L’Œil sentit que le tremplin n’allait pas du tout se dérouler comme l’auraient souhaité ses organisateurs lorsque la bande magnétique sur laquelle chantaient les deux rappers à qui avait échu le rôle redoutable de passer les premiers cassèrent au milieu du deuxième morceau. L’un des adolescents en survêtement et casquette vissée à l’envers sur le crâne s’arrêta aussitôt, déconcerté, tandis que l’autre continuait, imperturbable, à scander son texte, dont l’absence de musique faisait ressortir le côté provocateur de façon plus frappante encore :
- Et que je te dis mon frère / Que les flics sont tous des pourris / S’ils te coincent avec une barrette / Ils se la gardent pour la méfu...
Derrière sa table de mixage, l’ingénieur du son ouvrit le magnétophone pour en extraire la cassette endommagée. Ayant constaté l’étendue des dégâts, il leva la main, le pouce dirigé vers le sol. Celui des rappers qui s’obstinait encore à chanter fit la grimace et consentit à s’interrompre pour annoncer qu’un problème technique les forçait, son copain et lui, à abréger leur concert, mais qu’ils passaient la semaine suivante au Petit Théâtre Solaire, en face de la station-service ouverte toute la nuit, et que, cette fois-ci, ils penseraient à prendre une bande de rechange.
En dépit de la brièveté de leur prestation, cette déclaration, formulée avec toute l’énergie et la hargne voulues, déclencha une salve d’applaudissements de la part de la trentaine de gamins aux casquettes Nike et Malcolm X qui formaient de toute évidence leur fan-club.
Les rappers dépités furent remplacés par un groupe de reggae intitulé Xaymaca, dont les quinze choristes et musiciens étaient un peu à l’étroit sur la scène. Les planches de celle-ci ployaient dangereusement sous leur poids, mais ils ne paraissaient pas s’en inquiéter outre mesure. Ils jouaient une musique complexe, dans laquelle on devinait l’influence de la salsa et du rythm’n’blues – notamment à cause de la surabondance de cuivres. La plupart d’entre eux donnaient l’impression d’avoir fumé de sérieuses quantités de ganja, et L’Œil remarqua d’ailleurs quelques spliffs qui circulaient sans discrétion entre deux morceaux.
Quoi qu’il en fût, ils s’y connaissaient pour mettre de l’ambiance, et c’est à regret que les spectateurs les virent s’éclipser pour céder la place au groupe suivant - quatre bluesmen dans la quarantaine dont le répertoire était uniquement composé de standards. S’ils n’avaient été handicapés par un batteur fort peu métronomique, ils auraient sans doute eu de bonnes chances de remporter le tremplin ; le guitariste témoignait en effet d’une virtuosité remarquable, et le chanteur possédait incontestablement une voix puissante, juste assez geignarde pour remuer les tripes comme le voulaient les canons du genre. Ils se retirèrent sous des acclamations plutôt tièdes, qui ne parvenaient pas à couvrir les huées et les sifflets d’une partie de l’assistance.
– Bon, ben, c’est à nous, dit Yannick en ramassant sa Stratocaster rouge vif.
– Ça va être chaud, grommela Jo. T’as vu le public ? C’est pas le genre à écouter Black Sabbath !
– Sûr, marmonna Denis. J’espère que je vais pas me prendre une canette dans la tête comme la dernière fois.
– T’inquiète pas, le rassura Ahmed. Y a que des boîtes en alu cette année. Ça fait moins mal.
L’Œil se contenta de hausser les épaules. Il en avait vu d’autres. Il se souvenait notamment d’un concert avec son combo précédent, lors duquel une horde de skinheads avait débarqué, barres de fer et battes de base-ball à la main, pour ratonner systématiquement tous ceux qui passaient à leur portée. Il avait perdu un ampli dans l’affaire – un Peavey TNT 150 presque neuf, sur lequel l’un des bouledogues au crâne rasé s’était acharné comme s’il s’agissait d’un immigré.
Après coup, L’Œil avait essayé de dédramatiser la chose, d’en plaisanter en expliquant l’acharnement du skinhead par la couleur noire de l’ampli, mais en son for intérieur, il était bien obligé de reconnaître qu’il avait les boules.
Jo monta le premier sur l’estrade. Indifférent aux cris qui s’élevaient de la foule – il y avait à présent cinq ou six cents personnes sur l’immense pelouse bordant le bois de Meudon –, il entreprit de régler la batterie, maugréant contre l’imbécile qui avait eu la fâcheuse idée de détendre outrageusement le tom basse. Pendant ce temps, Yannick et Ahmed allèrent brancher leur instrument, sans oublier d’intercaler entre celui-ci et l’ampli la rangée de pédales indispensable à tout guitariste de hard rock qui se respecte.
