ceux qui n’ont pas pris la précaution de se protéger les yeux. Quand elle s’éteint, un démon cornu, d’une taille dépassant les vingt mètres, se dresse près de l’Espace. Éblouis et quelque peu sonnés par ce qui vient de se produire, les « druides » volants n’ont pas le temps d’éviter cette terrifiante apparition, qu’ils percutent de plein fouet. Il leur reste par bonheur assez de présence d’esprit pour échapper aux énormes mains rouge brique qui battent l’air autour d’eux, tentant de les attraper pour les broyer.

Les porteurs de cagoules, qui ont commencé à se replier, profitent de la confusion suscitée par le démon pour s’enfuir. Des portières claquent, des moteurs grondent - et les trois voitures qui les ont amenés s’éloignent dans la nuit, laissant derrière elles un coin de forêt dévasté.

À peine ont-elles parcouru deux cents mètres qu’elles croisent une voiture de police. À l’intérieur de celle-ci, trois agents se demandent quel imbécile a bien pu mettre le feu à la forêt. Les habitants de plusieurs immeubles proches du bois ont en effet téléphoné au commissariat pour signaler quelque chose qui ressemble à un incendie du côté de la Pierre aux Moines. D’ailleurs, les pompiers doivent être en route, eux aussi.

– M’ont l’air bien pressés, ceux-là, dit le conducteur avec une moue de méfiance. Tu as noté leurs numéros, José ?

– Pas eu le temps, Pierrot, répond le policier aux épais sourcils assis à l’arrière. Mais ils se terminaient par 92.

– Nous voilà bien avancés ! commente ironiquement Bernard, le troisième flic, dont l’humour cynique et souvent déplacé est réputé dans tout le canton.

Mais le sarcasme suivant s’étrangle dans sa gorge avant même qu’il n’ait eu le temps de commencer à le formuler. Car devant la voiture vient d’apparaître une créature qui semble tout droit sortie des effets spéciaux d’un de ces films d’horreur qu’affectionne Pierrot, croisement contre nature entre un Freddy Krueger démesuré et une hypothétique femelle de King Kong, avec quelque chose de franchement diabolique - les cornes, peut-être - pour couronner le tout.

– Qu’est-ce que c’est que ce truc ? s’écrie José.

– J’en sais rien, réplique Pierrot, mais ne compte pas sur moi pour moisir ici !

Il entreprend aussitôt de faire demi-tour en catastrophe - pas facile, sur une route aussi étroite. Pendant ce temps, Bernard se penche en avant et, s’emparant du micro de la radio, appelle le commissariat pour demander du renfort, d’un ton pour une fois dépourvu de toute trace d’humour. Mais le récepteur ne crache que des parasites, et il y a gros à parier que l’émetteur ne doit guère mieux fonctionner.

D’ailleurs, l’antenne s’est mise à émettre une lueur bleuâtre tout à fait inquiétante ; les trois hommes ont même l’impression qu’elle commence à fondre...

Chaque pas de l’innommable créature fait trembler le sol, ébranlant douloureusement les nerfs des policiers. Dans sa hâte de s’enfuir, Pierrot effectue une fausse manœuvre, et les roues avant de la voiture tombent dans le fossé. Il a beau appuyer sur l’accélérateur et malmener l’embrayage, il n’y a rien à faire : le véhicule de police est désormais immobilisé en travers de la route, à la merci du monstre qui se rapproche, bavant et écumant.

Les flics n’ont pas besoin de se concerter pour ouvrir les portières et se ruer à l’extérieur. À peine ont- ils franchi quelques mètres que les énormes mains simiesques de l’impossible créature s’abattent sur la voiture et la soulèvent, sans effort apparent, au-dessus de l’horrible visage convulsé par la colère.

Un ricanement diabolique jaillit des lèvres que l’on dirait à vif, puis le monstre projette son fardeau contre une rangée de troncs qui se brisent sous le choc, avec un craquement déchirant.

Alors, la créature se frappe la poitrine à plusieurs reprises, en poussant un hurlement à mi-chemin entre le barrissement d’un vieux mâle éléphant et le cri de Tarzan - avant de disparaître d’un seul coup, comme la flamme d’une bougie que l’on souffle.

À quelques dizaines de mètres de là, les trois agents de police, figés par l’incrédulité, commencent déjà à se demander ce qu’ils vont bien pouvoir mettre dans leur rapport pour justifier la destruction quasi totale de leur véhicule de fonction