L’Œil, quant à lui, fit preuve de sa nonchalance habituelle. Sa Précision à la main, il grimpa à pas lents les quatre marches menant à la scène et entreprit d’inspecter le Gallien-Krueger qui lui était réservé, constatant qu’il manquait un bouton et que le haut-parleur émettait un ronflement suspect. Puis, toujours aussi flegmatique, il déplia un jack – qu’il avait personnellement vérifié le matin même – et s’en servit pour relier sa basse à l’ampli. Une pichenette sur la corde du la, qui explosa sous la forme d’un sourd grondement dans l’énorme haut-parleur protégé par une grille à la peinture écaillée, lui permit de constater que tout avait l’air en ordre. Il prit néanmoins quelques instants supplémentaires pour régler le son, tandis que ses compères trépignaient d’impatience en attendant qu’il eût fini. Ils n’étaient pas à l’aise sur une scène, et ça se sentait.
Lorsqu’il s’estima satisfait du résultat de ses réglages, L’Œil se tourna vers Denis, qui patientait hors de la vue des spectateurs, et lui fit le signe convenu avant d’entamer le thème du premier morceau. Pour se distinguer des autres groupes de hard, qui débutaient en général leurs concerts par un riff de guitare – ou, plus rarement par un plan de batterie –, les cinq acolytes avaient décidé de confier à la basse la tâche délicate de clouer sur place l’assistance par une intro censée être impressionnante. Du moins, c’était la raison officielle, mais tous avaient conscience, même s’ils ne l’auraient avoué pour rien au monde, que L’Œil était le seul parmi eux qui ne craignait pas de commettre d’erreur.
Non qu’il fût meilleur qu’eux ; simplement, il s’en fichait.
À peine les premières notes avaient-elles retenti que Denis jaillit du fond de la scène, vêtu d’une veste en lamé et d’un caleçon collant de tissu noir. Il avait renoncé aux couleurs vives depuis qu’une groupie qu’il essayait de draguer à l’issue d’un concert lui avait fait la remarque – justifiée – que ses cuisses étaient épaisses, et que le rouge ne lui allait pas du tout. L’Œil estimait qu’il aurait été plus inspiré de renoncer carrément aux pantalons moulants, car il avait aussi de grosses fesses et les genoux un tantinet cagneux, mais il savait que Denis ne l’aurait pas écouté s’il le lui avait dit ; il fallait que ça vienne d’une fille pour qu’il daigne y prêter attention.
– On s’appelle les Mutants ! rugit le chanteur en empoignant le micro.
Jo se fendit d’un puissant roulement, qui l’amena pile sur le rythme que la basse continuait à marquer, imperturbable, au moment même où les guitaristes plaquaient leur premier accord, faisant cracher à leur instrument un flot de lave en fusion.
Personne ne s’était trompé – tout à fait étonnant. Peut-être ce concert ne serait-il pas trop minable, après tout, songea L’Œil. À condition, bien sûr, que Denis ne perde pas sa voix en route, que la guitare d’Ahmed – une imitation de Gibson, de la vraie daube – ne se désaccorde pas et que toutes les bières bues par Yannick pour tromper sa nervosité ne soient pas prises d’une envie pressante de ressortir, à l’une ou l’autre des extrémités de son tube digestif.
De fait, dans l’ensemble, les choses se passèrent plutôt bien. Les Mutants alignèrent sans trop de problèmes leurs sept ou huit reprises, s’attirant un succès presque équivalent à celui de Xaymaca. Ils eurent même droit à un rappel, à l’occasion duquel ils massacrèrent joyeusement « Bad motor scooter » de Montrose.
– Eh bien, on s’en est plutôt bien tiré, commenta Denis lorsqu’ils furent sortis de scène.
– Ouais, c’était pas mal, concéda Ahmed d’un air blasé.
– Tu rigoles ? C’était géant ! s’écria Jo, les yeux brillants.
L’Œil ne dit rien. À quoi bon gâcher l’euphorie de ses compères en leur signalant, par exemple, qu’ils avaient joué « Born to be wild » un ton trop haut ?
Yannick, quant à lui, avait disparu aussitôt après l’accord final. Sans doute s’était-il précipitamment enfui à la recherche d’un coin tranquille pour soulager sa vessie distendue.
– Pour le moment, vous êtes deuxième, les mecs, annonça l’un des organisateurs du tremplin, un grand type costaud aux cheveux courts qui répondait au nom de Farouk. Juste derrière les reggaemen. Faut dire qu’ils étaient sacrément au point !
– Ouais, c’est sûr, admit Jo du bout des lèvres. Mais ils manquaient un peu de patate.
– Le reggae, ça fonctionne plus sur le groove que sur la pêche, rappela Ahmed. Bon, je vais m’en jeter un. Ça m’a donné soif. Tu viens, L’Œil ?
Celui-ci acquiesça et tous deux se dirigèrent vers la buvette – une tente rayée de blanc et de bleu qui se dressait à une trentaine de mètres de la scène. Ils venaient d’y arriver lorsque Yannick les rejoignit, une expression de soulagement sur son visage mal rasé.
– Bordel, dit-il, j’ai bien cru que j’allais pisser dans mon froc avant la fin du concert !
Ahmed le toisa d’un air qui se voulait méprisant.
– De toute manière, t’as toujours eu une petite vessie.
– Tu peux parler ! Je voudrais t’y voir, à tenir trois quarts d’heure avec six bibines dans le buffet !
– Hé, mec, c’est ton problème. Si t’as pas la contenance nécessaire, t’évites de picoler de la Kro avant de jouer.
Trop fatigué pour se mêler à la conversation, L’Œil s’empara de la boîte de bière que lui tendait la serveuse rousse de la buvette et il alla s’allonger sur l’herbe, à distance de l’estrade comme du public. Que le concert fût bon ou mauvais, il avait l’habitude de se donner à fond, sans la moindre retenue, ce qui avait pour principal résultat de le vider de toute énergie. À présent, il n’aspirait qu’à un moment de calme, durant lequel il siroterait tranquillement deux ou trois bières.
Le groupe suivant, qui se trouvait également être le dernier de la soirée, monta sur scène à la tombée de la nuit. Ses cinq membres, intégralement vêtus de noir, arboraient de sombres tignasses graisseuses et des barbes emmêlées qui leur donnaient un faux air de Charles Manson. Cette ressemblance était sans doute voulue : à en juger par leur maquillage de zombies, les tatouages agressifs qui s’étalaient sur la peau blême de leurs bras et la quincaillerie qui cliquetait à leurs poignets et sur leur poitrine – sans parler de leurs oreilles surchargées de boucles et de pendentifs –, ils prenaient leur rôle très au sérieux.
Intrigué et goguenard, L’Œil se rapprocha de la scène. La plupart des bijoux arborés par les cinq terreurs figuraient des symboles mystiques, tels que croix ansées, crucifix renversés, runes, signes du Zodiaque, mains de fatma et autres svastikas.
– Des bouffons, dit Ahmed, qui l’avait rejoint. De purs bouf...
La dernière syllabe fut couverte par le fracas épouvantable qui constituait de toute évidence l’intro du premier morceau. Basse, guitares et batterie se fondaient en un bourdonnement monumental, qui n’était pas sans présenter quelque ressemblance avec le bruit d’un avion gros porteur au décollage. Il était difficile de distinguer quoi que ce fût dans ce grondement assourdissant, mais L’Œil eut l’impression que le tempo devait friser les deux cent quarante BPM, ce qui était considérable.
– Beuarrrhh ! vomit le chanteur en empoignant le micro.
La musique s’interrompit brutalement. Seul subsistait le beat frénétique que soutenait le couple formé par la grosse caisse et la caisse claire.
– Satan est mon maître / C’est lui qui m’inspire / Merci Lucifer / Porteur de lumière !
Le brouhaha amphétamine reprit d’un coup, faisant tressaillir la plupart des personnes présentes. Estimant qu’ils en avaient assez entendu, L’Œil et Ahmed battirent en retraite vers la buvette sans avoir besoin de se concerter. Ils y prirent chacun une paire de boîtes de bière et s’éloignèrent d’un pas rapide, ne s’arrêtant que lorsqu’ils furent assez loin des enceintes pour pouvoir discuter.
– Putain les craignos ! s’écria le guitariste. Ça porte un nom, ce qu’ils font ?
L’Œil lui adressa un regard sarcastique.
– Pour moi, c’est un genre de hard-trash-death-speed-metal-core, avec une pointe de dark-grind-heavy-batcave.
– Tu rigoles ?
– À peine. (Il s’octroya une large rasade pour s’en remettre.) Mais eux, en tout cas, ils ne rigolent pas du tout. Je suis pas sûr d’avoir bien vu, mais je crois que le chanteur s’est carrément fait marquer au fer rouge un crucifix renversé sur le front.
– Tiens, j’avais pas remarqué, fit Ahmed, qui continuait à observer ce qui se passait sur la scène. Voilà maintenant qu’il se tripote les couilles. Le gros dégueulasse ! Il se prend pour Michael Jackson – ou quoi ?
– Vu son look, ça m’étonnerait.
– Tu piges quelque chose aux paroles ?
L’Œil tendit l’oreille. Il était difficile de distinguer quoi que ce fût au sein du fracas hystérique qui déferlait sur le parc, mais il eut l’impression de saisir quelques mots au passage.
– Je crois qu’il dit des trucs du genre : « Je te baise, je t’encule, je te bourre, je te défonce »... Mais j’en suis pas sûr.
– Très élégant, commenta Ahmed. Je me demande qui a eu l’idée de les programmer ce soir. (Il ricana.) Note bien, les organisateurs ont eu raison de les mettre en dernier. Ils sont en train de faire fuir tout le monde.
Les spectateurs étaient effectivement en train de se disperser, terrassés par le torrent de décibels agressifs que vomissaient les amplis et la sono. Loin de chercher à les retenir en leur procurant un répit, le groupe enchaîna un second morceau tout aussi bruyant dans la foulée du premier. Une main sur l’entrejambe, l’autre brandie, l’index dressé, le chanteur se mit à rugir des imprécations cryptiques. L’Œil crut entendre à plusieurs reprises le nom d’Aleister Crowley, mais c’était bien tout ce qui ressortait du vacarme de plus en plus inaudible qui lui cassait les oreilles.
Lorsque les instruments se turent, il ne restait qu’une trentaine de personnes devant l’estrade, et à peine plus du double autour de la buvette. Tous les autres spectateurs avaient fui, tout d’abord par petits groupes, puis massivement.
– Bande d’enfoirés ! les injuria le chanteur. Soyez maudits ! Que Satan vous écrase les couilles ! Qu’il vous dessèche la pine !
S’emparant d’un seau posé à terre à côté de lui, il se le renversa sur la tête, s’aspergeant d’un liquide fluorescent à la consistance vaguement gélatineuse. La matière en question devait émettre une odeur nauséabonde, car la demi-douzaine d’acharnés qui s’accoudaient encore à la scène battirent précipitamment en retraite, le visage déformé par le dégoût. Voyant cela, le chanteur se mit à les insulter de plus belle, en des termes d’une telle vulgarité que L’Œil ne put s’empêcher d’admirer la richesse de vocabulaire dont il faisait preuve en la matière. Même ses collègues de Putride Fever, le groupe punk dont il avait fait partie à la fin des années 70, n’arrivaient pas à la cheville du sataniste scarifié.
Le corps soudain tordu par un spasme titanesque, celui-ci vomit le contenu de son estomac sur le micro, avant de tomber à terre, agité de soubresauts tétaniques d’une incroyable violence. Cela ressemblait tant à une crise d’épilepsie que L’Œil eut la très nette sensation qu’il ne jouait pas la comédie.
– Bon sang, ce type est tellement dingue qu’il va finir par en crever ! s’écria Ahmed.
Quelque chose jaillit alors de la bouche du chanteur qui, le dos arqué, effectuait des bonds de plus en plus impressionnants, au risque de se briser la colonne vertébrale. Cela évoquait un ballon translucide d’un rouge ardent, qui s’enflait démesurément, prenant peu à peu la forme d’une créature cornue dont les yeux étincelaient dans un visage exprimant une cruauté sans nom.
Un immense ricanement résonna dans la nuit, tel un défi lancé aux étoiles qui commençaient à apparaître dans le ciel d’un bleu presque noir. Puis, soudain, l’ectoplasme – L’Œil ne voyait pas d’autre mot pour désigner ce qu’il avait devant lui – se détacha du corps parcouru de tremblements insensés, pour s’élancer dans le ciel sous les regards hallucinés des spectateurs encore présents.
– Putain de light-show ! s’écria quelqu’un.
Le chanteur retomba, inerte.
Plus tard, lorsque le sataniste scarifié eut été emmené par une ambulance à l’hôpital Antoine-Béclère, L’Œil et Ahmed allèrent inspecter la scène. L’odeur qui émanait des planches recouvertes d’un mélange de liquide fluorescent et de vomissure était si infâme qu’ils faillirent repartir aussitôt, mais le regard de L’Œil accrocha un détail qui le poussa à supporter un instant encore l’incroyable pestilence.
Sautant sur l’estrade, il s’agenouilla et considéra la figure géométrique tracée à la craie sur les planches, tout autour de l’endroit où s’était tenu le chanteur. Lorsqu’il avait vu celui-ci dessiner quelque chose durant le premier morceau, il avait supposé qu’il traçait un pentacle, mais il s’agissait en fait d’un hexagone.
– Voilà quelqu’un qui n’est pas très fort en géométrie, marmonna-t-il d’un ton mi-inquiet, mi-rêveur.
Ahmed le regarda sans comprendre